George Sand

Autour de la table
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JULIE.--Vous avez, ce soir, d'abominables historiettes. Dites-nous vite
votre remède, et parlons d'autre chose.

--Julie! dit Théodore d'un ton rude et triste, vous n'avez encore perdu
aucun de ceux que vous aimez. Quand ce malheur vous arrivera, vous
sentirez se joindre à vos regrets je ne sais quel effroi, quelle
angoisse physique, et vos genoux trembleront en s'appuyant sur cette
terre ou sur ce marbre, au sein desquels s'accomplira la terrible et
repoussante transformation de l'être aimé. Alors, vous comprendrez que
les restes humains ne devraient pas subir, comme ceux des animaux
inutiles, cette opération lente de la destruction par le ver de la
tombe. Vous frémirez à l'idée de ce que vous éprouveriez s'il vous
fallait revoir ces traits chéris ou vénérés devenus des objets
d'épouvante ou de répulsion. Vous aurez besoin de fuir ces sépulcres
barbares qui matérialisent l'idée de la mort, qui dégradent et
défigurent l'image restée dans nos souvenirs. Alors, vous regretterez
de ne pouvoir pleurer sur une cendre purifiée par le feu, sur un cadavre
dont l'annihilation subite laisserait intacte, en vous, la beauté des
formes de votre enfant, ou la majesté des traits de votre mère.

--Vous avec raison! dit Julie. L'homme doit disparaître, il ne doit pas
pourrir; il ne doit devenir ni une momie ridiculement parée, objet
d'horreur grotesque, ni une couche d'immondes champignons, poison
répandu dans l'atmosphère. Il doit devenir cendre. S'il pouvait ne rien
devenir du tout et se consumer entièrement, ce serait encore mieux, car
le rôle de son corps est fini au moment ou celui de son âme recommence;
et, pour se pénétrer de l'instinct de l'immortalité, ceux qui lui
survivent devraient ne pas même savoir ce que la putréfaction peut faire
de la beauté de cette forme. Il faudrait l'anéantir comme un vêtement
que l'on a vu porter à un ami, et que l'on brûle, plutôt que de le voir
traîner dans la boue. J'adopte donc l'idée de l'incinération, et je la
trouve religieuse, morale et civilisatrice.

--Oui, oui, dit Julie, demandons qu'on érige le _columbarium_, qui
mettra nos morts plus près de nous, et qu'on ferme le cimetière qui nous
en sépare à jamais. Dans le _columbarium_, point de corruption, point
d'animaux carnassiers attirés par l'odeur de la chair. Une poussière
inodore, inaltérable. Pas de terreur laissée après soi, pas de dégoût
autour de la dernière demeure. Des flammes purifiantes pour linceul, une
petite urne pour sépulcre, relique sacrée qui peut recevoir les baisers
et les larmes maternelles tant que la mère existe. Et, dans les
fantasmagories de la nuit, que le moyen âge a rêvées si atroces et que
l'imagination populaire voit encore sous des couleurs si noires et si
grossières, au lieu d'une danse macabre de squelettes grimaçants, des
ombres douces et poétiques qui gardent l'apparence et la beauté de la
vie, de suaves ou d'imposantes apparitions qui ne viennent pas menacer
des tourments éternels le pauvre hors d'état de payer la messe, mais
qui, prévoyants et généreux amis au delà de la mort, viennent consoler
des maux du présent et préserver des fatalités de l'avenir.

--Sur ce, dit Julie, prions pour que le plaidoyer de M. Alexandre
Bonneau ait le retentissement qu'il mérite, et pour que la civilisation
l'emporte de nos jours sur la barbarie.

Montfeuilly, 20 octobre 1836.




VIII


--Je vous trouve, quoi que vous en disiez, bien aristocrate dans vos
lectures. Il vous faut des noms illustres, et je vois une foule
d'excellentes choses, qui n'ont pas encore la consécration d'une
célébrité retentissante, passer sur cette table sans qu'on leur fasse
l'honneur de les lire et d'en causer.

Ainsi parla Théodore. Julie lui objecta la beauté du temps.

--On se promène et on travaille dehors tant que le jour dure, lui
dit-elle, et, à force d'avaler de l'air, on est un peu grisé et
somnolent quand on rentre au salon. Alors on n'a pas trop sa tête pour
essayer des auteurs nouveaux; on risque de tomber sur ce qu'il y a de
plus médiocre et de s'endormir tout à fait sur sa chaise; au lieu que,
comme des mets de haut goût réveillent l'appétit, les livres éminents
qui font naître des disputes raniment les esprits assoupis. Pourtant, si
vous avez, dans toutes ces nouveautés, quelque chose de bon à nous lire,
faites, nous écoutons.

THÉODORE.--Au train dont vous y allez, toutes les nouveautés sont
vieilles. Ainsi, voilà un adorable ouvrage bien court qui n'a pas encore
obtenu un regard de vous, superbe Julie, bien qu'il soit sur le piano
depuis six mois.

JULIE.--Quoi? le _Livre du bon Dieu_, d'Édouard Plouvier? J'ai lu la
musique.

THÉODORE.--Moi, je ne la connais pas. Elle est de Darcier?

JULIE.--Oui.

THÉODORE.--Est-elle jolie?

JULIE.--Oui.

LOUISE.--Elle est même charmante en plusieurs endroits. Celle de la
lune, par exemple, est tout à fait à la hauteur des paroles, et ce n'est
pas peu dire.

JULIE.--Vous les avez donc lues, vous, grand'mère? Moi, je ne lis jamais
cela. Ne chantant pas, je ne lis que les notes, et quand même je
chanterais, je crois que je dirais les paroles sans y rien comprendre et
sans avoir conscience de ce que je prononce. Il m'a toujours semblé
que, dans l'association du chant et de la poésie, cette dernière devait
être sacrifiée et par celui qui l'a faite et par ceux qui l'écoutent.
Les paroles de musique ne sont jamais qu'un prétexte pour chanter, et
plus elles sont insignifiantes, mieux elles remplissent leur office.

THÉODORE.--C'est un tort grave. Ce préjugé-là sert à conserver des
libretti stupides dans de la musique durable, comme de mauvais fruits
que l'on mettrait dans l'esprit de vin. Je vous accorde que les paroles
doivent être très-simples, parce que la musique étant une succession
d'idées et de sentiments par elle-même, n'a pas besoin du développement
littéraire, et que ce développement, recherché et orné, lui créerait une
entrave et un trouble insurmontables. Je crois que de la musique de
Beethoven sur des vers de Goethe (à moins qu'ils n'eussent été faits _ad
hoc_ et dans les conditions voulues) serait atrocement fatigante. Mais
de ce que j'avoue qu'il faut que le poëte s'assouplisse et se contienne
pour porter le musicien, il n'en résulte pas que j'abandonne, comme
vous, le texte littéraire à un crétinisme de commande. Nous sommes, du
reste, en progrès sous ce rapport, et j'ai entendu, dans ces derniers
temps, des opéras très-bien écrits et d'excellents ou de charmants vers
qui ne gênaient en rien la belle musique: entres autres, la _Sapho_ de
Gounod, dont Emile Augier avait fait le poëme. Et si vous voulez monter
plus haut encore dans la région de l'art, vous reconnaîtrez que le _Dies
irae_ de Mozart, doit l'ampleur sublime de son style à la couleur sombre
et large du texte latin.

--D'accord, dit Julie, si vous convenez qu'il faut que les vers
lyriques soient faits d'une certaine façon, car c'est de ceux-là qu'on a
dit: _Il faut les chanter, non les lire_. Donc les vers de M. Plouvier
ne se passeraient pas de musique, et je ne suis pas si coupable de ne
pas les avoir lus.

LOUISE.--Il faut que tu t'avoues coupable. Ces vers-là peuvent être lus
sans musique; ils sont de la musique par eux-mêmes, et quand même le
musicien ne se serait pas trouvé, par un rare bonheur, à la hauteur de
leur interprétation, ces poëmes n'en resteraient pas moins exquis.

--Des poëmes! dit Julie; j'avais pris ça pour des couplets.
Lisez-les-moi, _quelqu'un d'ici_?

Théodore lut les dix pièces de vers dont ce livre-album se compose.
Louise et moi nous les savions par coeur; mais nous en fûmes encore émus
comme au premier jour. Théodore ne les lut pas très-bien; mais je les
entendais encore par le souvenir, à travers le suave organe et
l'harmonieuse prononciation d'une des plus belles et des meilleures
femmes de notre temps, madame Arnould-Plessy. Je me souvins qu'en
écoutant ces doux chants récités par cette douce muse, j'avais été
attendri jusqu'aux larmes, et qu'elle-même essuyait ses beaux yeux à
chaque strophe. C'était un prestige dont il eût fallu peut-être se
défendre pour juger l'oeuvre, et je ne m'étais pas défendu. Je fus donc
enchanté de retrouver mon émotion lorsque Théodore, sans art et sans
charme, nous lut ces courts chefs-d'oeuvre qu'on devrait apprendre à
tous les beaux enfants intelligents, comme un catéchisme moral et
littéraire.

--Eh bien, dit Théodore à Julie silencieuse, lorsqu'il ferma le livre:
c'est indigne de vos sublimes régions?

--Non pas, répondit-elle; cela m'y a conduit par un chemin auquel je ne
m'attendais pas; un chemin sans abîmes et sans vertige; un sentier de
fleurs et de gazon où, d'abord, je me suis impatienté de voir des
madones et des angelots, figures trop jolies pour n'être pas usées en
poésie, mais qui se sont trouvées rajeunies tout à coup par un
symbolisme clair et pénétrant. Et puis voilà ces deux pièces vraiment
admirables, la _Mère providence_, limpide et tendre comme un cantique
chanté par un chérubin; le _Père_, un poème biblique, une parabole
d'Évangile racontée par un patriarche. Et je me trouve remontée au grand
ciel de ma croyance nouvelle, à travers les images qui plaisaient jadis
à mon enfance, mais qui, depuis longtemps, ne satisfaisaient plus mon
imagination lassée. Comment cela se fait-il? Comment ce petit vallon en
pente douce, où je croyais ne plus pouvoir repasser sans sourire,
m'a-t-il menée si haut que j'ai quitté la terre et regardé encore une
fois dans le vieux paradis avec des larmes d'enthousiasme et des élans
de foi? Je n'en sais rien. Quelqu'un pourrait-il me le dire?

--C'est peut-être, répondit Louise, que les idées vraies sont _unes_.
Les formes allégoriques ou philosophiques dont on les revêt nous
paraissent vagues ou lucides, neuves ou vieilles, selon le degré de
conviction, selon la force du sentiment de l'artiste qui les emploie. Au
fond, quand la grande et sereine notion du bon, du bien et du beau est
au sommet du temple, nous n'avons point à critiquer les figures et les
ornements de l'édifice. L'auteur de ces gracieux poëmes est-il un
philosophe ou un mystique? croit-il réellement aux anges et à la vierge
Marie? Ceci ne nous regarde pas. Il a dans l'âme la révélation des vrais
attributs de la divinité: l'amour infini, la miséricorde sans limites
qui, chez l'être parfait, n'est que la stricte justice. Sa foi parle le
langage de la légende. Il a gardé de ce symbolisme ce qui sera
éternellement frais pour l'imagination, éternellement chaud pour le
coeur; mais, fils du siècle, il n'est pas resté en arrière du progrès de
la révélation et du développement de la vraie doctrine; et, si vous y
regardez bien, la conclusion du _Livre du bon Dieu_ est la même que
celle des _Contemplations_:

     ...Hélas! c'est qu'au dehors de la maison en fête,
     Le fils rebelle est là, qui, d'un oeil ébloui,
     Contemple le festin, et de la voix arrête
     Chaque enfant, chaque ingrat attendu comme lui.
     Mais, dans son ombre même,
     Le père a reconnu
     Ce premier-né qu'il aime,
     Ce révolté vaincu!
     Oh! dit-il, qui l'enchaîne
     Loin de moi, dans ce jour?
     A-t-il donc plus de haine
     Que mon coeur n'a d'amour?
     Il sait qu'un seul regret à jamais me désarme,
     Que je souffre avec lui de son iniquité;
     Que, pour lui pardonner, je n'attends qu'une larme,
     Et que je l'attendrai toute une éternité!

Comparez cette conclusion, d'une suavité et d'une simplicité adorables,
avec le grandiose tableau de la dernière apocalypse annoncée par la
_Bouche d'Ombre_ et ces vers sublimes que nous redisions l'autre jour:

     Et Jésus, se penchant sur Bélial qui pleure,
     Lui dira: C'est donc toi?

Vous verrez que, chez les poëtes vraiment inspirés de ce temps-ci, la
réhabilitation par l'expiation est annoncée, et que cette doctrine,
sortant victorieuse de la démonstration philosophique, a trouvé dans
l'art son expression éloquente et sa forme vulgarisatrice. C'est la
prédiction du progrès indéfini, c'est la bonne nouvelle des âges futurs,
l'accomplissement des temps, le règne du bien vainqueur du mal par la
douceur et la pitié; c'est la porte de l'enfer arrachée de ses gonds, et
les condamnés rendus à l'espérance, les aveugles à la lumière; c'est la
loi du sang et la peine du talion abolies par la notion du véritable
Évangile; c'est en même temps les prisons de l'inquisition rasées et
semées de sel; ce sont les chaînes, les carcans et les chevalets à
jamais réduite en poussière; c'est l'échafaud politique renversé, la
peine de mort abolie; c'est la révolte de Satan apaisée, le jour où
finira son inexorable et inique supplice.

Le dix-neuvième siècle a pour mission de reprendre l'oeuvre de la
Révolution dans ses idées premières. Avant que la fièvre du combat eût
enivré nos pères, ce monde nouveau leur était apparu; puis il s'effaça
dans le sang. Nos poëtes descendent aujourd'hui dans l'arène du progrès
pour purifier le siècle nouveau, et cette fois leur tâche est à la
hauteur d'un apostolat.

THÉODORE.--Puisque votre thèse favorite revient toujours sur le
tapis....

JULIE.--Il faut vous attendre à cela!

THÉODORE.--Je ne demande pas mieux, et c'est pour cela que je vous prie
de prendre connaissance de quelques poëmes que vous avez là sous la
main. L'un est en italien: c'est la _Tentation_, de Giuseppe Montanelli,
un des hommes dont s'honore l'Italie patriotique et littéraire.

JULIE.--Je ne sais pas assez l'italien pour être juge d'une forme plus
ou moins belle dans la langue moderne. Je comprends mieux le Dante que
Foscolo, parce que mes premières études ont été classiquement tournées
de ce côté, et je suis un peu, à l'égard de cette langue, comme certains
Anglais et certains Allemands, qui comprennent Montaigne aussi bien que
nous, et nos écrivains d'aujourd'hui tout de travers. Racontez-moi en
peu de mots le poëme de Montanelli.

THÉODORE.--Raconter un poëme? Dieu m'en garde! Parcourez-le. Vous savez
assez la langue pour voir que c'est très-beau, comme sujet et comme
pensée; et, quant au dénouement, vous serez servie à votre goût: Satan
se repent et se convertit.

JULIE.--Satan est-il donc le héros du poëme, et, comme dans Milton, le
plus intéressant des personnages?

THÉODORE--Non; ici, c'est Jésus; c'est l'idée de douceur, de chasteté,
de dévouement et de pitié qui domine le poëme. D'abord, on voit ce type
de vertu, divine sur la montagne avec le tentateur qui lui montre les
royaumes de la terre, et, comme dans l'Évangile, le Sauveur répond
simplement: «Satan, ne me tente point; c'est inutile.» Au second chant,
Satan voit passer les martyrs dans leur gloire, et, renonçant à perdre
le Christianisme par la terreur des supplices, il espère que les prêtres
du Christ succomberont aux séductions de l'orgueil. Au troisième chant,
nous le voyons égarer l'esprit du grand Hildebrand. Il le surprend au
milieu de sa prière et lui offre l'empire du monde. Le saint zèle du
pontife s'égare, et, trompé par l'espérance de soumettre tous les
esprits à la loi du Christ, il est saisi de la fièvre de l'ambition du
monde temporel. Satan le quitte en s'écriant: «Spiritualisme superbe! te
voila enchaîné par le plus tenace de mes liens: l'orgueil!»

De ce moment, la papauté entre dans la voie de perdition. Le Christ
pleure sur les guerres iniques dont l'Italie devient l'arène sanglante.
L'ange de la renaissance italienne appelle à lui les grands Italiens:
Dante, Pétrarque, Raphaël, Michel-Ange, Colomb, Arioste, Tasse, Galilée,
etc. Ils se lèvent avec de sublimes aspirations et d'immenses promesses;
mais Satan vient, avec la papauté corrompue, exploiter et avilir l'art,
la science, l'idéal. Dante lui-même s'égare au sein de la tourmente, et,
dans sa douleur, il invoque le secours de César. Puis, apparaît le pape
Borgia, au milieu d'une orgie tracée rapidement de main de maître:
cardinaux, moines, abbés, démons et courtisanes mènent la danse.
Savonarola passe avec le Christ; ils vont vers l'Allemagne, vers
Luther.... Mais je vois que je vous raconte le poëme, et c'est le
déflorer. Arrivons au dénouement.

--Attendez, dit Julie, c'est donc un poëme historique?

THÉODORE.--C'est une oeuvre philosophique et patriotique; c'est une
large esquisse symbolique de l'histoire de l'Italie papale et politique.

JULIE.--Qui résume, ce me semble, la pensée d'un travail du même auteur,
intitulé: _Le parti national italien, ces vicissitudes et ses
espérances_. J'ai lu cela dernièrement dans la _Revue de Paris_. C'est
très-bien fait et très-intéressant. M. Montanelli appartient, je crois,
à la politique révolutionnaire libérale de son pays. Il conclut, comme
Manin, par l'alliance avec la monarchie sarde pour sauver la nationalité
italienne. Est-ce la le dénouement de son poëme?

THÉODORE.--Non: son poëme finit, comme je vous l'ai dit, par
l'embrassement final du Sauveur et du démon.

Julie partit d'un éclat de rire; puis elle soupira.

--Qu'est-ce qui vous prend? lui demanda Théodore.

--Rien, dit-elle d'un ton mélancolique. Je songeais à Dante appelant
César au secours de l'Italie dévorée par les discordes intestines. Je
vois que votre poëte repousse la souveraineté temporelle du pape; je
sais qu'il maudit le trône de Naples et qu'il dévoile les turpitudes des
autres tyrans de la Péninsule. Je comprends que son espérance se rallume
à l'idée d'une grande fusion d'efforts et de sympathie avec le vaillant
peuple sarde. Ma!... comme ils disent là-bas!

--Eh bien! dit Théodore, qu'ont-ils de mieux à faire, ces pauvres
Italiens qu'on a coutume d'assister en paroles?

JULIE.--Je ne sais pas, et je ne ris plus.

--Pourquoi avez-vous ri?

JULIE.--Que sais-je? Jésus, cet éternel martyr, ouvrant ses bras à celui
dont le métier est de susciter les puissances temporelles et d'enivrer
souvent ceux qu'il place sur les trônes.... J'ai fait un rapprochement,
et j'ai ri de chagrin... ou de crainte! Mais ne parlons pas
politique.... Donc, dans le poëme, Satan se convertit?

THÉODORE.--N'est-ce pas votre rêve? La fin du règne de Satan,
c'est-à-dire la vraie lumière du progrès chassant les ténèbres de la
fausse science?

JULIE.--Oui; le mal considéré comme un accident passager dans l'histoire
des hommes, et prenant fin par la diffusion de la lumière, qui, seule,
est une chose absolue et impérissable; c'est là l'avenir, ou bien la
race humaine disparaîtra de la terre sans mériter un regret.
Racontez-nous le dernier chant de Montanelli.

THÉODORE.--Satan est seul sur la montagne où, jadis, il essaya de tenter
le Christ. Il est seul à jamais, car les autres esprits de ténèbres ont
cessé de lui obéir. Les vices grossiers ont disparu devant la vraie
civilisation. Satan, type de l'orgueil et de l'ambition, résiste encore;
mais l'effroi de la solitude et l'horrible ennui de l'égoïsme l'ont
saisi. Pour la première fois il se rend compte de son épouvantable
souffrance. Jésus a pitié et vient à lui. «J'ai vaincu tes sujets, lui
dit-il; j'ai fait la lumière dans les âmes; j'ai plié les puissants de
la terre au _droit_, et le droit à la charité. Souviens-toi que tu es né
de la lumière, et reviens à la lumière.» Satan, ébranlé, s'écrie: «O
Nazaréen! à ton tour, voudrais-tu tenter Satan?» Mais il se débat dans
sa douleur jusqu'à ce qu'une larme tombe des yeux de Jésus. Cette larme
divine transforme le diable en chérubin. _Esprit d'amour, tu as vaincu:
j'aime_! s'écrie Satan en prenant son vol vers les cieux. Tout cela est
dit en vers nerveux, pleins de pensées, c'est-à-dire gros de vérités.
Mettez donc Giuseppe Montanelli parmi vos poëtes.

--Accordé, dit Julie. Mais vous avez dit qu'il n'était pas le seul: où
prenez-vous les autres?

THÉODORE.--Pour aujourd'hui, je vais vous lire, si vous voulez, la _Mort
du Diable_, de Maxime du Camp[2].

[Note 2: _Revue de Paris_, 15 juillet 1858.]

JULIE.--Nous voulons
bien: j'y ai déjà jeté les yeux; je suis restée en route, pensant que
c'était un poëme burlesque.

THÉODORE.--Vous vous êtes trompée. La forme est un mélange de tristesse,
d'ironie et d'enthousiasme: c'est ce que l'on peut appeler de
l'_humour_, et vous verrez que cela mène à une conclusion philosophique
aussi forte que vous pouvez la souhaiter.

Théodore nous lut ce poëme remarquable, abondant, facile, un peu trop
facile parfois, mais dont les longueurs sont rachetées par des traits
brillants et un sentiment profond. Une vive fantaisie le traverse et le
soutient: c'est l'amour inextinguible du vieux Satan pour la belle Ève.
Condamné à avoir la tête écrasée par elle, le tentateur vient, à la fin
des temps, subir l'arrêt céleste. La femme s'avance, et Satan,

     En voyant s'approcher l'Ève du premier jour,
     Sentit une lueur, dernier rayon d'amour,
     Adieu suprême et doux, glisser sur sa paupière.
     La femme contemplait, dans la pleine lumière
     Avec un sentiment d'ineffable pitié,
     Son antique ennemi, pantelant, châtié,
     Et qui, vaincu, devait enfin mourir par elle;
     Des larmes de pardon brillaient sur sa prunelle;
     Une larme coula de son oeil éperdu,
     Satan cria: Merci!...
     Alors chacun cria dans un immense choeur:
     Il est mort! Il est mort!...
     ...Et puis....
     On entendit un cri terrible, à tout courber:
     C'était l'arbre du mal qui venait de tomber.

--Dans ce poëme, le diable n'est pas réhabilité, dit Théodore; mais il
est absous, puisque las de vivre, il ne demandait pour pardon que d'être
débarrassé de l'éternité. Vous voyez que votre utopie est à la mode en
poésie.

--Eh bien, dit Louise, c'est là un bon et grand symptôme; et, dans la
bouche de l'Italien Montanelli, ce que tu appelles notre utopie prend
beaucoup de portée. L'Italie est le pays du diable par excellence. C'est
par lui, en effet, bien plus que par Jésus, que l'Église romaine a
gouverné les esprits, c'est-à-dire par la personnification du mal
absolu, menaçant l'homme d'une éternelle société avec lui et d'une
torture éternelle sous ses lois. Cette création des âges de barbarie a
fait son temps, et, en attendant qu'elle tombe sous la risée du peuple,
il est permis aux poëtes de la conduire au tombeau avec tous les
honneurs dus à un symbole qui a tant vécu; mais il est bien temps que
l'homme soit guidé vers le bien par l'idée du beau, et que le laid
périsse en prose comme en vers.

--Ainsi, dit Théodore, vous arrivez toujours à votre conclusion que
l'homme doit devenir l'ange de cette pauvre terre? Je voudrais en être
aussi persuadé que vous.

--Si vous voulez que ce ne soit pas un rêve, dit Julie, partagez-le,
vous tous qui vous en défendez! C'est par la foi, ce rêve sublime, que
tout ce à quoi l'homme aspire devient une certitude, une conquête, une
réalité.

Montfeuilly, 20 septembre 1853.




I

ESSAI
SUR LE DRAME FANTASTIQUE

GOETHE--BYRON--MICKIEWICZ


Le vrai nom qui conviendrait à ces productions étranges et audacieuses,
nées d'un siècle d'examen philosophique, et auxquelles rien dans le
passé ne peut être comparé, serait celui du _drame métaphysique_. Parmi
plusieurs essais plus ou moins remarquables, trois se placent au premier
rang: _Faust_, que Goethe intitule _tragédie, Manfred_, que Byron nomme
_poëme dramatique_, et la troisième partie des _Dziady_, que Mickiewicz
désigne plus légèrement sous le titre d'_acte_.

Ces trois ouvrages sont, j'ose le dire, fort peu connus en France.
_Faust_ n'est bien compris que de ce qu'on appelle l'aristocratie des
intelligences; _Manfred_ n'a guère contribué, même en Angleterre, à la
gloire de Byron, quoique ce soit peut-être le plus magnifique élan de
son génie. Jeté comme complément dans le recueil de ses oeuvres, s'il a
été lu, il a été déclaré inférieur au _Corsaire_, au _Giaour_, à
_Childe-Harold_, qui n'en sont pourtant que des reflets arrangés à la
taille de lecteurs plus vulgaires, ou des essais encore incomplets dans
la pensée du poëte. Quant à cet acte des _Dziady_, d'Adam Mickiewicz, je
crois pouvoir affirmer qu'il n'a pas eu cent lecteurs français, et je
sais de belles intelligences qui n'ont pas pu ou qui n'ont pas voulu le
comprendre.

Est-ce que la France est indifférente ou antipathique aux idées
sérieuses qui ont inspiré ces ouvrages? Non, sans doute. Dieu me
préserve d'accorder à l'Allemagne cette supériorité philosophique à
laquelle le moindre de nos progrès politiques donne un si éclatant
démenti, car je ne comprends rien à une sagesse qui ne rend pas sage, à
une force qui ne rend pas fort, k une liberté qui ne rend pas libre;
mais je crains que la France ne soit beaucoup trop classique pour
apprécier de longtemps le fond des choses, quand la forme ne lui est pas
familière. Quand _Faust_ a paru, l'esprit académicien qui régnait encore
s'est récrié sur le désordre, sur la bizarrerie, sur le décousu, sur
l'obscurité de ce chef-d'oeuvre, et tout cela, parce que la forme était
une innovation, parce que le plan, libre et hardi, ne rentrait dans
aucune de nos habitudes consacrées par la règle, parce que _Faust_ ne
pouvait pas être mis à la scène, que sais-je? parce que l'Académie en
était encore à l'_Art poétique_ de Boileau, qui certes n'eût pas
compris, et eût été très-bien fondé, de son temps, à ne pas comprendre
ce mélange de la vie métaphysique et de la vie réelle qui fait la
nouveauté et la grandeur de la forme de _Faust_.

Il ne fut peut-être donné qu'à un seul contemporain de Goethe de
comprendre l'importance et la beauté de cette forme, et ce contemporain,
ce fut le plus grand poëte de l'époque, ce fut lord Byron. Aussi
n'hésita-t-il pas à s'en emparer; car, aussitôt émise, toute forme
devient une propriété commune que tout poëte a droit d'adapter à ses
idées; et ceci est encore la source d'une grave erreur, dans laquelle
est tombée trop souvent la critique de ces derniers temps. Elle s'est
imaginé devoir crier à l'imitation ou au plagiat, quand elle a vu les
nouveaux poëtes essayer ce nouveau vêtement que leur avait taillé le
maître, et qui leur appartenait cependant aussi bien que le droit de
s'habiller à la mode appartient au premier venu, aussi bien que le droit
d'imiter la forme de Corneille ou de Racine appartient encore, sans que
personne le conteste, à ceux qui s'intitulent aujourd'hui les
conservateurs de l'art.

Et cependant on n'avait pas crié au plagiat lorsque Molière et Racine
avaient traduit littéralement des pièces quasi-entières d'Aristophane et
des tragiques grecs. C'est que le siècle de nos vrais classiques avait
été plus tolérant et plus naïf que le nôtre, et c'est pourquoi ce fut un
grand siècle.

Byron prit donc la forme du _Faust_, à son insu sans doute, par instinct
ou par réminiscence; mais, quoiqu'il ait récusé la véritable source de
son inspiration pour la reporter au _Prométhée_ d'Eschyle (qui,
disons-le en passant, lui a inspiré la plus faible partie de _Manfred_),
il n'en est pas moins certain que la forme appartient tout entière à
Goethe: la forme et rien de plus. Mais pour faire comprendre la
distinction que j'établirai plus tard entre ces poëmes, je dois remettre
sous les yeux des lecteurs le jugement de Goethe sur _Manfred_, et celui
de Byron sur lui-même.

JUGEMENT DE GOETHE

TIRÉ DU JOURNAL L'ART ET L'ANTIQUITÉ


La tragédie de Byron, _Manfred_, me paraît un phénomène merveilleux et
m'a vivement touché. Ce poëte métaphysicien s'est approprié mon _Faust_,
et il en a tiré une puissante nourriture pour son amour hypocondriaque.
Il s'est servi pour ses propres passions des motifs qui poussaient le
docteur, de telle façon qu'aucun d'eux ne paraît identique, et c'est
précisément cause de cette transformation que je ne puis assez admirer
son génie. Le tout est si complètement renouvelé, que ce serait une
tâche intéressante pour la critique, non-seulement de noter ces
altérations, mais leur degré de ressemblance ou de dissemblance avec
l'original. L'on ne peut nier que cette sombre véhémence et ce désespoir
exubérant ne deviennent, à la fin, accablants pour le lecteur; mais,
malgré cette fatigue, on se sent toujours pénétré d'estime et
d'admiration pour l'auteur.


FRAGMENT DE LETTRE DE LORD BYRON A SON ÉDITEUR

Juin 1820


Je n'ai jamais lu son _Faust_, car je ne sais pas l'allemand; mais
Matthew Lewis, en 1816, à Coligny, m'en traduisit la plus grande partie
de vive voix, et j'en fus naturellement très-frappé; mais c'est le
Steinbach, la Jungfrau et quelques autres montagnes, bien plutôt que
_Faust_, qui m'ont inspiré _Manfred_. La première scène, cependant, se
trouve ressembler à celle de _Faust_.


AUTRE FRAGMENT

1817


J'aimais passionnément le _Prométhée_ d'Eschyle. Lorsque j'étais enfant,
c'était une des pièces grecques que nous lûmes trois fois dans une année
à Harrow. Le _Prométhée, Médée_ et _les Sept chefs devant Thèbes_ sont
les seules tragédies qui m'aient jamais plu. Le _Prométhée_ a toujours
été tellement présent à ma mémoire, que je puis facilement concevoir son
influence sur tout ce que j'ai écrit; mais je récuse Marlow et sa
progéniture, vous pouvez m'en croire sur parole.

Je ne comprends pas plus l'assertion de Goethe se croyant imité, que les
dénégations de Byron craignant d'être accusé d'imitation. D'abord la
ressemblance des deux drames, quant à la forme, ne me paraît pas aussi
frappante qu'il plaît à Goethe de le dire. Cette forme n'est qu'un essai
dans _Faust_, essai magnifique, il est vrai, mais que l'on voit élargi
et complété dans _Manfred_. Ce qui fait la nouveauté et l'originalité de
cette forme, c'est l'association du monde métaphysique et du monde réel.
Ces deux mondes gravitent autour de _Faust_ et de _Manfred_ comme autour
d'un pivot. Ce sont deux milieux différents, et cependant étroitement
unis et habilement liés, où se meuvent tantôt la pensée, tantôt la
passion du type Faust ou du type Manfred. Pour me servir de la langue
philosophique, je pourrais dire que Faust et Manfred représentent le
_moi_ ou le sujet; que Marguerite, Astarté et toutes les figures réelles
des deux drames représentent l'objet de la vie, du _moi_; enfin que
Méphistophélès, Némésis, le sabbat, l'esprit de Manfred et tout le monde
fantastique qu'ils traînent après eux, sont le rapport du _moi_ au _non
moi_, la pensée, la passion, la réflexion, le désespoir, le remords,
toute la vie du moi, toute la vie de l'âme, produite aux yeux, selon le
privilège de la poésie, sons des formes allégoriques et sous des noms
consacrés par les croyances religieuses chrétiennes ou païennes, ou par
les superstitions du moyen âge. Cette représentation du monde intérieur,
ce grand combat de la conscience avec elle-même, avec l'effet produit
sur elle par le monde extérieur dramatisé sous des formes visibles, est
d'un effet très-ingénieux et très-neuf.

Oui, neuf, malgré le Prométhée d'Eschyle, malgré les furies d'Oreste et
tout le monde fantastique des anciens, malgré les spectres d'Hamlet, de
Banco et de Jules César, malgré, enfin, le don Juan de Molière et le don
Juan de Mozart. Toute cette intervention du remords ou de la fatalité
dans l'action dramatique sous la forme de larves et de démons a été de
tout temps du domaine de la poésie, et Voltaire, le plus froid et le
plus positif des écrivains dramatiques, n'a pas dédaigné de reproduire à
la scène l'ombre de Ninus. Mais dans les anciens comme dans les modernes
qui les ont imitées ou reproduites, ces apparitions n'ont pas le
caractère purement métaphysique que Goethe leur a donné. Elles tiennent
à des croyances ou à des superstitions contemporaines, et si les
intelligences supérieures en ont saisi le sens allégorique, les masses
qui ont assisté à leur représentation scénique les ont prises au
sérieux. Les femmes enceintes avortaient à la représentation d'Oreste
tourmenté par les furies. Au temps de Shakespeare, l'ombre d'Hamlet
produisait plus d'effroi et d'émotion qu'elle n'éveillait de réflexions
philosophiques, et au temps de Molière, la statue du commandeur, malgré
le comique au milieu duquel elle se présentait, faisait encore passer un
certain frisson dans les veines des spectateurs. Quelle qu'ait été la
pensée frivole ou sérieuse de tous ceux qui, avec Goethe, avaient fait
intervenir des êtres surnaturels dans l'action dramatique, il est
certain qu'ils ont eu recours à cette intervention comme moyen
dramatique bien plus que comme moyen philosophique. Ils ont eu, sans
doute, en ceci, une pensée de haute moralité ou de critique incisive;
mais cette pensée n'était pas la pensée fondamentale de leur oeuvre,
comme il a plu à la critique moderne de le croire. Il n'en pouvait pas
être ainsi, et le temps montrera que nos interprétations du XIXe siècle
sur les mystères des poésies antérieures, comme sur les mythes
historiques, ont manqué de circonspection, et sont, en grande partie,
très-arbitraires. Malgré l'ingénieuse explication d'Hamlet par Goethe,
je suis persuadé que Shakespeare a conçu son magnifique drame beaucoup
plus naïvement que Goethe ne put se le persuader, et que ce qui semblait
à celui-ci si subtil et si mystérieux dans le héros de Shakespeare,
avait une explication très-claire et très-ingénue dans les idées
superstitieuses de son temps. Autrement, comment concevoir l'immense
popularité des drames les plus profonds de Shakespeare? Il faudrait
supposer un public composé de métaphysiciens et de philosophes,
assistant à la première représentation d'_Hamlet_ ou de _Macbeth_. Or,
malgré le progrès des temps, John Bull serait encore aujourd'hui fort
scandalisé des interprétations fines et poétiques de Goethe; et le bon
Shakespeare, lui-même, beaucoup plus artiste et beaucoup moins sceptique
qu'on ne le croit en Allemagne et en France, serait sans doute
émerveillé, s'il revenait à la vie, de lire tout ce qui s'est publié en
tête ou en marge de nos traductions depuis vingt ans.

Tout _Hamlet_, tel qu'il est analysé dans _Wilhem Meister_, appartient
donc à Goethe, et non à Shakespeare, de même que tout le _Don Juan_ de
Mozart, tel qu'il est analysé dans le conte d'Hoffmann, appartient à
Hoffmann et nullement à Mozart, nullement à Molière, nullement à la
chronique espagnole, de même encore que _Faust_ n'appartient ni à la
chronique germanique, ni à Marlow, ni à Widmann, ni à Klinger, mais à
Goethe seul. Et c'est ici le lieu de dire que _Faust_ est né de
l'_Hamlet_ de Shakespeare indirectement, vu qu'il est né directement de
l'_Hamlet_ de Goethe dans _Wilhem Meister_, heureux témoignage du génie
puissant et créateur de Goethe, qui, ne trouvant pas encore suffisante
la grandeur d'_Hamlet_, a su s'élever à la taille du génie de son siècle
et lui donner un héritier tel que _Faust_!

Le drame de _Faust_ marque donc, à mes yeux, une limite entre l'ère du
fantastique _naïf_ employé de _bonne foi_ comme ressort et effet
dramatique, et l'ère du fantastique profond employé philosophiquement
comme expression métaphysique, et... dirai je religieuse? Je le dirai,
car ces grands ouvrages dont j'ai à parler appartiennent à la
philosophie, c'est-à-dire à la religion de l'avenir, le scepticisme de
Goethe, comme le désespoir de Byron, comme la sublime fureur de
Mickiewicz.

Mais nous n'en sommes pas encore là. Je demande hardiment, vu mon
inaptitude à écrire sur ces matières, qu'on me pardonne la longueur de
ces développements sur une simple question de forme. Il ne me semble pas
que ma tache soit frivole. Il ne s'agit de rien moins que de restituer à
deux des plus grands poëtes qui aient jamais existé, la part
d'originalité qu'ils ont eue chacun en refaisant ce qu'il a plu à la
critique d'appeler le même ouvrage. Je m'imagine accomplir un devoir
religieux envers Mickiewicz en suppliant la critique de bien peser ses
arrêts quand de tels noms sont dans la balance.

Ainsi toute l'Europe littéraire a cru Goethe sur parole lorsqu'il a
décrété, avec une bienveillance superbe, que Byron s'était _approprié
son Faust, et qu'il s'était servi pour ses propres passions, des motifs
qui poussaient le docteur_. Byron lui-même était effrayé de cette
ressemblance qui frappait Goethe, lorsqu'il écrivait avec une légèreté
affectée: «Sa première scène, cependant, se trouve ressembler à celle de
Faust.» Ainsi le peu de critiques français qui ont daigné jeter les yeux
sur la magnifique improvisation de Mickiewicz, ont dit à la hâte: «Ceci
est encore une contrefaçon de _Faust_,» comme Goethe avait dit que
_Faust_ était l'_original_ de _Manfred_. Eh bien! soit: _Faust_ a servi
de modèle dans l'art du dessin dramatique à Byron et à Mickiewicz, comme
Eschyle à Sophocle et à Euripide, comme Cimabue dans l'art de la
peinture à Raphaël et à Corrége, et leurs drames rassemblent à celui de
Goethe beaucoup moins qu'une pièce classique quelconque en cinq actes et
en vers ne rassemble à une autre pièce classique quelconque en vers et
en cinq actes, comme _Athalie_ ressemble au _Cid_, comme _Polyeucte_
ressemble à _Bajazet_, etc. Le drame métaphysique est une forme. Elle a
été donnée; elle est retombée dans le domaine public le jour où elle a
été conçue, et il ne dépendait pas plus de Goethe de s'en faire le
gardien jaloux, qu'il ne dépend de ceux qui s'en serviront après lui
d'ôter quelque chose à la gloire de l'avoir trouvée. C'est une invention
dont l'honneur revient à Goethe et qui lui a été payée par d'assez
magnifiques apothéoses. Maintenant elle appartient à l'avenir, et
l'avenir lui donnera, comme Byron et Mickiewicz ont déjà commencé à le
faire, les développements dont elle est susceptible.

J'ai essayé de prouver qu'il n'y avait ni plagiat ai servilité à modeler
son oeuvre sur une forme connue. Il me reste à prouver que le fond, la
portée et l'exécution des trois drames métaphysiques dont je m'occupe
diffèrent essentiellement. Je ne reviendrai plus au point de vue de la
défense des deux grands poëtes prétendus imitateurs du premier. Je
m'efforcerai de faire ressortir, quant au fond et quant à la forme, le
grand progrès philosophique et religieux que signalent ces trois poëmes,
nés pourtant à des époques très-rapprochées.




FAUST


Goethe ne vit et ne put voir dans l'homme qu'une victime de la fatalité;
soit qu'il croupit dans l'ignorance, soit qu'il s'élevât par la science,
l'homme lui sembla devoir être le jouet des passions et la victime de
l'orgueil. Il ne reconnut qu'une puissance dans l'univers, l'inflexible
réalité. Goethe ferma le siècle de Voltaire avec un éclat qui effaça
Voltaire lui-même. «On sent dans cette pièce, dit madame de Staël on
parlant de _Faust_ et en le comparant _à plusieurs écrits de Voltaire_,
une imagination d'une toute autre nature; ce n'est pas seulement le
monde moral tel qu'il est qu'on y voit anéanti, main c'est l'enfer qui
est mis à sa place. Il y a une puissance de sorcellerie, une pensée de
mauvais principe, un enivrement du mal, un égarement de la pensée, qui
fait frissonner, rire et pleurer tout à la fois. Il semble que, pour un
moment, le gouvernement de la terre soit entre les mains du démon. Vous
tremblez, parce qu'il est impitoyable; vous riez, parce qu'il humilie
tous les amours-propres satisfaits; vous pleurez, parce que la nature
humaine, ainsi vue des profondeurs de l'enfer, inspire une pitié
douloureuse.»

Ce passage est beau et bien senti. Goethe, tout disciple de Voltaire
qu'il est, le laisse bien loin derrière lui dans l'art de rapetisser
Dieu et d'écraser l'homme: c'est que Goethe a de plus que Voltaire la
science et le lyrisme, armes plus puissantes que l'esprit, et
auxquelles il joint encore l'esprit, dernière flèche acérée qu'il tourne
contre la patience de Dieu aussi bien que contre la misère de l'homme.

Certes, Goethe passe pour un grand poëte, et le nier semblerait un
blasphème. Cependant, dans les idées que nous nous faisons d'un idéal de
poëte, Goethe serait plutôt un grand artiste; car nous, nous ne
concevons pas un poëte sans enthousiasme, sans croyance ou sans
passions, et la puissance de Goethe, agissant dans l'absence de ces
éléments de poésie, est un de ces prodiges isolés qui impriment une
marche au talent plus qu'aux idées. Goethe est le vrai père de cette
théorie, tant discutée et si mal comprise de part et d'autre, de l'_art
pour l'art_. C'est un si puissant artiste que ses défauts seuls peuvent
être imités, et qu'en faisant, à son exemple, de l'_art pour l'art_, ses
idolâtres sont arrivés à ne rien faire du tout. Cette théorie de Goethe
ne devait pas et ne pouvait pas avoir d'application puissante dans
d'autres mains que les siennes: ceci exige quelques développements.

Je ne sais plus qui a défini le poëte, un composé d'artiste et de
philosophe: cette définition est la seule que j'entende. Du sentiment du
beau transmis à l'esprit par le témoignage des sens, autrement dit _du
beau matériel_, et du sentiment du beau conçu par les seules facultés
métaphysiques de l'âme, autrement dit _du beau intellectuel_, s'engendre
la poésie, expression de la vie en nous, ingénieuse ou sublime, suivant
la puissance de ces deux ordres de facultés en nous. L'idéal du poëte
serait donc, à mes yeux, d'arriver à un magnifique équilibre des
facultés artistiques et philosophiques; un tel poëte a-t-il jamais
existé? Je pense qu'il est encore à naître. Faibles que nous sommes, en
ces jours de travail inachevé, nous sentons toujours en nous un ordre de
facultés se développer aux dépens de l'autre. La société ne nous offre
pas un milieu où nos idées et nos sentiments puissent s'asseoir et
travailler de concert. Une lutte acharnée, douloureuse, funeste, divise
les éléments de notre être et nous force à n'embrasser qu'une à une les
faces de cette vie troublée, où notre idéal ne peut s'épanouir. Tantôt,
froissés dans les aspirations de notre âme et remplis d'un doute amer,
nous sentons le besoin de fuir la réflexion positive et le spectacle des
sociétés humaines; nous nous rejetons alors dans le soin de la nature
éternellement jeune et belle, nous nous laissons bercer dans le vague
des rêveries poétiques, et, nous plaçant pour ainsi dire tête à tête
avec le créateur au sein de la création, aspirant par tous nos pores ce
qu'Oberman appellerait _l'impérissable beauté des choses_, nous nous
écrions avec Faust, dans la scène intitulée _Forêts et Cavernes_:
«Sublime esprit, tu m'as donné, tu m'as donné tout, dès que je te l'ai
demandé... tu m'as livré pour royaume la majestueuse nature et la force
de la sentir, d'en jouir. Non, tu ne m'as pas permis de n'avoir qu'une
admiration froide et interdite: en m'accordant de regarder dans son sein
profond, comme dans le sein d'un ami, tu as amené devant moi la longue
chaîne des vivants, et tu m'as instruit à reconnaître mes frères dans le
buisson, tranquille, dans l'air, dans les eaux....»

Dans cette disposition nous sommes artistes; dans cette disposition
Goethe était panthéiste, ce qui n'est qu'une certaine manière
d'envisager la nature en artiste, en grand artiste, il est vrai.

Mais la solitude et la contemplation ne suffisent pas plus à nos besoins
qu'elles ne suffisent à ceux de Faust, et ce n'est pas la voix de
Méphistophélès qui vient nous arracher à ces retraites, c'est la voix
même de l'humanité qui vient nous crier comme lui: _Comment donc
aurais-tu, pauvre fils de la terre, passé ta vie sans moi_? En effet,
nous sentons que toutes nos aspirations vers la Divinité sont
impuissantes, que nous travaillons à nous élever jusqu'à elle hors de la
voie qu'elle nous a assignée. Nous sentons que cette belle nature n'est
rien sans l'action de l'humanité, à qui Dieu a confié le soin de
continuer l'oeuvre de la création. En vain notre imagination peuple ces
solitudes de rêves enchantés: les anges du ciel ne descendent pas à
notre voix. Notre puissance ne peut évoquer ni les génies de l'air, ni
les esprits de la terre. Nous savons trop bien que le génie qui protège
la nature terrestre, que l'esprit qui alimente sa fécondité, que l'ange
qui forme un lien entre la beauté intelligente de la matière et la
sagesse aimante de Dieu, nous savons bien que tout cela c'est l'homme,
c'est l'être voué ici-bas au travail persévérant, et investi de
l'intelligence active. D'ailleurs, notre vie ne se borne pas seulement à
la faculté de voir et d'admirer le monde extérieur. Il faut qu'il aime,
qu'il souffre, qu'il cherche la vérité à travers le travail et
l'angoisse. C'est en vain qu'il voudrait se soustraire aux orages qui
grondent sur sa tête; l'orage éclate dans son coeur, la société ou la
famille le réclament, le lien des affections ne vent pas se rompre: il
lui faut retourner à la vie!

Et bientôt recommence autour de nous le tumulte du monde; bientôt les
sentiments humains s'agitent en nous plus héroïques ou plus misérables
que jamais; et si, dans cet ouragan qui nous entraîne, les pensées de
notre cerveau et les besoins de notre coeur cherchent une foi, une
vertu, une sagesse, un idéal quelconque, nos travaux d'esprit prennent
une direction nouvelle. Ce sentiment du beau matériel, dont l'art était
pour nous l'expression naguère, s'applique désormais, riche des formes
que l'art nous inspire, à des sujets plus étendus et plus graves. Dans
cette disposition nous sommes philosophes; nous serions vraiment poëtes
si nous pouvions manier assez bien l'art pour en faire l'expression de
notre vie métaphysique aussi bien que celle de notre vie poétique.

Mais cela serait un progrès que l'art n'a pu porter encore à un degré
assez éminent pour vaincre les résistances du préjugé qui veut limiter
la tache de l'artiste-poëte à la peinture de la vie extérieure, lui
permettant, tout au plus, d'entrer dans le coeur humain assez avant pour
y surprendre le mystère de ses passions. Goethe, le plus grand artiste
littéraire qui ait jamais existé, n'a pas su ou n'a pas voulu le faire.
Dans le plus philosophique et le plus abstrait de ses ouvrages, dans
_Faust_, on le voit trop préoccupé de l'art pour être complètement ou du
moins suffisamment philosophe. Dans ce poème magnifique où rien ne
manque d'ailleurs, quelque chose manque essentiellement, c'est le secret
du coeur de Faust. Quel homme est Faust? Aucun de nous ne peut le dire.
C'est l'homme en général, c'est la lutte entre l'austérité et les
passions, entre l'idéal et l'athéisme. Mais que cette lutte est faible,
et comme le frivole esprit du doute l'emporte aisément sur cet homme
mûri dans l'étude et la réflexion! Comme on voit le néant de cet homme,
que Dieu pourtant appelle son serviteur, dans un prologue puéril et de
mauvais goût, étroit portique d'un monument grandiose[3]!

[Note 3: Sauf les strophes chantées dès le début par les trois
archanges, qui sont d'une poésie sublime.]

     Il me cherche ardemment dans l'obscurité, et je veux
     bientôt le conduire à la lumière.

Si c'est de l'homme en général que la Divinité parle ainsi, il faut
avouer que l'esprit de malice a beau jeu contre elle, et qu'il n'a qu'à
effleurer la terre de son aile pour que la terre entière tombe en sa
puissance. Si le fameux docteur Faust est là seulement en question, Dieu
et le lecteur se trompent grandement au début, sur la puissance
intellectuelle de ce sage que la moindre plaisanterie de Méphistophélès
va déconcerter, que la moindre promesse de richesse et de luxure va
précipiter dans l'abîme. Si c'est _Goethe_ lui-même dont la grande
figure nous apparaît à travers celle du docteur, nous voici éclairés, et
nous comprenons pourquoi, dans la forme et dans le fond de son oeuvre,
l'artiste est resté incomplet, obscur, embarrassé ou dédaigneux de se
révéler. Nous comprenons pourquoi la chute de Faust est si prompte et le
triomphe de Méphistophélès si naïf. Nous pensions assister à la lutte
de l'idéal divin contre la réalité cynique; nous voyons que cette lutte
ne peut se produire dans une âme toute soumise par nature à la réalité
la plus froide. La où il n'y avait pas de désirs exaltés, il ne peut
arriver ni déception, ni abattement, ni transformation quelconque. Voilà
pourquoi Goethe ne m'apparaît pas comme l'idéal d'un poëte, car c'est un
poëte sans idéal.

Il nous faut donc chercher le secret de Faust au fond du coeur de
Goethe. Alors que le poëte nous est connu, le poëme nous est expliqué.
Sans cela, Faust est une énigme, il est empreint de ce défaut capital
que l'auteur ne pouvait pas éviter, celui de ne pas agir conformément à
la nature historique du personnage et au plan du poëme. Il y avait
longtemps que Goethe était intimement lié avec Méphistophélès lorsqu'il
imagina de raconter les prouesses de celui-ci à l'endroit du docteur
Faust, et, s'il lui fut aisé de faire agir et parler le malin démon avec
toute la supériorité de son génie, il lui fut impossible de faire de
Faust un disciple de l'idéal détourné de sa route. Faust, entre ses
mains, est devenu un être sans physionomie bien arrêtée, un caractère
flottant, tourmenté, insaisissable à lui-même; il n'a pas la conscience
de sa grandeur et de sa force; il n'a pas non plus celle de son
abaissement et de sa faiblesse. Il est sans résistance contre la
tentation; il est sans désespoir après sa chute. Son unique mal, c'est
l'ennui; il est le frère aîné du spleenétique et dédaigneux Werther.
Avant son pacte avec le diable, il s'ennuie de la sagesse et de la
réflexion: à peine s'est-il associé ce compagnon _froid et fier_, qu'il
s'ennuie encore plus de cette éternelle et monotone raillerie qui ne lui
permet de s'abandonner naïvement ni à ses rêveries, ni à ses passions.
Avant Marguerite, il s'ennuyait de la solitude; depuis qu'il la possède,
il ne l'aime plus, ou du moins il la néglige, il l'oublie, il sent le
vide de toutes les choses humaines, et c'est Méphistophélès qui vient le
rappeler à sa maîtresse: _Il me semble qu'au lieu de régner dans les
forêts, il serait bon que le grand homme récompensât la pauvre fille
trompée de son amour_. A quoi Faust répond: _Qu'est-ce que les joies du
ciel dans ses bras? Qu'elle me laisse me réchauffer contre son sein, en
sentirai-je moins sa misère? Ne suis-je pas le fugitif, l'exilé_?
                
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