George Sand

Autour de la table
Go to page: 123456789101112
Car son caractère extérieur était d'une légèreté excessive, et sa
bonhomie, faussée par la coquetterie de l'esprit, était pourtant réelle
au fond. La preuve, c'est qu'il se livrait à tout le monde avec fort peu
de prudence, qu'il a été toute sa vie dupe de mille gens qui l'ont
exploité, et qu'il était charmé quand, sans amertume et sans injure, on
l'appelait en face _faux bonhomme_. Il eût été désolé de passer pour un
niais, et il était pourtant extrêmement naïf en ceci qu'il livrait
facilement le secret de sa malice à quiconque paraissait disposé à lui
en tenir compte comme d'une grâce de plus dans son babil éblouissant.

Il aimait beaucoup à briller devant ses amis. Il voulait leur plaire
toujours, et il faisait une grande dépense de lui-même pour les charmer.
Il en venait à bout. Il a captivé les esprits les plus sérieux et jeté
des fleurs à pleines mains sur de grandes et nobles existences austères
et tourmentées. Qu'il ait parfois donné de mauvais conseils à Lamennais,
c'est possible, c'est vrai. Mais Lamennais ne les a pas suivis, et
Béranger ne l'a pas moins aimé. Si l'on met en balance le peu de mal que
ses conseils ont pu lui faire avec tout le charme que son enjouement a
répandu sur sa vie et tout le bien réel que sa douce philosophie lui a
fait, les amis de Lamennais doivent bénir l'influence que Béranger a eue
sur lui.

Béranger avait, disons-nous, une douce philosophie, c'est dire qu'il
n'avait pas de théorie philosophique à l'état de religion sociale. Il
n'avait que des instincts de droiture, de tolérance et de liberté. Son
coeur était meilleur que sa langue. Il était infiniment plus indulgent
en actions qu'en paroles. Nous savons tant de gens qu'il a aidés de ses
démarches et de sa bourse, tout en nous disant d'eux pis que pendre,
qu'il est hors de doute pour nous que la charité et le dévouement y
étaient quand même. Quant aux moqueries dont il assaisonnait toutes
choses, éloges et bienfaits, il fallait être bien simple pour en être
dupe, et véritablement, pour qui sait ce que parler veut dire, Béranger
n'était nullement inquiétant.

On l'a jugé très-perfide, et moi-même, frappé de quelques
inconséquences dans ses jugements et dans ses actions, je l'ai cru tel
pendant un certain temps. Depuis, je l'ai vu mieux, j'ai saisi ce côté
facile et fuyant de son caractère qui venait bien d'un fond d'amertume,
mais qui l'emportait comme une vague.

Que Béranger ait eu le travers de s'amuser de tout en apparence dans ses
relations avec ses amis, cela nous paraît prouvé par beaucoup de lettres
inédites alors, qui ont passé sous nos yeux à différentes époques.
J'entends dire que dans l'intérêt de son caractère sa correspondance
privée n'eut peut-être pas dû être entièrement publiée. Nous répétons
que nous ne pouvons encore juger le fait; mais que ces lettres fussent
tenues en réserve pour des temps plus calmes, il n'en resterait pas
moins dans la mémoire de tous ceux qui ont connu Béranger la certitude
qu'il affichait gracieusement un grand scepticisme, et qu'il avait une
si belle habitude de railler que ses meilleurs amis eux-mêmes n'étaient
pas préservés. Les aimait-il moins pour cela? Voilà ce qu'il serait plus
difficile de prouver, et l'ensemble de sa conduite atteste une grande
fidélité dans ses relations. N'est-ce point sur cet ensemble de la vie
de l'homme qu'il faut le juger? Et devant des lettres, ne faut-il pas
dire quelquefois comme Hamlet: _words, words, words_! Le proverbe est
vrai: _Verba volant_! et beaucoup de lettres familières rentrent dans la
catégorie des paroles envolées. Les seuls écrits qui restent et qui
prouvent réellement sont ceux où l'âme de l'artiste s'est exhalée dans
l'inspiration aidée de la réflexion, et là Béranger est vraiment un des
grands esprits dont la France doit s'honorer toujours. Il a chanté la
patrie et relevé son drapeau comme une protestation dans un temps où le
prêtre, devenu un instrument politique, marchait sur la pensée, sur la
liberté, sur la dignité de la France. Il a chanté le peuple et flétri le
courtisan; il a pleuré sur la misère, il a rallumé et tenu vivante
l'étincelle de l'honneur national; il a fait retentir le cri de la
souffrance et de l'indignation; il a démasqué des vices honteux, il les
a flagellés jusqu'au sang. Là est son oeuvre, là est sa vie véritable,
là est sa gloire; tout le reste n'est rien ou peu de chose. Béranger
aimable, méchant, beau diseur de malices, coquet, d'humilité un peu
feinte, dédaignant beaucoup ce qu'il ne comprenait pas, voilà l'homme
extérieur qui flattait ou froissait les gens trop satisfaits
d'eux-mêmes. Mais ce n'était pas le beau, le vrai Béranger de la poésie,
de la France et de l'histoire: c'était le travers de l'enfant gâté par
le succès. Mais enfin ce travers jugé si charmant, et, selon nous, si
regrettable, les esprits sérieux ne doivent-ils pas le pardonner à qui a
vieilli sous le poids d'une si écrasante et périlleuse popularité?
Songez à la difficulté d'une vie si étourdissante, à l'enivrement d'une
renommée qui a fait le tour du monde, et ne demandez pas au chantre qui
a entendu les échos de l'univers répéter ses moindres notes d'être un
esprit absolument calme et maître de lui-même à tout heure. Ce n'est pas
sans un puissant effort que ce vieillard a pu résister à l'ivresse de la
vanité, d'autant plus que sa nature, quoi qu'on en puisse dire, était
portée à l'exubérance intellectuelle.

Il le savait si bien qu'il livrait en lui-même, à toute heure, un
combat acharné à cette ivresse naturelle. Il sentait le ridicule de
l'orgueil en délire; il le raillait chez les autres, avec âpreté, afin
de s'en préserver tout le premier, et il refusait tout: et la
députation, et l'Académie, et la fortune, afin de ne pas perdre la tête
et de garder intacte sa figure de bonhomme honnête, modeste et
populaire. Coquetterie pure, oui, mais coquetterie de bon goût, il faut
en convenir, et bien permise à un triomphateur si incontesté. Il y avait
là-dessous un immense orgueil et pas si bien caché qu'on a voulu le
dire. Cet orgueil de maître sautait aux yeux de quiconque sait observer
une figure et lire dans les détours d'une parole ou d'un sourire; mais
n'avait-il rien de respectable, cet orgueil qui a triomphé, en fait, de
toutes les séductions et de toutes les ambitions? Nous en avons souri
nous-même plus d'une fois, mais d'un sourire très-respectueux et même
attendri. Et pourtant Béranger ne nous aimait pas d'instinct; nous le
savions de reste. Il voyait (nous dirons encore _je_) qu'il ne
_m'amusait_ pas, et il ne voyait pas que je cherchais en lui son génie
et sa force beaucoup plus que son fameux bon sens et son esprit
frondeur.

Du bon sens à lui! C'était bien autre chose que du bon sens qui le
guidait! C'était une réaction d'énergie extraordinaire; c'était une
haute raison doublée d'une fierté transcendante et d'un respect de
lui-même qui allait jusqu'au stoïcisme. Il a beaucoup voulu paraître
sage, et il a été réellement ce qu'il paraissait, c'est-à-dire l'homme
que n'atteignent point trop les choses puériles de ce monde. En ceci
vraiment, ce très-grand poëte a su être un très-grand homme, un modèle
que l'on pourra proposer toujours à la jeunesse et sans la tromper.

Car il y aurait quelque subtilité à dire que la modestie est de
l'orgueil raffiné. A ce compte on en pourrait trouver jusque dans
l'humilité évangélique la plus sincère. L'humanité n'est point si
parfaite qu'il faille exiger d'elle l'amour du bien sans l'amour de soi
dans le bien. Serait-ce d'ailleurs une vertu réelle que le dédain de
soi-même après une vie de travaux et de sacrifices? Nous ne le croyons
pas. Le chrétien le plus sanctifié ne se hait pas dans son union avec
Dieu, à moins d'une terreur maladive de l'enfer qui le fait douter de
Dieu même.

Béranger fut d'autant plus fort dans cette lutte de son orgueil contre
sa vanité qu'il ne sut jamais vivre hors de lui-même et se reposer de sa
spécialité. Tourmenté par la poésie, son impérieuse et infidèle
maîtresse, il ne se consola jamais de l'impuissance dans laquelle il
était tombé. Comprenez-vous, me disait-il un jour qu'il ne riait pas
trop, le supplice d'un homme qui éprouve toujours le besoin de produire,
et qui ne produit plus rien qui le satisfasse?

Je lui proposai l'idée du tourment de quelqu'un qui dominé par l'élan
irrésistible de la production, se sentirait attiré sans cesse vers la
contemplation, ou vers des études sérieuses, sans pouvoir s'y plonger et
s'y perdre. L'ineffable jouissance d'abandonner sa personnalité et de
s'oublier entièrement pour regarder et comprendre la vie autour de soi
dans ses lois régulières et vraiment divines, dans la nature expliquée
par science ou idéalisée dans des chefs-d'oeuvre d'art; enfin, l'état
supérieur au _moi_, où le _moi_ s'absorbe et dépose le rôle actif pour
savourer le beau et le vrai; n'était-ce pas là la véritable plénitude de
l'existence et la suave récompense du poëte qui a beaucoup produit?

--Pour savourer tout cela, répondit-il, il faut être poëte encore, et je
ne le suis plus!

Était-ce vrai? Je ne l'ai pas cru alors, mais je le croirais presque
aujourd'hui en me rappelant l'obstination avec laquelle il chercha
depuis l'aliment de la vitalité dans la critique un peu aigre de toute
vitalité autour de lui. Il s'immobilisa et se dessécha dans cette sorte
de négation systématique. Le rire prit le dessus, et il devint tout à
coup très-vieux.

Quand nous disons qu'il se dessécha, nous ne voulons parler que de
l'artiste. L'homme resta très-bon, très-humain et beaucoup plus sensible
qu'il ne voulait le paraître. Il avait tellement peur de poser pour quoi
que ce soit, qu'il cachait même sa sensibilité ou s'en moquait devant
les autres comme d'une faiblesse de vieillard.

Il lui manqua sans doute cette certaine corde intellectuelle, cette
planche de salut qui m'apparaissait, qui m'apparaît encore comme le
bonheur et la récompense du génie fatigué: je veux parler de la faculté
de s'abstraire dans le beau impersonnel. Certes, il avait senti le beau
en grand artiste, il avait même compris la nature en grand maître.
Quelques traits descriptifs, larges et simples, jetés à travers son
oeuvre, révèlent, parfois en deux vers d'une étonnante ampleur dans leur
concision, que la rêverie et la contemplation ont possédé pleinement, à
de certaines heures, ce vaste et pénétrant esprit. Mais il sembla se
brouiller avec la nature quand il eut perdu le don de la peindre, et il
railla ceux qui la savouraient trop minutieusement selon lui. Il crut
que la vie n'était pas là, et, sentant toujours le besoin de la vie, il
la chercha dans les courants fugitifs des événements qui se produisent
au jour le jour. Il aima l'examen des faits passagers dont on cause, car
il voulait causer et juger sans cesse. Or, il avait perdu sa synthèse,
ne la sentant plus applicable au temps présent, et il cherchait à la
reconstruire sur chaque détail éphémère de la vie politique, littéraire
ou sociale, ce qui était une grave erreur. Il ne sut point se placer à
la distance voulue pour bien voir, et se trompa mille fois dans ses
appréciations des faits et des personnes. La légèreté qui était dans son
humour emporta donc souvent le grand sérieux qui était dans son esprit.
Il parut toujours gai, du moins jusqu'aux derniers temps où je l'ai vu;
mais cette gaieté, où le coeur ne trouvait plus son compte, m'a semblé
le faire beaucoup souffrir. Il était devenu inquiet et questionneur. On
le sentait malheureux, dévié, roidi contre le temps qui marche et
l'humanité qui avance, n'importe par quel chemin. Il interrogeait ces
chemins avec une certaine anxiété, à travers la bonne humeur de sa
résignation personnelle. Et c'est alors surtout qu'il me parut
très-grand; car, au sein de cette lutte contre toutes ses croyances
perdues et tous ses rêves évanouis, il se cramponnait à l'honneur, au
désintéressement, et, si l'on peut ainsi parler, à l'amabilité de son
rôle, avec une rare énergie.

Voilà mon impression. Je n'ai pas la prétention de la déclarer plus
concluante que celle des amis intimes; mais elle est fort sincère, et je
l'ai reçue très-vivement à chaque entrevue. Je devais donc le dire dans
ces jours où chacun semble douter de tout, et où plusieurs, même parmi
les meilleurs esprits, doutent de Béranger comme il a douté des autres.
C'était la maladie d'un grand caractère, et la nôtre prépare peut-être
la santé d'un grand siècle. Mais je crois bon de lutter pour qu'elle ne
nous tue pas tous avant que nous n'ayons salué les horizons de l'avenir.

Les jours présents répondent peut-être, dans l'humanité, à ces époques
géologiques où le travail de la nature consistait à dissoudre des
formations récentes pour en établir de nouvelles avec leurs cendres et
leur poussière. Si c'est une loi éternelle, comprenons-la, tout en la
subissant. La critique est l'opérateur qui, en détruisant, recompose,
car, pas plus que les grands agents de la création, l'homme ne peut rien
anéantir. Tout se transforme sous sa main comme sous celle de Dieu, dont
il est une des forces actives. Faisons donc et laissons faire comme Dieu
veut qu'il soit fait. Que le rocher s'affaisse et perde sa forme
première, il n'en répandra pas moins autour de lui les principes
fécondants placés dans son sein. Brisez la statue, vous ne détruirez pas
l'impression qu'elle a produite. Oui, oui, allez! exercez votre droit!
dites au peuple républicain: «Tu t'es grandement trompé lorsque tu as
voulu faire de celui-ci un tribun; à quoi songeais-tu quand tu lui
confias une part du gouvernement de la république? Il n'aima jamais
cette forme; il ne la comprit pas; il en eut peur. Il se retira sous sa
tente pour faire de la critique sans danger et sans contradiction.» Ceci
est la vérité et nul ne peut la voiler. Vous pourriez dire encore au
peuple, pour le désabuser de certaines illusions dont il est avide: «Tu
crois trop à la gloire, elle t'enivre, et tu ne connais pas assez la
psychologie du talent. Tu n'imagines pas à quel point le génie peut
s'obscurcir, et l'homme d'action se survivre à lui-même. Tu crois que la
spontanéité ne subit pas le poids des années et des fatigues, que le sol
fécond ne s'épuise pas. Il en pourrait être ainsi, mais il en est
rarement ainsi, car la durée de la foi et la conservation des forces
vives sont subordonnées à des influences extérieures que l'homme ne peut
pas toujours vaincre, ne fût-ce que dans l'ordre physique! L'âge ou la
maladie ne respecte pas la gloire. Et pourtant tu as cru que le
vieillard célèbre, reposé de son oeuvre, avait marché avec toi dans
l'aspiration de la lumière sociale, et que, s'oubliant lui-même après
t'avoir si bien chanté, il ne vivrait plus qu'en toi et pour toi. Tu
t'es trompé. Il se croisait les bras, et il riait.

Mais vous n'aurez pas tout dit au peuple quand vous lui aurez dit ces
vérités tristes. N'oublions pas qu'il est ardent de sentiment, et qu'il
passe aisément d'un excès d'amour à un excès de désaffection injuste. Et
ce n'est pas le peuple républicain seulement, c'est tout le peuple,
c'est toute la société, c'est toute l'humanité qui est ainsi mobile et
sans frein moral. Disons donc aussi les vérités qui consolent, car elles
sont tout aussi vraies que les autres. Disons que, dans tout grand
homme, il y a l'homme terrestre et l'homme divin; que l'un des deux,
soit l'un, soit l'autre, peut dominer le plus fatigué, mais non le
détruire, puisque rien ne se détruit qu'en apparence. Rappelons les
grands côtés des nobles existences et les bienfaits de leur action sur
les masses, et ne croyons pas aisément qu'il ne soit rien resté de bon
et de grand à celui qui a souffert quelque défaut d'équilibre, quelque
choc fortuit dans sa grandeur et dans sa bonté. Cela n'est pas possible,
cela n'est pas. Béranger n'a plus senti en lui le don de servir le
peuple et de relever la patrie; mais il n'a jamais cessé de les aimer,
et j'ai vu en lui la charité et l'honneur encore débout à côté de la foi
presque morte.

Aimez-le donc toujours, vous tous qui le chantez encore, et s'il est
vrai que ses lettres vous le montrent sceptique et décourageant autant
que découragé, séparez l'homme des lettres profanes de l'homme des
chants sacrés. Voyez-le dans son oeuvre, dans sa pensée jeune et
fraîche, épurée par le travail et enflammée par ces grands instincts de
liberté qui ont empêché la France de mourir après l'invasion. Ne le
jugez pas sur les pensées de sa vieillesse, pensées éparses d'ailleurs,
très-irréfléchies, incomplètes probablement, puisque la conversation
pouvait et devait en combler les lacunes et en rectifier les
précipitations; pensées d'un, jour, d'une heure, d'un instant, et jetées
à l'imprévu de la vie comme la balle du grain, déjà semé en bonne terre,
s'éparpille à tous les vents du ciel.

Gargilesse, 8 mai 1860.




V

H. DE LATOUCHE


Je viens tard apporter mon tribut à la mémoire d'un ami qui nous a
quittés, il y a déjà quelques mois. On ne s'habitue pas tout d'un coup à
ces éternelles séparations, et, dans les premiers moments, on a plus
besoin d'y songer que d'en parler.

Je ne ferai point ici la biographie de M. de Latouche. Ceux qui voudront
la joindre aux recueils biographiques des hommes remarquables de cette
époque la trouveront faite, d'une manière consciencieuse et fidèle, dans
un article de M. Ernest Périgois, qui a été publié le 21 mars 1851 dans
le _Journal de l'Indre_. Ils trouveront également dans ce travail une
excellente appréciation des sentiments politiques du poëte et une rapide
mais complète analyse de ses travaux littéraires. Je me bornerai à des
détails d'intérieur qui, en partie, me sont personnels, et qui feront
comprendre la triste et religieuse lenteur de mon concours à l'éloge
funèbre que d'autres appréciateurs lui ont consacré avant moi.

Peu de temps après la révolution de 1830, je vins à Paris avec le souci
de trouver une occupation, non pas lucrative, mais suffisante. Je
n'avais jamais travaillé que pour mon plaisir; je savais, comme tout le
monde, _un peu de tout, rien en somme_. Je tenais beaucoup à trouver un
travail qui me permit de rester chez moi. Je ne savais assez d'aucune
chose pour m'en servir. Dessin, musique, botanique, langues, histoire,
j'avais effleuré tout cela, et je regrettais beaucoup de n'avoir pu rien
approfondir, car, de toutes les occupations, celle qui m'avait toujours
le moins tenté, c'était d'écrire pour le public. Il me semblait qu'a
moins d'un rare talent (que je ne me sentais pas), c'était l'affaire du
ceux qui ne sont bons à rien. J'aurais donc beaucoup préféré une
spécialité. J'avais écrit souvent pour mon amusement personnel. Il me
paraissait assez impertinent de prétendre à divertir ou à intéresser les
autres, et rien n'était moins dans mon caractère concentré, rêveur et
avide de douceurs intimes, que cette mise en dehors de tous les
sentiments de l'âme.

Joignez à cela que je savais très-imparfaitement ma langue. Nourri de
lectures classiques, je voyais le romantisme se répandre. Je l'avais
d'abord repoussé et raillé dans mon coin, dans ma solitude, dans mon for
intérieur; et puis j'y avais pris goût, je m'en étais enthousiasmé, et
mon goût, qui n'était pas formé, flottait entre le passé et le présent,
sans trop savoir où se prendre, et chérissait l'un et l'autre sans
connaître et sans chercher le moyen de les accorder.

C'est dans ces circonstances que, songeant à employer mes journées et à
tirer parti de ma bonne volonté pour un travail quelconque, flottant
entre les peintres de fleurs sur éventails et tabatières, les portraits
à quinze francs et la littérature, je fis, entre tous ces essais, un
roman fort mauvais qui n'a jamais paru. Mes peintures sur bois
demandaient beaucoup de temps et ne faisaient pas tant d'effet que le
moindre décalcage au vernis. On faisait pour cinq francs des portraits
plus ressemblants que les miens. J'aurais pu faire comme tant d'autres,
chercher des leçons pour enseigner beaucoup de choses que je ne savais
pas. Je tournai à tout hasard du côté de la littérature, et j'allai
résolument demander conseil à un compatriote dont la famille avait été
de tout temps intimement liée avec la mienne, à M. de Latouche, que je
ne connaissais pas encore personnellement, mais à qui je n'avais qu'à me
nommer pour être assuré d'un bon accueil.

Je trouvai un homme de quarante-cinq ans, assez replet, d'une figure
pétillante d'esprit, de manières exquises et d'un langage si choisi, que
j'en fus d'abord gêné comme d'une affectation du moment. Mais c'était sa
manière ordinaire, sa façon de dire naturelle. Il n'aurait pas su dire
autrement. Sa conversation était ornée et sa diction pure comme si elle
eût été préparée. L'art était sa spontanéité dans la parole.

Je l'ai dit, je ne ferai pas ici une appréciation du mérite littéraire
de M. de Latouche. Lié à son souvenir par la reconnaissance, habitué à
l'écouter sans discussion, je serais peut-être un juge trop partial, et
ce n'est pas vis-à-vis de ses propres amis qu'on peut exercer les
fonctions intègres et froides de la critique littéraire. Je me bornerai
à raconter M. de Latouche tel qu'il était dans son intimité.

Cette intimité était bien précieuse pour un aspirant littéraire. Mais,
si je l'étais par rencontre et par situation, je ne l'étais ni par goût
ni par convoitise; je me bornai donc, dans les premiers temps, à écouter
la brillante causerie de mon compatriote comme une chose singulière,
intéressante, mais, si étrangère à mes facultés, que ce ne pouvait être
pour moi qu'un plaisir sans profit.

Peu à peu, et à mesure qu'il critiquait et condamnait _au cabinet_ mes
premières tentatives littéraires, je voyais cependant venir la raison,
le goût, l'art, en un mot, sous les flots de moqueries enjouées,
mordantes, divertissantes, qu'il me prodiguait dans ses entretiens.
Personne mieux que lui n'excellait à détruire les illusions de
l'amour-propre, mais personne n'avait plus de bonhomie et de délicatesse
pour vous conserver l'espoir et le courage. Il avait une voix douce et
pénétrante, une prononciation aristocratique et distincte, un air à la
fois caressant et railleur. Son oeil crevé dans son enfance ne le
défigurait nullement et ne portait d'autre trace de l'accident qu'une
sorte de feu rouge qui s'échappait de la prunelle et qui lui donnait,
lorsqu'il était animé, je ne sais quel éclat fantastique.

M. de Latouche aimait à enseigner, à reprendre, à indiquer; mais il se
lassait vite des vaniteux, et tournait sa verve contre eux en
compliments dérisoires dont rien ne saurait rendre la malice. Quand il
trouvait un coeur disposé à profiter de ses lumières, il devenait
affectueux dans la satire. Sa griffe devenait paternelle, son oeil de
feu s'attendrissait, et, après avoir jeté au dehors le trop plein de son
esprit, il vous laissait voir enfin un coeur tendre, sensible, plein de
dévouement et de générosité.

Il se passa bien six mois cependant avant que j'eusse compris combien il
avait raison de démolir mon mince talent. Je ne me défendais jamais, ni
devant lui ni devant moi-même; mais mon individualité littéraire était
si peu développée, que je ne savais pas toujours bien ce qu'il voulait
me faire retrancher ou ajouter dans ma manière. J'étais irrésolu, ébahi,
et j'écoutais avec cette sorte de stupidité du paysan qui ne comprend
pas vite, mais qui finira par comprendre. Mon professeur, soit qu'il le
vît, soit qu'il le fit par bonté pure, ne se rebutait pas. Il
m'indiquait des lectures à faire, et quelquefois, dans son empressement,
il me les faisait d'avance à sa façon: c'est-à-dire qu'il citait un
livre et se mettait à le raconter avec une abondance, une animation, une
couleur extraordinaires. Je lisais le livre après, et n'y retrouvais
plus rien de ce que j'avais éprouvé en l'écoutant. Il en avait pris la
donnée, et, frappé du parti qu'on en pouvait tirer, il avait improvisé,
sans y songer, un chef-d'oeuvre.

Comme tous les commençants, j'étais très-porté à imiter la manière
d'autrui: quand, d'après son conseil, j'avais lu un ouvrage, j'écrivais
quelques pages d'essai que je lui apportais. Il rédigeait dans ce
temps-là le _Figaro_, un petit journal petillant d'esprit d'opposition
et de satire. Nous étions autour de lui quatre ou cinq apprentis, entre
autres Félix Pyat et Jules Sandeau, qui, assis à de petites tables
couvertes de jolis lapis, tâchions, à certaines heures de la matinée, de
lui fournir ce qu'on appelle la _copie_, terme très-impropre pour dire
du manuscrit. C'était une très-bonne étude, quelque frivole qu'elle dût
paraître. Il nous donnait un thème; il fallait, séance tenante, brocher
un article qui eût du sens et de la couleur. Jusqu'à ces _entre-filets_
de trois ou quatre lignes qui portaient là le titra collectif de
_Bigarrures_, il s'occupait de tout; il s'amusait à faire jaillir autour
de lui, sous la plume de ses apprentis, les bons mots, les calembours et
les épigrammes.

Je dois dire bien vite que, tandis que les autres jetaient là le premier
entrain de leur jeunesse, et arrivaient à l'improvisation rapide et
heureuse, j'étais, moi, d'une gaucherie et d'une ineptie désespérantes.

Il m'eût fallu rêver trois jours avant de trouver une pointe, un jeu de
mots. Mon cerveau avait la lenteur berrichonne, dont Félix Pyat s'est si
vite et si vaillamment débarrassé. M. de Latouche me choisissait bien
les sujets qui prêtaient un peu au racontage. S'il avait à recueillir
quelque anecdote un peu sentimentale, il me la réservait. Mais j'étais
trop à l'étroit dans ce cadre d'une demi-colonne. Je ne savais ni
commencer ni finir dans ce rigide espace, et quand je _commençais à
commencer_, c'était le moment de finir; l'espace était rempli. Cela me
mettait au supplice; je n'apprenais pas, je n'ai jamais pu apprendre
l'art de faire court. Jamais il ne m'a été possible de faire ce qu'on
appelle un _article_ en quelques heures, et, quand on me demande, pour
ne almanach, le concours modeste de quelques lignes, on ne se douta pas
qu'on me demande quelque chose de plus pénible que de faire dix volumes.

Cet engourdissement de mon cerveau, cette pesanteur de ma réflexion, ce
besoin de développer toute ma pensée pour m'en rendre compte, M. de
Latouche fit généreusement et courageusement tout son possible pour les
vaincre. Ni lui ni moi ne pûmes en venir à bout. Sur dix articles que je
lui fournissais, il n'en prenait souvent pas un seul, et il a longtemps
allumé son feu avec mes efforts avortés. Il ne cessait de me dire que la
facilité est le premier don de l'écrivain, que les chefs-d'oeuvre sont
courts: je le sentais, je le reconnaissais, mais je n'y pouvais rien.

Il ne se découragea point, et, chaque jour, il me disait: «Vous finirez
par faire un roman, je vous en réponds. Tâchez de vous débarrasser du
_pastiche_, mais ne croyez pas que ce soit une preuve d'impuissance. On
ne fait guère autre chose en commençant. Peu à peu vous vous trouverez
vous-même, et vous ne saurez pas comment cela vous est venu.»

En effet, pendant mon court séjour à la campagne, je fis un roman
intitulé _Indiana_, qui commençait à être l'expression d'une
individualité quelconque, et qui n'était du moins l'imitation volontaire
de personne. M. de Latouche, qui m'avait trouvé précédemment un éditeur,
et qui m'avait par là mis à même d'en trouver un second, ne voulut pas
voir mon livre avant qu'il fût imprimé. «Je veux que vous essayiez votre
vol à présent, m'avait-il dit; je craindrais de vous influencer, et,
puisque vous dites que ce livre vous est venu, il faut le lancer sans
regarder en arrière. D'ailleurs, vous lisez mal, je ne peux pas lire un
manuscrit, et je crois que je ne jugerai jamais qu'un livre imprimé.» Je
fis les choses avec beaucoup d'indifférence. Mon but était de gagner le
nécessaire et de me perdre vite dans la foule des gens qu'on oublie. Les
douze cents francs que me versa l'éditeur furent une fortune pour moi.
J'espérais qu'il en aurait pour son argent, et que M. de Latouche me
pardonnerait mon livre en faveur de mon peu d'ambition. Avec deux
affaires commit celle-là dans l'année, j'étais riche et satisfait.

Un soir que j'étais dans ma mansarde. M. de Latouche arriva. Je venais
de recevoir les premiers exemplaires de mon livre; ils étaient sur la
table. Il s'empara avec vivacité d'un volume, coupa les premières pages
avec ses doigts, et commença à se moquer comme à l'ordinaire, s'écriant:
«Ah! pastiche! pastiche! que me veux-tu? Voilà du Balzac _si ça peut_!»
Et, venant avec moi sur le balcon qui couronnait le toit de la maison,
il me dit et me redit toutes les spirituelles et excellentes choses
qu'il m'avait déjà dites sur la nécessité d'être soi et de ne pas imiter
les autres. Il me sembla d'abord qu'il était injuste cette fois; et
puis, à mesure qu'il parlait, je fus de son avis. Il me dit qu'il
fallait retourner à mes aquarelles sur écrans et sur tabatières, ce qui
m'amusait, certes, bien plus que le reste, mais dont je ne trouvais pas
malheureusement le débit.

Ma position devenait décourageante, et cependant, soit que je n'eusse
nourri aucun espoir de succès, soit que je fusse armé de l'insouciance
de la jeunesse, je ne m'affectai pas de l'arrêt de mon juge, et passai
une nuit fort tranquille. A mon réveil, je reçus de lui ce billet que
j'ai toujours conservé:

«Oubliez mes duretés d'hier soir, oubliez toutes les duretés que je vous
ai dites depuis six mois. J'ai passé la nuit à vous lire.»

Suivent deux lignes d'éloges que l'amitié seule peut dicter, mais qu'il
y aurait mauvais goût de ma part à transcrire ici. Et le billet se
termine par ce mot paternel:

«Oh! mon enfant! que je suis content de vous!»

C'était le premier encouragement littéraire que je recevais, et je crois
pouvoir dire que c'est le seul qui m'ait jamais fait plaisir. Il partait
du coeur: d'un coeur qui ne se livrait pas aisément, qui se défendait
presque toujours, mais qui s'ouvrait avec une grande effusion et une
grande naïveté, quand une fois on en avait trouvé l'entrée mystérieuse.

Comment donc arriva-t-il qu'un an après environ, je perdais l'amitié de
M. de Latouche pour ne la retrouver qu'au bout de dix ans? C'est ce
qu'il me fut impossible de savoir. Mon dévouement et ma reconnaissance
pour lui n'avaient pas la plus légère défaillance à se reprocher. J'ai
ignoré les motifs de cette désaffection jusqu'en 1844, et quand ils
m'ont été dits par M. de Latouche lui-même, je ne les ai pas mieux
connus. Seulement, l'état maladif de son coeur et de son organisation
m'a expliqué l'importance qu'il avait donnée à des motifs si nuls, que
j'aurais pu les appeler imaginaires.

Il avait quitté Paris en 1832 pour habiter sa petite maison d'Aulnay.
Deux romans publiés m'ayant procuré une aisance relative, j'avais pu
quitter ma mansarde un peu étroite et un peu froide, pour un petit
appartement qui était une mansarde aussi, mais que M. de Latouche avait
su rendre plus confortable. C'était ce même appartement, quai Malaqnais,
où il avait reçu ma première visite, et où j'avais collaboré si mal à la
rédaction du Figaro. La maison appartenait à M. Hennequin, le célèbre
avocat. M. de Latouche, qui cherchait à sous-louer pour se retirer à la
campagne, me céda son bail et eut du plaisir à voir un hôte ami occuper
cette mansarde qui lui était chère. Ce n'est que dans les conditions de
la médiocrité que l'on s'attache aux humbles murs confidents de nos
rêveries et de nos études. J'ai aimé aussi cette mansarde longtemps
après qu'un petit accroissement d'aisance m'eut permis de la quitter
pour un gîte un peu plus spacieux. Elle était retirée, silencieuse,
donnant sur des jardins et ne recevant que d'une manière très-affaiblie
les bruits et les cris de la ville. Un grand acacia, dont la cime avait
envahi ma fenêtre, remplissait ma petite chambre de ses parfums au
printemps. Cet ancien ami de M. de Latouche était devenu le mien. Plus
tard je le vis abattre, et, dans ce temps-là, l'amitié était brisée
entre M. de Latouche et moi.

Pendant l'été de 1832, j'allais avec quelques amis le voir à Aulnay.
Quelquefois, j'y allais seul. Une espèce de diligence me descendait à
Sceaux ou à Antony. De là, prenant, à travers les prés et les champs,
un sentier qui serpentait sous les pommiers en fleur, je gagnais à pied
l'humble demeure du poëte. C'est un délicieux paysage que cette
Vallée-aux-Loups, c'est une charmante retraite que ce hameau d'Aulnay.
Artiste soigné, coquet en toutes choses, M. de Latouche avait choisi
avec réflexion, avec amour ce petit coin pour y ensevelir ses
méditations. Il avait eu égard à tout, à l'isolement de la maison,
auprès de quelques ressources de bien-être; à la qualité du terrain, où
il pourrait se livrer au jardinage, au voisinage des bois, où il
pourrait échapper aux importuns; et, jusqu'aux noms des localités et des
sites, il avait tout pris en considération. Il n'aurait pu se souffrir
en un lieu qui se fût appelé Puteaux ou Chatou. Il lui plaisait d'être
dans un endroit qui s'appelait la Vallée-aux-Loups, non loin de Fontenay
aux Roses.

Sa petite maison n'était qu'une sorte de presbytère dont il avait fait
une habitation saine et commode. Son petit jardin, tombant en pente sur
des prairies coupées de buissons, cachait sous les arbres ses murs de
clôture, et se trouvait, par ses ombrages, convenablement isolé des
maisons voisines. Il était là bien seul, bien ermite, bien poëte: mais
aussi bien rêveur, bien mélancolique, et peu à peu il y devint bien
misanthrope.

Cette solitude, qu'il cherchait avec tant de persévérance et qu'il
choyait avec tant d'amour, devait arriver à lui être funeste. La
retraite est certainement la plus précieuse et la plus légitime
récompense d'un vie de travail. Mais il y faut l'entourage de la
famille: autrement, cette muette beauté de la nature nous tue, et le
recueillement, ce loisir ininterrompu de l'âme, devient un poison lent
qui nous mine sans relâche, en nous trompant par ses douceurs.

M. de Latouche avait déjà, de longue date, un fonds de chagrin qui
tendait à l'amertume. Il adorait les enfants, il en avait en un, un
garçon prodigieux d'intelligence et de beauté, m'a-t-on dit. Il l'avait
perdu, il ne s'en était jamais consolé, il ne s'en consola jamais. Dans
ses dernières années, il m'écrivait:

«Ah! qu'on me donne un adorable enfant, et que j'emploie ma vie à lui
faire plaisir! Je ne demanderai plus rien.»

En 1832, il était déjà sombre et rude par moments. Il était peut-être
l'homme du monde le moins fait pour la solitude. À en juger par les
nombreuses ratures qui couvraient ses manuscrits, il avait le travail
pénible, et, s'il composait avec spontanéité, du moins il apportait le
fini à son oeuvre, avec de grands efforts ou après de nombreuses
indécisions. Sa spontanéité, je l'ai déjà dit, sa véritable
manifestation, son plaisir, sa vie par conséquent, étaient dans la
parole échangée, dans la remarque fugitive colorée à l'instant par le
trait de l'observation juste ou de la comparaison poétique; dans la
réplique mordante ou gracieuse, dans les courts récits pleins
d'atticisme ou de charme. Il avait ces deux extrêmes dans l'esprit,
l'amour des choses naïves avec le goût de l'arrangement de toutes
choses. Un peu de contradiction lui faisait grand bien, et tout mon tort
avec lui fut, je crois, de l'écouter toujours sans songer à le
combattre. Il était fort soulagé de ses ennuis intérieurs quand il
pouvait se fâcher un peu. Un jour qu'il marchandait quelques plantes au
marché aux Fleurs, pour son jardin d'Aulnay, un porteur lui demanda
quarante ou cinquante francs pour les conduire dans sa charrette. La
demande était exorbitante, j'en conviens; mais, au lien de lui tourner
le dos, M. de Latouche se plut à railler ses prétentions et à l'écraser
sous une grêle de lardons si comiques que le pauvre homme, étourdi de
verve, ne pouvant ni se fâcher ni riposter, fut la risée de tout
l'auditoire des jardinières-fleuristes étalées sur la place. Sa
raillerie était si bien tournée, qu'elle saisissait de joie tous ces
esprits illettrés et qu'en même temps elle-ne pouvait blesser aucune
oreille délicate. M. de Latouche avait dépensé là autant d'esprit de
saillie qu'il en eût fallu pour défrayer pendant huit jours son
facétieux journal _Figaro_. Il est vrai qu'il avait cédé son journal, et
que, n'ayant plus cet exutoire, il prenait celui qui lui tombait sous la
main. Ce n'était pas le besoin de se mettre en vue; pas plus dans les
salons littéraires qu'aux champs ou dans la rue, il n'aimait à se faire
remarquer. Toute sa vie a été un soin extrême de se soustraire aux
vanités puériles. Mais il avait besoin de jeter hors de lui cette
_humeur_ secrète qui manquait d'aliments. Nous ne le vîmes jamais si
bien portant, si gai, si affectueux que dans la soirée qui suivit cette
scène avec l'homme à la charrette.

Partagé entre son besoin de sympathie immédiate et son penchant pour la
solitude, il vous invitait à venir le voir. Et puis, une heure après, si
sa lettre était partie, il vous en envoyait une autre, où il venait
lui-même pour vous dire de ne pas venir. «Ne venez pas, disait-il, je
suis triste, maussade, malade.» Et il restait avec vous, il s'oubliait,
il s'égayait et finissait par vous prier de retourner avec lui à Aulnay.
Ou bien, s'il vous avait seulement écrit pour vous donner contre-ordre,
et qu'un hasard eût retardé sa lettre, il était charmé de vous voir
arriver malgré lui à l'heure dite. Il se préoccupait d'abord de n'avoir
ni des oeufs assez frais, ni des fruits assez beaux pour vous faire
déjeuner. Mais on courait avec lui au poulailler et au jardin du voisin,
il mettait le couvert lui-même, il vous grondait quand vous dérangiez sa
symétrie, il riait; puis on se mettait à table; il causait, on se
promenait ensuite, il causait encore, il causait jusqu'à la nuit, et il
avait autant de peine à vous laisser partir qu'on en avait à le quitter.

Un soir, M. de Latoucbe vint me voir; il fut aimable et riant comme dans
ses meilleurs jours; il me dit adieu avec l'amitié accoutumée, et il ne
revint plus, et je ne le revis que dix ans après. Il me fit dire qu'il
me haïssait, qu'il ne voulait plus entendre parler de moi. Mes questions
furent vaines. Je lui dédiai le roman que j'étais en train d'écrire,
croyant lui donner par là une preuve de fidèle gratitude quand même. Il
prit cela pour une injure, et prétendit que je lui lançais _la flèche du
Parthe_.--Je m'affectai beaucoup de cette bizarrerie cruelle; mais,
craignant d'avoir à traverser, pour arriver à son coeur, des influences
inconnues, des mensonges, de ces choses petites qu'on n'aborde qu'en se
faisant petit soi-même; ne comprenant pas la légèreté de ses griefs et
en supposant de plus sérieux qu'il m'était impossible de pressentir, je
ne voulus l'importuner d'aucune plainte. J'eus tort peut-être. Si
j'avais été droit à lui, peut-être aurais-je vaincu son injustice.
Peut-être aussi fallait-il que le temps passât sur cette crise de son
mal pour qu'il vînt enfin à comprendre que je n'en étais pas la cause.

Quoi qu'il en soit, il me revint de lui-même en 1844. Il y avait
longtemps qu'il en avait l'envie; il l'avait toujours eue, m'a-t-il dit.
Seulement, il s'était imaginé que l'âge et la situation avaient dû
beaucoup changer mon caractère, et il s'étonna de voir qu'il me
retrouvait le même pour lui que dans le passé. Après quelques
hésitations, quelques méfiances, quelques coquetteries d'esprit et de
coeur en lettres et billets, il se retrouva à Vaise dans notre amitié,
et me témoigna un actif et généreux dévouement en plusieurs affaires,
petites choses encore par elles-mêmes; mais l'affection grandit le prix
de celles-là par le soin et la volonté qu'elle y porte, le retrouvai son
coeur plus ardent, meilleur, s'il est possible, qu'il ne l'avait jamais
été. Mais, hélas! quel ravage avait fait ce mal secret, insaisissable,
cette hypocondrie progressante, sur ses idées et sur son jugement! Je
l'avais connu enjoué et brillant à l'habitude, chagrin et soucieux par
accès. Désormais, c'était le contraire. La gaieté était l'exception,
l'effort; le chagrin était l'habitude, le naturel. Il était
continuellement frappé de l'idée de la mort; il disait là-dessus des
choses fort belles mais fort tristes, car il semblait prendre à tâche
d'attrister sa fin par tous les genres de désillusions. Il avait besoin
de se torturer lui-même en accusant ses meilleurs amis d'ingratitude,
et ses prétendus ennemis d'insolence et de cruauté. Je l'avais bien
entendu parler ainsi quelquefois au quai Malaquais; je ne savais pas
alors qu'il se trompait sur les gens, ou qu'il s'exagérait les peines
inévitables de la vie. Je vis bien, depuis, qu'il était atteint de la
maladie morale de Jean-Jacques Rousseau, et je m'expliquai comment
j'avais pu le blesser mortellement sans le savoir, rien qu'en estimant
un ouvrage qui lui déplaisait, rien qu'en prononçant devant lui le nom
de quelque personne dont, à mon insu, il pensait avoir à se plaindre.
Qui pouvait deviner le secret de ses fibres endolories? Il eût fallu le
voir à toute heure, ne jamais le quitter d'un instant, pour savoir tous
les points irritables de ses blessures cachées.

Toute cette souffrance, qui rendait son commerce difficile et sa vie
infortunée, ne pouvait pas lui être reprochée, cependant, par les gens
de coeur; et, pour ma part, je n'ai pas voulu me souvenir, je n'ai
jamais voulu savoir les détails irritants de ses dix années d'injustice
envers moi. Il n'y avait qu'une maladie grave à constater, à déplorer,
pour l'absoudre.

Car cette âme n'était ni faible, ni lâche, ni envieuse. Elle était
navrée, voilà tout. Ses préoccupations n'étaient pas étroites et
personnelles à leur point de départ. Comme Jean-Jacques, M. de Latouche
avait dans le coeur et dans l'esprit un grand idéal de loyauté,
d'affection, de désintéressement. Pour lui, comme pour tous les hommes
qui jugent et réfléchissent, la vie venait à chaque instant froisser son
idéal. Les plus ardents, les plus sensibles sont ceux qui souffrent le
plus de ce désaccord incessant entre l'idéal et le réel. Un mal
physique vint le saisir dans sa maturité, et, ses nerfs ébranlés, son
équilibra détruit, il ne vécut plus que pour souffrir par le corps et
par l'esprit. Ce courage que nous avons tous pour supporter la vie et
les hommes tels qu'ils sont, cette bienfaisante insouciance qui, par
moments, nous arrache au sentiment de nos peines, comme un temps d'oubli
et de repos nécessaires, nous les avons parce que Dieu les a mis dans
l'organisation humaine comme des lois protectrices et conservatrices de
notre être. Mais qu'un accident apporte dans ces lois une perturbation
quelconque, la santé s'altère, et notre esprit troublé perd la mesure de
ses appréciations. Le mal extérieur n'est ni pire ni moindre
qu'auparavant. Seulement, nous en sentons davantage l'atteinte, avec
moins de force pour lui résister. Nous ne voulons plus, parce que,
hélas! nous ne pouvons plus subir ce qu'on subit plus ou moins
facilement autour de nous. Et ce qu'il y a de plus triste, c'est
qu'ayant seulement conscience de notre mal physique, nous sommes
effrayés de la sinistre clairvoyance que notre esprit acquiert dans la
maladie, sans nous rendre compte que c'est l'affaissement des forces
animales qui nous ôte le contre-poids d'une égale clairvoyance pour le
bien.

Les misanthropes, les hypocondriaques, (c'est la même chose) sont donc
bien à plaindre, et surtout bien à respecter, lorsque, comme celui dont
je parle, leur désespérance a pour point de départ l'amour du bien, du
beau, du vrai.

«Il est bon, m'écrivait M. de Latouche en août 1845, que je prenne
congé du cercle humain où nous vivons; car une foule de choses me
blessent sans remède, et, sans parler de la politique que souffrent les
héritiers de 92, et de la condition du pauvre au milieu de l'égoïsme
public, je comprends peu les excès où tombe la littérature. Il faut
échouer dans la moderne arène, ou écrire pour les consommateurs
d'émotions triviales, l'amusement des épiciers, les besoins de
l'arrière-boutique. Je m'arrête, car je me sens hypocondriaque et
misanthrope, à voir que toutes les dignités de la France sont bien en
péril à l'époque où nous sommes gouvernés.»

Et puis il revenait à un rayon de douce tendresse et de paternelle
gaieté:

«Si vous étiez venu l'autre jour à Aulnay, j'aurais montré à
mademoiselle votre fille le groseillier blanc sous lequel elle se
cachait et s'abritait quand elle avait quatre ans, et je lui aurais
raconté que, lui demandant son avis sur la bonté des fruits de l'arbuste
qu'elle avait à peu près dépouillé, elle ne me répondit que ceci:
«Mène-moi sous un rouge.»

Toutes les lettres et même les plus courts billets de M. de Latouche
étaient des chefs-d'oeuvre. Ils ne reproduisaient pas encore tout à fait
l'éclat de sa conversation, mais ils en donnaient une idée. Je les ai
tous gardés, et je regrette de ne pouvoir les publier. Ils seraient plus
intéressants que cet article, où il m'est impossible de mettre de
l'ordre et du soin, au milieu de l'émotion qui ressort pour moi du
sujet. Mais l'affection vraiment paternelle que M. de Latouche portait
à mes ouvrages était égale celle qu'il m'accordait personnellement, et
on pourrait croire que je publie en vue de moi-même ces louanges
continuelles dont la douceur, pour être pure, doit rester secrète. Et
puis les accès de sa maladie l'emportaient en brûlantes critiques contre
le monde entier, et ceux qui ne connaîtraient pas le fond de son coeur,
comme je l'ai connu, pourraient croire qu'il était méchant par boutades.
Il ne l'était pas. Le lendemain du jour où il avait fustigé un écrit ou
une action jusqu'au sang, il ne se souvenait plus que des bonnes
qualités de l'homme, des nécessités de sa situation, de tout ce qui
devait rendre indulgent; il était prêt à le croire, à le défendre; il
l'aimait, il arrivait à la parfaite mansuétude. S'il se blessait vite,
s'il boudait longtemps, il avait du moins cette inappréciable qualité
qu'il ne résistait pas au repentir des torts qu'on avait eus envers lui.
Si j'en avais eu, je lui en aurais demandé pardon, et nous n'eussions
pas été brouillés seulement huit jours. C'est parce que je n'en avais
pas, que je ne pus amener ce moment d'effusion où il oubliait tout et où
il pardonnait sans arrière-pensée.

Je peux citer de M. de Latouche quelques fragments bien dignes d'être
conservés. Voici une boutade contre la critique qui ne fâchera personne,
puisqu'elle ne s'adresse qu'à moi:

«J'ai lu avec plaisir, mon enfant, votre préface de _Werther_, mais à
condition qu'elle ne fait pas partie, dans mon esprit, du drame amoureux
de _Werther_, et que _vos considérations_ ne seront mêlées en rien au
naïf souvenir de la saison au j'ai découvert ce petit livre, cette
innocente violette, entre deux buissons de nos campagnes du Berri.
_Werther_, voyez-vous, est une médaille frappée dans l'imagination de
dix-huit ans: on ne la vaut voir changée, ni pour être éclaircie, ni
pour être dorée. On la porte sur son coeur avec superstition. Artistes,
critiques, esprits d'analyse, _aigles de revues_, vous êtes admirables à
votre point d'observation. Mais, mêlés aux rêveries de Werther sur la
_charrue_, aux émotions de la fenêtre où l'orage se déploie, vous êtes
des importuns disant de fort bons propos hors de pro-pos. Vous parlez
les uns des autres au sujet de Charlotte; et puis de madame de Staël, de
Voltaire, de _Faust_, de Byron, de Mahomet et de Joseph Delorme! Il ne
s'agit, dans ce livre, que du destin de ceux qui s'aiment. Allez,
profanes, allez plus loin disserter sur l'esthétique! Vous dispersez les
oiseaux, vous faites envoler les amours, vous attachez le plomb de la
douane littéraire aux dentelles de la fantaisie.

»Je ne veux point, en vérité (moi qui recevrais de vous une couronne),
accepter votre beau volume in-quarto, avec ses ciselures dorées, avec
ses annotations précieuses.... Ailleurs! vous servirez aux lecteurs a
venir. Pour nous, vous venez trop tard. Le _Werther_ que je garde est un
petit bouquin in-douze, format commode à mettre dans la poche, écorné
aux angles, mystérieux livre jusque dans la prose boursouflée d'un
traducteur anonyme. Là, dans ses vagues interprétations, je puis rêver
comme dans le son des cloches. Je ne lis l'Ancien Testament que dans une
édition de 1560, où ma mère m'a appris à connaître mes lettres. Que
voulez-vous! mes premières amours étaient du village. Je ne méprise
point les beautés parées de la ville; mais _reprenez votre Paris_! Votre
Paris est fort embelli, j'en conviens; mais _j'aime mieux ma mie, ô
gué_!»

En effet, cette lettre vaut mieux pour le sentiment et eût fait plus de
plaisir à Goethe que toutes les préfaces, passées, présentes ou futures.

Souvent, il revenait sur nos années de séparation.

«Ah! mon pauvre enfant, quand je pense que nous avons été séparés
pendant des années, des siècles! Ah! messieurs les bourgeois, laissez
aux majestés l'odieuse devise: _Diviser pour régner._ Mais je me soucie
aujourd'hui des bourgeois comme des princes, et je vous aime, à réparer
le temps que j'ai perdu en vains efforts pour vous oublier.»
                
Go to page: 123456789101112
 
 
Хостинг от uCoz