George Sand

Autour de la table
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Il ne faut pas oublier qu'à cette époque où Byron était traduit devant
l'inquisition protestante et catholique, à cette époque où Béranger,
avec cette religion sage et naïve qui lui inspirait _le Dieu des bonnes
gens_ et tant d'odes touchantes et admirables, était cité à la barre des
tribunaux civils comme écrivain impie et immoral; il ne faut pas
oublier, dis-je, que la jeunesse se pressait en foule à des cours de
philosophie et de science d'où elle ne rapportait que la croyance au
matérialisme, la certitude glaciale que l'âme de l'homme n'existait pas,
parce qu'elle n'était saisissante ni à l'analyse métaphysique, ni à la
dissection chirurgicale; et Byron osait dire à cette génération
d'hypocrites ou d'athées:--Non! l'âme ne meurt pas; un instinct divin,
supérieur à vos analyses métaphysiques et anatomiques, me l'a révélé. Je
sens en moi une puissance qui ne peut tomber sous l'empire de la mort.
L'ennui et la douleur ont ravagé ma vie, au point que le repos est le
besoin le plus impérieux qui me soit resté de tous mes besoins
gigantesques. J'aspire au néant, tant je suis las de souffrir; mais le
néant se refuse à m'ouvrir son sein. Ma propre puissance, éternelle,
invincible, se révolte contre les découragements de ma pensée; elle me
poursuit, elle est mon infatigable bourreau, elle ne me souffre pas
abattu et couché sur cette terre dont j'invoque en vain le silence et
les ténèbres. Elle me pousse dans des espaces inconnus, elle m'enchaîne
à la poursuite de mystères impénétrables, elle proteste contre moi-même
de mon immortalité, elle défie les terreurs de la superstition; mais
elle s'approche tristement de l'heure où, dégagée de ses liens, elle
entrera dans une sphère d'intelligence supérieure, où elle comprendra
les mérites ou les torts de son existence précédente, où elle _punira ou
récompensera elle-même_, par la connaissance d'elle-même et de la vérité
divine, _ses pensées coupables ou vertueuses_!

O misérable vulgaire! troupeau imbécile et paresseux qui te traînes à
la suite de tous les sophismes et accueilles toutes les impostures,
combien te faut-il de temps pour reconnaître ceux qui te guident et pour
démasquer ceux qui t'égarent? L'heure n'est-elle pas venue, enfin, où tu
vas cesser de vénérer les hommes qui te méprisent, et d'outrager ceux
qui travaillent à ton émancipation? Entraîné malgré toi par une loi
divine, tu recueilles à ton insu les bienfaits que de grands coeurs et
de grandes intelligences ont semés sur ton chemin; mais tu ignores la
reconnaissance et le respect que tu leur dois. Condamné à être ta propre
dupe, tu te nourris de ces bienfaits du génie, mais en continuant de
blasphémer contre lui et de répéter, à l'instigation de tes ennemis, les
amères accusations qui portent sur la vie privée de tes libérateurs. Que
savent aujourd'hui de Jean-Jacques les enfants du peuple? qu'il mettait
ses enfants à l'hôpital. Ceci est une grande faute sans doute; mais la
grande révolution française, qui a commencé leur émancipation,
savent-ils, les enfants du peuple, que c'est à Jean-Jacques qu'ils la
doivent? De même pour Byron; la plèbe des lettrés sait fort bien que le
poëte avait dissipé les biens de sa femme, qu'il était puérilement
humilié de sa claudication, qu'il s'irritait immodérément des critiques
absurdes, et c'est beaucoup quand elle n'accueille pas ces accusations
de meurtre que les ennemis de Byron se plaisaient à répandre, et que le
grand Goethe lui-même répétait avec une certaine complaisance. En toutes
occasions, les contemporains s'emparent avidement de la dépouille des
victimes qu'ils viennent de frapper; ils examinent pièce à pièce ces
trophées dont ils étaient jaloux et dont il leur est facile de nier
l'éclat quand ils les ont traînés dans la poussière. Semblable à ces
anatomistes qui disent en essuyant leur scalpel:--Nous avons cherché sur
ce cadavre le siège de l'âme et nous ne l'avons pas trouvé; donc cet
homme n'était que matière,--le vulgaire dit en se partageant des
lambeaux de vêtement: Ce grand homme n'était pas d'une autre taille que
nous; il connaissait, comme nous, la vanité, la colère; il avait toutes
nos petites passions. «Il n'y a pas de grand homme pour son valet de
chambre.» Le vulgaire a raison, les laquais ne peuvent apprécier dans le
grand homme que ce que le grand homme a de misérable; mais les nobles
passions, les inspirations sublimes, les mystérieuses douleurs de
l'intelligence divine comprimée dans l'étroite et dure prison de la vie
humaine, ce sont là des énigmes pour les esprits grossiers. Rien,
d'ailleurs, ne s'oppose à la publicité de ces misères du foyer
domestique; tout y aide au contraire, et, dans le même jour, mille voix
diffamatoires s'élèvent pour les promulguer, cent mille oreilles, avides
de scandales, s'ouvrent pour les accueillir. Mais une pensée neuve,
hardie, généreuse, bien qu'émise par la voix irréfrénable de la presse,
combien lui faut-il d'années pour se populariser? Les préjugés, les
haines, le fanatisme, toutes les mauvaises passions qui veulent
enchaîner l'essor de la vérité, sont là, toujours éveillées, toujours
ingénieuses à dénaturer le sens des mots, toujours impudentes dans les
interprétations de mauvaise foi, et le vulgaire, aisément séduit par cet
appel à sa conscience, se range naïvement du côté de l'injure et de la
calomnie.

Et cependant le vulgaire est généralement bon. Il a des instincts de
justice; il est crédule parce qu'il est foncièrement loyal. Il se tourne
avec indignation contre ceux qui l'ont trompé, quand ils viennent à
lever le masque. Il porte aux nues ce qu'il foulait aux pieds la veille.
On en conclut que le peuple est extravagant, qu'il a des caprices
inouïs, insensés, qu'il est sujet a des réactions inexplicables, et
qu'en conséquence il faut le craindre et l'enchaîner. Dernière
hypocrisie, plus odieuse que toutes les autres! On sait fort bien que la
brute elle-même n'a point de fureurs qui ne soient motivées par ses
besoins. A plus forte raison l'homme en masse n'a pas de colères qui ne
soient justifiées par d'odieuses provocations. Quand le peuple brise ses
dieux, c'est que les oracles ont menti, et que l'homme simple ne veut
pas être récompensé de sa confiance par la trahison. O médiocrité! ô
ignorance! peuple dans toutes les conditions, infériorité dans toutes
les sphères de l'intelligence! sors donc de tes langes, brise tes liens,
essaye tes forces! Le génie n'est pas une caste dont aucun de tes
membres doive être exclu. Il n'y a pas de loi divine ni sociale qui
t'enchaîne à la rudesse de tes pères. Le génie n'est pas non plus un
privilège que Dieu confère arbitrairement à certains fronts, et qui les
autorise à s'élever dédaigneusement au-dessus de la foule. Le génie
n'est digne d'hommages et de vénération qu'en ce sens qu'il aide au
progrès de tous les hommes, et, comme un flambeau aux mains de la
Providence, se lève pour éclairer les chemins de l'avenir. Mais cette
lumière, qui marche en avant des générations, tout homme la porte
virtuellement dons son sein. Déjà le moindre d'entre nous en sait plus
long sur les fins de l'humanité, sur la vérité en religion, en
philosophie, en politique, que les grands sages de l'antiquité. Le bon
et grand Socrate, interrogeant aujourd'hui le premier venu parmi les
enfants du peuple, serait émerveillé de ses réponses. Un jour viendra
donc où les jugements grossiers qui nous choquent aujourd'hui seront
victorieusement réfutés comme de vieilles erreurs par les enfants de nos
moindres prolétaires. Prenons donc patience. La postérité redressera
bien des erreurs et réparera bien des injustices. A toi, Byron, prophète
désolé, poëte plus déchiré que Job et plus inspiré que Jérémie, les
peuples de toutes les nations ouvriront le panthéon des libérateurs de
la pensée et des amants de l'idéal!




KONRAD


Konrad étant le nom du type privilégié de Mickiewicz, et en particulier
celui du héros des _Dziady_, j'intitule ainsi le fragment de Mickiewicz
dont je vais essayer de rendre compte, quoique ce fragment n'ait point
de titre, ni dans la traduction ni dans l'original, et soit seulement
désigné: _Troisième partie des Dziady_, acte Ier. C'est donc un simple
fragment que je vais mettre en regard de _Faust_ et de _Manfred_. Mais
qu'importe une lacune entre le travail publié en 1833 et celui que
l'auteur poursuit sans doute en ce moment? Qu'importe une suspension
dans le développement des caractères et la marche des événements, si ces
événements et ces caractères sont déjà posés et tracés d'une main si
ferme que nous reconnaissons au premier coup d'oeil dans le poëte l'égal
de Goethe et de Byron? D'ailleurs, le drame métaphysique n'étant pas
astreint, dans sa forme, à la marche régulière des événements, mais
suivant à loisir les phases de la pensée qu'il développe, le lecteur se
préoccupe assez peu de l'accomplissement des faits, pourvu que la pensée
soit suffisamment développée. Les deux premiers actes de _Faust_
feraient une oeuvre complète, et l'arrivée de Marguerite dans le drame
ouvre déjà un drame nouveau où _Faust_ n'a guère à se développer, et ne
se développe guère en effet. La fin de _Faust_ reste en suspens, et
c'est Byron qui s'est chargé de terminer cette grande carrière d'une
manière digne de son début.--Mais encore, dans _Manfred_, la première et
la dernière scène suffiraient rigoureusement au développement de l'idée.
Contentons-nous donc, quant à présent, du fragment de Mickiewicz. Nous
verrons qu'il suffit bien pour constater la fraternité du poëte avec ses
deux illustres devanciers. Je ne le prouverai point par des assertions
qu'on pourrait suspecter d'engouement, mais par des citations qui
perdront en français tout autant que celles de _Faust_ et de _Manfred_.
Ainsi, la pensée, dépouillée de toute la pompe du style, mise à nu, et
passant, pour ainsi dire, sous la toise de la traduction en prose,
n'aura de mérite que par elle-même et dans l'ordre purement
philosophique. Je dirai seulement quelques mots préliminaires sur la
forme qui sert de cadre à cette pensée.

Nous avons dit que la nouveauté de cette forme créée par Goethe
consistait dans l'association du monde métaphysique et du monde
extérieur. Chez _Faust_, le mélange est très-habilement combiné. Il y a
presque toutes les qualités d'un drame propre à la représentation
scénique, et on conçoit qu'en donnant moins d'extension au monologue, et
en ne faisant du sabbat qu'une scène de ballet, les théâtres aient pu
s'en emparer. Mais ce qui, probablement, aux yeux du plus grand nombre
des lecteurs est une qualité dans _Faust_, nous paraît un défaut, si
nous considérons la véritable nature du drame métaphysique. Celui-là
entre beaucoup trop dans la réalité. Faust devient trop aisément un
homme pareil aux autres, et Méphistophélès n'est bientôt lui-même qu'un
habile coquin, demi-escroc, demi-entremetteur, qui trouverait facilement
son type dans la nature humaine. Byron, au contraire, a porté le drame
dans le monde fantastique beaucoup plus que dans le monde réel. Ce
dernier mode n'est, pour ainsi dire, qu'entrevu dans _Manfred_, et, par
une admirable logique de sentiments, il y apparaît pur, paisible,
presque idéal dans sa candeur. C'est bien là le regard qu'un grand et
courageux désespoir jette en passant sur la vie tranquille des hommes
simples. Le chasseur de chamois et l'abbé de Saint-Maurice caractérisent
l'innocence et la piété. Ce rôle du chasseur égale en beauté et
rappelle, pour le sentiment général, le Guillaume Tell de Schiller; mais
ce qui rend la scène particulièrement touchante, c'est la douceur et la
sagesse de Manfred, qui, loin de railler et de mépriser ce naïf
montagnard, comme eût fait peut-être Faust, sympathise avec lui par la
mémoire de sa jeunesse et l'intelligence de tous les aspects de la
beauté morale. Le même sentiment se retrouve dans la scène avec le
prêtre. Manfred n'est despotique et arrogant qu'avec les personnes
infernales, c'est-à-dire avec ses propres passions et ses propres
pensées. C'est pourquoi son orgueil est toujours légitime et
respectable. Il triomphe de la vengeance, des furies, de la fatalité, de
la mort même, pour s'élever, sans espoir de bonheur, il est vrai, mais
avec une force surhumaine, à la connaissance de la justice divine. Là
est tout le drame, et non pas dans la tentative de suicide de Manfred,
ni dans les exhortations du prêtre. Ces accessoires servent
rigoureusement à marquer le contraste entre l'existence mystérieuse de
Manfred et celle des autres hommes. Ce sont de magnifiques ornements,
nécessaires seulement comme le cadre l'est au tableau pour en reculer
l'effet et en détacher les profondeurs sur un fond brillant.

Mais peut-être serait-on en droit de dire que Byron a été trop loin dans
l'opposition avec _Faust_; tandis que celui-ci est trop dans la réalité,
Manfred est peut-être trop dans le rêve. La donnée de Mickiewicz me
semble la meilleure. Il ne mêle pas le cadre avec l'idée, comme Goethe
l'a fait dans _Faust_. Il ne détache pas non plus le cadre de l'idée,
comme Byron dans _Manfred_. La vie réelle est elle-même un tableau
énergique, saisissant, terrible, et l'idée est au centre. Le monde
fantastique n'est pas en dehors, ni au-dessus, ni au-dessous; il est au
fond de tout, il meut tout, il est l'âme de toute réalité, il habite
dans tous les faits. Chaque personnage, chaque groupe le porte en soi et
le manifeste à sa manière. L'enfer tout entier est déchaîné; mais
l'armée céleste est là aussi; et, tandis que les démons triomphent dons
l'ordre matériel, ils sont vaincus dans l'ordre intellectuel. A la
puissance temporelle, les ukases du czar _Knutopotent_, les tortures,
les bras des bourreaux, l'exil, les fers, les instruments de supplice.
Aux anges, le règne spirituel, l'âme héroïque, les pieux élans, la
sainte indignation, les songes prophétiques, les divines extases des
victimes. Mais ces récompenses célestes sont arrachées par le martyre,
et c'est à des scènes de martyre que le sombre pinceau de Mickiewicz
nous fait assister. Or, ces peintures sont telles, que ni Byron, ni
Goethe, ni Dante n'eussent pu les tracer. Il n'y a eu peut-être pour
Mickiewicz lui-même qu'un moment dans sa vie où cette inspiration
vraiment surnaturelle lui ait été donnée. Du moins la persécution, la
torture et l'exil ont développé en lui des puissances qui lui étaient
inconnues auparavant; car rien, dans ses premières productions,
admirables déjà, mais d'un ordre moins sévère, ne faisait soupçonner
dans le poëte cette corde de malédiction et de douleur que la ruine de
sa patrie a fait vibrer, tonner et gémir en même temps. Depuis les
larmes et les imprécations des prophètes de Sion, aucune voix ne s'était
élevée avec tant de force pour chanter un sujet aussi vaste que celui de
la chute d'une nation. Mais si le lyrisme et là magnificence des chants
sacrés n'ont pu être surpassés à aucune époque, il y a de nos jours une
face de l'esprit humain qui n'était pas éclairée au temps des prophètes
hébreux, et qui jette sur la poésie moderne un immense éclat: c'est le
sentiment philosophique qui agrandit jusqu'à l'infini l'étroit horizon
du peuple de Dieu. Il n'y a plus ni juifs, ni gentils: tous les
habitants du globe sont le peuple de Dieu, et la terre est la cité
sainte qui, par la bouche du poëte, invoque la justice et la clémence
des cieux.

Telle est l'immense pensée du drame polonais: on y peut voir l'extension
qu'a prise le sentiment de l'idéal depuis _Faust_ jusqu'à _Konrad_, en
passant par _Manfred_. On pourrait appeler _Faust_ la chute, _Manfred_
l'expiation, _Konrad_ la réhabilitation; mais c'est une réhabilitation
sanglante, c'est le purgatoire, où l'ange de l'espérance se promène au
milieu des supplices, montrant le ciel et tendant la palme aux victimes;
c'est un holocauste où la moitié du genre humain est immolée par l'autre
moitié, où l'innocence est en cause au tribunal du crime, où la liberté
est sacrifiée par le despotisme, la civilisation du monde nouveau par la
barbarie du monde ancien. Au milieu de cette agonie, les démons rient et
triomphent, les anges prient et gémissent; Dieu se tait! Alors le poëte
exhale un cri de désespoir et de fureur; il rassemble toutes les
puissances de son coeur et de son génie, pour arracher à Dieu la grâce
de l'humanité qui va périr. Rien n'est sublime comme cet appel désespéré
de l'homme au ciel; c'est la voix de l'humanité tout entière qui invoque
l'intercession divine et proteste contre le règne de Satan.... Mais
Konrad est, comme l'ange rebelle, tombé dans le péché d'orgueil. Le ciel
se ferme, Dieu se voile;, un simple prêtre, que les anges bénissent en
l'appelant _serviteur humble, doux_, a seul le pouvoir de chasser les
démons qui l'obsèdent, et c'est à ce pieux serviteur, dont les lèvres
pures n'ont jamais blasphémé, que Dieu révélera les mystères de
l'avenir.

Ici la critique serait facile, trop facile même. On pourrait dire que
les révélations inintelligibles du dieu rappellent un peu les énigmes
sans mot des antiques oracles, et que c'est un assez pauvre secours
accordé à la foi et à la prière, que cette vision où dans un chiffre
mythique la patrie du poëte se voit délivrée par une réunion de
quarante-quatre villes, ou par un personnage dont le nom se compose de
quarante-quatre lettres, ou par une armée composée de quarante-quatre
phalanges, etc. Les Polonais se perdent en commentaires sur cette
prédiction. Nous n'en grossirons pas le nombre, et nous nous
abstiendrons de relever beaucoup d'autres passages bizarres et obscurs
des _Dziady_, que ne rachèteraient pas, pour nous autres Français, le
mérite de l'expression et le charme du merveilleux ressortant de
superstitions toutes locales. Un seul mot d'ailleurs doit imposer
silence à toute censure pédantesque: la Pologne est catholique, et
Mickiewicz est son poëte mystique. Son idéal n'a pas encore conçu une
forme nouvelle. La majorité de la race slave est rangée sons la loi
sincère de l'Évangile. Respectons une foi naïve, qui ne s'est pas
dégradée, comme chez nous, par une restauration jésuitique, et que
d'ailleurs le saint-siège a réhabilitée pour longtemps peut-être en se
détachant d'elle. Rappelons-nous le mot sublime de M. de La Mennais en
parlant de la concession infâme faite par le souverain Pontife aux
puissances coalisées: _Tiens-toi là près de l'échafaud, lui a-t-on dit,
et, à mesure qu'elles passeront, maudis les victimes_! N'imitons pas le
pape; gardons-nous de railler les victimes. C'est bien assez que Nicolas
les décime et que Capellari les anathématise. Ne les citons pas à la
barre de notre tribunal philosophique. Avant de passer de la philosophie
chrétienne à une philosophie plus avancée, la France a passé par la
glorieuse expiation d'une révolution terrible. La Pologne subit
maintenant son expiation, non moins douloureuse, non moins respectable.
Il serait aussi lâche de lui reprocher aujourd'hui son catholicisme,
qu'il l'eût été alors de nous reprocher notre athéisme.

Nous regrettons sans doute qu'après d'aussi magnifiques élans vers la
vérité, Mickiewicz soit forcé, par les convictions auxquelles il est
patriotiquement fidèle, de proclamer de pieux mensonges, à la manière
des sibylles. Avec une idée plus hardie de la justice éternelle et des
fins providentielles de l'humanité, il eût résolu plus clairement la
question. Il eût pu prophétiser que la défaite de la Pologne sera pour
la suite des temps un triomphe sur la Russie, et que, comme l'empire
romain a subi le triomphe intellectuel de la Grèce terrassée, l'empire
russe subira le triomphe intellectuel et moral de la Pologne. Oui, sans
aucun doute, la barbarie tombera devant la civilisation, le despotisme
sous la liberté. Ce ne sera peut-être pas par la force des armes que
s'opérera la résurrection de cette nation sacrifiée aujourd'hui au
brutal instinct de la haine et de la violence, mais, à coup sûr, la main
de Dieu s'étendra sur la tyrannie et tournera les esclaves contre les
oppresseurs. La Russie se fera justice elle-même. Croit-on que dans ce
vaste empire tout ce qui mérite le nom de peuple ne nourrit pas une
profonde haine contre les bourreaux, une profonde sympathie pour les
victimes? C'est par là que la Pologne retrouvera sa nationalité, et
l'étendra des rives de la Vistule aux rives du Tanaïs. Il y a
certainement dans cette moitié de l'Europe une puissance formidable qui
gronde, et qui renversera l'odieux empire de la monarchie barbare. Tout
ce qui sent, tout ce qui pense, tout ce qui, en Russie, mérite le nom
d'homme, pleure des larmes de sang sur la Pologne. Comprimée encore,
cette puissance éclatera. Elle aura de terribles luttes à soutenir
contre la force matérielle; mais que sont les machines contre le génie
de l'homme? Les armées du czar ne sont que des machines de guerre; qu'un
rayon d'intelligence y pénètre, et ces machines obéiront à
l'intelligence et fonctionneront pour elle, comme le fer et le feu pour
les besoins de l'industrie humaine.

Mais qu'importe la langue dans laquelle le génie rend ses oracles! la
langue de Mickiewicz est le catholicisme. Soit! je ne puis croire que
pour les grandes intelligences, qui restent encore sous ce voile, il n'y
ait pas dans les formules un sens plus étendu que les mots ne le
comportent. Le catholicisme de Mickiewicz, quelque sincère qu'il soit,
se prête à l'allégorie aussi bien que le catholicisme railleur de Faust,
et le fantastique païen de Manfred. La foudre qui tombe à la fin de
l'acte sur la maison du docteur est, dit-on, un fait historique. On y
peut voirie symbole du châtiment céleste qui est suspendu sur le trône
du czar. Il y a, dans les prédictions du prêtre Pierre, une légende
profonde dans sa naïveté. Interrogé par le sénateur et ses complices
sur ce coup de foudre qui vient de frapper un des leurs, il leur raconte
que plusieurs malfaiteurs étaient endormis au pied d'un mur. Le plus
scélérat d'entre eux fut éveillé par un ange qui lui annonça que la
muraille allait s'écrouler. Il s'éloigna au plus vite, et, comme il vit
en effet ses compagnons écrasés, il se hâta de remercier l'ange qui
l'avait sauvé; mais celui-ci lui répondit: «Garde-toi de me remercier.
Ton châtiment est réservé pour le dernier, afin qu'il soit le plus cruel
de tous.»

On voit qu'il y a loin de ce catholicisme énergique et menaçant à la
résignation apathique de Silvio Pellico. Konrad est le type le plus
opposé à ce genre de soumission extatique digne de l'Inde peut-être,
mais à coup sûr indigne de l'Europe. Sa brûlante énergie déborde en
accents qui feraient pâlir Dieu même, si Dieu était ce misérable Jéhovah
qui joue avec les peuples sur la terre comme un joueur d'échecs avec des
rois et des pions sur un échiquier. Aussi, le silence de cette divinité
dont Konrad ne comprend pas les lois impitoyables le jette dans la
fureur et dans l'égarement, remarquable protestation du poëte catholique
contre le Dieu que son dogme lui propose, protestation à laquelle le
catholicisme n'a rien à répondre, et que Mickiewicz lui-même ne peut
réfuter après l'avoir lancée! O grand poëte! philosophe malgré vous!
vous avez bien raison de maudire ce Dieu que l'Église vous a donné! Mais
pour nous qui en concevons un plus grand et plus juste, votre blasphème
nous paraît l'élan le plus religieux de votre âme généreuse! Nous
mettrons sous les yeux du lecteur une citation pour l'étendue de
laquelle nous ne lui faisons aucune excuse, certain que nous sommes de
bien mériter de lui en lui faisant connaître cet incomparable morceau de
l'_Improvisation_, précédé de la scène des prisonniers. Ces deux scènes
résument les deux faces du génie de Mickiewicz, le génie du récit
dramatique, et le génie de la poésie philosophique. La scène s'ouvre à
Wilna, dans le cloître des prêtres Basiliens, transformé en prison
d'État. _Un prisonnier_ (Konrad) s'endort appuyé sur la fenêtre. Son
ange gardien lui fait de doux reproches durant son sommeil:

     Méchant, insensible enfant! par ses vertus ici-bas, par
     ses prières dans le ciel, ta mère a longtemps préservé ton
     jeune âge de la tentation et des malheurs.... Que de fois,
     à sa supplication et avec la permission de Dieu, j'ai descendu
     vers ta cellule, silencieux dans les silencieuses
     ombres de la nuit! je descendais dans un rayon et je planais
     sur sa tête. Quand la nuit te berçait, moi, j'étais là,
     penché sur ton rêve passionné comme un lit blanc sur
     une source troublée....

     L'ange rappelle à Konrad ses révoltes, son oubli des
     cieux.

     Je versais alors des larmes amères, je serrais mon visage
     dans mes mains... je voulais... et je n'osais pas retourner
     vers le ciel. Ta mère était là pour me demander:
     Quelles nouvelles me rapportes-tu de la terre, de ma cabane?
     Quel a été le rêve de mon fils?

     A ce monologue de l'ange, gracieux et suave péristyle
     placé au seuil d'un abîme, succèdent les attaques
     des démons. «Glissons sous sa tête un noir duvet,»
     disent-ils, «chantons... bien doucement... ne l'effrayons
     pas!»

     UN ESPRIT du côté gauche.--La nuit est triste dans ta prison....
     Là, dans la ville, elle se passe joyeuse: le son des
     instruments anime les convives, la coupe pleine en main,
     les ménestrels entonnent des chansons....

     KONRAD s'éveille.--Toi qui égorges tes semblables, toi
     qui passes le jour à tuer et le soir à célébrer des banquets,
     te rappelles-tu le matin un seul de tes songes?... Et quand
     tu te le rappellerais, le comprendrais-tu?... Il s'endort.

     L'ANGE.--La liberté te sera rendue.... Dieu nous envoie
     te l'annoncer....

     KONRAD s'éveillant.--Je serai libre... oui... j'ignore d'où
     m'en est venue la nouvelle; mais je connais la liberté que
     donnent les Moscovites!... Les infâmes!... ils me briseront
     les fers des mains et des pieds; mais ils me les feront
     peser sur l'âme!... L'exil, voilà ma liberté!... Il me faudra
     errer parmi la foule étrangère, ennemie, moi, chanteur!...
     et personne ne saisira rien de mes chants... rien, qu'un
     bruit vain et confus! Les infâmes!... c'est la seule arme
     qu'ils ne m'aient pas arrachée; mais ils me l'ont brisée
     dans les mains. Vivant, je resterais mort pour ma patrie,
     et ma pensée demeurerait enfermée sous l'ombre de mon
     âme, comme le diamant dans la pierre.

Ces fragments suffisent à montrer comment l'idée est posée. C'est bien
la lutte du désespoir contre l'héroïsme; c'est bien d'un côté la voix de
l'enfer qui essaye de vaincre en redoublant la souffrance, de l'autre,
la voix du ciel qui console et qui engage à persévérer.

     UN ESPRIT.--Homme! pourquoi ignores-tu l'étendue
     de ta puissance? Quand la pensée dans ta tête, comme
     l'éclair au sein des nuages, s'enflamme invisible encore,
     elle amoncèle déjà les brouillards et crée une pluie fertile,
     ou la foudre et la tempête.

            *       *       *       *       *

     Toi aussi, comme un nuage élevé, mais vagabond, tu
     lances des flammes, sans savoir toi-même où tu vas, sans
     savoir ce que tu fais! Hommes! il n'est pas un de vous
     qui ne puisse, isolé dans les fers, par la pensée et par la
     foi, faire crouler ou relever les trônes.

On voit que les anges de Mickiewicz ont un mysticisme bien large et bien
philosophique. Les diables font une opposition furieuse, et pour qui
lira en entier le petit volume des _Dziady_, traduit en français, ces
diables paraîtront au premier abord empruntés à Callot ou aux légendes
du moyen âge, beaucoup plus qu'à l'allégorie poétique. Mais, qu'on y
réfléchisse, cet enfer est approprié au sujet et renferme une sanglante
satire. Parmi ces innombrables phalanges d'esprits pervers, dont la
poésie religieuse fait l'emblème de tous les vices et de tous les maux,
il est diverses hiérarchies. Le démon moqueur de Goethe est un Français
voltairien. Le sombre génie de Byron est l'esprit romantique du XIXe
siècle. Le Belzébuth de Mickiewicz, c'est le despotisme brutal, c'est le
patron du czar: c'est un monstre ignoble, sanguinaire, grossier, féroce
et stupide. S'il venait faire de l'esprit comme Méphistophélès, il ne
serait guère compris des tyrans auxquels il souffle son abrutissement et
sa rage. S'il se montrait à eux menaçant et terrible, comme le génie de
Manfred, il ramènerait le remords et la crainte dans ces âmes lâches et
superstitieuses. Il les caresse au contraire et les berce de doux rêves.
_N'épouvante pas mon _gibier_, dit-il à ses acolytes rangés autour du
lit d'un sénateur endormi.--_Quand il dort, le brigand, son sommeil
n'est-il pas à moi_? répond le diable subalterne.--_Si tu l'effrayes
trop pour une fois_, lui dit le maître, _il va se rappeler son rêve et
nous duper.--Il est ivre et ne veut pas dormir. Coquin, nous tiendras-tu
éternellement debout_?--Alors le sénateur rêve, et s'imagine être dans
la faveur du czar. Créé grand-maréchal, il s'enfle, il se promène avec
orgueil dans les salons, puis tout à coup il est disgracié. On le
raille; un coquin de chambellan lui fait l'outrage d'un sourire.

     Ah! je meurs! je suis mort! Me voilà dans la tombe,
     rongé par les vers, par les sarcasmes.... On me fuit! Ah!
     quelle solitude! quel silence....--Quel bruit! Ah! c'est
     un calembour.--O laide mouche!... Des épigrammes, des
     railleries.... Des insectes qui m'entrent dans l'oreille.... Ah!
     mon oreille!...--Les Kameriumkiers crient comme des
     hiboux. Ah! voici les dames dont les queues de robe sifflent
     comme des serpents à sonnettes.--Quel horrible
     vacarme! Des cris... des rires.... Le sénateur est en disgrâce!
     en disgrâce! en disgrâce!

     Il tombe de son lit par terre, les diables descendent
     sur lui.

     Détachons son âme des sens, comme on détache un chien
     hargneux du collier.

La plaisanterie de Mickiewicz est pleine de fiel et de verve. Il fait
aux courtisans des plaies plus profondes avec son vers incisif et
mordant, qu'ils n'en ont fait à leurs victimes avec les knouts. Aussi
l'armée diabolique qu'il a évoquée est-elle pour lui, non un jeu de
l'imagination, mais un enfer vivant, une peinture réelle des turpitudes
et des atrocités du régime moscovite. Tous les soldats de Belzébuth sont
des bourreaux, des geôliers, des blasphémateurs, des cannibales. Ils ne
parlent que de tortures physiques, ils lèchent le sang sur les lèvres
des martyrs. On voit bien de quels hommes ils sont les maîtres et les
dieux! Quand ils s'adressent aux prisonniers ou aux prêtres, ils
cherchent à les vaincre par le désespoir, par la vengeance, par l'appât
des plaisirs dont leurs souffrances et leurs jeûnes augmentent le
besoin, par la peur surtout. Quand Pierre, prosterné auprès de Konrad
évanoui, prie pour conjurer le démon, l'un d'eux lui murmure à l'oreille
des paroles de menace... _Et sais-tu ce que deviendra la Pologne dans
deux cents ans? Et sais-tu que demain tu seras battu comme un Haman_?

Je m'arrête, car je citerais tout le poëme, et, ne voulant pas retirer
au lecteur le plaisir de le lire en entier, je me bornerai aux deux
scènes que j'ai annoncées, et qui sont indispensables pour lui faire
connaître le génie de Mickiewicz.

     SCÈNE I

     Un corridor.--La sentinelle se tient au loin la carabine au bras.
     --Quelques jeunes prisonniers sortent de leurs cellules avec des
     chandelles.--Il est minuit.

     JACOB.--Vraiment, nous allons nous réunir?

     ADOLPHE.--La sentinelle boit la goutte, le caporal est
     des nôtres.

     JACOB.--Quelle heure est-il?

     ADOLPHE.--Près de minuit.

     JACOB.--Mais si la garde nous surprend, notre pauvre
     caporal est perdu.

     ADOLPHE.--Éteins donc la chandelle: tu vois comme la
     lumière se réfléchit sur la fenêtre. Ils éteignent la chandelle. La
     ronde est un vrai badinage: il lui faudra frapper longtemps,
     échanger le mot d'ordre, chercher les clefs.... Puis
     les corridors sont longs.... Avant d'être surpris nous nous
     séparons, les portes se ferment, chacun se jette sur le lit
     et ronfle.

     Les autres prisonniers arrivent de leurs celulles.

     FREJEND.--Amis, allons dans la cellule de Konrad, c'est
     la plus éloignée; elle est adossée au mur de l'église: nous
     pouvons, sans être entendus, y chanter et crier à l'aise.
     Aujourd'hui, je me sens disposé à donner un libre cours
     à ma voix: en ville on se figurera que les chants partent
     de l'église, c'est demain Noël.... Eh! camarades, j'ai quelques
     bouteilles aussi.

     JACOB.--A l'insu du caporal?

     FREJEND.--Le brave caporal aura sa part aux bouteilles;
     c'est un Polonais, un de nos anciens légionnaires
     que le czar a transformé de force en Moscovite. Le caporal
     est bon catholique, et il permet aux prisonniers de passer
     ensemble la soirée les veilles des fêtes.

     JACOB.--Si on l'apprend, nous le payerons cher.

     Les prisonniers entrent dans la cellule de Konrad, y font du
     feu et allument la chandelle.

     JACOB.--Mais voyez comme Jegota se fait triste: il ne
     s'était pas douté qu'il pouvait bien avoir dit à ses foyers
     un éternel adieu.

     FREJEND.--Notre Hyacinthe a dû laisser sa femme en
     couches, et il ne verse pas une larme.

     FÉLIX KOLAKOWSKI.--Pourquoi en verserait-il? Qu'il
     rende plutôt gloire à Dieu! Si elle met au monde un fils,
     je lui prédirai son avenir.... Donne-moi ta main; j'ai quelque
     talent en chiromancie, je te dévoilerai l'avenir de ton
     fils. Il regarde dans la main. S'il est honnête sous le gouvernement
     moscovite, il fera infailliblement connaissance avec
     les juges et la kibitka.... Qui sait? peut-être nous trouvera-t-il
     encore tous ici?--Vivent les fils! ce sont nos compagnons
     pour l'avenir.

     JEGOTA.--Êtes-vous ici depuis longtemps?

     FREJEND.--Comment le savoir? Nous n'avons pas de
     calendrier, personne ne nous écrit: le pire est d'ignorer
     quand nous en sortirons.

     SUZIN.--Moi, j'ai sur ma fenêtre une paire de rideaux
     de bois, et je ne sais pas même quand il fait nuit ou jour.

     THOMAS.--J'aimerais mieux être sous terre, affamé,
     malade, livré au supplice du knout et même de l'inquisition,
     que de vous voir ici partager ma misère. Les brigands!...
     Ils veulent nous enfouir tous dans la même
     tombe!...

     FREJEND.--Quoi! c'est peut-être pour moi que tu
     pleures? Pour moi peut-être? Je le demande, de quelle
     utilité est ma vie? Encore si nous avions la guerre; j'ai
     quelque talent pour me battre, et je pourrais larder les
     reins à quelques cosaques du Don. Mais en paix! A quoi
     bon vivrais-je une centaine d'années?... Pour maudire les
     Moscovites, pub mourir et devenir poussière! Libre,
     j'aurai passé ma vie inaperçu, comme la poudre ou le
     vin médiocre. Aujourd'hui que le vin est bouché et la
     poudre bourrée, j'ai en prison toute la valeur d'une bouteille
     ou d'une cartouche. Libre, je m'évaporerais comme
     le vin d'un broc débouché, je brûlerais sans bruit, comme
     la poudre sur un bassinet ouvert. Mais si l'on m'entraîne,
     chargé de fers, en Sibérie, les Lithuaniens, nos frères, se
     diront en me voyant passer: «Voilà ce noble sang, voilà
     notre jeunesse qui s'éteint! Attends, infâme czar! attends,
     Moscovite!» Un homme comme moi, Thomas, se ferait
     pendre pour que tu restasses un moment de plus dans le
     monde; un homme comme moi ne sert sa patrie que par
     sa mort. Je mourrais dix fois pour te faire ressusciter, toi
     ou le sombre poëte Konrad, qui nous raconte l'avenir
     comme un bohémien. A Konrad. Je crois, puisque Thomas
     le dit, que tu es un grand poëte; je t'aime, car tu ressembles
     aussi à la bouteille: tu verses tes chants, tu inspires
     le sentiment, l'enthousiasme!... mais nous, nous
     buvons, nous sentons..., et toi, tu décrois, tu te dessèches.
     A Thomas et à Konrad. Vous savez que je vous aime, mais on
     peut aimer sans pleurer. Allons, mes frères, plus de tristesse;
     car, si je m'attendris une fois et si je me mets a
     larmoyer, alors plus de feu, plus de thé.

     Il fait le thé.--Un moment de silence.

     JACOB.--Quel long silence! N'y a-t-il pas de nouvelles
     de la ville?

     TOUS.--Des nouvelles!

     ADOLPHE.--Jean est allé aujourd'hui à l'interrogatoire;
     il est resté une heure en ville. Mais il est silencieux et
     triste, et, à en juger par sa mine, il n'a guère envie de
     parler.

     UN DES PRISONNIERS.--Eh bien! Jean, des nouvelles?

     JEAN SOBOLEWSKI, tristement.--Rien de bon aujourd'hui....
     On a expédié vingt kibitka pour la Sibérie.

     JEGOTA.--De qui? des nôtres?

     JEAN.--D'étudiants de Samogitie.

     TOUS.--En Sibérie!

     JEAN.--Et en grande pompe; il y avait affluence de
     spectateurs. Je demandai au caporal de m'arrêter un instant,
     il me l'accorda. Je me tins au loin, caché entre les
     colonnes de l'église. On disait la messe; le peuple affluait
     de toutes parts. Soudain il s'élance à flots vers la porte,
     puis vers la prison voisine. Seul, je restai sous le portique,
     et l'église devint si déserte que, dans le lointain, j'entrevoyais
     le prêtre tenant le calice à la main, et l'enfant de
     choeur avec sa sonnette. Le peuple ceignait la prison d'un
     rempart immobile; les troupes en armes, les tambours en
     tête, se tenaient sur deux rangs comme pour une grande
     cérémonie; au milieu d'elles étaient les kibitka. Je lance
     un regard furtif, et j'aperçois l'officier de police s'avancer
     à cheval. Sa figure était celle d'un grand homme conduisant
     un grand triomphe... oui... le triomphe du czar du
     Nord, vainqueur de jeunes enfants! Au roulement du tambour,
     on ouvre les portes de l'hôtel de ville... ils sortent....
     Chaque prisonnier avait près de lui une sentinelle, la
     baïonnette au fusil. Pauvres enfants!... ils avaient tous,
     comme des recrues, la tête rasée, les fers aux pieds!... Le
     plus jeune, âgé de dix ans, se plaignait de ne pouvoir soulever
     ses chaînes et montrait ses pieds nus et ensanglantés.
     L'officier de police passe, demande le motif de
     ces plaintes.... L'officier de police, homme plein d'humanité,
     examine lui-même les chaînes.... Dix livres... c'est
     conforme au poids prescrit!... On entraîna Jancewski: je
     l'ai reconnu!... les souffrances l'avaient fait laid, noir,
     maigre; mais que de noblesse dans ses traits! Un an
     auparavant, c'était un sémillant et gentil petit garçon;
     aujourd'hui, il regardait de la kibitka comme de son rocher
     isolé le grand empereur!... Tantôt, d'un oeil fier, sec,
     serein, il semblait consoler ses compagnons de captivité;
     tantôt il saluait le peuple avec un sourire amer, mais
     calme; il semblait vouloir lui dire: Ces fers ne me font
     pas tant de mal!... Soudain j'ai cru voir son regard tomber
     sur moi. Comme il n'apercevait pas le caporal qui me
     tenait par mon habit, il me supposa libre! il baisa sa
     main en signe d'adieu et de félicitation, et soudain tous
     les yeux se tournèrent vers moi. Le caporal me tirait de
     toutes ses forces pour me faire cacher; je refusai, mais je
     me serrai contre la colonne; j'examinai la figure et les
     gestes du prisonnier. Il s'aperçut que le peuple pleurait
     en regardant ses fers, et il secoua les fers de ses pieds
     comme pour montrer à la foule qu'il pouvait les porter.
     La kibitka s'élance... il arrache son chapeau de la tête, se
     dresse, élève la voix, crie trois fois: «La Pologne n'est
     pas encore morte!...» et il disparaît derrière la foule.
     Mes yeux suivirent longtemps cette main tendue vers le
     ciel, ce chapeau noir pareil à un étendard de mort, cette
     tête violemment dépouillée de sa chevelure, cette tête
     sans tache, fière, qui brillait au loin, annonçant à tous
     l'innocence et l'infamie des bourreaux. Elle surgissait du
     milieu de la foule noire de tant de têtes, comme, du sein
     des flots, celle du dauphin prophète de l'orage. Cette main,
     cette tête, sont encore devant mes yeux et resteront gravées
     dans ma pensée. Comme une boussole, elles me marqueront
     le chemin de la vie et me guideront à la vertu....
     Si je les oublie, toi, mon Dieu! oublie-moi dans le ciel!

     LWOWICZ.--Que Dieu soit avec vous!

     CHAQUE PRISONNIER.--Et avec toi!

     JEAN SOBOLEWSKI.--Cependant les voitures défilaient,
     on y jetait un à un des prisonniers. Je lançai un regard
     dans la foule serrée du peuple et des soldats. Tous les visages
     étaient pâles comme des cadavres, et dans cette foule
     immense, il régnait un tel silence que j'entendais chaque
     pas et chaque bruissement des chaînes! tous sentaient
     l'horreur du supplice!... Le peuple et l'armée le sentaient,
     mais tous se taisaient, tant ils ont peur du czar.... Enfin
     le dernier prisonnier parut: il semblait résister; le malheureux!
     il se traînait avec effort et chancelait à chaque
     pas.--On lui fait descendre lentement les degrés; à peine
     a-t-il posé le pied sur le second, qu'il roule et tombe:
     c'était Wasilewski. Il avait reçu tant de coups à l'interrogatoire,
     qu'il ne lui était pas resté une goutte de sang sur
     le visage. Un soldat vint et le releva; il le soutint d'une
     main jusqu'à la voiture, et de l'autre il essuya de secrètes
     larmes.... Wasilewski n'était pas évanoui, affaissé, appesanti,
     mais il était roide comme une colonne. Ses mains
     engourdies, comme si on les eût dégagées de la croix,
     s'étendaient au-dessus des épaules des soldats. Il avait les
     yeux hagards, hâves, largement ouverts!... Et le peuple
     aussi a ouvert les yeux et les lèvres.... Et soudain un seul
     soupir, parti de mille poitrines, retentit autour de nous,
     un soupir creux et comme souterrain; on eût dit un gémissement
     qui sortait à la fois de toutes les tombes enfouies
     sous l'église. Le détachement l'étouffa par le roulement
     du tambour et par le commandement: «Aux armes!
     marche!...» On se met en mouvement, et les kibitka fendent
     la rue, rapides comme le vol d'un éclair. Une seule
     paraissait vide: elle contenait pourtant un prisonnier,
     mais un prisonnier invisible!... Seulement, au-dessus de
     la paille apparaissait une main ouverte, livide, une main
     de cadavre, qui tremblotait comme un signe d'adieu.--La
     kibitka s'enfonce dans la mêlée....--Avant que le
     fouet ait dispersé la foule, on s'arrête devant l'église....
     Soudain j'entends la sonnette; le cadavre était là.... Je
     jette les yeux dans l'église déserte, je vois la main du
     prêtre élever au ciel la chair et le sang du Seigneur, et je
     dis: «Seigneur, toi qui, par le jugement de Pilate, as
     versé ton sang innocent pour le salut du monde, accueille
     cette jeune victime de la justice du czar; elle n'est ni
     aussi sainte ni aussi grande, mais elle est aussi innocente!»
     (Long silence.)

     L'Abbé Lwowicz.--Frère, ce prisonnier peut vivre encore.
     Dieu seul le sait.... Peut-être nous le dérobera-t-il
     un jour. Je prierai.... Joignez vos prières aux miennes
     pour le repos des martyrs: savons-nous le sort qui nous
     attend tous demain?

     Frejend.--Quel affreux récit! il m'a arraché la dernière
     de mes larmes.... Je sens que ma raison s'égare....
     Félix, console-nous un peu...! O toi, si l'envie t'en prenait,
     ne ferais-tu pas rire le diable dans les enfers?

     Plusiers Prisonniers.--Oui, Félix, une chanson!...
     Versez-lui du thé, du vin.

     Félix.--Vous le voulez tous: il faut que je sois gai
     quand mon coeur se brise. Eh bien, je serai gai, écoutez
     ma chanson. (Il chante.)

     «Peu m'importe la peine qui m'attend, les mines, la Sibérie
     ou les fers! toujours, en fidèle sujet, je travaillerai
     pour le czar.

     «Si je bats le métal avec le marteau, je me dirai: «Cette
     mine grisâtre, ce fer, servira un jour à forger une hache
     pour le czar!

     «Si l'on m'envoie peupler les steppes, je prendrai en
     mariage une jeune Tartare; peut-être de mon sang naîtra-t-il
     un Pahlen pour le czar.

     «Si je vais dans les colonies, je cultiverai un jardin, je
     creuserai des sillons, et, chaque année, je ne sèmerai que
     du lin et du chanvre.

     «Avec le chanvre, on fera du fil, un fil grisâtre qu'on enveloppera
     d'argent: peut-être aura-t-il l'honneur de servir
     un jour d'écharpe au czar.»

     Les prisonniers chantent en choeur.

     «Naitra-t-il un Pahlen pour le czar?»

     SUZIN.--Mais voyez: Konrad est immobile, absorbé,
     comme s'il se remémorait ses péchés pour la confession.
     --Félix! il n'a rien entendu de ta chanson.--Konrad!...
     Voyez!... son visage pâlit... il se colore de nouveau.... Est-il
     malade?

     Félix.--Attends!... silence!... Je l'avais prévu!... Oh!
     pour nous qui connaissons Konrad, ce n'est pas un mystère.--Minuit
     est son heure! silence, Félix!... nous
     allons entendre une autre chanson!

     JOSEPH, regardant Konrad.--Frères, son âme est envolée...
     elle erre dans une contrée lointaine.... Peut-être lit-elle
     l'avenir dans les cieux?... Peut-être aborde-t-elle les esprits
     familiers qui lui raconteront ce qu'ils ont appris
     dans les étoiles!... Quels yeux étranges!... la flamme
     brille sous ses paupières... et ses yeux ne disent rien, ne
     demandent rien... ils n'ont pas d'âme... ils brillent comme
     les foyers qu'a délaissés une armée partie en silence et
     dans l'ombre de la nuit pour une expédition lointaine:
     avant qu'ils s'éteignent, l'armée sera de retour dans ses
     quartiers.

     KONRAD chante.--Mon chant gisait moite dans le tombeau,
     mais il a senti le sang!... Le voilà qui regarde de
     dessous terre, et, comme un vampire, il se dresse, avide,
     de sang!... Oui!... vengeance!... vengeance!... vengeance
     contre nos bourreaux, avec l'aide de Dieu, et même malgré Dieu!...

     Et le chant dit:

     «Moi, je viendrai un soir, je mordrai mes frères, mes
     compatriotes. Celui à qui je plongerai mes défenses dans
     l'âme, se dressera, comme moi, vampire... et criera: «Oui,
     vengeance!... vengeance!... vengeance contre nos bourreaux,
     avec l'aide de Dieu, et même malgré Dieu!»

     «Puis nous irons, nous nous abreuverons du sang de
     l'ennemi; nous hacherons son cadavre! Nous lui clouerons
     les mains et les pieds pour qu'il ne se relève pas, et qu'il
     ne reparaisse plus même comme spectre.

     «Nous suivrons son âme aux enfers!... Tous, nous lui
     pèserons de notre poids sur l'âme jusqu'à ce que l'immortalité
     s'en échappe... et tant qu'elle sentira, nous la mordrons!...
     Oui!... vengeance! vengeance! vengeance contre
     nos bourreaux, avec l'aide de Dieu, et même malgré
     Dieu!»

     L'ABBÉ LWOWICZ.--Konrad, arrête, au nom de Dieu!
     c'est une chanson païenne.

     LE CAPORAL.--Quel regard affreux!... C'est une chanson
     satanique!

     KONRAD.--Je m'élève!... je m'envole!... Là, au sommet
     du rocher... je plane au-dessus de la race des hommes,
     dans les rangs des prophètes!... De là, ma prunelle fend,
     comme un glaive, les sombres nuages de l'avenir; mes
     mains, comme les vents, déchirent les brouillards!... Il
     fait clair... il fait jour!... J'abaisse un regard sur la terre:
     là se déroule le livre prophétique de l'avenir du monde!...
     Là, sous mes pieds! vois, vois les événements et les siècles
     futurs, pareils aux petits oiseaux que l'aigle poursuit!...
     Moi, je suis l'aigle dans les cieux!... Vois-les sur la terre
     s'élancer, courir; vois cette épaisse nuée se tapir dans le
     sable!...

     QUELQUES PRISONNIERS.--Que dit-il?... Quoi?... Qu'est-ce
     donc?... Vois, vois quelle pâleur!

     Ils saisissent Konrad.

     Calme-toi!

     KONRAD.--Arrêtez! arrêtez!... arrêtez! je recueillerai
     mes pensées, j'achèverai mon chant, j'achèverai!...

     LWOWICZ.--Assez! assez!

     D'AUTRES.--Assez!

     LE CAPORAL.--Assez! que Dieu vous bénisse!... La
     sonnette, entendez-vous la sonnette? la ronde, la ronde
     est à la porte... éteignez la chandelle: chacun chez soi!...

     UN DES PRISONNIERS, regardant à la fenêtre.--La porte est
     ouverte... les voilà....--Konrad est évanoui: laissez-le
     seul dans sa cellule! (Tous s'échappent.)

     SCÈNE II

     KONRAD, après un long silence.

     Je suis seul!... Eh! que m'importe la foule? Suis-je
     poëte pour la foule?... Où est l'homme qui embrassera
     toute la pensée de mes chants, qui saisira du regard tous
     les éclairs de mon âme? Malheur à qui épuise pour la
     foule sa voix ou sa langue!... La langue ment à la voix, et
     la voix ment aux pensées... La pensée s'envole rapide de
     l'âme avant d'éclater en mots, et les mots submergent la
     pensée et tremblent au-dessus de la pensée, comme le sol
     sur un torrent englouti et invisible. Au tremblement du
     sol, la foule découvrira-t-elle l'abîme du torrent, devinera-t-elle
     le secret de son cours?
                
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