Le sentiment circule dans l'âme, il s'allume, il s'embrase
comme le sang dans ses prisons profondes et invisibles.
Les hommes découvriront autant de sentiment dans
mes chants qu'ils verront de sang sur mon visage.
Mon chant, tu es une étoile au delà des confins du
monde!... L'oeil terrestre qui se lance à ta poursuite peut
étendre ses ailes... jamais il ne t'atteindra... il frappera
seulement la voie lactée... Il devinera qu'il y a des soleils,
mais non quel est leur nombre et leur immensité!...
A vous, mes chants, qu'importent les yeux et les oreilles
des hommes? Coulez dans les abîmes de mon âme; brillez
sur les hauteurs de mon âme, comme des torrents souterrains,
comme des étoiles sublunaires.
Toi, Dieu! toi, nature! écoutez-moi!... Voici une musique
digue de vous, des chants dignes de vous!--Moi,
grand maître, grand maître, j'étends les mains, je les
étends jusqu'au ciel.... Je pose les doigts sur les étoiles
comme sur les cercles de verre d'un harmonica.
Mon âme fait tourner les étoiles d'un mouvement tantôt
lent, tantôt rapide; des millions de tons en découlent;
c'est moi qui les ai tous tirés. Je les connais tous, je les
assemble, je les sépare, je les réunis, je les tresse en arc-en-ciel,
en accords, en strophes; je les répands en sons et
en rubans de flamme.
J'ai relevé les mains, je les ai dressées au-dessus des
arêtes du monde, et les cercles de l'harmonie ont cessé
de vibrer. Je chante seul, j'entends mes chants, longs,
traînants comme le souffle du vent; ils retentissent dans
toute l'immensité du monde, ils gémissent comme la
douleur, ils grondent comme des orages; les siècles les
accompagnent sourdement. Chaque son retentit et étincelle
à la fois: il me frappe l'oreille, il me frappe l'oeil;
c'est ainsi que, quand le vent souffle sur les ondes, j'entends
son vol dans ses sifflements, je le vois dans son
vêtement de nuages.
Ce sont des chants dignes de Dieu, de la nature!... C'est
un chant grand, un chant créateur!... Ce chant, c'est la
force, la puissance; ce chant, c'est l'immortalité.... Que
pourrais-tu faire de plus grand, toi, Dieu?... Vois comme
je tire mes pensées de moi-même; je les incarne en mots;
elles volent, se disséminent dans les cieux, roulent, jouent
et étincellent.... Elles sont déjà loin, et je les sens encore;
je savoure leurs charmes; je sens leurs contours dans la
main, je devine leurs mouvements par ma pensée. Je vous
aime, mes enfants poétiques!... mes pensées!... mes
étoiles!... mes sentiments!... mes orages!... Au milieu
de vous, je me tiens comme un père au sein de sa famille;
vous m'appartenez tous!...
Je vous foule aux pieds, vous tous, poëtes, vous tous,
sages et prophètes, idoles du monde! Revenez contempler
les créations de vos âmes!--Que vos oreilles et vos
coeurs retentissent des justes et bruyants applaudissements
des hommes, que vos fronts rayonnent de tout
l'éclat de votre gloire; et tous les concerts des éloges,
tous les ornements de vos couronnes, recueillis dans tant
de siècles et de nations, ne vous procureront pas la félicité
et la puissance que je sens aujourd'hui dans cette
nuit solitaire, quand je chante seul au fond de mon âme,
quand je ne chante que pour moi seul.
Oui, je suis sensible, je suis puissant et fort de raison;
jamais je n'ai senti comme dans ces instants.--Ce jour
est mon zénith, ma puissance atteindra aujourd'hui son
apogée. Aujourd'hui, je reconnaîtrai si je suis le plus
grand de tous... ou seulement un orgueilleux. Ce jour est
l'instant de la prédestination.--J'étends plus puissamment
les ailes de mon âme.--C'est le moment de Samson,
quand, aveugle et dans les fers, il méditait au pied
d'une colonne. Loin d'ici au corps de boue; esprit, je revêtirai
des ailes! Oui, je m'envolerai!... je m'envolerai de
la sphère des planètes et des étoiles, et je ne m'arrêterai
que la _où se séparent le créateur et la nature_.
Les voila... les voilà... les voila ces deux ailes... elles
suffiront... je les étendrai du couchant à l'aurore; de la
gauche je frapperai le passé, et de la droite l'avenir... je
m'élèverai sur les rayons du sentiment jusqu'à toi!... et
mes yeux pénétreront tes sentiments, à toi qui, dit-on,
sont dans les cieux. Me voilà... me voilà: tu vois quelle
est ma puissance;--vois où s'élèvent mes ailes: je suis
homme, et là sur la terre... est resté mon corps!... C'est
là que j'ai aimé, dans ma patrie!... là que j'ai laissé mon
coeur; mais mon amour dans le monde ne s'est pas reposé
sur un seul être, comme l'insecte sur une rose; il ne s'est
reposé ni sur une famille, ni sur un siècle!... Moi, j'aime
toute une nation; j'ai saisi dans mes bras toutes ses générations
passées et à venir; je les ai pressées ici sur le
coeur, comme un ami, un amant, un époux, comme un
père. Je voudrais rendre à ma patrie la vie et le bonheur,
je voudrais en faire l'admiration du monde. Les forces
me manquent, et je viens ici, armé de toute la puissance
de ma pensée, de cette pensée qui a ravi aux cieux la
foudre, scruté la marche des planètes et sondé les abîmes
des mers. J'ai de plus cette force que ne donnent pas les
hommes, j'ai ce sentiment qui brûle intérieurement comme
un volcan, et qui parfois seulement fume en paroles.
Et cette puissance, je ne l'ai puisée ni à l'arbre d'Éden,
dans le fruit de la connaissance du bien et du mal, ni
dans las livres, ni dans les récits, ni dans la solution des
problèmes, ni dans les mystères de la magie. Je suis né
créateur. J'ai tiré mes forces d'où tu as tire les tiennes,
car toi, tu ne les as pas cherchées... tu les possèdes, tu ne
crains pas de les perdre... et moi, je ne le crains pas non
plus! Est-ce toi qui m'as donné, ou bien ai-je ravi, là où
tu l'as ravi toi-même, cet oeil pénétrant, puissant? Dans
mes moments de puissance, si j'élève les yeux vers les
traces des nuages, si j'entends les oiseaux voyageurs naviguer
à perte de vue dans les airs; je n'ai qu'à vouloir,
et soudain je les retiens d'un regard comme dans un filet
la nuée fait retentir un chant d'alarme; mais, avant que
je la livre aux vents, les vents ne l'ébranleront pas.--Si
je regarde une comète de toute la puissance de mon âme,
tant que je la contemple, elle ne bouge pas de place....
Les hommes seuls, entachés de corruption, fragiles, mais
immortels, ne me servent pas, ne me connaissent pas....
Ils nous ignorent tous deux, moi et toi: moi, je viens ici
chercher un moyen infaillible, ici dans le ciel. Cette puissance
que j'ai sur la nature, je veux l'exercer sur les
coeurs des hommes: d'un geste je gouverne les oiseaux et
les étoiles; il faut que je gouverne ainsi mes semblables,
non par les armes, l'arme peut parer l'arme; non par les
chants, ils sont longs à se développer; non par la science,
elle est vite corrompue; non par les miracles, c'est trop
éclatant: je veux les gouverner par le sentiment qui est
en moi, je veux les gouverner tous, comme toi, mystérieusement
et pour l'éternité!--Quelle que soit ma volonté,
qu'ils la devinent et l'accomplissent, elle fera leur
bonheur; et, s'ils la méprisent, qu'ils souffrent et
succombent!--Que les hommes deviennent pour moi comme
les pensées et les mots dont je compose à ma volonté un
édifice de chants: on dit que c'est ainsi que tu gouvernes!...
Tu sais que je n'ai pas souillé ma pensée, que
je n'ai pas dépensé en vain mes paroles. Si tu me donnais
sur les âmes un pareil pouvoir, je recréerais ma nation
comme un chant vivant, et je ferais de plus grands prodiges
que toi, j'entonnerais le chant du bonheur!
Donne-moi l'empire des âmes. Je méprise tant cette
construction sans vie, nommée le monde, et vantée sans
cesse, que je n'ai pas essayé si mes paroles ne suffiraient
pas pour la détruire; mais je sens que, si je comprimais et
faisais éclater d'un coup ma volonté, je pourrais éteindre
cent étoiles et en faire surgir cent autres... car je suis
immortel!... Oh! dans la sphère de la création, il y a
bien d'autres immortels.... Mais je n'en ai pas rencontré
de supérieurs! Tu es le premier des êtres dans les cieux!...
Je suis venu te chercher jusqu'ici, moi le premier des
êtres vivants sur la vallée terrestre.... Je ne t'ai pas encore
rencontré. Je devine que tu es. Montre-toi et fais-moi
sentir ta supériorité.... Moi, je veux de la puissance,
donne-m'en ou montre-m'en le chemin. J'ai appris qu'il
exista des prophètes qui possédaient l'empire des âmes....
Je le crois.... Mais ce qu'ils pouvaient, je le puis aussi! Je
veux une puissance égale à la tienne; je veux gouverner les
âmes comme tu les gouvernes. (Long silence.--Aveu
ironie.) Tu gardes le silence!... Toujours le silence! Je le
vois, je t'ai deviné, je comprends qui tu es, et comment
tu exerces ta puissance; il a menti celui qui t'a donné le
nom d'Amour, tu n'es que Sagesse. C'est la pensée et non
le coeur qui dévoilera tes voies aux hommes; c'est par la
pensée, non par le coeur, qu'ils découvriront où tu as
déposé tes armes. Celui qui s'est plongé dans les livres,
dans les métaux, dons les nombres, dans les cadavres, a
seul réussi à s'approprier une partie de ta puissance. Il
reconnaîtra le poison, la poudre, la vapeur; il reconnaîtra
tes éclairs, la fumée, la foudre; il reconnaîtra la légalité
et la chicane contre les savants et les ignorants. C'est aux
pensées que tu as livré le monde, tu laisses languir les
coeurs dans une éternelle pénitence; ta m'as donné la plus
courte vie et le sentiment le plat puissant.
Un moment de silence,
Qu'est mon sentiment?
Ah! rien qu'une étincelle.
Qu'est ma vie?
Un instant.
Mais ces foudres qui gronderont demain, que sont-ils
aujourd'hui.
Une étincelle.
Qu'est la série entière des siècles, que l'histoire nous
révéle?
Un instant.
D'où sort chaque homme, ce petit monde?
D'une étincelle.
Qu'est la mort qui dissipera tous les trésors de mes
pensées?
Un instant.
Qu'était-il, lui, quand il portait le monde dans son sein?
Une étincelle.
Et que sera l'éternité du monde quand il l'engloutira?
Un instant.
VOIX DES DÉMONS.
Je sauterai sur ton âme comme
sur en coursier. Marche, marche!
VOIX DES ANGES.
Quel délira! Défendons-le! défendons-la!
couvrons-lui les tempes
de nos ailes!
Instant!... étincelle!... quand il se prolonge, quand elle
s'enflamme, ils créent et détruisent.... Courage!... courage!...
étendons, prolongeons cet instant!... Courage!...
courage!... étendons, enflammons cette étincelle....
--Maintenant... bien... oui... une fois encore, je t'appelle,
je te dévoile mon âme.... Tu gardes te silence! N'ai-je pas
combattu Satan en personne? Je te porte un défi solennel!
Ne me méprise pas!... Seul je me suis élevé jusqu'ici.
Pourtant je ne suis pas seul: je fraternise sur la terre
avec un grand peuple. J'ai pour moi les armées, et les
puissances, et les trônes; si je me fais blasphémateur, je
te livrerai une bataille plus sanglante que Satan. Il te
livrait un combat de tête; entre nous, ce sera un combat
de coeur. J'ai souffert, j'ai aimé, j'ai grandi entre les supplices
et l'amour; quand tu m'eus ravi mon bonheur, j'ensanglantai dans
mon coeur ma propre main; jamais je ne la levai contre toi!
LES DÉMONS.
Coursier, je te changerai en
oiseau; sur tes ailes d'aigle, va,
monte, vole.
LES ANGES.
L'astre tombe; quel délire!... Il
se perd dans les abîmes.
Mon âme est incarnée dans ma patrie; j'ai englouti
dans mon corps toute l'âme de ma patrie!... Moi, la
patrie, ce n'est qu'un. Je m'appelle _Million_, car j'aime et
je souffre pour des millions d'hommes. Je regarde ma
patrie infortunée comme un fils regarde son père livré
au supplice de la roue; je sens les tourments de toute une
nation, comme la mère ressent dans son sein les souffrances
de son enfant. Je souffre! je délire!... Et toi, gai,
sage, tu gouvernes toujours, tu juges toujours, et l'on dit
que tu n'erres pas!... Écoute, si c'est vrai, ce que j'ai
appris au berceau, ce que j'ai cru avec la foi de fils, si
c'est vrai que tu aimes, si tu chérissais le monde en le
créant, si tu as pour tes créatures un amour de père, si
un coeur sensible était compris dans le nombre des animaux
que tu renfermas dans l'arche pour les sauver du
déluge, si ce coeur n'est pas un monstre produit par le
hasard et qui meurt avant l'âge, si sous ton empire la
sensibilité n'est pas une anomalie, si des millions d'infortunés,
criant: «Secours!» n'attirent pas plus tes yeux
qu'une équation difficile à résoudre; si l'amour est de
quelque utilité dans le monde, et s'il n'est pas de ta part
une erreur de calcul....
VOIX DES DÉMONS.
Que l'aigle se fasse hydre! Au
combat! marche!... La fumée!...
le feu!... les rugissements!... le
tonnerre!...
VOIX DES ANGES.
Comète vagabonde, issue d'un
brillant soleil, où est la fin de ton
vol? Il est sans fin... sans fin....
Tu gardes le silence!... moi, je t'ai dévoilé les abîmes
de mon coeur. Je t'en conjure, donne-moi la puissance,
une part chétive, une part de ce que sur la terre a conquis
l'orgueil! Avec cette faible part, que je créerais de
bonheur! Tu gardes le silence!... Tu n'accordes rien au
coeur, accorde donc à la raison. Tu le vois, je suis le premier
des hommes et des anges, je te connais mieux que
les archanges, je suis digne que tu me cèdes la moitié de
ta puissance.... Réponds.... Toujours le silence!... Je ne
mens pas, tu gardes le silence et tu te crois un bras puissant!...
Ignores-tu que le sentiment dévorera ce que n'a
pu briser la pensée? Vois mon brasier, mon sentiment;
je le resserre pour qu'il brûle avec plus de violence; je le
comprime dans le cercle de fer de ma volonté, comme la
charge dans un canon destructeur.
VOIX DES DÉMONS.
Flamme!... incendie!...
VOIX DES ANGES
Pitié! Repentir!...
Réponds... car j'insulte à ta majesté; si je ne la réduis
pas en décombres, j'ébranlerai du moins toute l'immensité
de tes domaines: je lancerai une voix jusqu'aux dernières
limites de la création; d'une voix qui retentira de
génération en génération, je m'écrierai que tu n'es pas
le père du monde... mais....
VOIX DU DIABLE.--Le czar!
Konrad s'arrête un instant, chancelle et tombe.
ESPRITS DU CÔTÉ GAUCHE
LES PREMIERS.--Foule-le aux pieds, saisis-le.--Il est
évanoui, il est évanoui; avant son réveil nous l'aurons
étouffé.
LES SECONDS--Il est encore haletant!
ESPRITS DU CÔTÉ DROIT
Loin d'ici... on prie pour lui.
Telle est la forme et la pensée du drame fantastique de Minkiewicz. La
forme est catholique, on le voit mais ce catholicisme est d'une
philosophie plus audacieuse et plus avancée que le catholicisme
légendaire de Faust. Konrad, dans sa soif de trouver au ciel la justice
et la bonté qui se sont éclipsées pour lui de la terre, ne recule pas
devant le blasphème. Son énergie sauvage, tout empreinte de la poésie du
Nord, s'en prend à la sagesse suprême des maux affreux qu'endure
l'espèce humaine; cette sombre figure du poëte dans les fers est posée
là comme un martyr, comme un Christ. Mais qu'il y a loin de sa généreuse
et brûlante fureur à la résignation évangélique! Certes, Konrad n'est
pas le disciple du patient philosophe essénien. Konrad est bien l'homme
de son temps, il ne s'arrange pas, comme Faust, une nature panthéistique
dont l'ordre et la beauté froide le consolent de l'absence de Dieu. Il
ne se dévore plus, comme Manfred, dans l'attente d'une mystérieuse
révélation de Dieu et de son être que la mort seule va réaliser. Konrad
n'est plus l'homme du doute, il n'est plus l'homme du désespoir: il est
l'homme de la vie. Il souffre encore comme Manfred, il souffre cent fois
plus: son esprit et sa chair sont haletants sous le fer de l'esclavage;
mais il n'hésite plus, il sent, il sait que Dieu existe. Il n'interroge
plus ni la nature, ni sa conscience, ni sa science sur l'existence d'un
être souverainement puissant; mais il veut connaître et comprendre la
nature de cet être; il veut savoir s'il doit le haïr, l'adorer on le
craindre. Sa foi est faite; il veut arranger son culte; il veut pénétrer
les éléments et les attributs de la Divinité. Il n'y parvient pas, lui
incomplet, lui orgueilleux de son génie et de son patriotisme jusqu'au
délire, lui représentant de la race humaine au point où elle est arrivée
de son temps, c'est-à-dire croyante et sceptique à la fois, vaine de sa
force, irritée de sa misère, pénétrée du sentiment de la justice et de
la fraternité, empressée de briser ses entraves, mais ignorante encore,
moralisée à peine, incapable d'accomplir en un seul fait l'oeuvre de son
salut, et demandant encore au ciel, par habitude du passé et par
impatience de l'avenir, un de ces miracles que le christianisme
attribuait à Dieu en dehors de l'humanité. Le ciel est sourd, et le
poëte tombe accablé en attendant que son esprit s'éclaire, que son
orgueil s'abaisse, et que son intelligence s'ouvre à la vraie
connaissance des voies divines.
Pour nous résumer, nous dirons que nous voyons dans _Faust_ le besoin de
poétiser la nature _déifiée_ de Spinosa; dans _Manfred_, le désir de
faire jouer à l'homme, au sein de cette nature divinisée, un rôle digne
de ses facultés et de ses aspirations; dans _Konrad_, une tentative pour
moraliser l'oeuvre de la création dans la pensée de l'homme, en
moralisant le sort de l'homme sur la terre. Aucun de ces poëmes n'a
réalisé suffisamment son but. Mais combien d'oeuvres vaillantes et
douloureuses sortiront encore de la fièvre poétique avant que l'humanité
puisse produire le chantre de l'espérance et de la certitude!
Décembre 1830.
III
HONORÉ DE BALZAC
Dire d'un homme de génie qu'il était essentiellement bon, c'est le plus
grand éloge que je sache faire. Toute supériorité est aux prises avec
tant d'obstacles et de souffrances, que l'homme qui poursuit avec
patience et douceur la mission du talent est un grand homme, de quelque
façon qu'on veuille l'entendre. La patience et la douceur, c'est la
force: nul n'a été plus fort que Balzac.
Avant de rappeler tous ses titres à l'attention de la postérité, j'ai
hâte de lui rendre cet hommage qui ne lui a pas été assez rendu par ses
contemporains. Je l'ai toujours vu sous le coup de grandes injustices,
soit littéraires, soit personnelles, je ne lui ai jamais entendu dire du
mal de personne. Il a fourni sa pénible carrière avec le sourire dans
l'âme. Plein de lui-même, passionné pour son art, il était modeste à sa
manière, sous des dehors de présomption qui n'étaient que naïveté
d'artiste (les grands artistes sont de grands enfants!) sous
l'apparence d'une adoration de sa personnalité, qui n'était autre chose
que l'enthousiasme de son oeuvre.
La vie intime de Balzac a été fort mystérieuse, et, par-dessus le
marché, elle a été, je crois, fort mal comprise par plusieurs de ceux
qui y ont été initiés. Ce que j'en ai su, par ses propres confidences,
est d'une grande originalité et ne renferme aucune noirceur. Mais ces
révélations, qui n'auraient aucun inconvénient pour sa mémoire,
exigeraient des développements qui ne peuvent trouver place ici et qui
ne rempliraient pas le but, principalement littéraire, que je me
propose. Il me suffira de dire que le souverain but de Balzac en cachant
sa vie et ses démarches, que sa recherche de l'absolu, son grand oeuvre,
c'était sa liberté, la possession de ses heures, le charme de ses
veilles laborieuses: c'était la création de la COMÉDIE HUMAINE, en un
mot.
On a défini Balzac durant sa vie: le plus fécond des romanciers.--Depuis
sa mort, on l'a appelé le premier des romanciers. Nous ne voulons pas
faire de catégorie blessante pour d'illustres contemporains; mais nous
serons, je crois, dans le vrai en disant que ce ne serait pas là un
assez grand éloge pour une puissance comme la sienne.
Ce ne sont pas des romans comme on l'avait entendu avant lui, que les
livres impérissables de ce grand critique. Il est, lui, le critique par
excellence de la vie humaine; c'est lui qui a écrit, non pas pour le
seul plaisir de l'imagination, mais pour les archives de l'histoire des
moeurs, les mémoires du demi-siècle qui vient de s'écouler. Il a fait,
pour cette période historique, ce qu'un autre grand travailleur moins
complet, Alexis Monteil, avait essayé de faire pour la France du passé.
Le roman a été pour Balzac le cadre et le prétexte d'un examen presque
universel des idées, des sentiments, des pratiques, des habitudes, de la
législation, des arts, des métiers, des coutumes, des localités, enfin
de tout ce qui a constitué la vie de ses contemporains. Grâce à lui,
nulle époque antérieure ne sera connue de l'avenir comme la nôtre. Que
ne donnerions-nous pas, chercheurs d'aujourd'hui, pour que chaque
demi-siècle écoulé nous eût été transmis tout vivant par un Balzac! Nous
faisons lire à nos enfants un fragment du passé, reconstruit à grand
renfort d'érudition, dans un ouvrage moderne: _Rome au siècle
d'Auguste_; un temps viendra où les érudits composeront des résumés
historiques de ce genre, dont les titres tourneront autour de cette
idée: la France au temps de Balzac, et qui auront une valeur bien autre,
ayant été puisés à la source même de l'authenticité.
Les critiques des contemporains sur tel ou tel caractère présenté dans
les livres de Balzac, sur le style, sur les moyens, sur les intentions
et la manière de l'auteur, paraîtront alors ce qu'elles paraissent déjà,
des considérations très-secondaires. On ne demandera pas compte à cette
oeuvre immense des imperfections attachées à toute création sortie de la
pensée humaine; on aimera jusqu'aux longueurs, jusqu'aux excès de
détails qui nous paraissent aujourd'hui des défauts, et qui n'arriveront
peut-être pas encore à satisfaire entièrement l'intérêt et la curiosité
des lecteurs de l'avenir.
Disons-le donc tous, à ces lecteurs de l'an 2000 ou 3000, qui
ressembleront encore beaucoup aux hommes d'aujourd'hui, quelques progrès
qu'ils aient pu faire, à ces esprits perfectionnés qui auront encore nos
besoins, nos passions et nos rêves, comme, malgré nos progrès, nous
avons les rêves, les passions et les besoins des hommes qui nous ont
précédés: que tous ceux d'entre nous qui auront l'honneur d'être appelés
en témoignage devant l'oeuvre de Balzac disent: «Ceci est la vérité!»
non pas la vérité philosophique absolue que Balzac n'a pas cherchée et
que nous n'avons pas trouvée; mais la réalité vraie de notre situation
intellectuelle, physique et morale. Cet ensemble de récits très-simples,
cette fabulation peu compliquée, cette multitude de personnages fictifs,
ces intérieurs, ces châteaux, ces mansardes, ces mille aspects de la
terre et de la cité, tout ce travail de la fantaisie, c'est grâce à un
prodige de lucidité et à un effort de conscience extraordinaire, un
miroir où la fantaisie a saisi la réalité. Ne cherchez pas dans
l'histoire des faits le nom des modèles qui ont passé devant cette glace
magique, elle n'a conservé que des types anonymes; mais sachez que
chacun de ces types résumait à lui seul toute une variété de l'espèce
humaine: là est le grand prodige de l'art, et Balzac, qui a tant cherché
l'absolu dans un certain ordre de découvertes, avait presque trouvé,
dans son oeuvre même, la solution d'un problème inconnu avant lui, la
réalité complète dans la complète fiction.
Oui messieurs de l'avenir les hommes de 1830 étaient aussi mauvais,
aussi bons, aussi fous, aussi sages, aussi intelligents et aussi
stupides, aussi romanesques et aussi positifs, aussi prodigues et aussi
âpres au gain que Balzac vous les montre. Ses contemporains n'ont pas
tous voulu en convenir: cela ne doit pas vous étonner; cependant ils ont
dévoré ces ouvrages où ils se sentaient palpiter, ils les ont lus avec
colère ou avec ivresse.
On a dit que Balzac n'avait pas d'idéal dans l'âme et que son
appréciation se ressentait du despotisme de son esprit. Cela n'est point
exact. Balzac n'avait pas d'idéal déterminé, pas de système social, pas
d'absolu philosophique, mais il avait ce besoin du poëte qui se cherche
un idéal dans tous les sujets qu'il traite. Mobile comme le milieu qui
nous enveloppe et nous presse, il changeait quelquefois de but en route,
et l'on sent dans ses conclusions l'incertitude de son esprit. Parfois
il découronne brusquement une tête qui s'était présentée dans son récit
avec une auréole; parfois il fait éclater tout aussi brusquement celle
qu'il avait laissée dans l'ombre. Il prend, quitte et reprend chaque
sujet et chaque rôle. Il vous étonne, vous contrarie et vous afflige
souvent par l'inattendu des catastrophes morales où il précipite ses
personnages. Il semble qu'il les ait pris en grippe à un moment donné;
mais c'est bien plutôt parce qu'il sent peser sur lui la réalité
poignante de l'ensemble des choses humaines, soumis à cette fatalité de
son génie qui lui commande de peindre d'après nature; il craint de
s'attacher trop à ses créations et de gâter, comme on dit, ses enfants.
Sceptique envers l'humanité (et en cela il était bien lui-même la
personnification de l'époque), il frappe les anges sortis de son cerveau
du même fouet dont il a déchiré les démons, et il leur dit, moitié
riant, moitié pleurant: «Et vous aussi, vous ne valez rien, puisqu'il
faut que vous soyez hommes! Allez donc au diable avec le reste de la
séquelle!»
Et puis Balzac riait d'un rire de titan en vous racontant cette
exécution. Si on lui en faisait reproche et qu'il découvrit en vous
l'_hypocrisie du beau_, comme il disait un jour devant moi, il ergotait
avec une verve et une force exubérantes pour vous prouver que le beau
n'existe pas. Mais, devant une conviction attristée, devant un reproche
du coeur, toute sa puissance diabolique s'écroulait sous l'instinct naïf
et bon qui était au fond de lui-même. Il vous serrait la main, se
taisait, rêvait un instant et parlait d'autre chose.
Un jour, il revenait de Russie, et, pendant un dîner où il était placé
près de moi, il ne tarissait pas d'admiration sur les prodiges de
l'autorité absolue. Son idéal était là, dans ce moment-là. Il raconta un
trait féroce dont il avait été témoin et fut pris d'un rire qui avait
quelque chose de convulsif. Je lui dis à l'oreille: «Ça vous donne envie
de pleurer, n'est-ce pas?» Il ne répondit rien, cessa de rire, comme si
un ressort se fût brisé en lui, fut très-sérieux tout le reste de la
soirée et ne dit plus un mot sur la Russie.
Si l'on juge Balzac en détail, pas plus lui qu'aucun des plus grands
maîtres du présent et du passé ne résiste à une sévérité absolue. Mais,
quand on examine dans son ensemble l'oeuvre énorme de Balzac, que l'on
soit critique, public ou artiste, il faut bien être tous à peu près
d'accord sur ce point, que, dans l'ordre des travaux auxquels cette
oeuvre se rattache, rien de plus complet n'est jamais sorti du cerveau
d'un écrivain. Et nous aussi, comme la critique, quand nous avons lu un
à un et jour par jour ces livres extraordinaires, à mesure qu'il les
produisait, nous ne les avons pas tous aimés. Il en est qui ont choqué
nos convictions, nos goûts, nos sympathies. Tantôt nous avons dit:
«C'est trop long,» et tantôt: «C'est trop court.» Quelques-uns nous ont
semblé bizarres et nous ont fait dire en nous-même, avec chagrin: «Mais
pourquoi donc? A quoi bon? Qu'est-ce que cela?»
Mais, quand Balzac, trouvant enfin le mot de sa destinée, le mot de
l'énigme de son génie, a saisi ce titre admirable et profond: _la
Comédie humaine_; quand, par des efforts de classement laborieux et
ingénieux, il a fait de toutes les parties de son oeuvre un tout logique
et profond, chacune de ces parties, même les moins goûtées par nous au
début, ont repris pour nous leur valeur en reprenant leur place. Chacun
de ces livres est, en effet, la page d'un grand livre, lequel serait
incomplet s'il eût omis cette page importante. Le classement qu'il avait
entrepris devait être l'oeuvre du reste de sa vie; aussi n'est-il point
parfait encore; mais, tel qu'il est, il embrasse tant d'horizons qu'il
s'en faut peu qu'on ne voie le monde entier du point où il vous place.
Il faut donc lire tout Balzac. Rien n'est indifférent dans son oeuvre
générale, et l'on s'aperçoit bientôt que, dans cette incommensurable
haleine de sa fantaisie, il n'a rien sacrifié à la fantaisie. Chaque
ouvrage a été pour lui une étude effrayante. Et quand on pense qu'il
n'avait pas, comme Dumas, la puissance d'une mémoire merveilleuse; comme
M. de Lamartine, la facilité et l'abondance du style; comme Alphonse
Karr, la poésie toute faite dans les yeux; comme dix autres dont le
parallélisme serait long et puéril à établir, une qualité dominante
gratuitement accordée par la nature; qu'au contraire il avait eu
longtemps le travail d'exécution fort pénible, que la forme lui était
constamment rebelle, que dix ans de sa vie avaient été sacrifiés à des
tâtonnements extrêmes; qu'enfin il était continuellement aux prises avec
des soucis matériels, et faisait des tours de force pour arriver à
pouvoir vivre à sa guise; on se demande quel ange et quel démon ont
veillé à ses côtés pour lui révéler tout l'idéal et tout le positif,
tout le bien et tout le mal dont il nous a légué la peinture.
Nous ne voulons point dire, au reste, parce qui précède, qu'aucun de ses
ouvrages n'ait une valeur intrinsèque. Il a produit bon nombre de
chefs-d'oeuvre qui pourraient être isolés de l'ensemble: _Eugénie
Grandet, César Birotteau, Ursule Mirouet, Pierrette, les Parents
pauvres_, et beaucoup d'autres dont la popularité n'a jamais pu être
discutée sérieusement.
Nous ne saurions donner de ce grand écrivain une biographie plus exacte
que celles qui ont paru déjà. Nous résumerons donc en peu de mots ce qui
a été publié de plus complet, à notre connaissance, dans un ouvrage
intitulé: «_Honoré de Balzac_; essai sur l'homme et sur l'oeuvre, par
Armand Baschet, avec notes historiques par Champfleury.» C'est un
excellent travail que je recommande beaucoup aux lecteurs de Balzac qui
n'auraient pas encore pris connaissance de cette appréciation complète
et détaillée. J'y trouve bien quelques duretés inutiles ou injustes pour
les contemporains, et la supposition d'intentions que Balzac eût
désavouées. On ne pouvait pas lui faire une plus grande peine qu'en lui
attribuant un sentiment de vengeance. «Non, s'écriait-il, si j'avais
pensé à faire le portrait d'un homme, j'aurais manqué le portrait de mon
type! Je travaille plus en grand qu'on ne pense; et puis je ne suis pas
rancunier, et, quand j'écris, j'oublie tous les individus. Je cherche
l'homme. Aucun d'eux n'a l'honneur, en ce moment-là, d'être mon ennemi.»
Cette restriction faite, j'ai lu le travail de M. Armand Baschot avec un
intérêt extrême, ainsi que l'appendice charmant de M. Champfleury, et je
prendrai la liberté de m'en aider pour mettre en ordre les notions
éparses que j'ai, et celles que je n'avais pas.
Balzac naquit à Tours, le 16 mars 1799, jour de saint Honoré.
S'appelle-t-il Balzac ou de Balzac? Je crois qu'il s'appelait Balzac,
mais qu'on doit l'appeler de Balzac, puisqu'il signait ainsi. Si la
particule a quelque chose d'honorifique, ce qui n'est pas, selon moi, ce
qui était, selon lui, il a si bien conquis le droit de se l'adjuger, que
la postérité ne s'amusera pas, je pense, à la lui contester. Il a dit
lui-même un grand mot d'artiste et de plébéien, le jour où il a répondu
à quelqu'un qui lui disait qu'il n'avait rien de commun avec les Balzac
d'Entragues: «Eh bien, tant pis pour eux!» Dans l'intimité, il avait
pris un sobriquet dont il signait ses lettres, et qui, pour moi, était
passé en habitude, il s'appelait _dom Mar_.
Il entra à sept ans au collège de Vendôme, et y écrivit un _Traité de la
volonté_, qui fut brûlé par un régent. Un de mes amis, qui était sur les
bancs avec lui (j'ignore si c'était à Vendôme, ou, plus tard, à Paris,
où il fut mis en pension en 1813), m'a dit que c'était un enfant
très-absorbé, assez lourd d'apparence, faisant de mauvaises études
classiques, et qui paraissait stupide aux professeurs, grande preuve
d'un génie précoce ou d'une forte individualité aux yeux mêmes de la
personne qui me parlait ainsi.
Lorsque sa famille s'établit à Paris, Balzac avait dix-huit ans. Il fit
son droit et suivit avec assiduité les cours de la Sorbonne et du
collège de France. Il passa ensuite dans l'étude d'un avoué, puis dans
celle d'un notaire, et fit de la procédure pendant deux ans.
En 1819, il déclara à ses parents sa vocation littéraire. Comme il
arrive toujours, elle fut combattue: Son père alla vivre à la campagne,
près Paris. Il vécut, lui, dans une mansarde, passant ses jours à la
bibliothèque de l'Arsenal, souffrant beaucoup, mais luttant avec
persévérance. Il écrivit et montra à son père une tragédie qui fut
soumise au jugement de M. Andrieux. L'ouvrage fut condamné; l'auteur,
déclaré incapable, rentra dans ses privations et dans ses durs labeurs.
De 1822 à 1826, Balzac écrivit sous trois pseudonymes successifs
quarante volumes, qui furent misérablement payés, et que je ne jugerai
pas, ne les connaissant pas. Il parlait avec une bonhomie parfaite de
ces premières tentatives, et les critiquait avec plus d'esprit que
personne n'eût pu le faire. Il disait pourtant qu'elles lui avaient
appris immensément, en ce sens qu'il y avait essayé toutes les manières
dont il ne faut pas se servir.
En 1820, il organisa une imprimerie, puis une fonderie de caractères.
Ces entreprises échoueront, mais elles lui apprirent tout ce qu'il nous
a appris depuis dans l'histoire de David Séchard. C'est lui qui inventa
les éditions complètes en un volume. Il publia ainsi la Molière et le la
Fontaine; mais il perdit quinze mille francs dans cette opération, et
c'est pour s'acquitter qu'il fit les autres entreprises, lesquelles
l'endettèrent encore plus.
En 1827, il se lia avec de Latouche. Une grande intimité s'établit entre
le maître et l'élève. C'était alors de Latouche qui était le maître. Il
se versa tout entier à Balzac dans ces brillantes et intarissables
conversations où il enseignait tout ce qu'il ne faut pas faire, sans
jamais arriver à dire ce qu'il faut faire. L'élève était déjà fort sur
ce chapitre et cherchait ardemment la voie. L'école de de Latouche était
à la fois attrayante et rude: je l'ai dit ailleurs en racontant ce que
j'en avais souffert et recueilli pour mon compte. Un jour, Balzac, se
trouva, comme moi plus tard, mortellement brouillé avec de Latouche sans
savoir pourquoi; mais ils ne se réconcilièrent jamais. Le pauvre de
Latouche avait aimé Balzac et l'aima encore en le haïssant. Il était
malade et chagrin; Balzac, bien portant et bien vivant, n'eut aucune
amertume contre lui. Il l'oublia. De Latouche continua à fulminer contre
lui, mais il ne l'oublia pas. Il lui eût ouvert les bras si Balzac eût
voulu.
En 1830, Balzac s'installa rue Cassini, et y reçut dans l'intimité
plusieurs amis. C'était, en somme, un maître plus utile que de Latouche.
Il n'enseignait rien et ne discutait sur quoi que ce soit. En proie au
délire de la production, il ne parlait que de son travail et lisait avec
feu ses ouvrages à mesure qu'on les lui apportait en épreuves. Il nous a
lu ainsi _la Peau de chagrin, l'Enfant maudit, un Message, la Femme
abandonnée, l'Élixir de longue vie, l'Auberge rouge_, etc. Il racontait
son roman en train, l'achevait en causant, le changeait en s'y remettant
et vous abordait le lendemain avec des cris de triomphe. «Ah! j'ai
trouvé bien autre chose! vous verrez! vous verrez! une idée mirobolante!
une situation! un dialogue! On n'aura jamais rien vu de pareil!» C'était
une joie, des rires, une surabondance d'entrain dont rien, ne peut
donner l'idée. Et cela après des nuits sans sommeil et des jours sans
repos.
En 1833, il fit un voyage en Suisse; en 1834, devenu populaire, il
acheta la _Chronique de Paris_ et fut un des premiers appréciateurs de
M. Théophile Gautier.
Il a ensuite voyagé beaucoup, et sa trace a souvent disparu. Il a acheté
une petite maison de campagne à Ville-d'Avray, les Jardies, et a daté de
là beaucoup de lettres écrites en Russie, en Italie, ou ailleurs. Il a
habité cependant beaucoup cette retraite et y a travaillé énormément. Il
a passé aussi des saisons, des mois ou des semaines en province, en
Angoumois, à Issoudun, en Touraine, et chez moi, en Berry. Il a été en
Sardaigne; il a dû ou voulu aller en Sicile. Il y a été peut-être. Il a
cru ou feint de croire à des choses étranges. Il a cherché des trésors
et n'en a pas trouvé d'autres que ceux qu'il portait en lui-même: son
intelligence, son esprit d'observation, sa mobilité, sa capacité
merveilleuse, sa force, sa gaieté, sa honte, son génie, en un mot.
Le dernier de ses voyages a eu son mariage pour but ou pour résultat;
mais le pauvre _dom Mar_ n'a pas joui longtemps du bonheur domestique.
Une maladie de coeur, dont il m'avait souvent parlé et dont il se
croyait guéri, l'enleva au bout de quatre mois, le 18 août 1850, à
Paris, dans sa maison de la rue Fortunée, aujourd'hui rue Balzac. C'est
une perte immense pour les lettres, car il est mort dans toute la force
de l'âge, dans toute la splendeur du talent. Initié tard aux douceurs de
la vie domestique, le rêveur solitaire avait déjà vu sans doute de
nouveaux horizons s'ouvrir devant lui, lorsqu'une destruction rapide
s'empara de cette rare intelligence. Il avait peint la famille, le
ménage, l'intérieur, par cette puissance d'intuition qui lui faisait
tout reconstruire, comme Cuvier, sur un fragment observé. Mais il eût
mieux peint encore, et le calme des félicités conjugales, une vie enfin
régulière et la sécurité du bien-être eussent donné à son esprit une
gaieté moins cruelle, à ses dénoûments des réalités moins désolantes.
Il a fait naufrage au port, ce hardi et tenace navigateur. Toute sa vie,
il avait aspiré à épouser une femme de qualité, à n'avoir plus de
dettes, à trouver dans son chez-soi des soins, de l'affection, une
société intellectuelle. Il méritait d'atteindre son but, car il avait
accompli des travaux gigantesques, fourni une carrière splendide, et
n'avait abusé que d'une chose: le travail. Sobre à tous autres égards,
il avait les moeurs les plus pures, ayant toujours redouté le désordre
comme la mort du talent, et chéri presque toujours les femmes uniquement
par le coeur ou la tête; même dans sa jeunesse, sa vie était, à
l'habitude, celle d'un anachorète, et, bien qu'il ait écrit beaucoup de
gravelures, bien qu'il ait passé pour expert en matières de galanteries,
fait la _Physiologie du mariage_ et les _Contes drôlatiques_, il était
bien moins rabelaisien que bénédictin. Il aimait la chasteté comme une
recherche et n'attaquait le sexe que par curiosité. Quand il trouvait
une curiosité égale à la sienne, il exploitait cette mine d'observations
avec un cynisme de confesseur: c'est ainsi qu'il s'exprimait sur ce
chapitre. Mais, quand il rencontrait la santé de l'esprit et du corps,
je répète son langage, il se trouvait heureux comme un enfant de pouvoir
parler de l'amour vrai et de s'élever dans les hautes régions du
sentiment.
Il était un peu quintessencié, mais naïvement, et ce grand anatomiste de
la vie laissait voir qu'il avait tout appris, le bien et le mal, par
l'observation du fait ou la contemplation de l'idée, nullement par
l'expérience.
Attaché, je ne sais pourquoi, à la cause du passé, dont il voulait se
croire solidaire, il était si impartial par nature, que les plus beaux
personnages de ses livres se sont trouvés être des républicains ou des
socialistes. Il a paru quelquefois avoir des goûts de parvenu: il
n'avait au fond que des goûts d'artiste. Il aimait les curiosités bien
plus que le luxe. Il rêvait l'avarice et se ruinait sans cesse. Il se
vantait de savoir dépouiller les antres, et n'a jamais dépouillé que
lui-même. Il écrivait et pensait le pour, tout en disant le contre en
toute chose. Il a, dans certains livres, mis son idéal dans le boudoir
des duchesses; ailleurs, il l'a mis dans les moeurs de l'atelier. Il a
vu le côté riant ou grand de toutes les destinées sociales, de tous les
partis, de tous les systèmes. Il a raillé les bonapartistes bêtes, il a
plaint les bonapartistes malheureux; il a respecté toutes les
convictions désintéressées. Il a flatté la jeunesse ambitieuse du siècle
par des rêves d'or; il l'a jetée dans la poussière ou dans la boue en
lui montrant à nu le but de l'ambition, des femmes dissolues, des amis
perfides, des hontes, des remords. Il a marqué au front ces grandes
dames dont il forçait les jeunes gens à s'éprendre; il a abattu ces
montagnes de millions et détruit ces temples de délices où s'égarait sa
pensée, pour montrer, derrière des chimères longtemps caressées, le
travail et la probité seuls debout au milieu des ruines. Il a dit avec
amour les séductions du vice, et avec vigueur les laideurs de sa
contagion. Il a tout dit et tout vu, tout compris et tout deviné:
comment eût-il pu être immoral? L'impartialité est éminemment sainte
pour les bons esprits, et les gens qu'elle peut corrompre n'existent
pas. Ils étaient tout corrompus d'avance, et si corrompus, qu'elle n'a
pu les guérir.
On lui a reproché d'être sans principes, parce qu'en somme il a été,
selon moi, sans convictions absolues sur les questions de fait dans la
religion, dans l'art, dans la politique, dans l'amour même; mais nulle
part; dans ses livres, je ne vois le mal réhabilité ou le bien pour le
lecteur. Si la vertu succombe, et si le vice triomphe, la pensée du
livre n'est pas douteuse: c'est la société qui est condamnée. Quant à
ses opinions relatives aux temps qu'il a traversés, celles qu'il
affectait sont radicalement détruites et balayées, à chaque ligne, par
la puissance de son propre souffle. Il est bien heureux qu'elles n'aient
pas tenu davantage, et que, sans y songer, il ait montré partout
l'esprit montant d'en bas et dévorant le vieux monde jusqu'au faîte, par
la science, par le courage, par l'amour, par le talent, par la volonté,
par toutes les flammes qui sortaient de Balzac lui-même.
Il serait fort puéril de le donner pour un écrivain sans défaut. Il eût
été, en ce cas, le premier que la nature eût produit, et le dernier
probablement de son espèce. Il a donc, et il le savait mieux que tous
ceux qui l'ont dit, des défauts essentiels: un style tourmenté et
pénible, des expressions d'un goût faux, un manque sensible de
proportion dans la composition de ses oeuvres. Il ne trouvait
l'éloquence et la poésie que quand il ne les cherchait plus. Il
travaillait trop et gâtait souvent en corrigeant; ce sont là de grands
défauts en effet; mais, quand on les rachète par de si hautes qualités,
il faut être, comme il le disait ingénument de lui-même, et comme il
avait le droit de le dire, diablement fort!
«Un type peut se définir la personnification réelle d'un genre parvenu à
sa plus haute puissance.»
Voilà une excellente définition; elle est de M. Armand Baschet, le
biographe et le critique de Balzac.
«Saisir vivement un type, ajoute-t-il, le prendre sur nature,
l'étreindre, le reproduire avec vigueur, c'est ravir un rayon de plus à
ce merveilleux soleil de l'art.»
Oui, certes, voilà la grande et la vraie puissance de l'artiste.
Personne ne l'a encore possédée avec l'universalité de Balzac; personne
n'a autant créé de types complets, et c'est là ce qui donne tant de
valeur et d'importance aux innombrables détails de la vie privée, qui
lasseraient chez un autre, mais qui chez lui sont empreints de la vie
même de ses personnages, et par là indispensables.
On a fait le relevé bibliographique des cent ouvrages que Balzac a
produits dans une période de moins de vingt années. Faire le relevé
numérique et caractériser exactement les innombrables types, tous bien
vivants et bien complets, qu'il a créés dans cet espace de temps, serait
un travail dont le tableau surprendrait la pensée. A n'en supposer que
cinq par roman, nous verrions arriver un chiffre d'environ cinq cents;
or, certains romans en contiennent et en développent trente.
Tous sont nouveaux dans chaque fragment de la comédie humaine, puisqu'en
reprenant les mêmes personnages il les modifie et les transforme avec le
milieu où il les transplante. Cette idée de créer un monde de
personnages que l'on retrouve dans tous les actes de cette comédie en
mille tableaux est toute à Balzac; elle est neuve, hardie et d'un si
haut intérêt, qu'elle vous force à tout lire et à tout retenir.
Nohant, octobre 1853.
IV
BÉRANGER
On a reconnu le droit incontestable des écrivains qui, au point de vue
de la critique et de l'histoire contemporaine, ont jugé rigoureusement
la vie et le caractère de Béranger: on voudra bien reconnaître le droit
d'une conviction différente et me permettre, non de le défendre avec ou
contre personne, mais de dire tout simplement mon opinion.
J'en écarterai toute préoccupation politique, comme étrangère à mon
sujet. Vivant loin de toute notion d'actualité, j'avoue n'avoir pas bien
compris tout ce que l'on s'est dit de part et d'autre; je n'ai donc pas
le droit d'établir un jugement sur l'opportunité de cette polémique, et
on me permettra de ne m'en occuper en aucune façon.
Je dois avouer aussi que je n'ai pas encore reçu, par conséquent pas
encore lu la correspondance de Béranger. Je me sens d'autant plus libre
de parler de lui et de le retrouver dans mes souvenirs tel qu'il m'est
apparu, Qu'à telle ou telle époque de nos relations il ait été bien ou
mal disposé envers moi, il importe très-peu à la vérité de mon sentiment
sur lui. Il ne me devait rien. Il est venu à moi de lui-même et de loin
en loin, toujours parfaitement aimable et intéressant. Je l'ai beaucoup
écouté, en réfléchissant beaucoup sur son caractère, sur sa destinée et
sur chacune de ses paroles. Ces paroles précieuses, je ne les ai pas
prises en note sur un calepin, comme font certains Anglais, séance
tenante, sous les yeux de la personne célèbre qu'il viennent examiner.
Si ma mémoire m'eût permis de les retenir toutes, je ne me croirais pas
le droit de les rapporter sans beaucoup de choix et de respectueuse
circonspection. Mais j'en ai reçu une impression générale que je peux et
veux communiquer. C'est un devoir de conscience à l'heure qu'il est.
Il faut que l'on me pardonne ici l'emploi disgracieux du _moi_.
D'habiles circonlocutions, toujours faciles à trouver, n'aboutiraient en
somme qu'au même fait, qui est de soumettre à l'appréciation personnelle
de chacun de mes lecteurs une opinion toute personnelle.
Il y avait dans Béranger, comme dans la plupart des grandes
individualités, deux hommes nés l'un de l'autre, mais souvent en
contradiction et en lutte l'un contre l'autre. Il y avait le poëte
convaincu, attendri, passionné, croyant fortement en lui-même et ne se
moquant que du mal. Là, cette moquerie, la terrible ironie de sa muse,
était du mépris, le cri vengeur de l'historien et du patriote.
Et puis, il y avait de l'homme du dehors, l'homme du monde, car il
était très homme du monde en dépit de sa vie retiré. Il n'aimait pas la
foule, mais je l'ai vu dans des cercles choisis, après un peu de silence
et de tâtonnement, prendre le premier rôle et se faire écouter avec une
certaine jalousie très-légitime.
Cet homme-là était éblouissant d'esprit, très-mordant, cruel même dans
son jeu, mais s'arrêtant et se reprenant à propos quand il sentait vous
avoir blessé dans la personne d'un absent. Il voulait faire rire et rien
de plus. Il voulait rire lui-même; il était gai, il avait une certaine
exubérance de vie qui ne lui permettait pas de réfléchir avant de parler
ou d'écrire des lettres familières. Et puis, il était né chanteur, et
quand il avait donné son âme et dépensé sa force dans les hautes notes
du rossignol ou dans les grands cris de l'aigle, il avait besoin de
changer de mode et de siffler comme le merle qui est encore un très-bon
musicien, mais qui répand le soir, autour des villages, une chanson
moqueuse plus vaudeville que poëme. Béranger avait la figure
très-rustique, mais son oeil était d'un oiseau, tour à tour puissant et
léger.