George Sand

Autour de la table
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AUTOUR DE LA TABLE

                            PAR

                         GEORGE SAND

(L.-A. AURORE DUPIN)
VEUVE DE M. LE BARON DUDEVANT


M · L
PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS
RUE AUBER, 3, PLACE DE L'OPÉRA

LIBRAIRIE NOUVELLE
BOULEVARD DES ITALIENS, 15,
AU COIN DE LA RUE DE GRAMMONT

1876

Droits de reproduction et de traduction réservés




                      AUTOUR DE LA TABLE



I


Quelle table? C'est chez les Montfeuilly qu'elle se trouve; c'est une
grande, une vilaine table. C'est Pierre Bonnin, le menuisier de leur
village, qui l'a faite, il y a tantôt vingt ans. Il l'a faite avec un
vieux merisier de leur jardin. Elle est longue, elle est ovale, il y a
place pour beaucoup de monde. Elle a des pieds à mourir de rire; des
pieds qui ne pouvaient sortir que du cerveau de Pierre Bonnin, grand
inventeur de formes incommodes et inusitées.

Enfin c'est une table qui ne paie pas de mine, mais c'est une solide,
une fidèle, une honnête table, elle n'a jamais voulu tourner; elle ne
parle pas, elle n'écrit pas, elle n'en pense peut-être pas moins, mais
elle ne fait pas connaître de quel esprit elle est possédée: elle cache
ses opinions.

Si c'est un être, c'est un être passif, une bête de somme. Elle a prêté
son dos patient à tant de choses! Écritures folles ou ingénieuses,
dessins charmants ou caricatures échevelées, peinture à l'aquarelle ou à
la colle, maquettes de tout genre, études de fleurs d'après nature, à la
lampe, croquis de _chic_ ou souvenirs de la promenade du matin,
préparations entomologiques, cartonnage, copie de musique, prose
épistolaire de l'un, vers burlesques de l'autre, amas de laines et de
soies de toutes couleurs pour la broderie, appliques de décors pour un
théâtre de marionnettes, costumes _ad hoc_, parties d'échecs ou de
piquet, que sais-je? tout ce que l'on peut faire à la campagne, en
famille, à travers la causerie, durant les longues veillées de l'automne
et de l'hiver.

La table du soir (c'est ainsi qu'on la nomme, parce que, durant le jour,
chacun vaquant à ses occupations ou courant à sa fantaisie, elle reste
seule et tranquille dans le salon) a donc, chez les Montfeuilly, un rôle
assez important. Que ferait-on sans elle, bon Dieu, même tes soirs
d'été, quand l'orage emplit le ciel et que la pluie précipite au dedans
de la maison les hôtes et les papillons de nuit? Alors chacun apporte
son travail ou son délassement, et on se querelle, on se pousse, on se
serre pour que tout le monde tienne sur la grande table. On a
quelquefois parlé d'en avoir plusieurs petites, mais la grand'mère,
Louise de Montfeuilly, qui est le chef actuel de la famille, a repoussé
cette innovation perverse. Elle a bien fait; où serait la vie, où
seraient l'attention, l'enjouement, l'union, l'unité dans ces travaux ou
dans ces amusements éparpillés, la nuit, dans une vaste pièce? La
grande pièce réunit toutes les études et toutes les pensées, elle en est
le centre et le lien. Elle est à la fois la classe et la récréation de
la famille, l'harmonie et l'âme de la maison. C'est un sanctuaire
d'intimité, c'est presque un autel domestique, et la grand'mère dit
souvent: «Le jour où la table sera au grenier et moi _à la cave_, il y
aura du changement ici.»

Mais le plus grand charme de la table, c'est la lecture en commun, à
tour de rôle. Si peu qu'on ait de poumons, on peut bien lire chacun
quelques pages, et l'on n'exige du lecteur aucun talent: on est si
habitué au bredouillage de l'un, aux _lapsus_ de l'autre, que l'on ne
s'arrête plus à se railler ou à se quereller. Je connais peu de plaisirs
aussi doux, aussi soutenus, aussi attachants que celui d'avoir les mains
occupées d'un travail quelconque, pendant qu'une voix amie (sonore ou
voilée, peu importe!) vous fait entendre simplement, sans emphase et
sans prétention, un beau et bon livre. Le feu pétille dans l'âtre. Le
vent chante dans les arbres; les phalènes on la grêle battent les
vitres; quelque _cri-cri_ familier vient, aux jours d'hiver, jusque sous
la table, comme pour applaudir à sa manière, et personne n'ose remuer,
dans la crainte d'écraser l'hôte menu et confiant du foyer. Le papier se
couvre de dessins ou de peintures; le canevas, la mousseline ou la soie
se remplissent de fleurs ou d'arabesques, et si quelque pas inusité se
fait entendre dans la salle voisine, si une main incertaine cherche à
ouvrir la porte, on tressaille, on se regarde consterné, on redoute
l'arrivée d'un étranger, d'une conversation quelconque venant
interrompra la lecture chérie. Mais, grâce au ciel, les Montfeuilly ne
sont point gens du monde; c'est presque toujours un bon voisin, un ami
qui vient nous surprendre. «Ah! c'est toi! A la bonne heure! Tu nous as
fait bien peur, nous lisions....--Oui, oui, dit-il, j'en suis,» et il
prend le livre.

Vous m'avez autorisé à vous rendre compte, dans la forme sérieuse ou
familière qui se présentera, de l'impression produite sur nous par ces
lectures. Elles ne sont pas tellement fréquentes et tellement suivies
que je ne puisse vous parler de temps en temps de tout ce que nous
aurons lu ou _relu_; car je ne saurais, en aucune façon, m'astreindre
exclusivement à un compte rendu d'ouvrages nouveaux, et il pourra bien
m'arriver de vous parler de choses anciennes et consacrées. Pour vous
faire agréer mes réflexions, il faut que je vous dise et que je vous
fasse agréer aussi l'entière liberté de choix, le manque absolu de
méthode avec lesquels on procède ici. Il y a quelque chose de plus
capricieux et de plus inconstant qu'un lecteur, c'est plusieurs lecteurs
réunis. Ce qui charme l'un ennuie ou fatigue souvent l'autre, et
réciproquement. On abandonne quelquefois de bons livres pour en prendre
de moins bons. C'est que beaucoup d'ouvrages, qui ont un certain charme
dans l'isolement, en manquent tout à fait, on ne sait trop pourquoi,
dans l'audition collective. Le style y est pour beaucoup, mais il y a
encore d'autres raisons que je saurai peut-être vous dire en leur lien.
Ce préambule est déjà trop long, et je me hâte de remplir mon
engagement.

Toutefois, un mot encore pour en rafraîchir les termes dans notre
mémoire. Il est convenu que lorsqu'on aura causé pendant un certain
temps en lieu de lire, je vous parlerai de ce qui aura fait le sujet de
la causerie, pour peu qu'elle ait eu rapport à des impressions, a des
souvenirs d'art quelconques, et qu'il en soit sorti quelque chose
d'assez précis et d'assez bien résumé pour être recueilli ou commenté.
Ce genre de causerie surgit rarement dans la complète intimité de la
famille. Quand le nid est bien chaudement blotti sous le toit, on
discute peu, on vit; c'est-à-dire qu'on lit ensemble et qu'on avance
dans l'émotion ou dans l'intérêt sans s'interrompre pour juger. Mais
quand l'été, sans vous éloigner de la table, agrandit le cercle
affectueux des commensaux, les uns parlent, les autres écoutent. Je suis
souvent parmi les derniers, sauf à discuter après coup avec moi-même.

Ainsi je vous parlerai de tout ce qui nous aura frappés, mais non pas de
tout ce qui aurait mérité de nous frapper ou de nous occuper dans la vie
en commun, car cette vie, lorsqu'elle se passe aux champs, est pleine de
lacunes et d'imprévus. Un rayon de soleil emporte toutes choses et
toutes gens dans le domaine de la rêverie et des contemplations.

_Contemplations_! Voilà un mot qui me presse! car c'est la plus fraîche,
la plus récente de nos lectures, et c'est un beau sujet pour entrer en
matière.

Il est rare que nous lisions des vers autour de la table. Les vers
veulent être lus tout haut beaucoup mieux que nous ne savons lire, et
ceux-ci ont fait exception. Bien ou mal, nous étions impatients de nous
les communiquer, sauf à relire chacun pour soi après l'audition.

Il eût fallu procéder avec ordre, mais les recueils de poésies sont
exposés à cette profanation d'être ouverts au hasard, comme s'ils
avaient été faits pour servir de rafraîchissements entre deux
contredanses. Les plus fervents ou les plus consciencieux commettent
cette faute tout comme les autres, et pourtant, s'il est un recueil de
vers qui mérite le nom de _livre_ et qui soit un _ouvrage_, c'est
celui-ci.

C'est hier que la grand'mère nous apporta ces deux volumes. Comme on se
les arrachait, elle m'en mit un dans les mains, en me priant de le lire
haut, là où elle l'ouvrirait avec son aiguille à tapisserie. Nous
tombâmes sur la pièce intitulée _Villequier_, un vrai chef-d'oeuvre.

--Attendez, dit Théodore, l'aîné des Montfeuilly; avant que vous
commenciez, je vous avertis que je ne suis pas un séide et que je ne
vais pas suivre l'auteur dans ses fantaisies avec un plaisir sans
mélange: il a de trop grandes jambes pour cela.

--C'est peut-être aussi que vous avez le pas trop court, lui répondit la
belle Julie, la fille enthousiaste et généreuse du vieux voisin.

--C'est possible, répliqua Théodore. Je ne suis pourtant pas de ceux qui
se gendarment contre l'emploi des mots. Je sais que M. Victor Hugo
impose son choix, son goût, son vocabulaire, ses contrastes, sa raison
d'agir avec une _maestria_ si heureuse, qu'après un peu de grimace on
arrive à dire naïvement: Au fait, pourquoi pas? Il a raison. Tu
l'emportes, Galiléen, c'est-à-dire tu triomphes, novateur. Pour ma part,
je n'ai jamais défendu la vieille césure inflexible, et je trouve celle
de Victor Hugo excellente. Ses rimes me paraissent merveilleusement
belles la plupart du temps. Quant au bon ou mauvais goût, qui en décide?
Le goût de chaque lecteur, c'est-à-dire personne. On pourra donner des
théories, des définitions du goût, tout le monda tombera d'accord; mais
apportez des preuves, citez des exemples, tout le monde disputera.

--Alors, pourquoi disputez-vous d'avance? dit Julie.

--Je tiens, reprit Théodore, à vous dire que je reconnais ceci: que le
goût d'un maître peut s'imposer et faire loi. Est-ce un droit _légal_?
Non, c'est le droit du _plus fort_. En fait d'art, tous les autres
droits comptent peu. Qu'un autre maître arrive, aussi châtié, aussi
austère, aussi retenu que celui-ci est indépendant, fougueux,
indomptable, il imposera sa manière, s'il en a la puissance, et il
n'aura ni plus tort ni plus raison en théorie. Il s'agira d'être fort
dans la pratique. Sous ce rapport-là, je ne vois pas que personne puisse
lutter aujourd'hui contre M. Victor Hugo; mais ceux que l'on traita de
cuistres parce qu'ils défendaient Racine et Boileau ne furent pas
cuistres pour cela. Ils furent cuistres parce qu'apparemment ils les
défendirent faiblement et à contre-sens. Racine et Boileau avaient eu
leur droit comme M. Victor Hugo à le sien.

--Finissons-en, s'écria Julie; dites-nous votre critique afin qu'il n'en
soit plus question.

--Je vais vous la dire, bien à regret.

--Oh ciel! quel est donc le critique qui souffre d'égorger les gens?

--Moi, s'écria Théodore avec conviction. D'abord, je ne suis pas de
force à égorger une victime de cette taille; ensuite, je n'en aurais
pas le goût. Je tiens pour une vérité vraie que, de toutes les joies que
l'esprit peut goûter, celle de savourer les grandes oeuvres d'art est la
plus douce et la plus vive. Il est donc ennemi de soi-même, il tue sa
propre flamme, celui qui se refuse ou se dérobe à la vivifiante chaleur
de l'admiration, et il est donc très-vrai pour moi de dire que, quand je
ne peux pas entrer entièrement dans l'embrasement du génie d'un maître,
c'est une souffrance, un chagrin, une angoisse dont je me prends à
lui....

--Quand vous devriez ne vous en prendre qu'à vous-même, répliqua Julie.

--Soit, reprit-il; mais soyez-en juge! J'ai été souvent choqué d'un
manque de proportion entre l'imagination et la pensée du poëte. Enchanté
qu'il nous ait débarrassés des petits dieux gracieux ou badins qui, sous
la plume des modernes, resserraient à leur image et à leur taille les
grandes scènes de la création et les grands aspects de la beauté, je
trouve pourtant qu'en se servant parfois de comparaisons trop
familières, il nous rapetisse encore davantage ces grandes choses. Et
ces caprices d'artiste sont d'autant plus sensibles que le sentiment du
grand dans la peinture est souvent élevé chez lui à la plus haute
puissance qu'ait jamais atteinte la parole humaine. Cela me fait donc
l'effet d'une grimace comique passant tout à coup sur une face sublime.
On est tenté de lui dire: Qu'est-ce que nous vous avons fait, pour que
vous vous moquiez de nous, au moment où nous vous suivions avec docilité
ou avec enthousiasme?

--Est-ce tout? dit Julie.

--Non; attendez! d'autres fois, cette malice du poëte ressemble à une
mièvrerie. C'est comme un Titan qui, tout à coup, se mettrait une boucle
d'oreille dans le nez. La perle en est fine, c'est vrai, mais que diable
fait-elle là?

Enfin, c'est comme un parti pris de vous éblouir de merveilles, et de
vous jeter du sable par la figure, pour vous tirer brusquement du charme
ou de l'extase.

Et ce n'est pas au mot, je le répète, que je fais résistance. Le mot
s'élève et prend son droit, dès qu'il sert à donner de l'énergie à la
pensée. C'est l'image qui se déplace d'une magnifique apparition des
choses, grandement évoquée, et qui fait descendre la vue sur des objets
trop petits pour la satisfaire, ou trop vulgaires pour l'intéresser. Je
comprends, et je suis le poëte quand, usant du procédé inverse, il part
du petit pour s'élever au grand. Quand l'examen de la petite fleur
l'emporte jusqu'aux astres, ces immenses harmonies qui le pénètrent si
rapidement m'emportent avec lui, parce qu'alors il me semble dans son
rôle, dans sa mission, qui est, sans doute, de nous prendre où nous
sommes et de nous faire monter avec lui aux sommets de la pensée.

Enfin, je trouve aussi en lui un manque de mesure et de proportion dans
l'expansion, un trop grand dédain pour l'ordonnance de la composition.
Si quelque chose doit être sévèrement composé, c'est une pièce de vers.
Béranger a la sagesse et l'art de la composition par excellence. Chaque
idée a, en lui, son développement nécessaire et modestement arrêté à sa
limite rationnelle. L'ordre et la clarté, ces qualités exquises,
sont-elles donc presque toujours inconciliables avec l'abondance et
l'intensité de la flamme sacrée? M. Victor Hugo semble tout le premier
être la preuve de cet accord possible. Certains chefs-d'oeuvre de lui
l'attestent. Il ne lui plaît donc pas toujours de faire de _son mieux_,
et quelque désordre qu'il ait dans la pensée, il ne peut donc se
défendre de nous en imposer le trouble et l'étonnement.

Je sais, chère et impérieuse Julie, ce que vous allez me dire: Ce poëte
est un intrépide cavalier. Son _Pégase_, à lui, est un cheval terrible,
un dragon de feu: convenez donc qu'il ne peut pas toujours le gouverner.
Qu'il lui plaise ou non d'augmenter son allure ou de la modérer pour
traverser le monde de ses rêves, il est parfois emporté majestueusement
dans l'espace, parfois ralenti et enchaîné dans le vague de son rêve,
comme un paladin dans quelque forêt enchantée. Cette lyre merveilleuse
n'obéit donc pas toujours à la main, cependant merveilleusement habile,
qui la fait vibrer. Elle se met quelquefois à jouer toute seule comme la
harpe de ce maître chanteur d'Hoffmann, qui s'était laissé posséder d'un
esprit terrible; et on l'écoute alors comme on écoutait Henri de
Ofterdingen, c'est-à-dire avec stupeur, avec effroi, avec souffrance. On
se demande les uns aux autres: Où va-t-il? qu'a-t-il voulu nous dire, ou
plutôt que refuse-t-il de nous dire? Est-ce de l'enfer qu'après ces
chants sublimes lui viennent tout à coup ces rugissements mystérieux et
ces ricanements amers?

Eh bien, il s'est passé des années pendant lesquelles le poëte, livré
aux soins du monde réel, a paru quitter le désert de la rêverie pour
traverser le _désert des hommes_, et voici que, toujours portant en
croupe son génie familier, _ange ou démon, qu'importe?_ il reparaît à
la Wartbourg, pour remporter le pris du chant: voyons, lisez.

On le voit, c'était ici, autour de la table, comme partout dans le
monde, un grand événement littéraire. Et c'est plus que cela pour
quiconque réfléchit: c'est un événement social et philosophique. Un
grand changement a dû s'opérer chez le poëte. Il a franchi des mers, il
a traversé des abîmes, il a dû vieillir, se calmer ou se lasser, devenir
sage.

Eh bien, pas du tout, et voilà le merveilleux de la chose; il est resté
_lui_, il n'a pas vieilli d'un jour, quoi qu'il dise; il est plus
fougueux, plus agité que jamais. Seulement, il a énormément grandi, et,
en s'éloignant toujours des routes frayées, il a laissé toute critique
sous ses pieds, parce qu'il a monté jusqu'aux cimes de son olympe
romantique. Qui pouvait l'empêcher? Théodore en convient tout le
premier: personne! Si c'est une énormité, une chose effroyable et
désespérante, comment et pourquoi n'a-t-on pas su l'arrêter? Où sont les
poëtes que l'école classique a poussés contre lui? Où est son rival? Qui
a osé se mesurer contre un tel champion? Qui mettra-t-on en regard de
lui dans une voie opposée? Tout ce qui écrit ou pense est, aujourd'hui,
partisan de la liberté absolue de conscience et d'allure dans les arts.
L'école classique existe-t-elle encore? D'où vient qu'elle n'a trouvé
personne pour la représenter dans un combat singulier contre ce Cid
superbe? Il a eu beau crier: _Paraisses, Navarrois_!... Personne n'a
voulu se montrer.

Ce poëte nous donne donc aujourd'hui un très-grand spectacle, qui est
d'avoir triomphé de son vivant, sans avoir fait la moindre concession
aux exigences plus au moins légitimes de ses contemporains. Il a eu
raison contre ceux qui avaient tort, et aussi contre ceux qui pouvaient
avoir raison.

--Et voyez! nous disait Julie, le coude appuyé sur la _table du soir_ et
le menton dans sa main, encore pâle d'enthousiasme et l'oeil brillant;
voyez si ce n'est pas heureux qu'il ait eu foi en lui-même? On a eu beau
lui crier _casse-cou_, il n'a rien évité, rien tourné, et le voilà au
sommet qu'il avait rêvé, vous disant son fameux _eh bien_? et vous
invitant à le suivre... si vous pouvez!

On avait lu _Villequier_, _Réponse à un acte d'accusation_ (les deux
articles), la _Réponse au marquis_, et cette étrange vision baptisée
d'un nom étrange: _Ce que dit la bouche d'Ombre_. Nous disions tous
comme Julie, et Louise relisait tout bas Villequier. Elle posa ensuite
le livre sur la table sans rien dire, et reprit sa tapisserie; mais des
larmes coulaient furtivement sur ses fleurs, et elle laissa discuter
sans rien entendre. J'aimais assez, moi qui l'observais, cette manière
d'avoir son avis.

Théodore avait accaparé les deux volumes, et il les feuilletait. Quand
il nous eut laissé dire tout ce que nous avions dans l'âme, il prit la
parole à son tour.

--Julie, dit-il, je vous accorde qu'il est colossal; mais ne me soutenez
pas qu'il soit raisonnable.

--Monsieur veut de grands poëtes bien sages, bien peignés, bien gentils?
reprit l'ardente fille avec ironie.

--Non, répliqua Théodore. Je sais que sans le délire sacré il n'est pas
de poëte sublime. Un grain de folie ne déplaît pas chez ces exaltés
éloquents. Je leur passe quelques accès. Celui-ci a de si beaux éclairs
de raison que je lui rends les armes à chaque instant; mais je le trouve
tout d'un coup exagéré dans la sagesse, après l'avoir trouvé excessif
dans le désespoir. C'est une magnifique intelligence qui manque de
synthèse. Vous direz tout ce que vous voudrez, cela est ainsi.

Et, sans laisser à personne le temps de lui répondre, Théodore continua:

--Les grands poëtes, comme les prophètes, comme les oracles antiques
eux-mêmes sur le trépied fatidique, ont toujours abouti à un grande
synthèse. Or, montrez-moi celle de votre poëte? Je lis une page de
résignation vraiment céleste; au _verso_, je trouve un cri de révolte
plus terrible que tous ceux du Satan de Milton. Je tourne encore une
page, me voici dans le doute désespéré d'Hamlet. Tournons encore, nous
sommes avec Magdeleine éperdue aux pieds du divin Sauveur. Tournons
toujours: voici l'amour terrestre avec tous ses emportements, tous ses
abandons, toutes ses voluptés; et plus loin, la famille avec ses
austères douceurs et ses devoirs rigides. Et plus loin, nous crions:
_J'irai_! et nous voulons monter l'échelle de Jacob après avoir terrassé
l'esprit mystérieux. Et plus loin, nous retombons dans un touchant et
sublime aveu de la faiblesse humaine et du néant de notre intelligence.
Et plus loin, nous raillons amèrement la révolte du sceptique; et plus
loin, nous proclamons la nôtre. Ici, nous attaquons amèrement la
cruauté, l'insensibilité de la divinité. Là, prosterné devant elle, nous
bénissons l'amour divin; le tout se termine par une réhabilitation de
Bélial, après une étrange métempsycose où, par parenthèse, le supplice
des damnés, murés tout chauds et pensants dans la matière inerte, n'est
pas éternel, il est vrai, mais dure si longtemps que je m'en fâche, vu
que je ne trouve aucune proportion entre les fautes qui peuvent
s'accumuler dans le cours d'une vie humaine et la durée effrayante d'un
silex....

Théodore fut interrompu par des huées. Nous le trouvions archipédant
d'avoir pris au pied de la lettre d'ingénieux et poétiques symboles. Il
n'était pas en train de se repentir et acheva ainsi son réquisitoire:

--N'importe, n'importe! je soutiens mon dire: il n'a pas de synthèse. Il
en a d'autant moins que, dans chaque émotion à laquelle il s'abandonne,
je le crois maintenant naïf et convaincu. Oui, le traître, il est de
bonne foi puisqu'il est inspiré, puisqu'il est admirable dans toutes ses
inconséquences!

Julie était si courroucée qu'elle ne nous permit pas de rire du courroux
de Théodore.

--Vous n'êtes qu'un maître d'école! s'écria-t-elle; vous êtes farci de
synthèses, qu'on vous a fourrées, bon gré mal gré, à la place des
entrailles. Grand Dieu! qu'avons-nous à faire de vos synthèses, et quel
poëte serait celui qui n'aurait jamais souffert, jamais aimé, jamais
douté, jamais vécu? Faites-nous des vers, _de grâce, et l'on vous
répondra_. Mais vous ne voyez donc pas qu'il n'y a pas de grands
artistes sans tous ces contrastes dont vous vous plaignez? Raphaël, que
je vous entends toujours citer comme le génie le plus synthétique, a eu
trois manières, c'est-à-dire que deux fois il a tout remis en question
dans sa croyance, dans son art, dans sa vie. Et qui vous dit que, s'il
eût vécu plus longtemps, il n'eût pas encore trois fois labouré et
bouleversé le champ de sa pensée? La vie des grandes intelligences n'est
pas autre chose qu'un orage sublime, et quiconque fait son lit bien
symétrique et bien uni, pour s'étendre à jamais dans une bonne position
bien correcte et bien commode, s'endort là du sommeil des morts et n'est
jamais réveillé par l'inspiration. Allez, synthétique personnage, dormez
sur le triste et humide grabat de votre saine logique, et, au lieu
d'extases et de rêves, vous n'aurez là que les délices du ronflement
monotone.

--Voyons, voyons! calmez-vous, répliqua Théodore. Je vous accorde que
votre poëte doit de grandes beautés d'art à cette merveilleuse abondance
d'émotions diverses. S'il n'était pas sceptique à ses heures, nous
n'aurions pas les plus beaux cris de scepticisme que ce siècle ait jetés
vers le ciel. Je regretterais bien aussi qu'il n'eût pas des élans
religieux qui élèvent l'âme et la vivifient. Quand il est doux, je suis
charmé qu'il ne soit plus en colère, parce qu'il me rend doux comme lui,
et quand il redevient passionné, je suis passionné à mon tour avec une
vivacité qui me réveille et me rajeunit. Enfin, je vous accorde que,
dans tous les modes et sur tous les tons, c'est un instrument qu'on ne
se lasse pas d'entendre; mais c'est un plaisir qui vous torture un peu,
et, quoi que vous en disiez, on a le droit de demander à un homme de
génie de vous faire du bien, surtout quand il est arrivé à la maturité
de son talent, et, qu'ayant acquis beaucoup de gloire, il doit aspirer à
prendre beaucoup d'autorité.

Je vous fais grâce du reste de la discussion, qui fut très-animée. Ce
n'est pas avec calme que l'on parle des choses hors ligne, et celui dont
la vie littéraire et philosophique a été un combat contre les autres et
contre lui-même a dû semer le vent et récolter la tempête.

Il me tardait, ce soir-là, d'être seul et de lire l'ouvrage en entier.
Il me semblait que la lecture, sans ordre, d'un drame intellectuel de
cette nature et de cette portée conduisait à des disputes sans issue.
Julie avait raison d'admirer avec passion toutes les pierreries de cet
écrin, de cette mine. Théodore avait raison aussi de vouloir que tant de
choses brillantes et précieuses dussent être employées à un ouvrage, à
un monument quelconque.

--Je n'exige pas, disait-il, que la synthèse du poëte réponde à la
mienne. Je n'accepte pas celle de Michel-Ange, mais je reconnais qu'elle
existe, qu'elle est complète, solide, magistrale.

--Oh! le malheureux! s'écriait Julie, il avoue qu'il n'aime pas
Michel-Ange. Qu'il aille se coucher, vite, vite! qu'on ne le voie plus
ici!

Et l'on chanta à ce pauvre Théodore, qui est bien le plus sincère et le
plus honnête des hommes: _Buona sera, don Basilio_!

Me voici seul, après avoir lu les deux volumes d'un bout à l'autre; le
jour perce à travers mes rideaux, et les rossignols chantent déjà. Je
vous dirai demain ma pensée, à moins que quelque autre ne la formule
mieux, _autour de la table_, que je ne saurais le faire; auquel cas,
vous aurez cette formule. Je ne regrette pas de vous avoir rapporté
fidèlement les révoltes de Théodore, parce que je les sens anéanties par
un grand fait, la puissance de l'individualité, puissance irrésistible,
qui détruit parfois toutes les notions générales préexistantes les mieux
établies en apparence, mais établies en raison d'un ordre de choses qui
se trouve tout à coup dépassé par l'individu.

A demain donc.

6 juin 1856.




II


C'est autour de la table, en effet, que l'on reprit la causerie de la
veille, et c'est là que je me permis d'avoir l'opinion que je vais vous
soumettre.

--Il est faux, ma chère Julie, qu'une grande intelligence _doive_ se
passer de synthèse, car hier vous avez poussé l'esprit de révolte
jusqu'à dire cela; mais il n'est pas vrai, mon cher Théodore, que le
poëte des _Contemplations_ manque de synthèse, vous le reconnaîtrez en
lisant son livre d'un bout à l'autre.

Mais avant de répondre à une critique qui semblait porter sur la
nature, sur le principe même de cette grande intelligence, je voudrais
vider avec vous les questions de détail que vous souleviez hier soir:
d'abord le choix de certaines images qui vous semblent tantôt
choquantes, tantôt puériles; ensuite l'absence de composition, le
_manque de proportion_, comme vous disiez.

Sur ces deux points, je ne trouve pas à vous répondre par un de ces
plaidoyers en règle qui tendent à disculper à tout prix l'accusé par un
système de dénégations d'une ingénieuse mauvaise foi. Je suis franc, et
je trouve ces défauts, que vous signalez, évidents si je me place à
votre point de vue; mais j'ai beau chercher dans l'histoire des arts un
ouvrage de premier ordre qui ne pèche point par quelque endroit contre
ce que les uns appellent les règles, contre ce que les autres appellent
la saine logique, je ne les trouve pas. Le pur Racine a tous les défauts
du milieu où il a vécu, à commencer par le ton de cour française qu'il
donne à ses héros antiques, ce qui fut une adorable qualité pour
les amateurs de son temps, ce qui est un hiatus de couleur
très-répréhensible aujourd'hui à nos yeux, et ce qui ne l'empêche
pourtant pas d'être un beau génie, selon vous, selon moi aussi.

D'où vient donc que, malgré l'école romantique et l'immense progrès
qu'elle nous a fait faire, Racine restera debout? C'est que les qualités
sérieuses et vraies survivent aux défauts inhérents à l'époque et au
milieu où l'on vit. A mesure que les siècles suivants se débarrassent de
ces défauts, ils les pardonnent au passé. La première réaction est amère
et parfois injuste: il faut de la passion pour vaincre l'habitude et
implanter le progrès. Cela fait, la guerre cesse, les combattants
s'apaisent, et les vainqueurs sont les premiers à tendre la main aux
morts illustres. Cette nouvelle réaction en leur faveur est quelquefois
aussi ardente que l'a été celle qui les a dépossédés du rôle de modèles.
En deux ou trois siècles, les grands noms sont faits, défaits ou
refaits. Ils ne sont réellement consacrés qu'après l'épuisement des
réactions contraires; et alors, on sent pour eux une indulgence absolue,
qui n'est que justice absolue. De même qu'il n'est pas de grand
personnage historique qui n'ait eu dans sa vie quelque erreur ou quelque
tache, il n'est pas de grand artiste qui n'ait eu son côté faible ou
désordonné, et dont on ne puisse dire: il fut homme; ce qui n'empêche
pas d'ajouter: il fut grand.

Quand vous regardez les _Noces_ de Paul Véronèse, songez-vous à
critiquer les costumes, le local, les accessoires si peu appropriés au
temps et au sujet? La _Diane_ de Jean Goujon ne pèche-t-elle pas contre
toutes les règles de la statuaire du Parthénon? Sa riche et étrange
coiffure est-elle en rapport logique avec sa nudité? Les _Grâces_ de
Germain Pilon ne sont-elles pas de pure convention, comme formes et
comme ajustement? Quels sont les habitants d'une planète supérieure à la
nôtre qui ont posé pour _Moïse_, pour les _Sibylles_, pour l'_Adonis_ de
Michel-Ange? Si vous jugez avec le compas et avec le raisonnement, tous
ces chefs-d'oeuvre sont inadmissibles dans votre musée. Vous y recevrez
tout au plus l'Apollon du Belvédère, un bien joli petit monsieur, mais
qui ne pèse pas beaucoup auprès du _Christ vengeur_ de Michel-Ange. Il
est cependant plus élégant, plus correct. Il dut être l'idéal des dames
de son temps, alors qu'on se représentait le dieu des vers frisé et
parfumé comme Alcibiade. Il est charmant, ne vous fâchez pas, et le
Christ de la chapelle Sixtine, avec ses formes athlétiques et sa pose
terrifiante, n'est que sublime.

Permettez-moi de vous dire: Oui, Victor Hugo a des fantaisies Watteau
tout au beau milieu de ses fièvres dantesques; oui, ses statues ont des
jambes trop longues ou des poitrines trop étroites, comme celles des
divinités de Jean Goujon, ou des têtes trop grosses et des jambes trop
courtes, comme quelques-uns des personnages de Michel-Ange; oui,
l'ornement est quelquefois trop capricieux et trop prodigué chez lui,
comme chez Paul Véronèse, Titien, Giorgione et tous les artistes de la
Renaissance. Et c'est pour cela qu'il est un maître que l'on peut, que
l'on doit nommer à côté de ceux-là; c'est pour cela que, n'étant pas
toujours correct et charmant, il a, lui aussi, le malheur de n'être que
sublime.

--Allons, dit Théodore, je me laisse aller à tout ce que vous voudrez,
pourvu que vous me prouviez par quels endroits il est synthétique. Au
moins tous ceux que vous venez de me citer ont été d'accord avec
eux-mêmes; mais Victor Hugo ne me semble pas être _quelqu'un_, tant il
est multiple dans sa fantaisie. Je vous accorde qu'il a résumé par la
parole la grande peinture et la grande sculpture, qui ne semblaient pas
pouvoir y être contenues: c'est pardieu bien pour cela que je lui
reproche de n'avoir rien à lui en fait d'idées. Le talent est immense,
mais l'âme est incomplète, incertaine ou insaisissable. Voyons quelle
définition vous me donnerez d'un génie si chatoyant et si déréglé?

--Je vous répondrai comme je viens de le faire, en vous donnant, jusqu'à
un certain point, gain de cause, sauf à vous dire qu'on perd plus
souvent les bons procès qu'on ne les gagne, quand on plaide contre une
idée qui fait loi dans certains esprits. Je voudrais en vain vous
convaincra; si vous avez un parti pris contre les organisations à grande
extension, vous me direz toujours, et de tous, même de Shakspeare, et
surtout de Shakspeare: «Je veux qu'il se résume, qu'il se retienne,
qu'il se prononce, qu'il se fixe... ou qu'il se taise!»

--Ce serait dommage quant à celui-ci, dit avec aménité le bon Théodore;
et j'aime mieux lui passer ses excès. Mais expliquez-moi ce que vous
entendez par génie à grande extension?

--L'extension dans tous les sens, et c'est là ce qui caractérise les
véritable maîtres. Quand le divin Homère, au moment de mettre en
présence ses héros de cent coudées, s'interrompt tout à coup pour
décrire minutieusement le bouclier chargé de sujets et de figures, et
non-seulement l'objet d'art, mais encore les sept couches de cuir ou de
métal qui en assurent la solidité, il est certain qu'il pèche contre la
règle de la composition et contre l'intérêt dramatique, impitoyablement
suspendu pour faire place au goût de l'artiste et à la science de
l'armurier. Si quelqu'un se permettait aujourd'hui pareille chose....

--Victor Hugo se le permet! il vous arrête sur un détail, sur un
incident, et, après avoir bien posé son idée, il vous leurre de la
conclusion ou vous la fait attendre, par une véritable promenade de
propriétaire dans tous les palais de sa fantaisie.

--C'est vrai! répondit Julie. Qu'il soit donc maudit, le maladroit, et
qu'il s'en aille au panier de Théodore, avec ce bavard d'Homère, cet
insensé de Dante et ce possédé de Michel-Ange.

Et, comme Théodore riait de l'indignation de notre belle amie,
j'ajoutai:

--J'ai fini mon plaidoyer, car je ne vois rien de mieux que la
conclusion de Julie. A toutes vos critiques, nous répondrons: _c'est
vrai_; et vous voilà empaillé, cristallisé, momifié dans votre victoire
avec deux ou trois grands noms, Boileau, Voltaire, Racine, tout au plus.

--Et Raphaël, s'il vous plaît! et La Fontaine, et Béranger, et tant
d'autres qui ont du se contenir et se coordonner!

--Oh! certes, vous êtes en bonne compagnie, et vous nous rendriez jaloux
si vous en aviez le monopole: mais vous ne l'avez pas; nous réclamons.

--Vous n'en avez pas le droit; si vous admirez sincèrement les miens,
vous ne pouvez pas admirer les vôtres sans restriction.

--Il en est pourtant ainsi, et notre tolérance pour ce que vous appelez
nos défauts nous rend plus heureux et plus riches que vous puisque à la
liste de votre Panthéon, que nous signons des deux mains, nous pouvons
ajouter celle de tous ces pauvres qui s'appellent saint Jean, Homère,
Shakspeare, Michel-Ange, Puget, Beethoven, Byron, Mozart....

--Celui-là est à moi, je le retiens! s'écria Théodore.

--Allons donc! Est-ce qu'il est digne de votre sanctuaire? dit Julie. Et
don Juan? Vous ne voyez donc pas que c'est du romantisme?

--Je ne veux pas, répondit Théodore, que vous m'enrégimentiez dans une
école. Je ne suis pas si pédant que vous croyez, belle anarchiste. Je
n'ai jamais fait la guerre qu'à l'étiquette placée sur l'oeuvre du
romantisme, et si l'on n'eût jamais traité Racine de crétin, et
Despréaux de _monsieur_ Boileau, j'aurais laissé dire qu'il ne fallait
plus de lisières à la forme. Mais, sortons de ces distinctions qui
deviendraient trop subtiles et insolubles, si nous voulions ranger les
grands noms du passé, et même ceux du présent, en deux classes
tranchées. C'est au point de vue philosophique que je veux envisager les
choses: c'est à ce point de vue que je vous avoue ma préférence pour les
génies à idées nettes et à volontés soutenues; c'est à ce point de vue
que je vous demande si, en fait de génie, le premier rang appartient,
selon vous, à ceux qui ont le plus de défauts et non à ceux qui en ont
le moins?

--Voilà une question insidieuse et mal posée, dit Julie. Il faut nous
demander lequel nous préférons, du génie qui a le plus de qualités ou de
celui qui a le moins de défauts. Alors nous vous répondrons, c'est le
premier. Prenez vos balances, homme sage, et pesez la Nuit de
Michel-Ange avec la Vénus de Médicis; vous trouverez la première
beaucoup plus lourde d'invraisemblances et de sublimités; la seconde,
beaucoup plus légère de toutes façons; l'une réelle et jolie, qui vous
porte à la sensualité, l'autre impossible, mais idéale, et qui vous
porte à l'enthousiasme.

--Est-ce donc à dire, reprit Théodore, qu'il n'est possible d'avoir de
grandes puissances qu'à la condition d'avoir de grandes erreurs?

--Eh! eh! peut-être, dit Louise, qui semblait lire le journal et ne pas
écouter la conversation. L'inspiration n'est peut-être jamais complète
si elle ne s'est permis, à ses heures, d'être excessive; et il y a
longtemps que quelqu'un a dit; Là où il n'y a pas trop, il n'y a jamais
assez. Je crois que si l'on épluchait tes idoles, mon cher Théodore, on
y trouverait plus d'incorrections et de disproportions que tu n'en veux
avouer; et si, dans ce musée que tu t'es arrangé, il s'est glissé
quelqu'un d'incontesté, je crains fort qu'il ne soit pas incontestable,
ou qu'il ne soit pas tout à fait digne d'y prendre place.

--Allons, dit Théodore, me voilà battu, puisque la grand'mère s'en mêle.
Qui croirait à tant d'enthousiasme révolutionnaire sous ces bons et
chers cheveux blancs? Mais encore une fois laissons la question
littéraire, puisque vous voilà tous contre moi. Résolvez-moi seulement
la question philosophique. Dites-moi où est la synthèse par vous aperçue
dans ces deux nouveaux volumes.

Sommé de répondre, je répondis:

--Ces deux volumes sont une histoire personnelle. Vous demandez une
synthèse; eh bien, l'odyssée intellectuelle d'une existence de poëte,
c'est, j'espère, une synthèse qui se dégage et s'affirme. Faut-il y
trouver un titre plus explicite pour vous que celui de _Contemplations_;
appelons cela, si vous voulez, «Journal d'une âme.» Toute analyse bien
faite implique une synthèse prochaine, inévitable. Toutes les fois que
vous me peindrez admirablement et fidèlement comment une certitude vous
est apparue, j'en conclurai que cette certitude vous est déjà acquise;
et, quelle qu'elle soit, je ne vous accuserai plus de n'en avoir et de
n'en vouloir aucune.

Or, cette analyse s'est faite lentement, à travers de grandes agitations
et de terribles désespoirs; raison de plus pour qu'elle prouve. Il ne
faut point parler de ces choses-là trop à son aise. La plupart des
intellects humains est portée à une certaine docilité qui n'est pas le
fait des grands poëtes. Ceux qui, comme vous, s'absorbent de bonne heure
dans les études philosophiques vivent de bonne heure sur le fonds amassé
par les autres, et se font aisément un ensemble d'idées à leur usage.
Tout adepte d'une science posée et définie procède du connu à l'inconnu,
et, traîné sans secousse dans la voiture suspendue et arrangée par ses
maîtres, avance avec une tranquillité sage vers les sublimes horizons.
Le vrai poëte n'est pas né métaphysicien. Ce qu'il a appris facilement,
il l'oublie de même. Emporté par ses propres ailes, il veut aller au
hasard, tout tirer de son propre fonds et découvrir tout sans rien
chercher. Il ne médite guère; il rêve et contemple, il s'agite et il
souffre. Instrument exquis, il ne peut vibrer que sous un souffle libre
et divin. Nulle main humaine ne peut effleurer ses cordes sans les
briser ou les faire détonner.

Souvenez-vous que la poésie ne s'enseigne pas. Vous ferez des savants,
des industriels, des érudits, des géomètres, des théologiens, des
administrateurs, des virtuoses même; vous donnerez tout par
l'éducation, hormis la haute révélation de l'art, hormis l'inspiration
de la véritable poésie. Aucun livre, aucun professeur, aucun
enseignement, aucun conseil même, n'a jamais pu et ne pourra jamais
faire un poëte, un artiste; ne vous étonnez donc pas qu'un vrai poëte
vibre et frissonne à tous les vents qui passent. Plus il est grand, plus
le tressaillement est profond et invincible.

Vous vous levez tranquille et serein, vous, mon digne et cher ami. Vous
mettez votre manteau ou votre chapeau de paille, selon le temps qu'il
fait. Vous sortez avec un livre ou avec le souvenir d'un livre pour
regarder la nature et vous-même; et si votre propre logique s'en mêle,
c'est grâce à une foule de notions acquises qui vous ont fait un
tempérament doux, une philosophie soutenue, une individualité arrêtée:
je ne dis pas arrêtée stupidement et à jamais, Dieu m'en garde! mais
sagement et patiemment expectante. Tel n'est pas le poëte.

Il n'a dans l'arsenal de sa rêverie ni parapluie, ni paratonnerre, ni
livre qui lui serve d'arbitre, ni fonds de souvenirs classiques vénérés
et redoutés qui lui soit un thermomètre. Il s'en va à travers les champs
et les bois, ne commandant à aucun être, à aucune chose, attendant, naïf
et fièrement désarmé, que les choses et les êtres lui parlent, que
l'orage le ploie, que la fleur l'enivre, que le soleil l'embrase, que
les flots de la mer l'accablent; et ce qu'il aura vu, ce qu'il aura
senti, il vous le dira au retour; mais ne lui demandez pas au départ ce
qu'il vous rapportera de sourires ou de larmes, d'enthousiasme ou de
désolation. Il ne s'appartient pas. Si son âme est souffrante, il
remplira de deuil l'univers qui le force à chanter en mineur ou en
majeur, selon l'accord de sa lyre. S'il est heureux pour un moment, la
création lui révélera son éternelle beauté, son éternelle sagesse; mais
n'exigez pas que demain confirme aujourd'hui, ni qu'aujourd'hui soit la
conséquence apparente d'hier.

L'âme du poëte est mobile; si elle renfermait Minerve tout armée, elle
ne serait plus inspirée. Elle est faible et changeante à votre point de
vue: c'est-à-dire qu'elle est douée d'une force et d'une ténacité dont
vous ne pouvez distinguer et définir la source cachée. Il y a en elle un
mystère qui échappe à votre analyse et que peut seule vous révéler l'âme
qui possède et subit cette fatalité, tantôt délicieuse, tantôt
effroyable.

--Est-ce à dire, demanda Théodore, que le poëte soit un souverain
absolu, irresponsable? C'est admettre une royauté de droit divin contre
laquelle je vous avertis que je me révolte absolument.

--Oh! vous êtes libre de vous révolter, s'écria Julie. La poésie manque
absolument de mouchards et de gendarmes pour s'imposer aux
récalcitrants; c'est ce qui fait la force de son empire.

Le droit du poëte est toujours inoffensif, puisque chacun peut s'y
soustraire. L'usage bon ou mauvais de ce droit est le châtiment ou la
récompense de celui qui l'exerce. S'il ne soufflait que fureur et
désespoir, il rétrécirait son influence à celle des passions du moment;
mais quand il fait rayonner le beau et le vrai, il l'étend à jamais à
toutes les âmes. Quand la sienne est foncièrement belle et magnanime,
ses amertumes passent, Dieu les dissipe, et l'humanité toute entière
reçoit le bienfait de son inspiration.

--A la bonne heure! répondit Théodore; l'Apocalypse est une splendide
vision, mais elle se complaît dans trop de châtiments qui font Dieu
vindicatif et méchant. Saint Jean en rappela et prêcha l'amour, après eu
avoir prêché la colère.

--C'est, lui dit Julie en riant, qu'il avait trouvé sa synthèse.
Est-elle moins belle et moins vraie, parce qu'il a prédit la chute des
étoiles?

--Je crois, dis-je à mon tour, que nous arrivons à être tous d'accord.
Théodore nous accorde que les sibylles et les prophètes sont des esprits
très-orageux, et qu'ils n'en sont pas moins une grande famille
d'inspirés. Il me semble que Julie nous accorde aussi quelque chose:
c'est que l'inspiration est un trépied ou la vérité ne se révèle pas à
tout moment sereine et lucide, et que l'homme, quelque puissant, quelque
excité qu'il soit, est toujours cet être _obscur_ et torturé dont le
poëte lui-même nous exprime la douleur et la misère avec des cris si
profonds et si vrais. Donc ce poème, cette vie si troublée, si
_ondoyante et diverse_, comme eût dit Montaigne, est une suite de crises
fatidiques où l'effort gigantesque retombe parfois sur lui-même en
magnifiques divagations. C'est à ce prix que la lumière est aperçue dans
de meilleures jours, et c'est alors que le poëte trouve de ces clartés
grandioses qui couronnent son oeuvre et qui tout à coup le mettent
d'accord avec les plus grands et les plus sérieux penseurs de
l'humanité. Laissez-le donc lancer ces sinistres éclairs qui s'éteignent
trop vite à votre gré dans d'imposantes ténèbres. Ardent et sombre par
la nature de son génie, il a la flamme des volcans, leurs mystères
effrayants, leurs terribles explosions, leurs fêtes infernales; mais
ramené à Dieu par la douleur, après des crépuscules d'une suave
mélancolie, il a des splendeurs de soleil. La sérénité de l'espérance ne
peut habiter facilement cette âme froissée. Ne lui demandez pas les
molles quiétudes de l'inexpérience, les faciles mansuétudes de l'oubli.
C'est un archange foudroyé qui parle en elle, et ses heures de
soumission sont comptées. Il est né pour la lutte, il luttera toujours;
mais sa logique ardente consistera à savoir triompher toujours des
noires pensées et des amers abattements qui le torturent. L'humilité
chrétienne n'est pas son fait. Il est trop fort pour se soumettre avant
d'avoir trouvé à sa soumission une raison supérieure. Écoutez-le
constater la fatalité des choses suprêmes:

     Je sais que vous avez bien autre chose à faire
         Que de nous plaindre tous,
     Et qu'un enfant qui meurt, désespoir de sa mère,
         Ne vous fait rien, à vous!

            *       *       *       *       *

     Je sais que le fruit tombe au vent qui le secoue,
     Que l'oiseau perd sa plume et la fleur son parfum,
     Que la création est une grande roue
     Qui ne peut se mouvoir sans écraser quelqu'un.

            *       *       *       *       *

     Nos destins ténébreux vont sous des lois immenses,
     Que rien ne déconcerte et que rien n'attendrit;
     Vous ne pouvez avoir de subtiles clémences
     Qui dérangent le monde, ô Dieu, tranquille esprit!

Voilà, sons la forme de la résignation un amer et sublime reproche que
sentent bien ceux qui ont vu la grande roue du destin écraser l'objet de
leurs plus saintes amours. Mais le poëte qui ose interroger Dieu et
commenter ses arrêts implacables, reçoit de Dieu même une sublime
réponse au fond de son coeur, et il s'écrie tout à coup:

     Dans vos cieux, au delà de la sphère des nues,
     Au fond de cet azur immobile et dormant,
     Peut-être faites-vous des choses inconnues,
     Où la Couleur de l'homme entre comme élément!

--Attendez! nous dit alors Louise; nous voici arrivés, vous et moi, je
pense, aux mêmes conclusions. Moi aussi, j'ai lu tout le livre dans la
journée; j'ai été si bouleversée et si pénétrée, que j'ai écrit à
l'auteur sous le coup de mon émotion.

--Quoi, mère! dirent les jeunes gens, vous avez écrit à Victor Hugo que
vous ne connaissez pas? Montrez-nous votre lettre!

--Va la chercher sur la table, me dit-elle, et tu nous la liras. Je n'ai
jamais eu l'intention de la lui envoyer. Les gens célèbres sont écrasés
de lettres indiscrètes. La mienne m'a soulagée; peut-être
résumera-t-elle votre conversation.

Voici la lettre de Louise; elle avait pour épigraphe les vers que je
venais de citer:

     Peut-être faites-vous des choses inconnues,
     Où la douleur de l'homme entre comme élément!

«Ne dites plus _peut-être_, ô poëte! Cette chose inconnue, c'est un
monde meilleur, c'est un doux paradis parmi tous ces astres que votre
génie peuple d'êtres plus ou moins punis, plus on moins rachetés. Oui,
parmi ces mondes innombrables, où la vie prend tous les modes et toutes
les formes de l'existence, il en est un pour nos enfants morts, pour ces
êtres appelés dans toute la fleur de leur innocence et de leur beauté.
C'est un monde heureux et plus élevé dans la sphère de l'esprit que le
nôtre. Nos larmes, qui sont des prières, et notre foi, qui est un
mérite, nous donneront le droit d'y pénétrer pour les y revoir. Elles
sont le ciment du pont invisible jeté sur les abîmes du ciel entre cet
Éden et notre terre d'exil.

«Vous le savez, vous l'avez dit, et vous l'avez dit comme personne au
monde ne saurait le dire: nos désirs et nos aspirations sont, au-delà de
ce monde étroit qui nous retient, le vrai monde, le monde réel; nos
malheurs et nos désastres ici-bas sont le rêve qui passe; les choses
célestes que nous croyons rêver sont le monde durable et assuré; et le
jugement qui nous emporte vers les régions funestes ou délicieuses de
l'univers, c'est notre liberté qui le prononce, c'est notre élan qui
imprime la direction de notre vol. Sous des figures et des symboles
divers, cette croyance est celle de tous les grands esprits de tous les
temps, des grands philosophes, des grands saints et des grands poëtes.
C'est celle de Byron et la vôtre; et quand votre pensée entrevoit cet
espoir et s'y élance, elle est une puissante autorité de plus dans la
somme de nos croyances et dans le trésor de notre foi.

«Songez-y, là-bas, sur votre rocher, il ne faut pas vous éteindre et
mourir comme les rois dans l'exil.

Agité de fureurs prophétiques, il faut sortir de cette tourmente et vous
oublier vous-même, pauvre père, homme désolé, souverain banni! Il ne
faut penser à vous que pour penser à tous; et vous, le plus souffrant de
tous, devenir le consolateur et le soutien de tous. C'est la mission du
poëte, car le vrai poëte est un voyant, et c'est en vous que cette
puissance exceptionnelle se manifeste le plus vivement de nos jours.
                
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