George Sand

Autour de la table
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Avant de faire parler Théodore, il doit m'être permis de dire mon
opinion personnelle. L'ouvrage est, selon moi, excellent. C'est un vrai
livre, qui doit faire fonds, sinon règle, et qui _restera_ comme un
important travail à méditer. Il n'est pas de ceux qui, dans notre temps
et dans notre pays, sont enlevés de la boutique du libraire en
vingt-quatre heures; mais il est bien certainement de ceux que les
esprits d'élite rechercheront toujours comme un des plus précieux
documents des notions de notre époque sur la philosophie de l'art. Nous
dirons même, en dépit de l'auteur lui-même, qui ne veut faire
l'application du mot sacré de _beau_ qu'à des oeuvres d'art de la plus
haute portée, que son oeuvre est un beau livre. L'élévation et la
chaleur du sentiment avec l'ordre et la clarté des idées, une grande
raison et un noble enthousiasme, voilà des qualités non-seulement rares
mais brillantes, et qui méritent d'être placées au premier rang.

Ce livre a donc la haute valeur des beaux livres en même temps que leur
profonde utilité, qui est de soulever dans l'esprit les questions les
plus vivifiantes, et de le faire pénétrer sans trop d'efforts dans une
immense étendue d'idées. Le style est limpide et pur, assez savant et
assez familier pour que tout le monde puisse en faire son profit.
D'excellentes définitions y résument avec un rare bonheur les parties
délicates de la discussion, et restent dans l'esprit comme des lumières
acquises une fois pour toutes. On y sent l'autorité d'une intelligence
remplie d'ordre et de goût, fruit précieux d'une vie à la fois artiste
et savante, sérieusement investigatrice et poétiquement sensitive.

Tout ceci dit avec conviction et sans complaisance, nous ferons pourtant
quelques réserves en causant avec Théodore, et nous laisserons parler,
sur le sentiment du _beau_, l'enthousiaste Julie et la sensible Louise,
bien que ni l'une ni l'autre n'ait encore lu le livre qui nous occupe.
Ceci nous conduira plus tard à examiner la théorie du _réalisme_, à
laquelle M. Pictet dit un mot en passant, et qui n'est peut-être pas une
antithèse aussi _réelle_ de l'_esthétique_ que son titre semblerait
l'indiquer. Nous verrons ce qu'en penseront nos amis autour de la table.
Aujourd'hui et demain, nous sommes à la recherche pure et simple du beau
dans la nature, l'art et la poésie.

Théodore, voulant donner à Louise, à Julie et à l'abbé une idée du livre
de M. Pictet, essaya de le résumer ainsi:

«L'auteur commence par rechercher l'origine et la source du beau. Il les
trouve dans le procédé divin, dans ce qu'il appelle les _idées_, qu'il
ne faut point confondre avec les _abstractions_, et qu'il entend à peu
près comme Platon, en ce sens que le beau est la révélation de l'idée
par la forme, et que la forme le constitue aussi bien que l'idée.»

--Si vous voulez que je vous suive avec attention, dit Julie, évitez les
formules et parlez-moi comme à une femme.

--Et puis, dites-nous, avant tout, ajouta le curé, si votre auteur croit
en Dieu.

THÉODORE.--Il y croit, puisqu'il attribue, comme vous et moi, toutes
choses à une conception et à un procédé divins: «Si quelqu'un, dit-il,
s'avisait de demander pourquoi l'idée se revêt de beauté en se révélant
dans la forme sensible, il n'y aurait qu'une réponse à faire à cette
question, et cette réponse est: _Dieu_.»

--Alors, continuez, dit l'abbé.

--Et parlez familièrement ou poétiquement, dit Julie

THÉODORE.--C'est à vous de tirer le sens poétique à votre usage de cette
simple définition, l'idée divine. Si je vous disais, avec d'autres
philosophes, que le monde des essences a précédé celui des substances,
me comprendriez-vous mieux?

JULIE.--Oui, mais je vous dirais que je n'en sais rien du tout.

THÉODORE.--Peu importe en ce moment. Disons, si vous voulez, que
l'essence a nécessairement revêtu la substance, et que cette substance a
revêtu la beauté extérieure, comme une expression de la beauté
immatérielle de l'idée.

JULIE.--Soit; je comprends tout cela à ma manière, et je dis que Dieu,
étant le foyer du sublime, a fait le beau nécessairement. Il l'a laissé
tomber sur son oeuvre comme un reflet de lui-même.

--Bien! dit l'abbé; mais ne serait-il pas nécessaire de nous dire
d'abord, mon cher Théodore, ce que vous, entendez par le beau proprement
dit?

THÉODORE.--Ah! voilà une question que le livre ne résout pas d'un seul
terme. Pour un esprit étendu comme celui de mon auteur, toute question a
plusieurs faces. Il tient compte des deux théories qui sont en présence
dans l'histoire de l'esthétique: «l'une, qui ne fait consister le beau
que dans l'impression que nous en recevons, et qui lui conteste ainsi
toute réalité en dehors de l'âme humaine; l'autre, qui ne saisit, dans
le beau, que le principe général et invariable, et néglige, comme
indigne d'attention, la partie changeante du phénomène. Toutes deux,
ajoute M. Pictet, renferment à la fois de la vérité et de l'erreur.» Il
ne veut point que l'on enlève au beau sa réalité, «ce qui le livrerait
sans défense aux attaques du scepticisme. Sans le beau naturel, les
facultés esthétiques de l'homme seraient demeurées inactives; sans le
regard admirateur de l'homme, le beau naturel serait resté sans but et
comme perdu dans cette nuit de la réalité que n'éclaire point la lumière
de la conscience.... Dans le phénomène intuitif du beau, c'est l'esprit
qui parle à l'esprit, c'est l'idée à l'intérieur, qui saisit l'idée à
l'extérieur, c'est l'élément divin en nous qui reconnaît l'élément divin
hors de nous.»

--Voilà, en effet, d'excellentes définitions, dit le curé.

THÉODORE.--Elles sont de mon auteur. Je cite en abrégeant pour ne pas
fatiguer l'impatiente Julie.

JULIE.--Je ne m'impatiente plus, j'écoute. Tout cela me rend compte du
phénomène, si phénomène il y a, mais ne me définit pas l'essence du
beau. Votre auteur semble n'en faire qu'une chose extérieure, un
vêtement, pour ainsi dire. Est-ce, selon lui ou selon vous, un attribut
de la divinité, ou une pure faculté de l'esprit humain?

LOUISE.--On t'a répondu, ma chère; c'est l'un et l'autre.

JULIE.--Relativement à nous, j'admets cette explication; mais mon
imagination va plus loin et demande davantage. Dans nos petites
conceptions humaines, nous pouvons, en effet, prétendre que, sans notre
admiration, la beauté de la création manquerait son but, parce que,
hors de nous, elle n'a pas conscience d'elle-même; mais c'est bientôt
dit, cela, et je n'en suis pas aussi persuadée que Théodore. Je ne
jurerai jamais que les bêtes, les plantes, les pierres même soient
privées de sentiment.

LE CURÉ.--Mais vous ne jureriez pas le contraire?

JULIE.--Je jurerais, du moins, que si elles sentent quelque chose, c'est
le beau répandu comme un souffle de vie dans la nature, et si vous me
demandez ce que c'est que le beau, je vais vous répondre sans façon: le
beau, c'est la vie de Dieu, comme le bien, c'est la vie de l'homme. Hors
du beau et du bien, il n'y a que le néant dans les cieux et le délire
sur la terre. Donc le beau existe indépendamment de toute notion et de
toute appréciation humaines. Il est absolu, il est éternel, il est
indestructible en tant que la loi de création et de renouvellement. Que
l'homme disparaisse de notre planète, l'herbe en poussera mieux, les
arbres se remettront en forêt vierge, tous les animaux, redevenus libres
et forts, vivront en paix avec leur espèce, et la guerre que les espèces
se font entre elles pour vivre les unes des autres maintiendra
l'équilibre nécessaire. Cette guerre providentielle redeviendra l'état
de paix et d'innocence irresponsable ordonné par la nature elle-même, et
le soleil éclairera le paradis des âges antérieurs à l'homme. Est-ce
donc lui, ce pauvre être vaniteux et vantard, qui a fait le ciel et les
soleils? Et croyez-vous réellement que Dieu ait eu besoin d'un chef de
claque tel que lui pour applaudir le sublime décor et l'immense drame de
la création?

--Allez toujours! dit Théodore; pendant que vous êtes montée, ne vous
gênez pas; méprises l'idée de Dieu en vous-même et foulez aux pieds
l'âme qu'il vous a donnée, pour attribuer aux cailloux et aux ronces une
âme plus pure et un sens plus net! Rêvez la nature affranchie du joug de
l'homme, et les astres du ciel brillant pour les lézards et les
scarabées. Toute aberration est permise quand on prétend embrasser
l'absolu à votre manière.

--N'exagérons rien, dit Louise. Julie ne parle ainsi que par boutade. Je
vois qu'elle est vivement pénétrée de la réalité du beau par lui-même,
et qu'elle s'indigne contre ceux qui ont voulu en faire une simple
convention à l'usage de l'homme. Si j'ai bien compris ce que votre
auteur conclut, c'est que le beau est l'expression la plus élevée de la
vie divine, et que le sentiment du beau est l'expression la plus élevée
de la vie humaine. Or, comme la vie et la pensée de l'homme se
rattachent, plus qu'aucune autre en ce monde, à celle de Dieu, dont
elles émanent, le beau se compose de sa propre existence et de ce qui
répond en nous à cette existence du beau.

--Vous y êtes, dit Théodore.

--Oui, vous êtes sur la terre! reprit Julie avec dédain.

L'ABBÉ.--Eh! que diantre! il le faut bien! Quand nous serons ailleurs,
nous jugerons peut-être mieux l'oeuvre divine; mais ici-bas, on ne peut
voir qu'avec les yeux qu'on a!

JULIE.--Nous avons dans l'âme des yeux plus lucides que ceux du corps.
Nous pénétrons par la pensée dans tous les mondes de l'univers. Nous y
supposons naturellement une hiérarchie d'êtres analogue à celle qui
occupe notre planète, et nous sommes conduits à penser que l'homme ou
son analogue est partout à la tête de la création....

THÉODORE.--Admettez-vous cela? En ce cas, vous convenez que, dans cet
infini d'univers soumis probablement à une certaine unité de plan,
l'idée divine s'est faite pensée dans un être supérieur aux autres, et
que cet être soit par vous qualifié d'homme ou d'ange. Il n'en est pas
moins le principal appréciateur, sinon le seul, des merveilles de la
nature qu'il habite. Donc, _ailleurs_ comme ici, le beau existe, mais à
la condition d'être vu des yeux de l'âme autant que de ceux du corps.

JULIE.--Mais, que savez-vous de l'existence de ce principal appréciateur
dans tous les mondes? Je n'admets pas du tout cette hypothèse comme une
certitude, moi! Je dis que c'est une supposition qui se présente à nous
naturellement, parce que nous vivons dans un monde d'inégalités où nous
nous sommes faits tyrans et bourreaux du reste de la création. Il n'est
pas du tout prouvé que, dans de meilleures demeures, la vie ne soit pas
manifestée par des formes toutes également belles, quoique variées,
revêtant des idées toutes également lucides, quoique spéciales, et qu'au
lieu d'une monarchie à l'usage de l'homme, il n'existe pas des
républiques à l'usage de tous les êtres qu'elles renferment.

THÉODORE.--Ce sera comme vous voudrez, ma chère devineresse: le beau
n'en sera pas moins un phénomène qui n'existera qu'à la condition
d'être vu et compris, et la proposition de mon auteur ne reçoit de vos
rêveries qu'une nouvelle confirmation.

JULIE.--Mais pourtant toutes vos notions sur le beau et le laid tombent
à plat dans le monde de mes rêveries. Ne voyez-vous pas d'ici que rien
n'est laid, que tout est beau dans l'oeuvre divine, et que cette notion
du laid dans la nature, posée comme une antithèse à celle du beau, est
une pure fiction de notre pauvre cervelle? Vous me direz en vain que
sans le laid le beau n'existerait pas, et réciproquement: je tiens pour
le beau absolu comme pour le bien absolu dans l'idée divine. Le laid et
le mal n'existent pas en Dieu; nous les créons dans notre existence;
c'est là où commence notre fiction, notre convention, notre erreur,
notre blasphème; c'est là le fruit amer de notre liberté sur la terre,
liberté un peu funeste, puisqu'elle est incomplète, lentement
progressive, et qu'elle ne nous sert encore qu'à gâter, à mutiler, à
enchaîner, à avilir les autres habitants de notre monde, et nous-mêmes
encore plus que nos victimes!

THÉODORE.--Voilà une déclamation très-morose. Sur quelle herbe a donc
marché notre enthousiaste? Elle s'en prend aujourd'hui à Dieu et lui
reproche d'avoir fait l'homme libre!

JULIE.--Non! il ne l'a pas fait libre, puisque partout l'homme exerce ou
subit la tyrannie du fait ou de l'idée. Dieu lui a donné l'aspiration à
la liberté pour moyen, et la liberté pour but; mais Dieu tient l'homme
sous le poids de mystères insondables et de problèmes insolubles où il
s'agitera jusqu'à je ne sais quelle transformation de son intelligence.
Et, jusque-là, faites donc des théories sur le beau et sur le bien; je
ne demande pas mieux, si c'est un moyen d'approcher de la vérité; mais
laissez-moi vous dire que toute votre science me paraît bien peu de
chose, et que votre antithèse du beau et du laid répond mal à ma
religion intellectuelle. Pour me résumer, je vous dis que, par le
sentiment ou par l'imagination, je vois, en songe, Dieu également
satisfait de toutes ses oeuvres, puisque toutes répondent à des idées
qui viennent de lui; je vois belles, dans l'univers et même dans notre
petit monde, toutes les choses et toutes les créatures libres, soit que
l'homme les admire, soit qu'il les calomnie. Le laid, bien défini,
devrait s'appeler accident, comme le mal devrait s'appeler ignorance; et
avec vos décrets arbitraires, vous arrivez à inventer la peine de mort
et l'enfer par-dessus le marché, ce qui est très-logique et parfaitement
odieux.

Là-dessus, le curé fit une semonce à Julie, et Louise eut beaucoup de
peine à rétablir la paix. Mais la discussion s'était égarée et ne put
être reprise que le lendemain.

Montfeuilly, 15 août 1856




VI


Si vous êtes calmée et tant soit peu raisonnable aujourd'hui, dit
Théodore à Julie, je reprendrai mon analyse. Il faut bien que vous
descendiez de vos nuages, et que vous m'accordiez que les mots ont un
sens exact qui répond en nous au sens exact des choses.

--Je connais peu de ces mots-là, dit Julie. Il n'y a rien de menteur ou
de vague comme les mots.

--Encore! s'écria Théodore impatienté. Il n'y a pas moyen de causer avec
elle!

--Laisse-la parler comme elle veut, dit Louise. Elle rêve, mais elle
vit. Toi, tu ne divagues pas, mais tu raisonnes. Entre vous deux, nous
tâcherons de penser.

--_Amen_! dit le curé.

--Voyons, continuez, reprit Julie. Comment votre auteur définit-il le
laid?

THÉODORE.--D'une manière à la fois juste et ingénieuse. Il le fait
consister dans un manque d'harmonie entre la forme d'une chose ou d'un
être et l'idée du type qu'il exprime. «En quoi, dit-il, un être organisé
nous paraît-il décidément laid? En ce qu'il ne reproduit son idée ou son
type que travesti, en quelque sorte, par une forme rebelle qui
s'émancipe d'une façon désordonnée. Un degré moindre de laideur est
celui où la forme reste en arrière de son type et ne le révèle
qu'imparfaitement. Nous disons qu'une plante est laide quand elle est
mal venue, qu'un animal est laid quand il reste chétif dans son
développement. Nous les comparons alors au type de leur espèce
seulement, et la forme ici pèche par défaut. Mais la laideur, au
contraire, est bien plus prononcée quand la forme pèche par excès,
s'écarte violemment du type et entre en révolte contre l'idée. Il en
résulte alors ce que nous appelons une difformité, une caricature, un
monstre.... C'est le caractère que nous offrent certaines organisations
des animaux inférieurs, parce qu'elles s'écartent le plus du type
général de l'animalité.»

--Attends, dit Louise, je ne te suis plus dans cette définition du type
particulier confondu avec celle de l'idée générale. Si toute création
est une idée divine, Julie a raison de ne pas vouloir entendre dire que
quelque chose soit laid dans la nature. Je comprends très-bien comme
elle, et comme l'auteur du livre dans la première partie de sa
définition, que le laid soit un accident, et qu'une plante avortée, ou
un animal fortuitement hors de proportion avec les autres individus de
son espèce soit qualifié de nain, de géant, de caricature et de monstre.
Je dirais presque, en ce cas, que la laideur est une déformation, une
_dénaturation_ de l'être ou de l'objet. Mais vouloir agrandir le domaine
du laid dans la création jusqu'à y faire entrer des espèces entières, et
décréter que le poisson ou le coquillage est laid parce qu'il ne réalise
pas l'idée d'un animal aussi complet que le lion et le cheval, ceci me
paraît une concession trop grande au préjugé et à la convention de la
part d'un esprit aussi largement éclairé que ton auteur semble l'être.

THÉODORE.--Il ne va pas jusque-là. Il n'admet la laideur que comme une
chose relative. Il aime la nature et comprend la grâce, l'éclat
extérieur, la physionomie, l'apparence modeste ou comique, le détail
enfin qui rachète jusqu'à un certain point chez certains animaux
l'infériorité du type comparé à d'autres types. Voyons (ajouta Théodore
en s'adressant à moi), toi qui as lu le livre, n'est-il pas vrai que les
lois de l'esthétique n'entraînent pas l'auteur au mépris des caprices
apparents du beau naturel?

--C'est vrai, répondis-je. Il proclame que, «dans l'ensemble de la
nature, c'est le beau qui domine victorieusement, et que la laideur
n'est qu'une exception, un détail.» Pourtant, si vous voulez que je dise
toute ma pensée, je trouve des contradictions dans ce beau et bon livre;
et, pour me servir d'une de ses expressions, des moments de
_disharmonie_ entre la théorie et l'application. L'auteur me paraît
quelquefois un peu emprisonné dans son rôle de professeur d'esthétique;
il semble que son sentiment, sa conscience d'artiste et de poëte se
révoltent contre les arrêts de son enseignement, et qu'après avoir posé
une règle, un _critère_, comme il dit, il ait besoin de s'écrier: _Et
pourtant_!... Enfin, laissez-moi tout vous dire, dussiez-vous m'accuser
de faire la cour à Julie. J'admire et j'estime sincèrement la recherche
des principes du beau, et je fais le plus grand cas de celle-ci; mais,
en fait d'art, comme devant la nature, je me sens de l'école de Hugo et
de Michelet plus que de celle de M. Pictet.

--Voyons, voyons, dit Julie, parlez: vous aimez mieux les poëtes que les
théoriciens?

--Eh bien, oui, j'en conviens, et je m'imagine que les artistes qui se
laissent aller à leurs impressions, et même, si Théodore le veut, à
leurs divagations, nous en apprennent plus long que les amateurs et les
raisonneurs les plus éclairés. La théorie de M. Michelet sur l'âme des
oiseaux, sur les douloureuses rêveries de la fauvette captive, sur les
extases poétiques du rossignol, sur les modestes vertus du pivert, etc.,
prêtent tant que vous voudrez à la critique des gens sérieux; mais si
l'homme a besoin de quelque chose dans son éducation esthétique, ce
n'est pas tant de démonstration que d'émotion, ce n'est pas tant de
raison que d'enthousiasme, et de savoir que de sentiment. Quant à moi,
il m'est absolument indifférent de savoir que l'Apollon du Belvédère est
le prototype du beau, parce que son angle facial dépasse 80 degrés. J'ai
vu cet Apollon tant vanté, et il m'a laissé froid comme un marbre qu'il
est. C'est sans doute ma faute; mais n'est-ce pas aussi la faute de son
_archétypisme raisonné_? Après l'avoir bien regardé, je rêvai toute la
nuit suivante qu'il venait sottement me faire des reproches et me
montrer ses beaux bras et ses belles jambes académiques. Or, j'étais
furieux de son insistance, et je vous en demande bien pardon, ô
Théodore; mais en rêve on est si naïf et si grossier! je m'éveillai, ce
matin-là, sous le ciel de Rome, en m'écriant brutalement: «Va-t'en!
va-t'en dans ton musée, pédant de beauté, tu m'ennuies!»

Théodore entra dans une si grande colère qu'il me traita, je crois, de
réaliste. Julie et Louise rirent de sa fureur, et il me fut permis de
continuer.

--Tout à l'heure, dis-je à Théodore, quand votre indignation s'apaisera,
je reviendrai à vos prototypes classiques. Laissez-moi vous demander,
quant à présent, pourquoi, dans une petite strophe de Hugo ou dans un
court paragraphe de Michelet sur les bestioles ou les fleurettes des
champs, j'oublie absolument si la poésie me fait un conte de fées ou si
elle m'instruit dans la vraie philosophie de la nature. Ce que je sais,
c'est qu'elle me charme et m'attendrit; c'est qu'elle me fait voir beaux
et grands ces coins de paysage et ces divins petits êtres qui animent le
ciel et les bois de leur vol et de leur chant; c'est qu'elle me fait
aimer passionnément l'oeuvre divine dans la moindre de ses idées; que
dis-je! c'est qu'elle m'insuffle, sans enseignement, une notion plus
étendue et peut-être plus équitable du beau dans la nature que celle de
mon éducation positive; c'est enfin qu'en me poétisant la créature,
quelle qu'elle soit, l'imagination émue m'initie à une puissance, tandis
qu'en classant la beauté des créatures par rapport à l'homme, le
raisonnement critique me la retire.

THÉODORE.--_Et pourtant_! comme tu disais tout à l'heure, M. Michelet
s'égare continuellement à chercher d'assez puériles ressemblances entre
ses oiseaux et le type de l'homme. En ceci, il va bien plus loin que M.
Pictet.

MOI.--Oui, c'est vrai; mais nous avons dit, autour de cette table: «Des
écarts tant qu'on voudra, pourvu qu'il y ait de la conviction et de
l'inspiration!»

THÉODORE.--Vous voulez qu'un traité soit une affaire d'engouement et
d'enthousiasme déréglé?

JULIE.--Nous voulons, au contraire, que les traités soient bien
raisonnables et bien froids, afin de ne pas les lire.

MOI.--Je ne vais pas aussi loin que vous. J'aime les traités bien faits,
et celui de M. Pictet est le meilleur que j'aie lu. M. Pictet est le
professeur le plus ingénieux qu'il soit possible de désirer. Mais
est-ce par nature d'artiste sobre et difficile, est-ce par devoir de la
science qu'il traite, qu'il se défend ou semble se défendre de certaines
admirations? Il y a peut-être bien un peu de l'un et de l'autre. Ainsi,
en parlant de la statuaire, il dit, selon moi, une grande hérésie qui a
dû lui coûter certainement: il affirme, à plusieurs reprises, que la
statuaire grecque n'a jamais été dépassée, et moi, je sens qu'elle l'a
été de cent coudées par Michel-Ange. Jamais, avant le _Moïse_ et la
chapelle des Médicis, la statuaire n'avait réalisé l'idée de la vie
divine dans la vie humaine avec cette sublimité. Il y a, entre
Michel-Ange et Phidias, la différence qui sépare l'idée chrétienne de
l'idée païenne; et, par une puissance et une universalité de génie
incomparables, Michel-Ange a résumé les deux idées, donnant à la forme
toutes les splendeurs de la matière, et à l'idée tout l'éclat du
rayonnement divin. Sur cette grande science, et sur cette large
compréhension qui font le style du monarque de la statuaire, plane
encore son individualité de penseur passionné; si bien que ses
personnages sont l'expression des choses du ciel comme celle des choses
de la terre, et encore celle de l'intelligence de Michel-Ange, à nulle
autre pareille, à nulle autre comparable dans le domaine de son art.

THÉODORE.--Mais où prends-tu que mon auteur n'apprécie pas Michel-Ange?

MOI.--Il ne le nomme nulle part, et à propos de statuaire, dans son
chapitre du _Sublime_, il cite un lion de Thorwaldsen. Ce lion, je ne le
connais pas et n'en dis point de mal; mais le _Moïse_! N'était-ce pas
l'occasion de dire qu'il est le prototype du sublime? J'ai peur que M.
Pictet ne le range dans les aberrations du génie.

THÉODORE.--Tu lui fais là un procès de tendance.

MOI.--Alors, je m'arrête, et après avoir fraternisé avec votre
satisfaction et votre admiration pour la partie du livre de M. Pictet
qui exprime, traduit et critique l'histoire de l'esthétique et celle de
l'art (chose bien difficile dans des bornes aussi restreintes que
colles, d'un cours contenu dans un volume, et pourtant excellemment
réussie), j'arrive à sa conclusion, qui peut-être satisfera mieux Julie
que son exposition. «Émanée, comme un pur rayon, de l'intelligence
suprême, l'idée de l'universalité du beau, dit M. Pictet, se révèle
d'abord dans la nature; puis reflétée par l'art, qui la dégage des
accidents de la matière, pour la ramener à sa pureté primitive, elle
éclate, sous mille formes diverses, au sein de l'humanité.»

--Attendez, dit Julie, voilà encore une définition, la définition de
l'art et de sa mission. C'est bien dit, mais je proteste si, par
_accidents de la matière_, M. Pictet entend, non-seulement les formes
individuelles qui ne réalisent pas le type de l'espèce à laquelle l'être
appartient, mais celles qui entrent en révolte contre le type général de
beauté défini, préconçu et arrêté par les esthétiques. Dans ce cas-là,
j'enverrais promener toute cette prétendue philosophie du beau, parce
qu'elle condamnerait la grenouille à être laide de par la Vénus de Milo,
et que la grenouille est aussi jolie dans son espèce que la plus grande
déesse dans la sienne. Il y a dans ces règles d'esthétique des choses
qui me paraissent dangereuses pour le progrès de l'art, et contre
lesquelles les réalistes ont le droit de réclamer: c'est qu'en partant
d'un prototype convenu pour déclarer inférieures toutes les autres idées
divines, on pousse des générations d'élèves à faire de l'art grec à
contre-sens et sans inspiration, et à dédaigner l'étude du vrai qui sert
de base à tout sentiment du beau. On ne dira jamais rien de plus juste
que ce vieil adage (de Platon, je crois), que le beau est la splendeur
du vrai.

LOUISE.--Moi, je suis de ton avis, chère fille: la laideur est une
création humaine, et l'antithèse nécessaire qu'elle apporte dans nos
conventions est inutile au procédé divin. Cette antithèse a été apportée
dans notre monde par les tâtonnements de la liberté de l'homme. Condamné
par ses instincts d'imitation à devenir créateur à son tour, l'homme
n'arrive à la notion du beau et du bien qu'en commençant par gâter
souvent l'oeuvre divine. Alors il essaye de choisir entre ce qu'il a
fait de bon et ce qu'il a fait de mauvais, et, au temps où nous sommes,
il se trompe encore à chaque instant et dans son oeuvre et dans son
jugement. Dieu, lui, n'a rien fait qui ne soit bien fait et qui ne
rentre dans l'harmonie générale. L'homme seul s'en écarte par ignorance
et par vanité. N'a-t-il pas réussi à se faire laid lui-même? Lui, le
chef-d'oeuvre de la création, il détruit, il avilit, il torture par tous
les moyens son propre type. C'est lui, l'ingrat, qui a fait entrer la
laideur dans son domaine et dans sa propre famille. Dès qu'il s'est vu
affermi dans sa royauté sur le reste du monde organique, il s'est
empressé de vivre en dehors des conditions naturelles. Ici trop de
paresse physique et de nourriture matérielle, de là l'obésité et toutes
ses disgrâces; là, trop de fatigue et de misère, c'est-à-dire la
maigreur et l'étiolement. Et puis, en haut comme en bas de la belle
échelle sociale inventée par lui, des excès de sentiment, d'intelligence
ou de sensualité; des désordres de vice ou de vertu; des abus de
jouissance et des abus d'austérité qui engendrent mille maladies et
mille difformités inconnues aux animaux sauvages et aux plantes libres.
De là la laideur qui se transmet à l'enfant dans le sein de sa mère,
même après des générations exemptes de misère ou de vice. L'homme s'en
prendra-t-il à Dieu de sa propre folie? Lui reprochera-t-il d'avoir
donné à la tortue des pieds trop courts et à l'araignée des jambes trop
longues, lui qui a réussi à introduire dans son propre type des
ressemblances monstrueuses avec toutes sortes d'animaux?

Vous avez d'autant plus raison, dis-je à la grand'mère que, pour être
logique avec son principe _qu'il y a du laid dans la création_[1], M.
Pictet pense rehausser le prix de la beauté en disant qu'elle est une
magnificence gratuite de la nature et une superfluité généreuse du
Créateur. Il en conclut que la laideur, chez l'homme, ne prouve rien
contre l'excellence des individus. Cela est certain; mais il aurait
peut-être dû nous dire qu'elle prouve beaucoup, qu'elle prouve tout, en
tant que solidarité contre notre race insensée. Elle est un sceau,
parfois indélébile, de quelque châtiment infligé à nos pères pour l'abus
qu'ils firent sans doute de la beauté primitive départie à tous. Dieu,
qui est bon parce qu'il est juste, ne permet pas que l'âme s'en ressente
au point d'être enchaînée et rabaissée au niveau de sa forme disgraciée,
mais elle souffre du poids de la laideur. L'intelligence en est
attristée, si cette laideur est infligée à un être raisonnable et
clairvoyant. Si, au contraire, elle est le partage d'un être vaniteux
qui s'ignore et se croit beau, elle le condamne à un profond ridicule,
et toute sa destinée sociale s'en ressent. Aimons donc beaucoup,
estimons infiniment les êtres humains qui supportent la laideur,
personnellement imméritée, sans amertume pusillanime et sans grotesque
illusion. En général, ces êtres-là sont si bien doués du côté de l'âme
ou de l'esprit, qu'un reflet de leur beauté intérieure rachète en eux la
sévérité des destinées et illumine leur visage d'une expression qui
arrive à plaire et à charmer autant, quelquefois plus, que la beauté.

[Note 1: Il le dit à regret avec mille ménagements. Il dit que la
Providence cache soigneusement les écarts de la nature aux regards de
l'homme; que ces écarts sont des exceptions, etc.]

Mais ne nous en faisons pas accroire. Quand nous devenons laid avant
l'âge, c'est souvent par notre faute, et quand nous naissons laids,
c'est par la faute de nos ascendants. Dans tous les cas, nous portons la
peine de nos erreurs ou de celles d'autrui, car la nature n'échappe pas,
comme la société, à la loi de solidarité. Si les maladies nous
défigurent, si la petite vérole a labouré de ses affreux stigmates tant
de beaux visages, c'est la faute de nos sciences, qui ne marchent pas
aussi vite que les fléaux qui nous atteignent. La laideur est donc une
plaie sociale, un fait purement humain. Elle n'est pas dans la création.
Tout être qui vit dans des conditions normales de son existence est beau
dans son espèce; et ce n'est que par analogie, c'est en voulant
_comparer_ ce que Dieu a simplement _distingué_, et _graduer_ ce qu'il
s'est contenté d'enchaîner, que nous sommes arrivés à critiquer avec
plus d'orgueil que de clairvoyance la création, l'idée divine elle-même.

--Nous nous entendons, dit Julie. Ce qui prouve bien que la laideur est
notre ouvrage, c'est qu'un chardonneret qui vit en liberté n'est pas
moins beau que tout autre chardonneret de son espèce, c'est qu'aucun
reptile ne louche, c'est qu'aucun pinson n'a la voix fausse, c'est qu'il
n'y a point de gazelle bossue.

--Mais le dromadaire a des bosses! s'écria Théodore, et vous ne sauriez
dire que le rhinocéros ou l'hippopotame soient d'agréables personnages!

JULIE.--Vous les trouvez affreux parce que vous avez toujours M. Apollon
dans vos verres de lunettes. Ces vieux types de la création primitive
ont leur caractère de puissance brutale ou terrible. Ils ressemblent à
des rochers ou à des troncs de plantes gigantesques; ils ne sont pas
mesquins, j'espère, ils réalisent pleinement leur type monumental; ils
expriment les idées violentes ou paisibles des premiers efforts de la
création organique; et j'aimerais mieux les avoir sans cesse devant les
yeux qu'un Cupidon ou un Zéphire sur un candélabre de l'Empire, ou qu'un
troubadour avec sa bachelette sur une pendule de la Restauration. Les
prétendus écarts de la création divine me jettent dans la rêverie ou
dans l'émotion; ils me font réfléchir ou trembler: mais vos objets
d'art manqués me rendraient imbécile.

--Allons, dit Louise qui écoutait Julie avec une complaisance
maternelle, tout en feuilletant le livre esthétique placé sur la table;
j'aime tes instincts, mais tu aurais tort d'attribuer à M. Pictet les
goûts contre lesquels tu déclames. Je vois, en lisant au hasard, des
pages superbes, et en voici une à la fin du livre qui doit clore la
discussion et te réconcilier avec lui:

«L'idée du beau est éternelle, et ses manifestations s'étendent à
l'infini dans l'espace et dans le temps. Nous sommes beaucoup trop
portés, quand il s'agit des choses divines, à en restreindre la
possession à nous-mêmes, à notre petite famille humaine, à notre petite
demeure terrestre. Nous oublions que nous ne sommes qu'un point dans
l'univers, qu'un instant dans l'éternité.... Qui nous dit que l'univers
ne renferme pas un nombre indéfini de natures diverses, d'organismes
vivants et expressifs, ayant tous leur beauté propre, infiniment
supérieure peut-être à ce que nous connaissons? Le nombre des arts que
nous cultivons est forcément limité par les conditions matérielles de
notre existence terrestre. Mais là où ces conditions seraient tout
autres, là où les données de la forme et de la matière se trouveraient
beaucoup plus riches ou plus dociles à l'action de l'intelligence, il
devrait naître autant d'arts nouveaux qu'il y aurait de combinaisons
nouvelles, et la possibilité de ces dernières n'a pas de bornes. Ainsi
chaque nature stellaire doit servir de base à un monde esthétique où
elle se reflète et s'idéalise; chaque planète doit avoir sa poésie,
comme elle a sans doute sa vie organique et intellectuelle.»

JULIE.--Certes, cette page est belle.

THÉODORE.--Tout l'ouvrage est beau; mais vous ne faites grâce à l'auteur
que parce qu'il consent à monter un instant votre _dada_ du monde
stellaire.

JULIE.--Mon _dada_! c'est ma religion, à moi, et l'abbé ne s'en
courrouce pas trop: je lui ai prouvé qu'en espérant parcourir tous ces
beaux habitacles des cieux, je ne faisais qu'étendre le domaine du
paradis.

THÉODORE.--Je ne nie pas votre hypothèse. Je suis de ceux qui ne nient
et n'affirment rien sans réflexion; mais je trouve que tous, ici, vous
vous préoccupez trop de ces aspirations locomotrices dans l'infini. Cela
vous fait oublier d'apprécier tranquillement et justement les données de
ce monde-ci, qu'il ne nous est pas permis de vouloir tant dépasser.

--Restez-y si bon vous semble, répondit Julie; moi je vous répondrai
avec Platon, avec Hugo et avec Michelet, par le cri de l'âme altérée de
lumière et de liberté: _Des ailes_!

Montfeuilly, 16 août 1856.




VII


Nous allions entrer dans une sorte de dispute sur la doctrine du
_réalisme_ dans l'art, lorsqu'un article de la _Presse_, signé Alexandre
Bonneau, donna ce soir-là un autre cours à nos pensées. Il ne
s'agissait plus seulement d'une question de goût, mais d'une question de
civilisation sociale, et l'intérêt de celle-ci nous domina au point de
nous faire oublier et ajourner la première.

C'est Julie qui nous avait interrompus en nous demandant de loi
expliquer ce que c'était que le _columbarium_ des anciens.

--Je vais te le dire, sans être savante, répondit Louise. Quand on a été
à Rome, on s'habitue tellement à l'idée de ce genre de sépulture, que
l'on ne peut plus admettre sans répugnance la méthode d'ensevelissement
adoptée dans le monde moderne: méthode barbare, hideuse, funeste, contre
laquelle le genre humain devrait protester avec l'auteur de l'article
excellent que tu viens de lire.

Mais, d'abord, je te recommande la lecture d'un autre article sur les
_columbarium_, par M. Laurent-Pichat. Tu y trouveras la description
extérieure de ces chambres-cimetières, ou plutôt de ces chapelles
païennes qui n'ont rien d'incompatible dans la forme et même dans
l'usage primitif chrétien avec le culte orthodoxe de nos jours. La
promenade de M. Laurent-Pichat à la vigne de Pietro est une relation
charmante et très-exacte.

JULIE.--Qu'est-ce que la vigne de Pietro?

LOUISE.--Pietro est un facétieux vigneron de la banlieue de Rome, qui
trouva dans son enclos, il y a quelques années, un columbarium
très-intéressant, et qui sacrifia gaiement ses ceps de vigne à l'espoir
de trouver d'autres antiquités. Cet espoir s'est réalisé. J'ai vu cet
intéressant enclos, depuis la visite qu'y a faite M. Pichat, et Pietro
n'avait pas fini d'exhumer ses richesses. Il pensait avoir cinq ou six
de ces chapelles dans sa vigne, et ne regrettait pas son raisin,
remplacé par un musée de bijoux antiques beaucoup plus fructueux. Mais,
pour ne te parler que d'un de ces curieux monuments, je te décrirai
celui dans lequel j'ai passé une heure, et qui est récemment déblayé et
remis en ordre. Je me disais, en l'examinant, que c'est quelque chose de
bien étrange de retrouver, après tant de siècles d'ensevelissement et
d'oubli, une collection d'objets en apparence aussi fragiles que des
urnes de terre et des cendres humaines; et, en y réfléchissant, j'ai
reconnu que cette poussière qui fut des hommes, et ces vases qui furent
de la poussière, sont, grâce à l'action du feu, les deux choses qui
survivent à tous les orages et à tous les cataclysmes du monde social.
Les plus antiques témoignages de l'existence des sociétés perdues dans
la nuit des temps sont des débris de terre cuite, qui ont servi de
tombeaux à des générations dont le nom s'est effacé de la mémoire des
hommes.

Le _columbarium_ dont je te parle est une chapelle en carré long assez
profonde, et retrouvée intacte depuis le fond jusqu'à fleur de terre, où
commençait son toit, lequel a été remplacé par un toit nouveau assez
rustique. Il ne paraît pas que ce monument ait été jamais autre chose
qu'une cave; on ne trouve, au fond, aucune ouverture indiquant que l'on
soit de niveau avec l'ancien sol. Peut-être qu'un édifice plus solennel
s'élevait au-dessus de celui-ci; c'est même très-vraisemblable. On
devait apporter les cendres dans une sorte de temple ou reposoir, et
descendre ensuite, avec cérémonie, dans le caveau funéraire.

Ce caveau est sombre et n'a jamais reçu la lumière que d'en haut. Il
est, de la base au faîte, creusé de niches à plein cintre d'un à deux
pieds d'élévation. C'est là que l'on déposait les petites urnes; c'est
là qu'elles sont encore, en grande partie, avec les mêmes cendres
blanchâtres et les infimes petits débris d'ossements calcinés qu'elles
contenaient. L'élégance et la diversité de ces récipients, les uns en
marbre, les autres en poterie, quelques-uns en matière plus précieuse,
forment une charmante galerie, avec les lampes, les statuettes, les
petits bustes, les monnaies, et ces fioles lacrymatoires, dont le verre
est devenu, par reflet du temps, d'une si belle irisation, qu'il
n'existe pas de pierres précieuses plus brillantes. Les épitaphes,
parfaitement conservées, sont au bas de chaque niche, quelquefois
accompagnées d'un petit bas-relief d'un travail exquis. Un buste de
jeune fille, de grandeur naturelle, est l'objet d'art colossal de cette
galerie: c'est un véritable chef-d'oeuvre. Par le type et par
l'arrangement des cheveux, cette tête ravissante rappelle la jeunesse de
madame Récamier.

--Ainsi, dit Julie, _columbarium_ veut dire tout bonnement colombier; et
l'on appelait ainsi ces chapelles funéraires, parce que les niches
rappellent celles que l'on fait pour les pigeons?

--Il y a encore dans ce même caveau que j'ai examiné, reprit Louise, une
tombe collective que l'on pourrait appeler une ruche. C'est un banc de
marbre blanc dans lequel on a creusé des capsules pour y déposer les
cendres. Chacune est protégée par un petit couvercle. C'est le mausolée
des membres d'une école de chant. Les clients, les affranchis et les
esclaves avaient leur place dans les columbaires des familles
patriciennes. Les voûtes étaient ornées de peintures à fresque
représentant des fleurs, des oiseaux et des papillons. Cette riante
décoration se retrouve aussi dans les catacombes chrétiennes. Elles sont
très-complètes dans celles de Sainte-Calyxte, mais plus jolies et d'un
ton plus frais dans un des columbaires de Pietro, qui n'est encore qu'à
demi-déblayé.

JULIE.--Il me semble que, dans ces conditions-là, la sépulture manque de
la solennité des cimetières.

LOUISE.--Elle manque d'horreur, voilà tout; mais elle m'a semblé revêtir
le véritable caractère sacré, celui qui s'attache aux souvenirs
inaltérables. La création des cimetières est le résultat d'un âge de
barbarie succédant aux civilisations épuisées. Ce n'est pas une
institution qui tienne à l'établissement du christianisme. Si les
premiers chrétiens ne brûlèrent pas leurs morts, ils les embaumèrent,
et, quand ils ne purent le faire, ils ne les rendirent pas à la terre
pour cela. L'idée de les conserver à l'état de cendres leur fit chercher
dans le tuf friable des catacombes un système de columbarium plus vaste,
mais où le cadavre était isolé de l'air respiré par les vivants; car on
creusait des lits dans ce tuf, et on y murait hermétiquement les
cadavres. Ces lits mortuaires sont superposés, le long des galeries
souterraines, comme ceux des passagers dans un navire, ou comme les
rayons d'une armoire. Un sous-sol favorable à ce genre de sépulture le
rendait plus expéditif que tout autre dans un moment de persécution;
mais le tuf volcanique de Rome est une condition toute particulière, que
nos terrains humides ne peuvent offrir. L'effet de la terre et des
cercueils de bois sera toujours la pourriture et les miasmes
pestilentiels qu'elle répand.

--La législation chrétienne, dit Théodore, ne peut jamais avoir eu en
vue de produire la mort par la mort, et je ne pense pas qu'aujourd'hui
elle s'opposât à l'incinération des cadavres, soit par le feu, soit par
des moyens chimiques que M. Alexandre Bonneau eût pu nous indiquer.

JULIE.--Moi je trouve que cette opération de brûler ceux qui respiraient
tout à l'heure a quelque chose d'effrayant pour la pensée.

THÉODORE.--Il y a quelque chose de bien plus effrayant, c'est l'idée
d'enterrer des vivants, et cela arrive souvent, beaucoup plus souvent
peut-être qu'on ne se l'imagine. On ne fouille pas un cimetière sans en
trouver la preuve, et tout le monde est d'accord sur la nécessité d'une
loi nouvelle qui remédie à l'horreur des inhumations précipitées. Nous
savons bien tous que le court délai imposé à l'enterrement n'est pas
même observé dans les campagnes. Les paysans ont peur de leurs morts.
Aucun médecin n'est appelé à constater les décès; on trompe les curés
sur l'heure du dernier soupir; on porte le cadavre au cimetière au bout
de douze heures, et moins si l'on peut. Souvent l'autorité l'apprend
après coup, mais tant pis pour ceux, qui n'étaient pas bien morts. On ne
recherche pas le délit, le crime peut-être, car il est des retours à la
vie qui contrarieraient des intérêts cupides ou des passions coupables.

Quelquefois, le vivant s'éveille dans la tombe. Imaginez l'épouvante de
ce réveil, le désespoir, la rage de cette seconde agonie! Il crie, il
frappe les parois étroites de sa bière. Un passant l'entend par hasard;
mais il croit aux âmes en peine; il promet une messe et s'enfuit.

Hélas! si jamais _âme en peine_ mérita ce nom, c'est celle du pauvre
martyr enfermé dans ce hideux instrument de torture. Il s'était
peut-être endormi avec calme, croyant s'endormir pour toujours; il avait
fait ses adieux à la vie, à la famille; résigné, au seuil de l'éternité,
il avait édifié ses proches par sa foi ou par son repentir. Il avait
expié ou réparé ses fautes. Il était absous par la croyance catholique;
il était marqué par elle pour le ciel. Et le voilà qui s'éveille, qui
s'étonne, qui s'effraye, qui a froid, et faim, et peur de la mort sous
cette forme atroce. Le voilà qui rugit, qui devient fou et furieux, qui
ronge ses mains ou déchire sa gorge avec ses ongles, pour finir par le
suicide au milieu des hurlements étouffés du blasphème. Et quels
regrets, quelle douleur pour ceux qui se savent aimés! O ma mère! ô ma
femme! ô ma soeur! si vous pouviez m'entendre! si vous me saviez là
vivant!

--Vous me donnez froid, taisez-vous! s'écria Julie. Jamais la mort ne
m'a fait peur. Cette idée est, au contraire, très-douce en moi, pleine
de poésie, d'espérance religieuse et même d'enthousiasme. Vous me la
gâtez, car j'avoue ne me sentir aucune force contre la pensée d'un
réveil dans le cercueil et d'une seconde mort dans les accès d'une
insurmontable frénésie. Cela se présente à moi comme un cauchemar
effroyable. Ah! mes amis, si je meurs près de vous, faites-moi
embaumer!... Mais non! L'idée de cette dissection répugne à la pudeur
d'une femme. Celle dont nous parlions dernièrement, cette femme illustre
qui était le type des distinctions exquises de l'esprit et du sentiment,
avait défendu que l'on touchât à son corps.

--Et elle avait raison, dit Théodore. L'embaumement est accompagné de
circonstances dégoûtantes; et l'autopsie, qui n'est pas nécessaire à la
science ou à la légalité, devrait être considérée comme une profanation.
Précisément, dans les magnifiques vers que madame de Girardin a fait
dire à Cléopâtre, elle peignait rapidement le côté antihumain, et, pour
ainsi dire, _antivivant_ de la vieille Egypte absorbée par l'_art
monstrueux_ de la momification:

     On dirait un pays de meurtre et de remords:
     Le travail des vivants, c'est d'embaumer les morts;
     Partout dans la chaudière, un corps qui se consume;
     Partout l'âcre parfum du naphte et du bitume;
     Partout l'orgueil humain follement excité,
     Luttant, dans sa misère, avec l'éternité!

--D'ailleurs, reprit Julie, la conservation de nos restes par ces
procédés est quelque chose de si laid, que, pour rien au monde, je ne
voudrais prévoir que l'on me verra encore dans cinq cents ans.

LOUISE.--Et puis, la question n'est pas de consulter les gens qui ont le
moyen de s'occuper de la figure qu'ils veulent faire après leur vie. Si
nous étions tous riches, nous arriverions très-facilement à ne pas
rendre nos sépultures dangereuses pour les populations; mais comme les
riches sont le petit nombre, et que le grand nombre est forcé de faire
de ses dépouilles une sorte de voirie et un foyer d'infection, il serait
grand temps de réformer ce fatal système.

--C'est une réforme où il y aurait donc trois choses à détruire, dit le
méthodique Théodore. D'abord, et avant tout, le malheur ou le crime
fréquent des inhumations précipitées; deuxièmement, le manque de respect
aux morts; troisièmement, l'effet désastreux, constant et certain, pour
la santé publique, de la méthode actuelle. Donc, il y aurait à trouver:

1° La certitude de la cessation de la vie, problème que la médecine n'a
pas résolu, et qu'il serait nécessaire de suppléer par une certitude de
la mort, c'est-à-dire par l'épreuve d'un délai sérieux et par une
constatation légale réelle. Comme on n'obtiendra jamais ce dernier point
dans les campagnes, il faudrait soustraire les morts à l'aversion
superstitieuse du paysan, en les plaçant dans un local d'attente,
semblable à celui qui est en usage dans d'autres contrées. Ce délai
n'offrirait pas de dangers pour la santé publique; les fonctionnaires
particuliers, payés par les communes, veilleraient aux premiers
symptômes de la putréfaction, _seul indice certain de la mort_, les
médecins l'avouent et plusieurs le déclarent. Les cérémonies du culte
conduiraient ce corps à son lit d'attente, comme elles le conduisent au
lit définitif de la tombe. Quelle belle cérémonie à instituer que celle
de son retour parmi les vivants quand le cas se présenterait!

2° Le système le plus économique, le plus décent et le plus religieux
pour la conservation des restes humains, entassés aujourd'hui, et demain
éparpillés et profanés, soit dans les fosses communes des grandes
villes, soit dans les cimetières de campagne, où manquent l'ordre et
l'espace, et où les enfants sentent craquer sous leurs pieds les
ossements de leur grand-père, avec la plus cynique insouciance ou avec
le plus insultant dégoût. L'incinération ou la dessication, par le feu
ou par les agents chimiques qui viendraient à le remplacer sans grandes
dépenses, est le meilleur mode, car l'urne est le meilleur tombeau; le
plus portatif, si l'on autorise les parents pauvres et les amis à ne pas
se séparer des restes sacrés (liberté que je n'accorderais pourtant pas,
si j'étais législateur, dans une société aussi peu religieuse que la
nôtre); et le plus durable, parce qu'il est le moins volumineux, le plus
facile à préserver des outrages de la préoccupation, de la brutalité des
effervescences politiques, et des empiétements des sépultures les unes
sur les autres, créés par la nécessité, par le manque d'espace ou de
temps.

3° Le moyen le plus efficace de préserver les vivants de la contagion de
la mort par les exhalaisons des cadavres, par l'assimilation de l'air,
des eaux et des plantes aux principes putrides de ces dissolutions. Je
me souviens d'avoir vu, au cimetière Montmartre, la forme d'un corps
humain comme tracé en relief sur la terre humide. En me baissant, je vis
que ce relief était le résultat d'une couche épaisse de petits
champignons vénéneux. Le pauvre mort était dessiné là, tête, corps, bras
et jambes, et comme revenu à la surface du terrain, sous forme de
végétation hideuse et infecte. Et pourtant c'était un particulier aisé,
il avait, pour dernière demeure, son petit carré de terre, sa barrière
peinte, sa croix sculptée, son banc de gazon, sa plate-bande de fleurs.
Il avait été probablement enterré honorablement, à la profondeur voulue,
dans un caveau cimenté et dans un cercueil convenable. La putréfaction
avait percé le bois, la pierre et l'épaisseur du sol. Elle avait fait
surgir, en dépit des soins donnés à cette sépulture, l'immonde
végétation qu'on eût pu appeler le poison vital de la mort, et qui, en
se desséchant, devait se répandre en poussière impalpable dans l'air
respiré par les vivants.
                
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