Puis il retourne vers elle, car il est bon, compatissant et juste; et
cette loyauté naturelle, que le démon ne peut vaincre en lui, est encore
un trait distinctif du caractère de Goethe, qui rend le personnage de
Faust plus étrange et plus inconséquent. Où est le crime de Faust? Il
est impossible d'imaginer en quoi il a pu mériter l'abandon où Dieu le
laisse, et en quoi il remplit ses engagements envers le diable. Son
cerveau poursuit toujours un certain idéal de gloire et de puissance
surhumaine qui n'est pas pourtant l'idéal divin; il n'est ni assouvi ni
entraîné par les passions que lui suggère l'esprit du mal. On ne voit
pas en quoi il a trompé Marguerite. Il n'y a trace d'aucune promesse de
sa part, ni d'aucune exigence intéressée de celle de la jeune fille.
S'il se laisse ravir loin d'elle par les beautés de la solitude,
quelques mots de Méphistophélès, instincts de concupiscence que Faust
sait ennoblir par le remords, le ramènent auprès d'elle. Si Marguerite
lui manifeste ses naïves terreurs, loin de la détacher de ses croyances,
il tâche de la rassurer en lui expliquant les siennes propres, et il
semble chérir en elle la candeur naïve et la pieuse ignorance. Si,
bientôt entraîné de nouveau loin d'elle par l'inquiète curiosité, il
s'élance sur le Broken, au milieu du sabbat magique, c'est-à-dire au
milieu des passions délirantes, de la débauche et de la fausse gloire
humaine (si spirituellement chantée par des girouettes et des étoiles
tombées); l'horreur que lui inspirent le blasphème et l'obscénité vient
le saisir dans les bras d'une impure beauté, pour faire passer devant
ses yeux l'image fantastique de Marguerite. Ce passage du sabbat de
Faust est étincelant d'esprit et admirable de terreur.
MÉPHISTOPHÉLÈS à Faust qui a quitté la jeune sorcière.--Pourquoi
as-tu donc laissé partir la jeune fille qui chantait si
agréablement à la danse?
FAUST.--Ah! au milieu de ses chants, une souris ronge
s'est élancée de sa bouche.
MÉPHISTOPHÉLÈS.--C'était bien naturel. Il ne faut pas
faire attention à ça. Il suffit que la souris ne soit pas grise.
Qui peut y attacher de l'importance, à l'heure du berger?
FAUST.--Que vois-je?
MÉPHISTOPHÉLÈS.--Quoi?
FAUST.--Méphisto, vois-tu une fille pâle et belle qui
demeure dans l'éloignement? Elle se retire languissamment
de ce lieu, et semble marcher les fers aux pieds. Je
crois m'apercevoir qu'elle ressemble à la bonne Marguerite.
MÉPHISTOPHÉLÈS.--Laissons cela! personne ne s'en
trouve bien. C'est une figure magique, sans vie, une
idole. Il n'est pas bon de la rencontrer; son regard fixe
engourdit le sang de l'homme et le change presque en
pierre. As-tu déjà entendu parler de la Méduse?
FAUST.--Ce sont vraiment les yeux d'un mort qu'une
main chérie n'a point fermés. C'est bien là le sein que
Marguerite m'abandonna; c'est bien le corps si doux que
je possédai!
MÉPHISTOPHÉLÈS.--C'est de la magie, pauvre fou! car
chacun croit y retrouver celle qu'il aime.
FAUST.--Quelles délices! et quelles souffrances! Je ne
puis m'arracher à ce regard. Qu'il est singulier, cet unique
ruban rouge qui semble parer ce beau cou... pas plus
large que le dos d'un couteau!
MÉPHISTOPHÉLÈS.--Fort bien! je le vois aussi; elle
peut bien porter sa tête sous son bras, car Persée la lui a
coupée. Toujours cette chimère dans l'esprit? Viens donc
sur cette colline, etc.
Et quand Faust, revenu du sabbat, apprend le malheur où Marguerite est
tombée, il exprime sa douleur et sa colère contre le démon en un style
digne des plus beaux élans de Shakespeare. Son âme s'élance vers la
Divinité, et il fait entendre ce cri de juste reproche: «Sublime esprit!
toi qui m'as jugé digne de te contempler, pourquoi m'avoir accouplé à ce
compagnon d'opprobre qui se nourrit de carnage et se délecte de
destruction?» Dans son indignation véhémente, Faust, se dessinant pour
la première fois, est animé de cette puissance de droiture et de cette
franchise grande et simple qui rachètent si admirablement dans Goethe
l'absence des facultés idéalistes. Il terrasse l'insolence du démon, et
le force à le conduire auprès de Marguerite pour la sauver. Ici le rôle
de l'amant ayant cessé, et celui de l'homme commençant, on ne s'aperçoit
plus de tout ce qui a manqué à Faust pour répondre à l'amour de
Marguerite, on voit seulement la probité et le zèle qui s'efforcent de
racheter des crimes bien involontaires, car il n'a pas dépendu de Faust
que l'amour d'une femme comblât le vide de son coeur, et Méphistophélès
s'empare de lui au dénouement d'une façon bien arbitraire. D'où il faut
conclure que Goethe, grand artiste, sublime lyrique, savant ingénieux et
profond, noble et intègre caractère, mais non pas philosophe, mais non
pas idéaliste, mais non pas tendre ou passionné dans un sens délicat,
n'a pas pu ou n'a pas voulu exécuter Faust tel qu'il l'avait conçu.
Toute cette histoire, tout ce drame, tous ces personnages, tous ces
événements si admirablement posés, si pleins d'intérêt, de grâce,
d'énergie et de pathétique, n'encadrent pas le sujet qu'ils devaient
encadrer, c'est-à-dire la lutte du sentiment divin contre le souffle de
l'athéisme. Ce n'est pas le drame de _Faust_ tel que nous le concevrions
aujourd'hui, et tel que Goethe l'avait rêvé sans doute avant d'y mettre
la main: c'est l'histoire du cerveau de Goethe esquissée moitié d'après
nature, moitié d'après sa fantaisie; c'est l'histoire du siècle dernier,
c'est l'existence de Voltaire et de son école; c'est le résultat des
systèmes de Descartes, de Leibnitz et de Spinosa, dont Goethe est le
lyrique et l'admirable vulgarisateur; et voici comment je résumerais
_Faust_:--Le culte idolâtre de la _nature déifiée_ (comme l'entendait le
XVIIIe siècle), troublant un cerveau puissant jusqu'à le dégoûter de la
condition humaine, et lui rendant impossible le sentiment des affections
et des devoirs humains.--Pour châtiment terrible à cette aberration de
la science et de la philosophie qui divinise la matière et oublie la
cause pour l'effet, le principe pour le résultat, Goethe, poussé par un
instinct prophétique qu'il n'a pas compris lui-même, a infligé au
disciple de Spinosa un horrible ennui, un lent désespoir, contre lequel
échouent la raillerie voltairienne, l'orgueil scientifique et la
puissante sérénité de la propre organisation de Goethe.
Une telle philosophie (si c'en est une) ne pouvait pas avoir un autre
résultat. Après l'enivrement de la victoire remportée sur la
superstition du catholicisme, après le bien-être que doit éprouver
l'esprit humain lorsqu'il vient de se débarrasser d'un obstacle et de
faire un grand pas dans sa vie de perfectibilité le besoin d'idéal se
manifeste, et pour quiconque se refuse à reconnaître ce besoin,
l'absence d'idéal devient un supplice profond, mystérieux, non avoué,
non compris; une sorte de damnation fatale qu'il appellera satiété,
spleen, misère humaine, mais qui s'explique facilement pour les
disciples de l'idéal. Le culte de la nature, renouvelé par Goethe de
J.-J. Rousseau et de l'école du XVIIIe siècle, étendu et ennobli par le
génie synthétique qu'il manifesta dans l'étude des sciences naturelles,
ne pouvait toutefois suffire aux besoins d'une intelligence aussi vaste
et d'un esprit aussi droit que le sien. Cette création sublime qu'il
chanta sur les plus harmonieuses cordes de sa lyre, privée de la pensée
d'amour créatrice, que Dante appelle _il primo amor_, dut bientôt lasser
le désir de son âme, et se montrer à son imagination effrayée, muette,
insensible, terrible, _inconsciente_, comme la fatalité qui l'avait
produite et qui présidait à sa durée. Son génie fit te tour de
l'univers, et, dans son vol immense, il salua toutes les splendeurs de
l'infini; mais, quand son vol l'eut ramené sur la terre, il sentit ses
ailes s'affaiblir et se paralyser; car, aux cieux comme ici-bas, il
n'avait compris et senti que matière, cl ça n'était pas la peine d'avoir
franchi de tels espaces pour ne rien découvrir de mieux. Il eût consenti
a mourir pour en savoir davantage:
Un char de feu plane dans l'air, et ses ailes rapides
s'abattent près de moi. Je me sens prêt à tenter des chemins
nouveaux dans la plaine des cieux, au travers de
l'activité des sphères nouvelles; mais cette existence
sublime, ces ravissements divins, comment, ver chétif,
peux-tu les mériter? C'est en cessant d'exposer ton corps
au doux soleil de la terre, en te hasardant à enfoncer ces
portes devant lesquelles chacun frémit.... Ose d'un pas
hardi aborder ce passage, au risque même d'y rencontrer
le néant!
Il faudrait citer d'un bout à l'autre tous ces monologues de _Faust_, où
Goethe a peint de couleurs si magnifiques la soif de la connaissance de
l'infini. Mais qu'on y cherche une seule phrase qui prouve que cette
soif de l'orgueil et de la curiosité soit échauffée par un sentiment
d'amour divin, à peine trouvera-t-on quelques mots qu'il fallait bien
mettre dans la bouche du docteur Jean Faust pour lui conserver un peu la
physionomie de la légende et l'esprit du moyen âge, mais qui sont si mal
enchâssés, si peu dans la conviction ou dans les instincts de l'auteur,
qu'ils y répandent une obscurité et une contradiction évidentes. Il faut
bien le dire: le sentiment de l'amour a manqué à Goethe; ses passions
de femme n'ont été que des désirs excités ou satisfaits; ses amitiés,
qu'une protection et un enseignement; sa théosophie symbolique, qu'une
allégorie ingénieuse voilant le culte de la matière et l'absence d'amour
divin. Une seule pensée d'amour eût ouvert à Faust cet abîme des cieux
dont le mystère écrase son ambition. Qu'il croie à la providence, à la
sagesse, à la bonté, à l'amour du créateur; qu'au lieu de traduire ainsi
le texte de la Genèse: _Au commencement était la force_, il écrive: _Au
commencement était l'amour_, il ne se sentira plus seul dans l'univers
en lutte avec un esprit jaloux dont, à son tour, il jalouse la
puissance; l'amour lui révélera dans son être une autre faculté que
celle de dominer tous les êtres; cette royauté du souverain esprit qui
l'étonne et l'indigne lui semblera légitime et paternelle; il n'aura
plus ce besoin cuisant et insensé d'être le maître de l'univers, l'égal
de Dieu; il reconnaîtra une puissance devant laquelle il est doux de se
prosterner dès cette vie, et dans le sein de laquelle il est délicieux
de s'abîmer en espérance lorsqu'on s'élance vers l'avenir.
Privé de cet instinct sublime, Goethe a-t-il été vraiment poëte? Non,
quoique pour l'expression et pour la forme il soit le premier lyrique et
le premier artiste des deux siècles qu'il a illustrés. A-t-il été
philosophe? Non, quoiqu'il ait fait des travaux sur les sciences
naturelles qui le placent, dit-on, au rang des plus illustres
naturalistes, et qu'il ait su, le premier, exprimer dans un magnifique
langage poétique les idées d'une métaphysique assez abstraite.
La longue et riche chaîne des travaux de Goethe me confirme dans cette
conviction, qu'il est artiste plus que poëte. Nulle part je ne le vois
enthousiasmé, entraîné par le sentiment du beau idéal dans le caractère
humain. Esclave du sujet qu'il traite, adepte impassible de la réalité,
il tracera d'une main chaste et froide les obscénités qui doivent
caractériser la plaisanterie de Méphistophélès; il assujettira le génie
de Faust aux formes étroites et grossières de l'art cabalistique dont il
est aisé de voir qu'il a fait _ad hoc_ une étude consciencieuse. S'il
crée l'intéressante figure de Marguerite, il se gardera pourtant de nous
la montrer sous une forme trop angélique. Ce sera toujours une simple
fille de village, vaine au point de se laisser séduire par des présents,
soumise à l'opinion au point de commettre un infanticide. Sa douleur et
son infortune nous émeuvent profondément, mais nous comprenons fort bien
que Faust ne puisse avoir pour elle qu'un amour des sens. Si Goethe fait
parler le préjugé implacable qu'on appelle honneur de la famille, c'est
par la bouche grossière et cruelle d'un soudard, ou par la voix amère et
médisante d'une méchante villageoise. Qui est le coupable dans la
tragédie de Marguerite? Est-ce Faust parce qu'il l'a rendue mère? Est-ce
Marguerite parce qu'elle a tué son enfant? Est-ce son frère Valentin
parce qu'il l'a maudite et déshonorée? Est-ce sa compagne Lisette parce
qu'elle l'a décriée et trahie? Est-ce l'opinion ou les lois humaines
qu'il faut détester pour avoir poussé Marguerite à ce crime? Est-ce la
vanité ou la lâcheté de cette infortunée qu'il faut maudire? Est-ce
l'indifférence du ciel qui abandonne cette faible victime à
Méphistophélès, et la voix effrayante des prêtres catholiques qui la
pousse au désespoir? En vérité, Faust me paraît le moins coupable de
tous, et le diable, qui sans cesse ramène Faust auprès de Marguerite,
est beaucoup moins haïssable que le Dieu du prologue. Ainsi Goethe,
esclave du _vraisemblable_, c'est-à-dire de la vérité vulgaire, ennemi
juré d'un héroïsme romanesque, comme d'une perversité absolue, n'a pu se
décider à faire l'homme tout a fait bon, ni le diable tout à fait
méchant. Enchaîné au présent, il a peint les choses telles qu'elles
sont, et non pas telles qu'elles doivent être. Toute la moralité de ses
oeuvres a consisté à ne jamais donner tout à fait raison ni tout à fait
tort à aucune des vertus ou des vices que personnifient ses acteurs. Il
vaudrait mieux dire encore que ses acteurs ne personnifient jamais
complètement ni la vertu ni le vice. Les plus grands ont des faiblesses,
les plus coupables ont des vertus. Le plus loyal de ses héros, le noble
Berlichingen, se laisse entraîner à une trahison qui ternit la fin de sa
carrière, et le misérable Weislingen expire dans des remords qui
l'absolvent. Il semble que Goethe ait eu horreur d'une conclusion
morale, d'une certitude quelconque.
Aussi malheur à qui a voulu imiter Goethe! En dépouillant
systématiquement toute espèce de conviction, en déclarant la guerre dans
son propre coeur à toute sympathie, pour se soumettre à la loi étroite
du _vraisemblable_ vulgaire, qui pourrait être grand? Goethe seul a pu
le faire, Goethe, seul a pu demeurer bon, et ne jamais écrire une ligne
qui dût devenir funeste à un esprit droit, à un coeur honnête. C'est que
Goethe (je veux le répéter) n'était pas seulement un grand écrivain,
c'était un beau caractère, une noble nature, un coeur droit,
désintéressé. Je ne le juge d'après aucune de ses biographies, je sais
le cas qu'on doit faire des biographies des vivants ou des morts de la
veille. Je n'ai pas même encore lu les Mémoires de Goethe; je me méfie
un peu du jugement que l'homme, vieilli sans certitude, doit porter sur
lui-même et sur les faits de sa vie passée; je ne veux juger Goethe que
sur ses créations, sur Goetz de Berlichingen, sur Faust, sur Werther,
sur le comte d'Egmont. Dans tous ces héros je vois des défauts, des
faiblesses, des erreurs qui m'empêchent de me prosterner; mais j'y vois
aussi un fonds de grandeur, de probité, de justice, qui me les fait
aimer et plaindre. Ce ne sont pas des héros de roman, mais ce sont des
hommes de bien. Je m'afflige de ne point trouver en eux ce rayon céleste
qui me transporterait avec eux dans un monde meilleur; mais je sais
qu'ils ne peuvent pas avoir été éclairés de cette lumière nouvelle. Elle
n'était pas encore sur l'horizon lorsque Goethe jetait sa vie et son
génie dans le creuset du siècle. C'est une grande figure sereine au
milieu des ombres de la nuit, c'est une majestueuse statue placée au
portique d'un temple dont le soleil n'illumine pas encore le faîte, mais
où le pâle éclat de la lune verse une lumière égale et pure. Une autre
figure est placée immédiatement au-dessus, moins grandiose et moins
parfaite; elle va pourtant l'éclipser, car déjà la nuit se dissipe, le
soleil monte, et le front de Byron se dore aux premiers reflets.
L'idéal, un instant éclipsé par le travail rénovateur du siècle,
réparait dégagé des nuages de cette philosophie transitoire, vainqueur
de la nuit du despotisme catholique. Il vient lentement, mais ceux qui
sont placés pour le voir saluent sa venue du haut de la montagne.
MANFRED
J'ai omis, à dessein, de mentionner Schiller à propos de Goethe. Ce
continuel parallélisme entre eux, ces partialités ardentes pour l'un ou
pour l'autre, cette sorte de rivalité qu'on a voulu établir entre deux
grands coeurs unis par l'amitié, ne sont pas de mon goût. Je ne puis me
résoudre à troubler, par une indiscrète analyse, la majesté de ces mânes
illustres qui s'embrassent maintenant dans le sein de Dieu, après avoir,
sur la terre, oublié souvent leurs dissidences dans l'échange d'une
noble sympathie. Sans doute, sous un point de vue important, je sens,
moi aussi, mon coeur se porter plus vivement vers Schiller; mais parce
que la nature de son génie répond plus directement aux aspirations de
mon âme, oublierai-je la grandeur de Goethe et sa bonté calme et
patriarcale à laquelle le jugement d'aucune vanité blessée, d'aucune
médiocrité jalouse ne saurait m'empêcher de croire? Il put être vain, il
dut être orgueilleux, cet homme si favorisé du ciel! Il dut surtout
sembler tel à de grossiers adulateurs ou à de lâches envieux; et quelle
gloire échappe à cette poussière que le char du triomphe soulève sur les
chemins? Mais Goethe aima Schiller, ce génie si différent du sien. Il
l'aima tendrement, délicatement, paternellement, il supporta les
inégalités de son humeur, il sut adoucir les orages de son âme, il
comprit, apprécia et chérit les facultés exquises de son coeur. O
Goethe! je vous aime pour cette amitié que vous avez sentie, et dont les
devoirs difficiles peut-être ont été du moins une religion dans votre
vie superbe. Je ne puis vous haïr pour l'absence de cet idéal qui eut
élevé votre immense génie au-dessus des lois régulières maintenues dans
notre progrès humain par la sagesse divine. Cette sagesse ne l'a pas
voulu ainsi. Mais elle vous a trop donné d'ailleurs, pour que notre
impatience de l'avenir et notre soif de religion aient le droit de
disputer vos couronnes. Nous ne sommes pas encore assez initiés aux
mystérieux desseins de cette Providence pour savoir ce que sera un jour
l'importance de certains travaux de pure intelligence qui nous semblent
frivoles aujourd'hui, préoccupés que nous sommes de besoins moraux et
religieux plus pressants. Un temps viendra, sans doute, où tous les
efforts de l'esprit humain auront leur application, leur emploi
nécessaire. Rien n'est inutile, rien ne sera perdu dans ce grand
laboratoire où l'humanité entasse lentement et avec ordre ses matériaux
divers pour le grand oeuvre d'une régénération universelle. Déjà une
appréciation plus philosophique de l'histoire nous montre qu'aucune
grande intelligence n'a été vraiment funeste au progrès de l'humanité,
mais qu'au contraire toutes ont été des instruments plus ou moins
directs que la Providence a suscités à ce progrès, même celles qui,
relativement aux contemporains et relativement à leurs propres idées sur
le progrès, semblaient agir en un sens contraire; ce qui est applicable
aux hommes politiques du passé l'est aussi aux hommes philosophiques, et
conséquemment aux poëtes et aux artistes. Les erreurs et les
aveuglements des grandes intelligences dans les sciences exactes n'ont
même pas nui au progrès de la vérité scientifique. En limitant ou en
suspendant l'essor de l'esprit humain vers certains points de vue, ces
erreurs le poussaient irrésistiblement vers d'autres horizons jusque-là
négligés, et où des découvertes imprévues l'attendaient.
Ainsi, laissons à la postérité le soin d'assigner à nos grands
contemporains leur véritable place. Gardons-nous d'imiter les jugements
étroits et les absurdes proscriptions du catholicisme, en rejetant du
sein de notre nouveau temple les grands hommes dont les formules ne
s'accordent pas encore avec notre orthodoxie idéaliste. Contemplons avec
respect ces faces augustes, qu'un nuage nous dérobe encore à demi.
Gardons notre foi et préservons-nous de ce qui pourrait la détruire; que
les brillantes séductions du génie ne nous fascinent pas et ne nous
détournent pas du chemin où nous devons marcher; mais que notre rigidité
de nouvelle date ne s'attaque pas insolemment à ces vastes génies qui,
sans formules de principes, ont servi du moins à nous faire aimer,
désirer et chercher la perfection. Une belle forme dans l'art est encore
un bienfait pour nos intelligences. Elle élève notre jugement, elle
aiguise et retrempe notre goût, elle ennoblit nos habitudes et ravive
nos sentiments. Il n'appartient qu'aux organisations grossières et
lâches de se laisser corrompre par les richesses matérielles; une âme
noble sait en faire un usage noble. Les richesses intellectuelles
doivent-elles appauvrir l'intelligence qui s'en nourrit? Non, sans
doute, et dans ce sens Goethe nous a légué un précieux héritage. Quelle
qu'ait été la pensée du testateur, recevons ses bienfaits avec
reconnaissance, et tâchons qu'ils nous profitent.
Si cette manière de sentir et de raisonner est juste, c'est à Byron
encore plus qu'à Goethe qu'il nous faut l'appliquer, à _Manfred_ encore
plus qu'à _Faust_. Dans ce poëme, successeur du premier, nous voyons au
premier coup d'oeil un homme encore plus malheureux, encore plus
coupable, encore plus damné que Faust. Historiquement c'est le même
homme que Faust, car c'est Faust délivré de l'odieuse compagnie de
Méphistophélès, c'est Faust résistant à toute l'armée infernale, c'est
Faust vainqueur des sens, vainqueur de la vaine curiosité, de la vaine
gloire et des ardentes passions. Psychologiquement, ce n'est plus le
même homme, c'est un homme nouveau, car c'est Faust transformé, Faust
ayant subi les tortures de la vie active. Faust meurtrier involontaire,
mais désolé, Faust veuf de Marguerite, veuf d'espérances et de
consolations. Ce n'est plus l'ennui et l'inquiétude qui dévorent son
âme, c'est le remords et le désespoir. Il est entré dans une nouvelle
phase de sa terrible existence. Le milieu fatal qui l'enveloppait a
changé de nature; son être a changé de nature aussi. Ce n'est plus le
railleur Méphisto qui l'aiguillonne de ses sarcasmes et l'enivre de
voluptés pour le forcer à vivre sous la loi du hasard; c'est toute
l'armée des ténèbres, ce sont les dews d'Ahriman, c'est le roi des
démons en personne, qui vient avec Némésis et les funestes destinées
entamer une lutte à mort d'où Faust-Manfred sortira vainqueur, mais où
des tortures plus affreuses encore que les précédentes assiégeront son
agonie. Dans cette phase nouvelle, qu'on pourrait appeler la phase
expiatoire de Faust, le grand criminel, le maudit sublime n'a plus à
subir, il est vrai, les tourments d'une intelligence avide;
l'intelligence s'est arrêtée dans son vol audacieux le jour où le coeur
a été brisé. Mais dans ses déchirements ce coeur qui, chez Faust,
n'avait pas vécu, puise chez Manfred une vie intense, toute de regret et
de repentir, supplice incessant, inexprimable, inouï. Ce nouveau Faust
est bien plus vivant, bien plus accessible à nos sympathies, bien plus
noblement humain que le premier. Nous ne rencontrons plus chez lui les
contradictions qui, chez Faust, nous remplissaient d'étonnement et de
doute. Le mystère qui enveloppe sa vie passée ne porte plus que sur des
faits qu'il nous est inutile de sonder. Son histoire nous est inconnue,
mais son coeur nous est dévoilé. Ce coeur est entr'ouvert et saignant
devant nous; il souffre, et dès lors nous le comprenons, nous le savons,
car la souffrance est notre partage à tous, et il n'est pas besoin que
nous ayons commis ou causé un crime pour savoir ce que c'est que pleurer
éternellement et souffrir sans remède.
Manfred est donc un homme bien supérieur à Faust. Il n'a pas moins que
lui le sentiment et l'enthousiasme lyrique des beautés de la création;
mais il les sent d'une autre manière, il les divinise autrement que
Spinosa et Goethe; il ne matérialise pas la pensée divine, il
spiritualise, au contraire, la création matérielle. Lui aussi _reconnaît
ses frères dans le buisson tranquille, dans l'air, dans les eaux_; mais
ce n'est pas en s'annihilant au niveau de la matière, ce n'est pas en
abjurant l'immortalité de sa pensée pour fraterniser dans un désespoir
résigné avec les éléments grossiers de la vie physique. Au contraire,
Manfred, à la manière des païens pythagoriciens, prête du moins une vie
divine aux muettes beautés de la nature, ou leur attribue une
intelligence supérieure à celle de l'homme. Il évoque les fées dans la
blancheur immaculée des neiges et dans la vapeur irisée des cataractes.
Au son de la flûte des montagnes, il s'écrie: _Ah! que ne suis-je l'âme
invisible d'un son délectable, une voix vivante, une jouissance
incorporelle_! C'est que l'idéal qui manquait à Faust déborde dans
Manfred; c'est que le sentiment, la certitude de l'immortalité de
l'esprit le transportent sans cesse du monde évident au monde abstrait.
Je ne pense pas que personne vienne faire ici la grossière objection que
ce fantastique de _Manfred_ est un jeu d'esprit, un caprice de
l'imagination, et que Byron n'a jamais cru à la fée du Mont-Blanc, au
palais d'Ahriman, à l'évocation d'Éros et d'Antéros, etc. Chacun sait de
reste que dans la poésie fantastique toutes ces figures sont de libres
allégories. Mais, dans le choix et l'action de ces allégories, la portée
de l'idéal du poëte se révèle clairement. Où Faust ne rencontre que
sorciers montés sur des boucs et des escargots, que monstres rampants et
venimeux, laides et grotesques visions d'une mémoire délirante, obsédée
de la laideur des vices humains, Manfred rencontre sur la montagne de
_beaux génies_ sur le front _calme et pur_ desquels se _reflète
l'immortalité_. C'est-à-dire qu'Éros, le principe du bien, la pensée
d'amour et d'harmonie dont l'univers est la manifestation, apparaît à
Manfred à travers la beauté des choses visibles; tandis qu'Antéros,
l'esprit de haine et d'oubli, c'est-à-dire la muette indifférence d'une
loi physique, qui n'a pour cause et pour but que sa propre existence et
sa propre durée, apparaît à Faust à travers la bizarrerie, le désordre
et l'effroi de la vie universelle. Le fantastique de Faust est donc le
désordre et le hasard aveugles, celui de Manfred la sagesse et la beauté
divines.
Voilà pourquoi Byron, moins artiste que Goethe, c'est-à-dire moins
habile, moins correct, moins logique à beaucoup d'égards, me semble
beaucoup plus poëte que lui, et beaucoup plus religieux que la plupart
de nos poëtes spiritualistes modernes.--Et même, j'en demande humblement
pardon au grand lyrique qui a adressé à Byron ces vers fameux:
Esprit mystérieux, mortel, ange ou démon,
Qui que tu sois, Byron, bon ou fatal génie!...
Byron me semble beaucoup plus préoccupé de la science des choses divines
que M. de Lamartine lui-même. M. de Lamartine accepte une religion toute
faite, et la chante admirablement, sans se donner la peine d'examiner
cette philosophie, beaucoup trop étroite et beaucoup trop erronée pour
pénétrer et convaincre réellement sa haute intelligence. Né à la gloire
dans une époque de réaction contre l'athéisme grossier, le chantre des
_Méditations_, poussé par de nobles instincts, a été une des grandes
voix qui ont prêché avec fruit, avec honneur, avec puissance, le retour
au spiritualisme. _Tout était juste alors_ pour la défense du grand
principe; mais, après la première chaleur du combat, il est impossible
que le lyrique n'ait pas jeté un regard profond sur cette croyance
catholique dont il s'était fait l'apôtre. Pourquoi donc ne l'a-t-il pas
abjurée ouvertement, à l'exemple de ce grand homme qui, de nos jours,
donne au monde le spectacle d'une sincérité si sublime, et d'un courage
si vénérable, en disant: _Jusqu'alors je m'étais cru catholique; il
paraît que je m'étais trompé_. A coup sûr l'absurde et l'odieux de ces
doctrines catholiques n'ont point échappé à la sagacité et à la loyauté
de M. de Lamartine. Cependant, au lieu d'entrer dans une nouvelle phase
d'inspiration et de lumière, il a continué à accorder sa lyre sur le
même mode. Il nous a vanté en de très-beaux vers l'excellence de ces
sacrifices humains dont Jocelyn est un exemple funeste; il a lancé plus
que jamais l'anathème sur notre grande révolution française, où pourtant
il eût à coup sûr joué un rôle, non à l'étranger, dans un honteux exil,
mais sur le banc des girondins peut-être. La soif d'action politique qui
dévore aujourd'hui le poëte sacré prouve bien qu'il n'est pas l'homme du
passé, le Jérémie de la Restauration. Aujourd'hui les nouveaux vers de
M. de Lamartine ont été, dit-on, mis à l'index par le Saint-Père, par le
chef suprême de la religion qu'il a si vaillamment défendue, si
généreusement servie. Cette nouvelle sottise du Vatican ébranlera-t-elle
la foi du chantre des _Méditations_? Nous pensons bien que la chose est
faite depuis longtemps, car les hérésies du dernier poëme de M. de
Lamartine nous montrent la révolte irrésistible de son intelligence
contre le joug catholique; mais nous ne croyons pas que M. de Lamartine,
absorbé par les soucis parlementaires, ait beaucoup de temps de reste
pour se demander désormais s'il est philosophe ou chrétien. Il est
député! c'est une autre affaire; ce n'est pas tout à fait le chemin de
l'idéal.
Quel regret pour nous, pauvres rêveurs! faudra-t-il donc conclure que
notre grand lyrique ne se soucie plus guère de la philosophie du Christ,
et que peut-être il ne s'en est jamais tourmenté bien profondément? A
voir comme il entre ardemment dans les questions positives du siècle,
nous sommes bien persuadé que la raison, l'esprit d'analyse et la
tranquillité d'âme ne lui ont jamais manqué au point d'accepter
aveuglément le catholicisme. A-t-il donc chanté tout simplement pour
chanter, comme il agit aujourd'hui tout simplement pour agir? Poëte, il
lui fallait un dieu. Il accepta celui qui était alors au pouvoir; homme
politique, il lui a fallu un parti, il a accepté celui qui est au
pouvoir aujourd'hui.
A Dieu ne plaise qu'entraîné par des dissidences d'opinions, nous
venions à dessein analyser ici le fond des croyances de M. de Lamartine.
Quand même ce droit appartiendrait à la critique, nous ne pourrons
jamais oublier les larmes que les _Méditations_ autrefois, et, récemment
encore, certaines pages de _Jocelyn_ nous ont fait verser. Nous ne
dirons jamais que l'idéal a tenu peu de place dans la vie intellectuelle
de M. de Lamartine, lui qui a fait vibrer si souvent dans nos âmes les
cordes de l'enthousiasme, et qui ravivait en nous le sentiment de
l'idéal, alors que le déchaînement du matérialisme s'efforçait de nous
le ravir. Nous dirons seulement, parce que nous devons le dire ici, que
M. de Lamartine s'est montré, en poésie comme en politique, peu
scrupuleux sur les moyens de connaître et de saisir son idéal. M. de
Lamartine est peut-être un homme de _sentiment_ plus qu'un homme de
_connaissance_; tout lui a été bon, la royauté dévote et la royauté
bourgeoise, pourvu qu'il exerçât sa royauté à lui, sa seule royauté
légitime, celle du génie[4].
[Note 4: J'écrivais ceci en 1839. Depuis M. de Lamartine s'est noblement
vengé de nos doutes et de nos reproches sur sa religion et sa politique,
en écrivant d'admirables vers remplis du sentiment de la vraie religion
de l'avenir et en s'asseyant sur les bancs de l'opposition à la Chambre
(_Note_ de 1845).]
Ainsi, qu'on me permette de le dire, lord Byron, cet autre roi légitime
qui ne dédaignait pas non plus les succès littéraires et les succès
parlementaires, était beaucoup plus préoccupé de la science de Dieu que
M. de Lamartine ne l'a jamais été. Il n'a jamais accepté l'erreur
coupable du catholicisme; il n'a rien accepté à la légère, la chose lui
paraissait trop grave pour n'être pas discutée chaudement et amèrement
dans le sanctuaire de son âme. Il se souciait fort peu de passer pour un
athée ou pour un sceptique, lui, le plus instinctivement religieux des
poëtes! Condamné, par la nature même de ce sentiment religieux, à une
sincérité farouche, il cédait à tous les mouvements anarchiques de sa
conscience. Lorsque, lassé de chercher en vain, à travers ce siècle
superstitieux d'une part et incrédule de l'autre, une formule qui
éclairât sa croyance, il succombait à un désespoir sublime, il écrivait
d'une main brûlante de fièvre: «_Mourir_! redevenir le rien que j'étais
avant de naître à la vie et à la douleur vivante!»... «Le silence de ce
sommeil sans rêve, je l'envie trop pour le déplorer!»... «Les hommes
deviennent ce qu'ils ne s'avouent pas à eux-mêmes, ce qu'ils n'osent se
confier les uns aux autres.» Mais ces heures de découragement
n'attestent-elles pas la lassitude douloureuse d'une âme qui s'épuise à
la recherche d'une certitude d'immortalité? Dans son dialogue avec la
fée des Alpes, Manfred raconte ainsi sa vie; je cite ce passage a
dessein, pour montrer que cette vie passée de Manfred est bien celle de
Faust, mais que celui qui la raconte n'est plus Faust, car il croit à
l'immortalité de l'intelligence.
Dans mes rêveries solitaires, je descendais dans les caveaux
de la mort, recherchant ses causes dans ses effets;
et de ces ossements, de ces crânes desséchés, de cette
poussière amoncelée, j'osais tirer de criminelles conclusions.
Pendant des années entières, je passai mes nuits
dans l'étude des sciences autrefois connues, maintenant
oubliées; à force de temps et de travail, après de terribles
épreuves et des austérités telles qu'elles donnent à celui
qui les pratique autorité sur l'air, et sur les esprits de
l'air et de la terre, de l'espace et de l'infini peuplé, je
rendis mes yeux familiers avec l'éternité.... Et, avec ma
science, s'accrut en moi la soif de connaître et la puissance
et la joie de cette brillante intelligence, jusqu'à ce
que....
Ici, Manfred raconte l'épisode d'Astarté qui a le tort de ressembler à
l'histoire de René et d'Amélie de M. de Chateaubriand; mais ceci s'est
fait, à coup sûr, à l'insu de Byron: son génie était fait de telle sorte
que les réminiscences y prenaient souvent la forme de l'inspiration.
Puis Manfred reprend:
Je me suis plongé dans les profondeurs et les magnificences
de _mon imagination_ autrefois si riche en créations;
mais, _comme la vague qui se soulève, elle m'a rejeté dans le
gouffre sans fond de ma pensée_. Je me suis plongé dans le
monde, j'ai cherché l'oubli partout, excepté là où il se
trouve, et c'est ce qu'il me reste à apprendre. Mes sciences,
ma longue étude des connaissances surnaturelles,
tout cela n'est qu'un art mortel:--J'habite dans mon désespoir,
_et je vis et vis pour toujours_!
Lorsque Manfred approche de son agonie, il s'adresse au soleil, et,
admirant la nature comme Faust, il lui parle pourtant comme Faust n'eût
pas su le faire:
Astre glorieux! tu fus adoré avant que fût révélé le
mystère de ta création! Dieu matériel! tu es le représentant
de _l'inconnu_, qui t'a choisi pour son ombre!
Dans la scène du commencement, qui ressemble si peu à celle de Faust,
quoique Byron ait avoué cette ressemblance, Byron proclame encore
l'immortalité de l'âme, en des termes plus clairs que les précédents:
LES GÉNIES.--Que veux-tu de nous, fils des mortels?
parle!
MANFRED.--L'oubli... l'oubli de moi-même.
* * * * *
LE GÉNIE.--Cela n'est point dans notre essence, dans
notre pouvoir, mais tu peux mourir.
MANFRED.--La mort me le donnera-t-elle?
LE GÉNIE.--Nous sommes immortels et nous n'oublions
pas. Le passé nous est présent aussi bien que l'avenir.
Tu as notre réponse.
MANFRED.--Vous vous raillez de moi... esclaves, ne
vous jouez pas de ma volonté. L'âme, l'esprit, l'étincelle
de Prométhée, l'éclair de mon être, enfin, est aussi brillant
que le vôtre, et... répondez!
LE GÉNIE.--Tes propres paroles contiennent notre
réponse.
MANFRED.--Que voulez-vous dire?
LE GÉNIE.--Si, comme tu le dis, ton essence est semblable
à la nôtre, nous avons répondu en te disant que ce
que les mortels appellent la mort n'a rien de commun
avec nous.
MANFRED.--C'est donc en vain que je vous ai fait
venir de vos royaumes! Vous ne pouvez ni ne voulez me
donner l'oubli?
Ici les esprits cherchent à séduire Manfred par l'appât de la prospérité
humaine. Ils lui offrent «l'empire, la puissance, la force, et de longs
jours.» Mais l'ancien Faust est lassé de jouissances terrestres, et
désormais il appelle le néant pour refuge à son immortelle douleur, le
néant dont il n'osait parler jadis à Méphistophélès, tant il le
craignait, et qu'il invoque aujourd'hui avec la certitude de ne le pas
trouver!
Permettez-moi une dernière citation de Manfred. Vous connaissez tous
cette dernière scène, incomparablement supérieure à tous les dénoûments
de ce genre; mais vous n'avez peut-être pas _Faust_ et _Manfred_ sous
la main. Mon office est de vous les mettre en parallèle sous les yeux.
Rappelez-vous qu'à la fin de _Faust_, Méphistophélès s'écrie:
_Maintenant, viens à moi_! et que Faust, toujours esclave du démon, se
laisse arracher au dernier soupir de Marguerite. Comparez cette lâcheté
à la force sublime de Manfred expirant, et voyez le rôle que joue chez
Byron l'homme animé d'un souffle divin, en regard avec tout le rôle
qu'il joue dans Goethe, aux prises avec l'esprit des ténèbres,
c'est-à-dire avec sa propre misère privée de toute assistance céleste.
Manfred est dans la tour. Entre l'abbé de Saint-Maurice.
L'ABBÉ.--Mon bon seigneur, pardonne-moi cette
seconde visite; ne sois point offensé de l'importunité de
mon zèle: que ce qu'il a de coupable retombe sur moi
seul, que ce qu'il peut avoir de salutaire dans ses effets
descende sur ta tête,--que ne puis-je dire ton coeur!--Oh!
si, par mes paroles ou mes prières, je parvenais à
toucher ce coeur, je ramènerais au bercail un noble esprit
qui s'est égaré, mais qui n'est pas perdu sans retour!
MANFRED.--Tu ne me connais pas, mes jours sont
comptés, et mes actes enregistrés! Retire-toi! ta présence
ici pourrait te devenir fatale. Sors!
L'ABBÉ.--Ton intention, sans doute, n'est pas de me
menacer?
MANFRED.--Non, certes; je t'avertis seulement qu'il
y a péril pour toi à rester ici, et je voudrais t'en préserver.
L'ABBÉ.--Que veux-tu dire?
MANFRED.--Regarde là. Que vois-tu?
L'ABBÉ.--Rien.
MANFRED.--Regarde attentivement, te dis-je.--Maintenant,
dis-moi ce que tu vois.
L'ABBÉ.--Un objet qui devrait me faire trembler.
Pourtant, je ne le crains pas.--Je vois sortir de terre un
spectre sombre et terrible qui ressemble à une divinité
infernale; son visage est caché dans les plis d'un manteau
et des nuages sinistres forment son vêtement. Il se tient
debout entre nous deux, mais je ne le crains pas.
MANFRED.--Tu n'as aucune raison de le craindre; mais
sa vue peut frapper de paralysie ton corps vieux et débile;
Je te le répète, retire-toi.
L'ABBÉ.--Et moi je réponds: Jamais. Je veux livrer
combat à ce démon. Que fait-il ici?
MANFRED.--Mais oui, effectivement, que fait-il ici? Je
ne l'ai pas appelé. Il est venu sans mon ordre.
L'ABBÉ.--Hélas! homme perdu! quels rapports peux-tu
avoir avec de pareils hôtes? Je tremble pour toi. Pourquoi
ses regards se fixent-ils sur toi et les tiens sur lui?
Ah! le voilà qui laisse voir son visage; son front porte
encore les cicatrices qu'y laissa la foudre; dans ses yeux
brille l'immortalité de l'enfer.--Arrière!
MANFRED.--Parle; quelle est ta mission?
L'ESPRIT.--Viens!
L'ABBÉ.--Qui es-tu, être inconnu? Réponds! Parle!
L'ESPRIT.--Le génie de ce mortel.--Viens! il est temps.
MANFRED.--Je suis préparé à tout; mais je ne reconnais
pas le pouvoir qui m'appelle. Qui t'envoie ici?
L'ESPRIT.--Tu le sauras plus tard. Viens! viens!
MANFRED.--J'ai commandé à des êtres d'une essence
bien supérieure à la tienne; je me suis mesuré avec tes
maîtres. Va-t'en.
L'ESPRIT.--Mortel, ton heure est venue. Partons, te
dis-je.
MANFRED.--Je savais et je sais que mon heure est
venue, mais ce n'est pas à un être tel que toi que je rendrai
mon âme. Arrière! Je mourrai seul, ainsi que j'ai
vécu.
L'ESPRIT.--En ce cas, je vais appeler mes frères.--Paraissez!
(D'autres esprits s'élèvent).
L'ABBÉ.--Arrière! maudits!--arrière! vous dis-je,--Là
où la pitié a autorité, vous n'en avez aucune, et je vous
somme au nom de....
L'ESPRIT.--Vieillard! nous savons ce que nous sommes,
nous connaissons notre mission et ton ministère; ne
prodigue pas en pure perte tes saintes paroles, ce serait
en vain: cet homme est condamné. Une fois encore je le
somme de venir.--Partons! partons!
MANFRED.--Je vous défie tous.--Quoique je sente mon
âme prête à me quitter, je vous défie tous; je ne partirai
pas d'ici tant qu'il me restera un souffle pour vous exprimer
mon mépris,--une ombre de force pour lutter contre
vous, tout esprit que vous êtes; vous ne m'arracherez
d'ici que morceaux par morceaux.
L'ESPRIT.--Mortel obstiné à vivre! Voilà donc le magicien
qui osait s'élancer dans le monde invisible et se
faisait presque notre égal? Se peut-il que tu sois si épris
de la vie,--cette vie qui t'a rendu si misérable!
MANFRED.--Démon imposteur, tu mens! ma vie est
arrivée à sa dernière heure;--cela, je le sais, et je ne
voudrais pas racheter de cette heure un seul moment; je
ne combats point contre la mort, mais contre toi et les
anges qui t'entourent; j'ai dû mon pouvoir passé, non à
un pacte avec ta bande, mais à mes connaissances supérieures,--à
mes austérités,--à mon audace,--à mes
longues veilles,--à ma force intellectuelle et à la science
de nos pères,--alors que la terre voyait les hommes et
les anges marcher de compagnie, et que nous ne vous
cédions en rien! Je m'appuie sur ma force,--je vous
défie,--vous dénie--et vous méprise!
L'ESPRIT.--Mais tes crimes nombreux t'ont rendu....
MANFRED.--Que font mes crimes à des êtres tels que
toi? Doivent-ils être punis par d'autres crimes et par de
plus grands coupables?--Retourne dans ton enfer! tu
n'as aucun pouvoir sur moi, _cela_ je le sens; tu ne me
posséderas jamais, _cela_ je le sais: ce que j'ai fait est fait;
je porte en moi un supplice auquel le tien ne peut rien
ajouter. L'urne immortelle récompense ou punit elle-même
ses pensées vertueuses ou coupables; elle est tout à la fois
l'origine et la fin du mal qui est en elle; indépendante des
temps et des lieux, son sens intime, une fois affranchi de
ses liens mortels, n'emprunte aucune couleur aux choses
fugitives du monde extérieur; mois elle est absorbée dans
la souffrance ou le bonheur que lui donne la conscience
de ses mérites. Tu ne m'as pas tenté et tu ne pouvais me
tenter; je ne fus point ta dupe, je ne serais point ta proie;--je
fus et je serai encore mon propre bourreau. Retirez-vous
démons impuissants! La main de la mort est étendue
sur moi,--mais non la vôtre! (Les démons disparaissent).
L'ABBÉ.--Hélas! comme tu es pâle!... tes lèvres sont
décolorées, ta poitrine se soulève... et, dans ton gosier, ta
vois ne forme plus que des sons rauques et étouffés....
Adresse au ciel tes prières... prie... ne fût-ce que par la
pensée; mais ne meurs point ainsi.
MANFRED.--Tout est fini, mes yeux ne te voient plus
qu'à travers un nuage; tous les objets semblent nager
Autour de moi, et la terre osciller sous mes pas: adieu!
donne-moi ta main.
L'ABBÉ.--Froide! froide!... et le coeur aussi.... Une
seule prière!... Hélas! comment te trouves-tu?
MANFRED.--Vieillard! il n'est pas si difficile de mourir.
(Manfred expire).
L'ABBÉ.--Il est parti!... son âme a pris congé de la
terre, pour aller où? je tremble d'y penser; mais il est
parti.
Je ne pense pas que le fantastique ait jamais été et puisse jamais être
traité avec cette supériorité. Jamais, avec des moyens aussi simples, on
n'a produit un effet plus dramatique. Cette lente apparition de
l'Esprit, que le vieux prêtre n'aperçoit pas d'abord, et qu'il
contemple avec douleur mais sans effroi, à mesure qu'elle se dessine
entre Manfred et lui, est d'une gravité lugubre. Je crois qu'il n'y
avait rien de si difficile au monde que d'évoquer le démon sérieusement.
Goethe, après avoir rendu Méphistophélès étincelant d'esprit et
d'ironie, avait été obligé, pour le rendre terrible à l'imagination, de
faire jouer tous les ressorts de son invention féconde en tableaux
hideux, en cauchemars épouvantables. Après lui, rien dans ce genre
n'était plus possible, et marcher sur ses traces n'eût produit qu'une
parodie. Byron n'a pas couru ce danger; son génie sombre et majestueux
méprisait les petits moyens que le génie à mille facettes de Goethe
savait rendre si puissants; Byron n'a vu dans le diable que la
personnification du désespoir qu'il portait en lui-même, et pourtant,
dans l'apparition de cette divinité infernale, il a été aussi grand
artiste que Goethe. Il a même fait preuve d'un goût plus pur, en ne
donnant à aucune de ses figures fantastiques les formes effrayantes qui
sont du domaine de la peinture. Il ne les a rendues telles que par
l'idée qu'elles représentent, et cependant ce ne sont pas de froides
allégories, du moins on ne les accueille pas comme telles. Elles glacent
l'imagination tout aussi bien que ces sorciers qui _sèment et
consacrent_ autour des gibets, lorsque Faust, à cheval, traverse avec
Méphistophélès la nuit mystérieuse. Elles font d'autant plus
d'impression qu'on est moins en garde contre elles. C'est un coup de
maître que d'avoir ainsi obtenu cet effet et d'avoir su rendre
insaisissable la nuance qui sépare l'allégorie philosophique de la
fantaisie poétique. Le rôle de l'abbé de Saint-Maurice est un
chef-d'oeuvre et l'emporte de beaucoup sur celui du prêtre Pierre, que
nous verrons tout à l'heure dans le drame de Mickiewicz. Dans le premier
jet de la composition de _Manfred_, Byron voulait rendre ce personnage
odieux ou ridicule. Il sentit bientôt qu'il avait un meilleur parti à en
tirer, que _Manfred_ était un ouvrage de trop haute philosophie pour
descendre à lutter contre telle ou telle forme de religion. Il se borna
à personnifier, dans l'abbé de Saint-Maurice, la bonté, l'humble zèle,
la foi, la charité. Pas une seule déclamation de sa part; aussi, pas la
moindre amertume de celle de Manfred. Et cette bonté du vieillard n'est
pas stérile pour Manfred; elle l'aide à triompher des angoisses et des
terreurs de la mort, elle le ranime et lui fait retrouver le sublime
orgueil de sa puissance. _Que fait-il ici_? dit le vieillard.--_Mais
oui, effectivement_, s'écrie Manfred, _que fait-il ici? Je ne l'ai pas
appelé_.
Est-il rien de plus magnifique dans le sentiment et dans l'expression
que cette invincible puissance de Manfred à l'heure de sa mort,
méprisant le désespoir qui lui dispute son dernier souffle, et
triomphant de tous les remords, de tous les doutes, de toutes les
souffrances de la vie, à l'aide de cette grande notion de la sagesse et
de la justice éternelles: _L'âme immortelle récompense ou punit
elle-même ses pensées vertueuses ou coupables_? Il y a là tout un dogme,
et un dogme de vérité. Quel incroyable aveuglement, sur la foi des
prudes et des bas-bleus puritains de l'Angleterre, a donc accrédité ce
préjugé que Byron était le poëte de l'impiété? Mais nous, qui, je
l'espère, sommes suffisamment dégagés de l'affreuse croyance à la
damnation éternelle, la plus coupable notion qu'on puisse avoir de la
Divinité; nous, qui n'admettons pas qu'à l'heure suprême un démon,
ministre tout-puissant d'une étroite et basse vengeance, et un ange,
faible appui d'une créature plus faible encore, viennent se disputer
l'âme des mortels, comment avons-nous pu répéter ces niaises
accusations, qu'il faudrait renvoyer à leurs auteurs? N'est-ce pas le
plus vraiment inspiré des poëtes, n'est-ce pas, parmi eux, le plus noble
disciple de l'idéal, celui qui, au sein d'une époque gouvernée par les
cagots et les royales prostituées qui leur servaient d'agents, a osé
jeter ce grand cri de révolte contre le fanatisme, en lui disant: Non,
l'esprit du mal ne contrebalance pas dans l'univers la puissance
céleste! Non, Satan n'a pas prise sur nous, Ahriman est subjugué. Le
mauvais principe doit tomber sous les pieds de l'archange, et cet
archange, c'est l'homme, éclairé enfin du rayon divin que Dieu a mis en
lui; car son oeuvre à lui homme inspiré, à lui archange, à lui savant,
philosophe ou poëte, est de dégager ce rayon des ténèbres dont vous
imposteurs, vous impies, vous calomniateurs de la perfection divine,
l'avez enveloppé.