* * * * *
«Vous demandez quelques rimes du paysan de la Vallée-aux-Loups pour
mettre dans ce journal, à côté de la prose du paysan de la Vallée-Noire.
Demande-t-on au _peilleroux_[5] si l'on peut disposer de sa blouse,
quand il voudrait vous vêtir de son coeur et de son âme? Vous parlez de
couronne; vous êtes donc jaloux de celle de Jésus-Christ! Je ne puis
vous offrir que des ronces et des épines. Prenez. Tout ce que j'ai, tout
ce que je rêve est à vous.
[Note 5: Couvert de _teilles_, de _guenilles_; vieux français encore
usité en Berri.]
* * * * *
«Vous m'oubliez, mon enfant; moi, je ne vous oublierai jamais. Mais il
faudrait avoir l'espérance de vous rendre le plus minime des bons
offices pour déroger à l'habitude de ne plus se faire la barbe et de
garder ses pantoufles. Voilà vingt jours que je n'ai descendu l'escalier
de ma mansarde. Croyez-vous que pour cela je vive sans vous? Vous êtes
ma première pensée de la matinée, celle qui m'ouvre les yeux, celle qui
décide de notre bonne ou mauvaise humeur. Je vous dois souvent de
triompher de ma misanthropie. Ah! il y a des moments où je me laisse
persuader par vous d'être indulgent septante-sept fois par jour! Mais
pourquoi vous porterais-je ma triste figure et mes idées mélancoliques?
Je meurs; ne le voyez-vous pas? Mais je veux vous aimer jusqu'à la
fin....»
«...Pensez-vous à Nohant? J'espérais y voir les seigles en fleur. Mais
je ne ferai plus qu'un voyage: c'est celui du cimetière d'Aulnay....»
«On n'est bien que dans les bois, en présence des arbres noirs, au pied
des sapins dont les rameaux courbés par le vent imitent le bruissement
des vagues. Je ne dirai pas que c'est là qu'il faut vivre (il ne faut
vivre nulle part); mais c'est là qu'il faut mourir....»
«Je me suis réfugié à Aulnay. Y pourrai-je rester? Je l'ignore: la
solitude est bien poignante. Dans tous les cas, je vous dis mon absence
et ses causes pour que vous ne rêviez ni redoublement de mal physique,
ni oubli de ma part envers vous que j'aime tant!... Je cherche dans
l'étude une diversion au cauchemar de mes jours et de mes nuits....
Adieu! Mille tendresses paternelles. J'ai rêvé cette nuit que j'étais
en pleine mer. J'entendais, au-dessus du navire, planer sans les voir
les grues voyageuses. J'écoutais ces âmes en peine! Les grues ont fait
naufrage!...»
«Merci de votre gracieuse invitation à venir jouer avec les enfants.
Vous comprenez mon coeur; mais mon esprit, je vous l'abandonne. Il est
désenchanté et incurable. Je ne veux me réconcilier avec personne
qu'avec vous! Jamais ce ne sont des intérêts personnels qui me blessent,
mais le tort que mes idoles se font à elles-mêmes. Je leur en veux de se
déprécier; c'est là que ma bouderie commence, et ma rancune ne va pas
plus loin.--Je connaissais des hommes dont j'estimerai toujours le
talent et le caractère; mais pourrez-vous m'empêcher de regretter que la
vanité gâte tout cela? Ils sont vaniteux comme s'ils étaient médiocres!
J'ai bien le droit d'être maussade dans ma conscience, et plus
misanthrope que jamais dans les derniers jours de ma vie.... Vous-même,
si je reviens à vous adorer, soyez bien sûr que c'est malgré moi, et
parce que vos qualités surpassent vos défauts. Adieu; je vous aime, et
les bouleaux sont verts: voilà les nouvelles du village.»
On a pu voir par ces courts échantillons combien il y avait d'élévation,
de charme et de tendresse dans les épanchements de M. de Latouche. Il
avait fait avec tous ses amis ce qu'il avait fait avec moi. Plus il leur
tenait de près par l'intimité ou par le sang, plus il avait avec eux une
susceptibilité incurable. Il nous avait tous boudés pendant des séries
d'années plus ou moins longues, et cependant nous étions tous revenus à
lui, plus attachés, peut-être, après ses torts involontaires. Voici ce
que m'écrivait, dans les derniers temps, Duvernet, son proche parent,
son ami dévoué, qui est aussi mon ami d'enfance:
«Comment assez plaindre notre-pauvre de Latouche! Lui a-t-on réellement
fait cette existence empoisonnée, ou bien cherche-t-il lui-même par
quelles tortures il éprouvera son esprit? C'est un problème, mais c'est
aussi une souffrance; plaignons-le, aimons-le, car cette souffrance
révèle une exquise délicatesse et une âme tendre à l'excès.»
Je rapporte ce rapide jugement, parce que les meilleures appréciations
sont celles qui partent du coeur dans l'intimité. Il n'y a pas de plus
tendre éloge à faire d'un homme que de reconnaître qu'il est digne qu'on
lui pardonne tout.
M. de Latouche était amoureux de la forme en littérature. Pour lui, la
forme avait une importance sur laquelle il ne voulait pas entendre
raison plus que sur le reste.
«Vous êtes trop indulgent, mon cher camarade, m'écrivait-il une fois.
Vous admirez si naïvement un _tas_ de choses que, si je ne vous
connaissais pas, je croirais que vous vous moquez. Certes, j'estime un
bon coeur plus qu'un beau poème, et un noble caractère est plus pour moi
qu'un grand esprit. Mais, quand on ne sait pas faire de vers ni de
prose, on n'est pas forcé d'en faire. Aimez ces gens-là, ne les
encouragez pas à se tromper. Allons, votre vieux ami s'en va, mon
pauvre enfant! votre grondeur, votre éplucheur, votre censeur s'apprête
au grand voyage. Vous croyez que ce n'est rien de se sentir mourir?
Peut-être que les autres meurent sans y faire attention. Il y a tant de
choses qui m'oppriment et qui semblent vous être légères! Vous, aussi,
vous avez des ennemis, et vous n'y pensez pas. Vous faites comme tout le
monde, vous manquez ou vous gâtez le meilleur endroit de vos ouvrages,
et vous dites toujours: _C'est vrai_, quand on vous le démontre; puis
vous voilà insouciant aussitôt, comme votre fille, lorsqu'elle était ce
gros enfant qui se roulait sur les gazons d'Aulnay. Avez-vous raison?
Est-ce moi qui ai tort quand je m'indigne contre les torts des autres,
quand je m'affecte des miens propres? Peut-être. Cependant, si l'on
pardonne facilement aux envieux et aux méchants? est-on bien capable de
sentir le prix de l'amitié forte et fidèle? Si on fût si bon marché de
soi-même, est-on bien résolu à se corriger de ses défauts? L'art doit
être traité aussi sérieusement qu'une foi politique ou religieuse. Pour
l'artiste, c'est la seule affaire de la vie.... Ah! vous allez médire
que vous avez des enfants, et que vous les aimez plus que vos livres....
Oui, c'est vrai. Hélas! si j'en avais!...»
Il me semble voir toute l'âme d'Alceste au fond de cette lettre. La
tendresse sons le blâme, le coeur aimant qui s'efforce de s'endurcir et
qui paraît implacable à force d'envie de pardonner, la justesse du
principe dominant l'injustice du fait. Pauvre coeur brisé! il s'en
allait réellement, et comme cette agonie dura quinze ans, nous nous
flattions qu'il pouvait guérir. Nous nous imaginions parfois que cela
dépendait de lui. Nous nous trompions. C'est qu'il avait encore tant de
ressources dans l'esprit, de tels accès d'activité des organes, qui
reprenaient tout à coup leurs fonctions au moment où il se plaignait
d'être engourdi et paralytique! Un jour, en 1846, je crois, nous allâmes
le surprendre à Aulnay. Nous le trouvâmes mourant en apparence. «Ne
restez que cinq minutes, nous dit-il. Je ne puis ni vous voir, ni vous
entendre, ni vous parler.» Cependant, au bout des cinq minutes, cette
nature mobile et impressionnable était revenue à la vie. Il parlait, il
souriait, il racontait. Il se leva, il marcha dans le jardin, appuyé
d'abord sur nos bras et puis sur sa canne, et puis tout seul. De minute
en minute, il se ranimait, il s'épanouissait. Il prétendait ne pas
reconnaître nos figures quand nous étions entrés. Peut-être était-ce
vrai; qui peut se rendre compte de tels phénomènes quand on ne les a pas
éprouvés? Quand nous le quittâmes, il leva la tête et nous dit: «Ah!
voilà les noisettes en fleurs. Dans notre pays, cela s'appelle des
_mignons_. Je ne les verrai pas mûrir.» Nous regardâmes les noisetiers,
les branches étaient hautes, les mignons imperceptibles. Nous les
distinguions à peine. Quand il ressuscitait, sa vie était plus
développée, plus complète, plus intense que celle d'aucun de nous. Qu'il
eût été condamné à quelque labeur physique, il eût été sauvé.
Dieu envoya un ange à ses dernières années. Une femme d'un mérite
supérieur se dévoua saintement à la tâche pénible et délicate de soigner
et de consoler le poëte mourant. Fille de ce noble Flaugergues, qui fut
savant, orateur, homme politique et philosophe théoricien, homme d'un
caractère supérieur aux événements et aux partis[6], d'un courage, d'un
désintéressement, d'un patriotisme à toute épreuve, mademoiselle Pauline
Flaugergues se fixa auprès du malade et ne le quitta plus d'un instant
jusqu'à sa mort. Poëte elle-même, au moins autant que M. de Latouche,
elle adoucit ses derniers jours par les inspirations du coeur, les
entretiens de l'intelligence et les soins assidus de la piété filiale.
Laissons parler le mourant lui-même dans une de ses dernières poésies,
la plus belle peut-être qui lui fût jamais inspirée par son coeur:
[Note 6: On a de lui une excellente biographie faite par M. de Latouche, et
qui a paru dans le _Dictionnaire de la Conversation_, 121e livraison.]
Et j'accusais le Dieu qui, depuis deux années,
Assombrit de mes jours les mornes destinées,
M'énerva l'appétit, m'arracha le sommeil,
Altéra, dans mes yeux, les bienfaits du soleil!
J'avais donc méconnu, dans mon ingratitude,
Sa visible indulgence et sa sollicitude,
Ses soins de m'aplanir, sans regrets, ni remord,
Les sentiers escarpés qui mènent à la mort!
D'abord, à ma faiblesse aux douleurs asservie,
Il a rouvert l'asile où me riait la vie:
Ce manoir au hameau, cet Aulnay, vert réduit,
Où, libre et jeune encor, mon choix m'avait conduit.
Humble séjour, payé du denier de l'artiste!
Là, l'infirme, au retour, rêva le ciel moins triste.
Chaque arbre me connaît, les murs me sont amis,
Les passages frayés; là, mes pas sont admis,
Bien qu'aveugles et sourds, sous le verger prospère
Que j'ai planté moi-même, à l'âge où l'on espère.
A moi le frais salut de l'aube qui se lève, Et les derniers regards
d'un soir pur qui s'achève. Là, j'ai l'eau de la source, au village en
renom, Domptant, par intervalle, une fièvre sans nom. Surtout, à mes
côtés, voilà la soeur chérie, Trésor de charité, poétique Égérie, La
fille du tribun, adoptée en mon coeur, Par qui des maux cruels s'adoucit
la rigueur. Vivant dictame offert à ma détresse amère! Je l'appelle
tantôt mon enfant et ma mère. Près d'un lit résigné, c'est l'envoyé de
Dieu, C'est l'encens d'une fleur pour embaumer d'adieu.
A cette touchante et solennelle bénédiction, mademoiselle Flaugergues,
penchée au chevet du moribond, répondait ainsi:
Que n'a-t-elle, à son gré, pour charmer tes douleurs,
Les vertus d'un dictame et la grâce des fleurs!
Pour adoucir un ciel que ta tristesse voile,
Les suaves lueurs de la plus pure étoile!
Que n'a-t-elle la voix des sonores ruisseaux
Versant à tes yeux clos la molle rêverie!
Que n'a-t-elle au réveil, caressante Égérie,
Des concerts à te dire au travers des roseaux!
Elle n'est du palmier que la liane aimée,
Qui l'embrasse, et s'élève, et fleurit avec lui;
La source qui scintille, un moment transformée,
Quand sur ses flots rêveurs un rayon d'or a lui.
Ce que cette intelligente, courageuse et modeste femme a souffert auprès
de ce mourant si aimé, nul ne le saura jamais, car jamais une plainte ne
sortira de son coeur, jamais un regard, jamais un soupir d'impatience ou
de découragement ne firent pressentir au malade ou à ses amis
l'énormité d'une tâche si rude pour un être si frêle. Mais je me trompe,
et qu'elle se détrompe elle-même! nous tous, qui avons connu et aimé le
poëte navré, nous savons combien il a fallu de patience ingénieuse, de
persévérance héroïque, de délicatesse d'esprit et de coeur à la fois,
pour endormir et calmer sans cesse les crises de ce mal physique et
moral auquel rien ne pouvait l'empêcher de succomber. Qu'elle en soit
bénie, la sainte fille, la digne fille de l'honnête et intrépide
Flaugergues, la douce ermite d'Aulnay! Aucun de nous ne perdra le
souvenir de la reconnaissance qu'il lui doit. Tous les parents de M. de
Latouche ont vu avec une douce satisfaction le modeste héritage du poëte
passer entre ses mains; l'humble et charmante retraite d'Aulnay ne
pouvait être légitimement occupée que par cette fille d'adoption qui
l'avait à jamais sanctifiée. Je terminerai cet hommage par une
indiscrétion dont tout le monde me saura gré, par les derniers vers de
cette lyre pure et pénétrante qui se cache sous les buissons de la
Vallée-aux-Loups et qui pleure dans le silence des nuits autour de la
tombe du poëte:
MATINÉE DE MAI 1851
Pourquoi renaissez-vous dans la pelouse verte,
Douces fleurs qu'il aimait, petites fleurs des prés?
Pourquoi parer ces murs, et ce toit qu'il déserte,
Jasmins de Virginie, aux corymbes pourprés?
Et vous jasmins d'Espagne, aux étoiles sans nombre,
Écartez vos festons qui nous charmaient jadis!
Qui vous demande, à vous, des parfums et de l'ombre,
Jeunes acacias si promptement grandis?
Pourquoi viens-tu suspendre, ô frêle clématite,
Ta blanche draperie à sa croisée en deuil?
Ne sais-tu pas qu'ici le désespoir habite,
Que le poëte aimé dort sous un froid linceul?
L'ébénier rajeuni balance, gracieuses,
A la brise de mai, ses riches grappes d'or,
L'oiseau remplit de chants les nuits mélodieuses,
Comme si deux amis les admiraient encor.
Pour qui vous parez-vous ainsi, chère retraite?
Revêtez-vous de deuil, comme moi, pour toujours:
Vous ne le verrez plus, le docte anachorète,
Oubliant sa langueur pour sourire aux beaux jours.
Nous ne l'entendrons plus, cette voix adorée,
Qui, dans des vers si frais, chantait ces frais taillis,
Qui naguère, plus grave et du ciel inspirée,
Forma de saints accords, des anges accueillis.
Aux goûts simples et purs, à ces vallons fidèle,
Par un rayon d'avril il était réjoui;
Ses regards épiaient la première hirondelle
Et le premier bouton à l'aube épanoui.
Et moi, quand s'apaisait cette fièvre brûlante,
Qui sur ta couche, hélas! souvent te retenait,
Que j'aimais à guider ta marche faible et lente,
A sentir à mon bras ton bras qui s'enchaînait!
Quoi! pour jamais absent, tendre ami que je pleure,
En vain je crois te voir aux lieux où tu n'es pas,
Et, pour te retrouver, c'est loin de ta demeure,
C'est dans l'enclos des morts qu'il faut porter ses pas!
Et le printemps revient avec son gai cortège,
On voit les fruits germer, le feuillage frémir,
La vigne couronner le pin qui la protège:
Dans cet ingrat séjour, je suis seule à gémir!
Tout chante, aime, fleurit, incessante ironie!
Pour mes yeux qu'ont brûlés tant de veille et de pleurs.
Pour ce coeur dévasté, plein de ton agonie,
Que font saigner encor tes dernières douleurs!
Oh! viennent les frimas, l'inclémente froidure,
Et, dans les bois flétris, les longs soupirs du nord!
Et la neige étendant sur la molle verdure
Son suaire glacé, d'une pâleur de mort!
L'âme stérilisée où toute joie expire
Du retour des saisons ne comprend plus la loi.
Mes pleurs sont plus amers à voir le ciel sourire,
Et la vallée en fleurs s'épanouir sans toi!
PAULINE.
M. de Latouche me disait souvent que je ne me connaissais pas en vers.
C'est possible; mais je crois que, pour ceux-ci, nous n'eussions pas été
en désaccord. Il me semble que la manière de mademoiselle Flaugergues,
comme celle de notre ami, appartient à l'école d'André Chénier; qu'il y
a plus de clarté et de correction chez elle que chez M. de Latouche, et
qu'il y a toute la grâce, toute la richesse descriptive de Chénier, avec
ce précieux don de la tendresse d'une femme, de la douleur bien réelle
d'une fille pieuse. Voyez comme elle pleure, comme elle regrette celui
auprès duquel tant de coeurs blessés disaient qu'on ne pouvait plus
vivre; et voyez comme il y a encore de belles et bonnes âmes qu'on ne
connaît pas, et dont on ne s'occupe pas!
Nohant, 15 juin 1831.
V
FENIMORE COOPER
On a souvent comparé Cooper à Walter Scott. C'est un grand honneur dont
Cooper n'est pas indigne; mais on a prétendu que Cooper était un habile
et heureux imitateur de ce grand maître: tel n'est pas notre sentiment.
Cooper a pu et a dû être influencé par la forme, par le procédé de
Scott. Quel modèle plus accompli pouvait-il se proposer? Une manière,
quand elle est bonne, tombe aussitôt dans le domaine public; mais la
manière n'est qu'un vêtement de l'idée, et on n'imite personne en
s'habillant à la mode du temps où l'on vit. L'originalité de la personne
n'est pas étouffée sous un habit commode et bien fait; elle s'y meut, au
contraire, plus à l'aise.
Scott restera toujours en première ligne pour avoir trouvé cette forme
excellente, la seule qui convînt au genre de récits et de peintures
qu'il se proposait de traiter. Je ne pense pas qu'il l'ait cherchée un
seul instant; elle est venue d'elle-même, comme un corps en harmonie
parfaite avec l'essence de son génie. En rêvant l'action simultanée et
bien réelle d'un groupe assez étendu de personnages vrais, il a dû
concevoir d'emblée la composition qui les met tous en lumière, et, comme
on dit en peinture, à leur plan. En leur donnant plus que des traits et
des costumes, c'est-à-dire en les douant chacun d'un caractère et d'un
langage logiquement appropriés à son état et à son milieu, il a dû voir
l'action de chacun se dérouler d'elle-même, pour concourir, sans hâte et
sans langueur, à l'action générale du drame. Dans cette facilité de
moyens, qui intéresse toujours sans jamais surprendre, il y a la plus
grande habileté possible, celle qui ne se fait pas sentir au lecteur et
qui n'a coûté aucun effort à l'auteur, tant elle a coulé de source, le
flot limpide de l'exécution s'élançant sur un lit bien creusé d'avance
dans le sol de la pensée vaste et solide.
Cooper a dû reconnaître que cet art de grouper, d'éloigner, de
rapprocher et de réunir enfin ses incidents et ses personnages, était
également le seul qui convînt à la nature de ces conceptions; car s'il
n'y a pas d'imitation dans son fait, il y a, du moins, analogie et
ressemblance dans son caractère de talent avec celui de Walter Scott.
Nous constaterons tout à l'heure les modifications qui établissent son
individualité quand même; voyons d'abord les points de concordance.
Comme le grand Scott, le pur et naïf Fenimore est homme de réflexion; en
lui, comme en son maître, se résout le problème de l'inspiration dans la
méditation et dans l'observation. Ce sont deux grands bourgeois poëtes,
en ce sens qu'ils sont de chez eux avant tout. Ils n'ont pas de révoltes
contre Dieu ou contre la société; pas d'excentricités, pas de délires
sacrés comme Shakspeare ou Byron. Ils n'aspirent pas si haut. Ils ont la
flamme douce et le génie modeste. Ils se font conteurs et romanciers
sans monter au-dessus ni descendre au-dessous de leur tâche. Ils la
prennent trop au sérieux pour ne pas l'ennoblir. Ils sont de même race,
ils sont presque frères, en ce sens que la base de leur puissance est
cette sagesse, cette persistance, cette apparente bonhomie qui
caractérisent les sociétés industrielles et les éducations positives.
Et pourtant ils sont poëtes; et, tout au beau milieu de leur tranquille
peinture de moeurs, ils seront emportés par un idéal de liberté
individuelle qui sera le point lumineux de leur oeuvre, comme dans ces
tableaux d'intérieurs flamands, où tout semble vouloir exprimer la
triviale réalité de la vie, un rayon de soleil chaud vient idéaliser les
plus vulgaires figures, les plus puérils détails de la scène domestique.
C'est donc, comme chez les Flamands, par la couleur que s'illuminent les
paisibles compositions des deux romanciers du Nord. Dans le détail, rien
ne semble livré à la fantaisie. Pourtant la fantaisie, qui est l'idéal
de l'artiste et son soleil intérieur, vient toujours lancer son flot de
lumière sur leurs toiles. Chez Walter Scott, c'est le bohémien rebelle
au convenu de la vie sociale, c'est le superstitieux Écossais doué de
seconde vue, c'est la dame blanche des vieilles chroniques, qui viennent
ébranler l'imagination, troubler la vie positive, préparer le drame par
la terreur ou la tristesse, et faire une grande trouée de lumière
fantastique vers les régions du rêve. Mais c'est surtout la _gipsy_
devineresse qui se dessine comme un fantôme, qui se dresse comme un
monument, dans le paysage de l'Écossais Scott. Elle proteste contre la
loi aveugle, contre la justice étroite, contre la propriété égoïste.
Elle subit le malheur avec une sombre énergie, et maudit la destinée
avec une sauvage éloquence. Fille errante et misérable du réprouvé
Satan, elle est pourtant le bon génie de la bonne famille, et il semble
qu'entre cette société rigide, qui la repousse, et la Providence,
qu'elle désarme, elle ait le grand rôle et montre la grande figure du
drame.
Chez Cooper, le rêve se personnifie également dans une figure plus
grande que nature; mais c'est précisément dans cette analogie avec le
procédé de Walter Scott que je suis frappé de l'individualité bien
tranchée de Cooper. Cette figure de prédilection qui, dans ses romans,
s'appelle d'abord _l'Espion_, et puis le _Bravo_, et enfin _le Chasseur
des Prairies_, est la révélation complète de la véritable pensée, du
constant idéal qui, sans le dominer, le pénètre. Là est la supériorité
de l'individu sur la société de son temps, et peut-être sur Scott
lui-même en tant que poëte, bien qu'en tant qu'artiste habile et
magistral Scott conserve le premier rang.
Ce type généreux, naïf et idéaliste de l'aventurier des déserts, de ce
Nathaniel Bumpo, qui se révèle tour à tour sous les noms d'_Éclaireur_,
de _Guide_, de _Chercheur de sentiers_, de _Tueur de daims_,
d'_Oeil-de-Faucon_, de _Longue-Carabine_, de _Bas-de-Cuir_, est une
création qui élève Cooper au-dessus de lui-même. Dès que sa pensée a
rencontré cet être en dehors du convenu, elle s'y attache et ne le
quitte plus qu'à regret. Dès lors, ce que la description des solitudes
du Nouveau-Monde nous avait fait entrevoir comme un dessin bien tracé,
mais assez froid, se remplit de couleur, de chaleur et de vie, à travers
les impressions du contemplateur solitaire. C'est lui qui, sans rien
décrire, peint réellement la sublimité de la nature: c'est lui dont
l'extase tranquille nous saisit doucement et se communique à nous pour
nous montrer, comme dans un miroir magique, les scènes grandioses que
reflète son oeil ravi. Et ce n'est pas par un grand prestige de talent
que cette figure ressort du cadre avec tant de charme et de puissance:
le talent de Cooper est simple, et, comme nous disons, _bonhomme_. Ses
naïvetés sont parfois bien près de dépasser la mesure: sa manière ne lui
appartient pas, il l'a trouvée toute faite et s'en est servi avec moins
d'ampleur et de fermeté que son maître; mais c'est par le sentiment
qu'il arrive à l'égaler, tellement quelquefois, qu'on n'est pas bien sûr
que (de ce côté-là seulement) il ne le dépasse pas quelque peu.
Ce personnage de Nathaniel est donc bien le reflet de l'âme poétique de
Cooper. Dans ceux de ses romans où il ne figure pas, il y a des qualités
d'un ordre inférieur qui sont encore des qualités sérieuses, mais qui
fatiguent quelquefois par leur développement minutieux. Dans le
_Robinson américain_, dans _les Lions de mer_, etc., le mouvement des
voyages et l'intérêt des aventures ne s'emparent de nous que comme des
relations exactes, comme des récits bien faits et dûment circonstanciés
des faits réels. La forme de ces récits est si logique et si droite,
qu'elle exclut toute emphase descriptive, toute tentative de l'auteur
pour imposer son émotion au lecteur.
Il faut pourtant reconnaître qu'en plusieurs endroits de ces récits,
l'émotion se communique, par cela même qu'elle ne s'impose pas et ne
cherche pas à rendre la grandeur des scènes par la pompe des mots. Je ne
connais rien de mieux fait, en ce genre, que le tableau des mers
polaires, au chapitre où les deux goëlettes, _les Lions de mer_,
quittent l'île des phoques pour chercher une issue à travers les glaces
flottantes et les gigantesques banquises. L'impression du froid, du
doute, de l'obscurité, du péril et de la désolation vous enveloppe. On
croit entendre le bruit sec et sinistre des glaçons que la proue heurte
et repousse. Ce n'est plus un danger de roman ou de théâtre, amené à
point pour faire son effet; c'est un danger prévu, annoncé, mais qui,
par sa solide vraisemblance, dépasse l'attente du lecteur et lui devient
aussi pénible qu'un événement _arrivé_.
Et c'est par une grande sobriété de moyens littéraires, c'est par une
grande justesse d'images et d'expressions, que le narrateur vous
impressionne ainsi. Dans _Satanstoe_ (un des meilleurs romans de Cooper,
que, par parenthèse, nous n'avons pas vu faire partie de ses oeuvres
publiées chez nous en un corps d'ouvrage), une autre manière de voyager
sur la glace, la course en voiture sur le fleuve, présente une scène de
dégel subit des plus saisissantes, parce que, grâce à la bonne foi et à
la netteté des définitions, elle est des plus intelligibles. Ces
descriptions, en forme de simples comptes rendus, sont une des grandes
qualités de Cooper. On y sent l'observateur qui, lui-même, s'est rendu
compte de tout, des effets et des causes, des détails et de l'ensemble.
On y est donc intéressé par la force du vrai. Le narrateur a le calme
d'un miroir qui réfléchit les grandes crises de la nature, sans y
ajouter aucun ornement de son cru, et, je le répète, ce parti
franchement pris, constitue parfois une grande qualité, peut-être trop
peu estimée chez nous.
Mais cette vérité de couleur, ne constitue pas encore le _beau_, qui est
la _splendeur du vrai_ et dont, comme les peuples artistes de l'autre
rive de l'Océan, l'Américain Cooper sent le besoin. Ennemi naturel de ce
que nous appelons le beau style, et de l'imitation byronienne dont il se
moque franchement, il lui faut pourtant une plus haute expression du
vrai que le sentiment positif de sa nation. Dans ses romans de marine,
il a peint suffisamment l'esprit aventureux des chercheurs de terres
nouvelles, leur énergie calme dans les dangers inouïs du voyage au long
cours, de la prise de possession, et de l'établissement dans la solitude
effrayante des îles lointaines. Là, il a raconté aussi les combats de
pirates, les exploits des écumeurs de mer, la vigilante audace de leurs
adversaires naturels, les gardiens de la propriété nationale; et puis
encore, la grande capacité industrielle de ces colons nomades qui, soit
au nom de leur nation, soit en vue de leur propre fortune, vont prendre
pied sur tous les récifs de l'univers; sur les neiges comme sur les
volcans, partout vainqueurs de la vie sauvage, et de la nature
elle-même dans ses plus redoutables sanctuaires.
C'est déjà un grand ouvrage et une noble tâche accomplie, que cette
personnification du génie américain dans les navigateurs des romans de
Cooper. Comme ils sont patients, obstinés, prévoyants, industrieux,
ingénieux, pleins de ressources, d'inspiration dans le danger, de calme,
de résignation et d'espérance dans le désastre! Il n'est pas possible de
nier que ce ne soient là les éclaireurs, les messagers et les
missionnaires de la civilisation d'un grand peuple à travers le monde de
la barbarie, et l'Amérique doit à Cooper presque autant qu'à Franklin et
à Washington, car si ces grands hommes ont créé la société de l'Union,
par la science législative et par la gloire des armes, lui, le modeste
conteur, il en a répandu l'éclat au-delà des mers par l'intérêt du récit
et la fidélité du sentiment patriotique.
Mais, encore une fois, cette vérité consciencieuse ne contenait pas
toute l'âme de Cooper. Il avait, en dépit de son respect et de son amour
pour la société à laquelle il appartenait, cette tendance à l'aspiration
isolée, à la rêverie poétique et au sentiment de la liberté naturelle
qui caractérisent les vrais artistes. Cette admirable placidité du
désert au milieu duquel s'est implantée, la société des États-Unis,
l'avait envahi par moments, et, malgré lui, les conquêtes de
l'agriculture et du commerce sur ces domaines vierges de pas humains
avaient fait entrer dans son âme une solennelle tristesse. Et puis, le
côté de grandeur de certaines tribus sauvages, la puissance des
instincts et des sentiments de la race indienne, la liberté de l'homme
primitif sur le sol également primitif et libre, c'était là un grand
spectacle, et il fallait au poëte des efforts de raisonnement social et
de volonté patriotique pour ne pas maudire la victoire de l'homme blanc,
pour ne pas pleurer sur la destruction cruelle de l'homme rouge et sur
la spoliation de son domaine naturel: la forêt et la prairie livrées à
la cognée et à la charrue.
Un poëte européen de cette époque n'eût pas hésité à suspendre sa harpe
éplorée aux saules du rivage, pour maudire la civilisation et les
iniquités qui lui servent fatalement de moyen. Un Américain devait
hésiter à flétrir ces iniquités, d'où naquirent la puissance et
l'individualité de sa race. Cooper s'isola dans le sentiment de sa
douleur et de sa pitié, et, quelque figure de chasseur indépendant
traversant peut-être le paysage à ce moment-là, il vit apparaître dans
sa pensée le bon, le dévoué, le pur, le fin et l'intrépide _Nathaniel_.
C'est à lui qu'il donna ses sentiments et qu'il attribua ses rêves, son
amour enthousiaste pour les splendeurs de la solitude, ses aspirations
vers l'idéal de la vie primitive, de la religion naturelle et de la
liberté absolue.
Et à ce blanc, initié aux délices du désert, il osa donner des amis
parmi des sauvages. Le _Mohican_ est aussi un grand type, et, en faisant
de lui un allié de la race blanche et une sorte d'initié au
christianisme, Cooper a pu, sans trop choquer l'orgueil de sa nation,
plaider la cause de la race indienne. Plus vrai, et plus renseigné,
d'ailleurs, que Chateaubriand qui n'avait fait qu'entrevoir et supposer,
il nous a fait pénétrer dans la réalité comme dans la poésie de la vie
sauvage, dans ses vertus homériques, dans son héroïsme effrayant, dans
sa sublime barbarie; et, par la voix tranquille mais retentissante du
romancier, l'Amérique a laissé échapper de son sein ce cri de la
conscience: «Pour être ce que nous sommes, il nous a fallu tuer une
grande race et ravager une grande nature.»
Cooper, nous parlant, lui, par la bouche de Nathaniel, ne nous a pas
laissé de doutes à cet égard, et la question est jugée. A chaque
instant, le vieux philosophe s'écrie:
«Je ne dis rien contre votre civilisation, contre vos arts, vos
monuments, votre commerce, vos religions, vos prêtres. Tout cela est
beau et bon sans doute; mais ici, dans mon désert, j'habite un plus beau
temple que vos églises; je contemple de plus sublimes monuments que ceux
élevés par l'homme; je comprends mieux la Divinité que vos prêtres; je
ne damne personne, je crois que l'homme rouge et l'homme blanc sont
égaux devant Dieu. Je suis plus heureux, plus opulent, plus riche que
vous tous; j'ai moins de besoins, de soucis et de maladies. Je trouve
moins d'ennemis que de frères parmi les sauvages, et ceux qui vous
environnent de piéges et de surprises ne font, qu'exercer contre vous,
qui les avez traqués et sacrifiés comme un bétail, de justes
représailles.»
Si Cooper ne fait pas dire textuellement tout cela à son héros, il le
fait si bien entendre qu'il n'y a pas moyen de s'y tromper. Lui, le
chasseur, il n'est l'ennemi personnel d'aucune de ces tribus redoutées
qui menacent les établissements des blancs dans le désert. C'est
toujours pour défendre ou sauver quelque ami de sa propre race qu'il se
fait de mauvaises affaires avec les Indiens. Quand il a sauvé tous ceux
auxquels il se sentait nécessaire, il s'en va, par goût, vieillir et
mourir chez les Pawnies. Disons, en passant, que le récit de cette mort
du vieux trappeur est une des plus belles choses que notre siècle
littéraire ait produites.
Cooper a donc entrevu et senti, au delà de cette vie de réalité et
d'utilité matérielle qui fait la force de l'Amérique du Nord, quelque
chose de moins sage et de plus divin que la coutume, l'opinion et la
croyance officielle: la civilisation pénétrant dans la barbarie par
d'autres moyens que les balles et l'_eau-de-feu_; la conquête par
l'esprit et non par le glaive ou l'abrutissement. Cette fatale situation
d'une puissance acquise au prix du dol, du meurtre et de la fraude, a
frappé son coeur d'un profond remords philosophique, et, malgré le calme
de son organisation et de son talent, il a exhalé comme un chant de mort
sur les restes épars et mutilés des grandes familles et des grandes
forêts du sol envahi. C'est à cet élan d'admiration et de regret qu'il a
dû l'inspiration de ses plus belles pages, et c'est par là qu'il a osé
et vibré, à un moment donné, plus que Walter Scott, dont le calme
impartial s'est moins vaillamment démenti. Scott est pourtant un noble
barde qui pleure, lui aussi, sur les grands jours de l'Écosse; mais
l'hymne qu'il chante (et qu'il chante mieux, il ne faut pas le
méconnaître) a moins de portée. Il pleure une nationalité, une
puissance, une aristocratie surtout. Ce que chante et pleure Cooper,
c'est une noble race exterminée; c'est une nature sublime dévastée;
c'est la nature, c'est l'homme.
Nous manquons de détails sur la vie de Cooper. Elle n'a point eu
d'événements, nous dit-on. Sa famille est originaire d'Angleterre; elle
émigra en Amérique en 1769.
James Fenimore Cooper est né en 1789 à Burlington, sur la Delawarre,
État de New-York. À treize ans, il fut placé au collège d'Yale, à
New-Haven. A seize ans (en 1805), il entra dans la marine; mais, après
quelques voyages, sa santé l'obligea de renoncer à cette carrière. En
1810, il se retira à Cooper's-Town, ville fondée par son père, et il ne
s'occupa plus que de littérature. Il fit, dans le but de rassembler des
matériaux à son usage, plusieurs voyages, et remplit à Lyon, de 1826 à
1829, les fonctions de consul des États-Unis. Il avait trente-deux ans
lorsqu'il publia son premier ouvrage. Il est mort à Cooper's-Town, en
1851.
On s'accorde à dire que son existence fut heureuse, unie et sage comme
son caractère lequel nous ne jugeons pas seulement par la forme et
l'esprit de ses romans, mais par ses impressions de voyage. Ces
impressions, résumées en d'assez courtes lettres ou souvenirs sur Paris,
sur Rome, sur l'Italie, l'Allemagne et l'Angleterre, sont pour les
admirateurs de Cooper de très-précieux documents. On le comprend, on le
voit, on l'estime et on l'aime à travers ces réflexions sobres et
concises, où un inébranlable fonds de bon sens juge les hommes et les
choses, tandis que les instincts de l'artiste se laissent moralement
entraîner aux séductions du vieux monde. Cette antithèse paraît animer
la vie et l'intelligence du romancier américain sans lui créer trop ces
tourments intérieurs. Il est charmé par les douceurs paresseuses, par le
luxe libéral et les tolérances philosophiques de la vie florentine, sans
cesser d'estimer et de respecter les principes de simplicité et
d'austérité démocratiques dont il porte en lui l'ineffaçable cachet.
L'indépendance critique de son esprit se fait pourtant jour hardiment en
quelques endroits:
«J'ai quelquefois formé le désir, dit-il en contemplant la cathédrale de
Liége, d'avoir été élevé dans la religion catholique, afin d'unir la
poésie de la religion à ses principes moraux. L'une est-elle
nécessairement inconciliable avec les autres? L'homme a-t-il vraiment
assez de philosophie pour concevoir la vérité dans sa pureté abstraite,
et se passer du secours de l'imagination?... Pourquoi avoir rejeté le
pieux symbole de la croix, les ornements du temple, les riches costumes
et les pieux concerts?...
«Je crois qu'il est impossible à un Américain, après avoir visité
l'Europe, de ne pas être frappé de l'insuffisance des monuments
religieux aux États-Unis. De pieuses spéculations ont établi parmi nous
un grand nombre d'églises, dans la distribution desquelles on a consulté
principalement les convenances et le bien-être des propriétaires de
bancs; mais nous manquons de temples propres à faire sentir la
suprématie de la Divinité....
«Dans l'hémisphère européen, les toitures élevées et le clocher de
l'église forment, pour ainsi dire, le noyau de chaque village, la maison
de Dieu domine les demeures humaines, et semble étendre sur elles sa
protection. Les dômes, les flèches, les dentelles des cathédrales
gothiques s'élancent au-dessus des murailles de la ville. Partout où il
y a une réunion d'hommes, elle cherche un abri sous les larges ailes de
l'église....
«Les plus hautes maisons d'une ville américaine sont invariablement ses
tavernes. Nous ne bâtissons de pyramides qu'en l'honneur des boissons
alcooliques. Lorsqu'il s'agit du culte, on se contente d'une coquille de
noix; mais quand il est question de manger ou de boire, la tante de
_Pari-Banou_ ne serait plus assez vaste pour nous contenir: j'aimerais
mieux de grandes églises et de petites tavernes.»
Ce passage peint avec une charmante bonhomie les besoins de l'artiste,
triomphant de toute étroitesse de patriotisme. Partout, dans ses voyages
en Europe, Cooper porte un vrai sentiment de compréhension du beau sous
ses divers aspects, et un touchant élan de sympathie pour les différents
caractères des peuples. Il est né généreux et bienveillant, on le voit à
chaque page, sans qu'il paraisse songer à en faire montre. Il peint
toutes choses à sa manière, et cette manière américaine est
très-remarquable et très-intéressante, surtout appliquée à
l'appréciation des pays les plus opposés aux types que le voyageur avait
pu concevoir des hommes et des choses. C'est en Italie, c'est à Rome
surtout qu'il est curieux de suivre l'auteur du _Robinson_ _américain_.
Comment cet homme si exact, si minutieux, si positif, qui sait le nombre
de clous et de chevrons nécessaires à la moindre construction, tout
aussi bien que le nom et l'usage des plus imperceptibles détails d'un
navire, va-t-il regarder, comprendre et définir cette profusion
d'oeuvres d'art où la pensée de l'utilité matérielle ne s'est présentée
que comme accessoire?
«On m'avait prédit que je serais désappointé à l'aspect de Saint-Pierre,
que je m'abuserais sur ses véritables dimensions. Je les vis telles
qu'elles étaient, sans doute parce que j'avais travaillé depuis
longtemps à me former le coup d'oeil. Dans les Alpes, je me suis souvent
trompé sur les hauteurs et les distances; mais toute erreur cesse quand
il s'agit d'un édifice ou d'un vaisseau. Avant de parcourir la Suisse,
je ne connaissais rien de semblable, rien qui pût me servir de point de
comparaison. Toutefois, si je ne possédais pas de règles certaines pour
juger la nature, je m'étais exercé à calculer exactement la grandeur des
édifices, et je fus convaincu au premier aspect, que l'église de
Saint-Pierre était le plus colossal de tous.
«Le guide me pria de faire halte pour admirer quelques-unes des sublimes
créations de Michel-Ange; mais je hâtai le pas. Gravissant les degrés du
temple, j'étreignis dans mes bras une des colonnes engagées de la
façade, non par enthousiasme sentimental, mais afin de m'assurer de son
diamètre. Cette épreuve matérielle confirma mes premières impressions.
Poussant ensuite une porte latérale, je me trouvai dans le temple le
plus grandiose ou des cérémonies religieuses aient jamais été
célébrées. Je fis une centaine de pas dans la nef, et je m'arrêtai;
ayant l'habitude de soumettre les monuments à un examen analytique,
j'avais compté mes pas à mesure que j'avançais, et il m'était facile
d'évaluer en pieds la route que j'avais faite.»
En voyant le poëte de la _Prairie_ prendre de si naïves précautions pour
ne pas se tromper sur la véritable dimension d'une église (procédé que,
du reste, beaucoup d'Anglais et d'Américains emploient encore en
visitant les monuments, et qui fait toujours rire le peuple artiste de
l'Italie), n'est-on pas tenté de se moquer un peu de cette prudence
caractéristique qui commence par se défendre de toute admiration, et qui
ne veut apprécier la grandeur intellectuelle des oeuvres d'art qu'après
avoir bien calculé en mesure leur grandeur matérielle? Il faut pourtant
s'abstenir de ce dédain pour la lenteur des impressions de certaines
races, quand on voit le grand Cooper, ce bon maître et cet excellent
peintre, en subir l'habitude, et même la proclamer ingénument comme une
règle de conscience. Après tout, ce n'est qu'un procédé inverse de celui
des gens au coup d'oeil prompt pour arriver au même résultat, l'émotion.
Un Français artiste, ou un Italien artiste commence par chercher
l'impression générale. La dimension n'est pas ce qui l'occupe, c'est la
proportion. Il voit tout d'un coup par où elle brille, et les sublimes
harmonies qu'elle lui révèle ne lui font pas désirer de se rendre compte
trop vite du plan géométrique. Quand il en vient là, sa jouissance est à
peu près épuisée, et même, si cette jouissance a été vive, il aime mieux
l'emporter vierge de tout calcul matériel.
L'Américain Cooper commence par où nous finissons, et quand il s'est
bien assuré qu'il a devant les yeux la plus vaste église qui existe, il
s'aperçoit qu'elle est belle, il s'échauffe et s'enthousiasme.
Mais c'est encore à sa manière. Il ne cherche pas à peindre son émotion
par des phrases. Quand il a bien constaté que des chérubins de marbre,
qui n'ont pas l'air plus gros que de simples enfants, ont la main quatre
fois plus grosse que la sienne; que le fameux baldaquin du maître-autel
est _plus élevé que la tour de la Trinité de New-York_, et que le trône
de marbre, «sorte de siége poétique à l'usage des papes, a de même
l'élévation d'un clocher,» il s'abandonne, se dégèle et se détend; et le
voilà qui, avec sa bonhomie accoutumée, décrit en peu de mots
très-simples, mais parfaitement sentis, son émotion et celle de son
enfant, qui, par parenthèse, met là, dans la couleur sobre et douce du
maître, un point lumineux très-charmant.
«En contemplant cet édifice immense, _si admirablement combiné dans
toutes ses parties_ (le voilà frappé par la véritable grandeur de
l'oeuvre), je ne pus retenir des larmes d'admiration. Le petit Édouard
lui-même fut ému, quoiqu'il eût passé la moitié de sa vie à voir des
monuments. Il se serra contre moi en murmurant: _Qu'est-ce que c'est?
qu'est-ce que c'est? Est-ce une église_?
«La nuit s'avançait et l'obscurité ajoutait à l'effet de la basilique.
L'atmosphère avait quelque chose d'enivrant, car ce lieu sacré a son
atmosphère différente de celle du dehors. Je sortis avec la conviction
que si jamais la main de l'homme a élevé un temple digne de la majesté
divine, c'est incontestablement celui-ci.»
Suivons encore un peu Cooper dans son voyage à travers Rome, puisque
c'est la meilleure révélation que nous avons de son caractère et de sa
nature d'esprit. Il se moque gaiement des émotions de commande et de
pompeuses descriptions.
«Des descriptions peuvent-elles donner une idée du Colisée? Ce n'est pas
la grâce, ce n'est pas la beauté qu'il faut chercher dans ces travaux
des Romains: c'est l'immensité, la grandeur gigantesque, panthéiste, que
ni peinture, ni langage, ni phrase ne peuvent reproduire.»
Et puis, il ajoute, pour résumer ses rêveries:
«Des circonstances, qui me sont personnelles, me font trouver plus de
charmes à l'aspect de ces ruines. Il y a quelques mois, j'errais sur les
bords du Mississipi. Je suis aujourd'hui sur ceux du Tibre. J'ai passé
d'un extrême à l'autre, du berceau d'un peuple enfant au tombeau d'un
peuple mort. J'ai vu des forêts encore vierges, des cités naissantes,
des institutions nouvelles, des nations jeunes et actives, travaillant à
se constituer, ayant leur carrière de gloire ou de honte à parcourir,
tournant le dos au passé, et les yeux fixés sur l'avenir. Et me voilà
entouré de colonnes renversées, de temples démolis, de palais de niveau
avec le sol, au milieu des derniers vestiges d'un peuple qui a fait son
temps et qui est enseveli. Là, je sentais en mon coeur l'espérance vive
et joyeuse; ici, je sens le triste et morne souvenir.»
On le voit, c'est toujours l'Américain qui compare, ce qui ne l'empêche
pas de sentir. En parlant du Panthéon de Rome: «Une vaste rotonde
voûtée, solidement construite, sans soubassement, éclairée par une
ouverture élégante qui permet de voir le ciel à découvert, offre un
ensemble si nouveau, pour ne pas dire si sublime, qu'on oublie les
impressions de l'extérieur. La conception de cet édifice est une des
plus belles qui existent en architecture. Le trou circulaire du centre
laisse entrer assez le jour, et l'oeil, après avoir parcouru la noble
voûte, sonde le vide azuré de l'espace infini. La disposition matérielle
du local satisfait l'esprit, et celui de nos sens, qui atteint le plus
loin, entraîne l'imagination vers la puissance et la majesté suprêmes.
L'espace sans limites est le meilleur prototype de l'éternité.»
Cet examen de Rome fut rapide, et Cooper ne vit qu'une partie des
choses; mais tout ce qu'il a vu, il l'a apprécié ou critiqué presque
toujours avec un très-remarquable discernement. Quand on songe que
c'était en 1838 et que, jeune encore, il n'avait certes pas reçu, dans
son pays, une éducation d'artiste; qu'il avait de la fortune, de la
considération, aucun sujet de dépit byronien contre sa patrie, et ce
calme de tempérament qui lui faisait compter ses pas dans la nef de
Saint-Pierre avant de rien regarder, on reconnaît qu'il est doué d'une
organisation très-complète et très-saine; et cette sorte d'universalité
d'esprit, cette grande logique éclairée d'une sereine lumière, ce
contraste même de la prudence et de l'entraînement qui trouvent le moyen
d'aller ensemble, expliquent la fécondité de son talent, la pureté de
ses conceptions et la puissance de cette belle création de Nathaniel qui
résume et le respect des civilisations progressives et l'amour de la
primitive liberté.
Cooper fut assez intimement lié, à Paris, avec la Fayette. Il traversa
sans crainte et sans malaise la grande crise de l'invasion du choléra;
il assista aux événements du cloître Saint-Merry; il lut reçu en visite
particulière par Louis-Philippe, et ne se fit pas d'illusions sur la
franchise du monarque citoyen. Il faut lire, dans ses lettres, datées de
Paris, 1832, le détail piquant de cette entrevue et les conversations
intéressantes de la Fayette avec Cooper sur la situation de l'époque.
Tout cela est fort bien résumé, et les quelques traits descriptifs qui
encadrent ces entrevues sont de ceux qui font très-bien _voir_ en peu de
mots. Dans ses romans, Cooper est sujet à des longueurs; dans ses
souvenirs personnels, il est concis et touche juste, il met en saillie
les endroits et les personnes, tout en vous menant rapidement. Lorsqu'il
raconte la cérémonie du lavement des pieds, à Rome, il rencontre une
figure intéressante et l'esquisse largement. «Chose étrange, que ces
nobles oppresseurs pensant réparer toute une année d'inflexible orgueil
par une seule soirée d'humilité!... J'entrai dans la salle du bain. Je
vis six pèlerins sales et en haillons qui ôtaient leurs souliers et
leurs bas. On apporta les bassins, et les nobles romains se mirent à
l'oeuvre. Mon oeil s'arrêta sur un des mendiants les plus laids et les
plus déguenillés, et de là s'abaissa sur le grand seigneur agenouillé
devant lui. Ce dernier avait un costume ecclésiastique; sa figure était
belle; ses yeux noirs et sombres communiquaient à tous ses traits une
expression sinistre.
«Monsieur, demandai-je à mon voisin, pourriez-vous me dire le nom du
gentilhomme qui essuie les pieds de ce mendiant?
--Quel gentilhomme, monsieur? Celui qui porte le diable sur sa face?
--Précisément.
--C'est don Miguel, ex-tyran de Portugal.»
Cooper a eu et a encore une véritable foule d'imitateurs. Le succès
européen de ses romans sur l'Amérique a fait éclore par centaines, sous
la même forme, les récits de voyages, les événements maritimes, les
combats avec les Indiens, les établissements de colons dans le désert,
et l'on ne s'est même pas gêné pour tâcher de reproduire la solennelle
figure de Nathaniel. Grâce à toutes ces imitations, nous nous promenons
en esprit, à cette heure, dans les solitudes les plus lointaines, et
nous connaissons les moeurs des animaux les plus féroces ou des hommes
les plus étranges. Mais quelque instruction et quelque amusement que
nous puissions trouver dans ces récits, les copistes de Cooper auraient
tort de croire qu'en le continuant ils le remplacent. Nous ne regrettons
pas que, faute d'une grande et forte personnalité, on s'adonne à
l'imitation d'un bon maître. Si l'on a pour soi de l'observation, de la
mémoire, et un fonds de souvenirs de voyages intéressants et de
spectacles dramatiques, on est encore lu avec curiosité, et si on ne
fait de l'art, on répand au moins des notions instructives sous une
forme qui les popularise. Mais il suffit de lire le premier venu de ces
ouvrages, pour sentir la supériorité incomparable du modèle. On est
pourtant aujourd'hui plus _habile_ que Cooper dans son propre genre; on
a pénétré plus avant dans les déserts; on a vu plus de choses et on sait
mieux le métier de conteur, devenu, en Amérique, une sorte de
concurrence. Seulement, quoi qu'on fasse, on n'est pas soi-même, et on
n'est pas Cooper. On a plus de verve et on précipite les incidents
dramatiques; mais, par cela même, on n'attache pas, on ne persuade pas
autant; et ce grand fonds de vérité saine, cette pureté d'âme et de
forme, cette individualité tranquille d'un génie fécond et bien portant,
on ne l'a pas, et on ne peut pas se l'inoculer.