--Merci, madame, c'est demain le tour de quelque autre; je vous quitte
sans regret!
Mais supposer que j'aurais avec elle une heure d'ivresse au prix de mon
honneur et de ta vie, ah! Marguerite, ma pauvre chère enfant, tu ne me
connais donc pas encore? Allons, tu me connaîtras! En attendant,
jure-moi que tu veux guérir, que tu veux vivre! Regarde-moi. Ne vois-tu
pas dans mes yeux que tu es, avec mon Pierre, ce que j'ai de plus cher
au monde?
Il alla chercher l'enfant et le mit dans les bras de sa mère.
--Vois donc le trésor que tu m'as donné; dis-moi si je peux ne pas aimer
la mère de cet enfant-là? Dis-moi si je pourrais vivre sans elle?
Mettons tout au pire; suppose que j'aie eu un caprice pour cette folle
que tu as toujours beaucoup plus admirée que je ne l'admirais, serait-ce
un grand sacrifice à te faire que de rejeter ce caprice comme une chose
malsaine et funeste? Faudrait-il un énorme courage pour lui préférer mon
bonheur domestique et l'admirable dévouement d'un coeur qui veut
_s'étouffer_, comme tu dis, par amour pour moi? Non, non, ne l'étouffé
pas, ce coeur généreux qui m'appartient! Suppose tout ce que tu voudras,
Marguerite: admets que je sois un sot, une dupe vaniteuse, un libertin
corrompu, un traître, je ne croyais pas mériter ces suppositions; mais
au moins ne suppose pas qu'en te voyant désirer la mort j'accepte le
honteux bonheur que tu veux me laisser goûter.... Allons, allons, lui
dit-il encore en voyant renaître le sourire sur ses lèvres décolorées,
relève-toi de la maladie et de la mort, ma pauvre femme, ma seule, ma
vraie femme! Ris avec moi de celles qui, prétendant n'être à personne,
tomberont peut-être dans l'abjection d'être à tous. Ces êtres forcés
sont des fantômes. La grandeur à laquelle ils prétendent n'est que
poussière: ils s'écroulent devant le regard d'un homme sensé. Que la
belle marquise devienne ce qu'elle pourra, je ne me soucierai plus de
redresser son jugement; j'abdique même le rôle d'ami désintéressé
qu'elle m'avait imposé; je ne lui répondrai pas, je ne la reverrai pas,
je t'en donne ici ma parole, aussi sérieuse, aussi loyale que si, pour
la seconde fois, je contractais avec toi le lien du mariage, et ce que
je te jure aussi, c'est que je suis heureux et fier de prendre cet
engagement-là.
Huit jours plus tard, Marguerite, docile à la médication et rassurée
pour toujours, était hors de danger. On faisait des projets de voyage
auxquels je m'associais, car mon coeur n'était plus avec Césarine: il
était avec Paul et Marguerite. Je ne fis aucun reproche à Césarine de sa
conduite et ne lui annonçai pas ma résolution de la quitter. Il eût
fallu en venir à des explications trop vives, et après l'avoir tant
aimée, je ne m'en sentais pas le courage. Elle continuait à soigner
admirablement bien son mari, il était ivre de reconnaissance et
d'espoir. M. Dietrich était fier de sa fille; tout le monde l'admirait.
On la proposait pour modèle à toutes les jeunes femmes. Elle réparait
les allures éventées de sa jeunesse et l'excès de son indépendance par
une soumission au devoir et par une bonté sérieuse qui en prenaient
d'autant plus d'éclat; elle préparait tout pour aller passer l'automne à
la campagne avec son mari.
L'avant-veille du jour fixé pour le départ, elle écrivit à Paul:
«Soyez à sept heures du matin à votre bureau, j'irai vous prendre.»
Paul me montra ce billet en haussant les épaules, me pria de n'en point
parler à Marguerite, et le brûla comme il avait brûlé le premier. Je vis
bien qu'il avait un peu de frisson nerveux. Ce fut tout. Il ne sortit
pas de chez lui le lendemain.
Craignant que Césarine, déçue et furieuse, ne sût pas se contenir, je
m'étais chargée de l'observer, voulant lui rendre ce dernier service de
l'empêcher de se trahir. Elle sortit à sept heures et fut dehors jusqu'à
neuf; elle revint, sortit encore et revint à midi; elle voulait
retourner encore chez Latour après avoir déjeuné avec son père. Je l'en
empêchai en lui disant, comme par hasard, que j'allais voir mon neveu,
qui m'attendait chez lui.
--Est-ce qu'il est gravement malade? s'écria-t-elle hors d'elle-même.
--Il ne l'est pas du tout, répondis-je.
--J'avais à lui parler de mon livre, je lui ai écrit deux fois. Pourquoi
n'a-t-il pas répondu? Je veux le savoir, j'irai chez lui avec toi.
--Non, lui dis-je, voyant qu'il n'y avait plus rien à ménager. Il a reçu
tes deux billets et n'a pas voulu y répondre. Ils sont brûlés.
--Et il te les a montrés?
--Oui.
--Ainsi qu'à Marguerite!
--Non!
--Voilà tout ce que tu as à me dire?
--C'est tout.
--Il a voulu nous brouiller alors, il m'a condamnée à rougir devant toi!
Il croit que je supporterai ton blâme!
--Tu ne dois pas le supporter, je vais vivre avec ma famille.
--C'est bien, répliqua-t-elle d'un ton sec; et elle alla s'enfermer dans
sa chambre, d'où elle ne sortit que le soir.
Je fis mes derniers préparatifs et mes adieux à M. Dietrich sans lui
laisser rien pressentir encore. Je prétextais une absence de quelques
mois en vue du rétablissement de ma nièce. Nous étions à l'hôtel
Dietrich, où Césarine avait dit à son mari vouloir passer la journée
pour préparer son départ du lendemain; elle en laissa tout le soin à sa
tante Helmina, et, après avoir été toute l'après-midi enfermée sous
prétexte de fatigue, elle vint dîner avec nous; elle avait tant pleuré
que cela était visible et que son père s'en inquiéta; elle mit le tout
sur le compte du chagrin qu'elle avait de quitter la maison paternelle
et nous accabla de tendres caresses.
Le lendemain, elle partait seule avec son mari, et j'allai m'établir rue
de Vaugirard. Comme je quittais l'hôtel, je fus surprise de voir
Bertrand qui me saluait d'un air cérémonieux.
--Comment, lui dis-je, vous n'avez pas suivi la marquise?
--Non, mademoiselle, répondit-il, j'ai pris congé d'elle ce matin.
--Est-ce possible? Et pourquoi donc?
--Parce qu'elle m'a fait porter avant-hier une lettre que je n'approuve
pas.
--Vous en saviez donc le contenu?
--À moins de l'ouvrir, ce que mademoiselle ne suppose certainement pas,
je ne pouvais pas le connaître; mais, à la manière dont M. Paul l'a
reçue en me disant d'un ton sec qu'il n'y avait pas de réponse, et à
l'obstination que madame la marquise a mise hier à vouloir le trouver
dans son bureau, à son chagrin, à sa colère, j'ai vu que, pour la
première fois de sa vie, elle faisait une chose qui n'était pas digne,
et que sa confiance en moi commençait à me dégrader. Je lui ai demandé à
me retirer; elle a refusé, ne pouvant pas supposer qu'un homme aussi
dévoué que moi pût lui résister. J'ai tenu bon, ce qui l'a beaucoup
offensée; elle m'a traité d'ingrat, j'ai été forcé de lui dire que ma
discrétion lui prouverait ma reconnaissance. Elle m'a parlé plus
doucement, mais j'étais blessé, et j'ai refusé toute augmentation de
gages, toute gratification.
J'approuvai Bertrand et montai en voiture, le coeur un peu gros de voir
Césarine si humiliée; le tendre accueil de mes enfants d'adoption effaça
ma tristesse. Nous passâmes l'été à Vichy et en Auvergne, d'où nous
ramenâmes Marguerite guérie, heureuse et splendide de beauté, le petit
Pierre plus robuste et plus gai que jamais. Je pus constater par mes
yeux à toute heure que Paul était heureux désormais et qu'il ne pensait
pas plus à Césarine qu'à un roman lu avec émotion, un jour de fièvre, et
froidement jugé le lendemain. Quant à la belle marquise, elle reparut
avec éclat dans le monde l'hiver suivant. Son luxe, ses réceptions, sa
beauté, son esprit, firent fureur. C'était la plus charmante des femmes
en même temps qu'une femme de mérite, coeur et intelligence de premier
ordre. Nous seuls, dans notre petit coin tranquille, nous savions le
côté vulnérable de cette armure de diamant; mais nous n'en disions rien
et nous parlions fort peu d'elle entre nous. Marguerite, malgré le
jugement sévère porté sur cette idole par son mari, était toujours prête
à la défendre et à l'admirer; elle ne pouvait pas oublier qu'elle devait
la vie de son fils à sa belle marquise. Paul lui laissa cette religion
d'une âme tendre et généreuse. Pour mon compte, cette absence de haine
dans la jalousie me fit aimer Marguerite, et reconnaître qu'elle ne
s'était pas vantée en disant que, si elle était la plus simple et la
plus ignorante de nous tous, elle était la plus aimante et la plus
dévouée.
Je me suis plu à raconter cette histoire de famille à mes moments
perdus. Quel sera l'avenir de Césarine? Son père et son mari, que je
vois quelquefois, après de vains efforts pour me ramener chez eux,
paraissent les plus heureux du monde; elle seule me tient rigueur et n'a
pas fait la moindre démarche personnelle pour se rapprocher de moi.
Peut-être se ravisera-t-elle; je ne le désire pas. Les sept années que
j'ai passées auprès d'elle ont été sinon les plus pénibles, du moins les
plus agitées de ma vie.
Depuis deux ans, Paul ne l'a revue qu'une seule fois, le mois dernier,
et voici comment il me raconta cette entrevue fortuite:
--Hier, comme j'étais à Fontainebleau pour une affaire, j'ai voulu
profiter de l'occasion pour faire à pied un bout de promenade jusqu'aux
roches d'Avon. En revenant par le chemin boisé qui longe la route de
Moret, tout absorbé dans une douce rêverie, je n'entendis pas le galop
de deux chevaux qui couraient derrière moi sur le sable. L'un deux
fondit sur moi littéralement, et m'eût renversé, si, par un mouvement
rapide, je ne me fusse accroché et comme suspendu à son mors. La
généreuse bête, qui était magnifique, par parenthèse--j'ai eu assez de
sang-froid pour le remarquer--n'avait nulle envie de me piétiner; elle
s'arrêtait d'elle-même, quand un vigoureux coup de cravache de l'amazone
intrépide qui la montait la fit se dresser et me porter ses genoux
contre la poitrine. Je ne fus pas atteint, grâce à un saut de côté que
je sus faire à temps sans lâcher la bride.
«--Laissez-moi donc passer, monsieur Gilbert! me dit une voix bien
connue avec un accent de légèreté.
»--Passez, madame la marquise, répondis-je froidement, sans perdre mon
temps à lui adresser un salut qu'elle ne m'eût pas rendu.
»Elle passa comme un éclair, suivie de son groom, laissant un peu en
arrière le cavalier qui l'accompagnait, et qui n'était autre que le
vicomte de Valbonne.
»Il s'arrêta, et, me tendant la main:
»--Comment, diable, c'est vous? s'écria-t-il: j'accourais pour vous
empêcher d'être renversé, car je voyais un promeneur distrait qui ne se
rangeait pas devant l'écuyère la plus distraite qui existe. Savez-vous
qu'un peu plus elle vous passait sur le corps?
»--Je ne me laisse pas passer sur le corps, répondis-je. Ce n'est pas
mon goût.
»--Hélas! reprit-il, ce n'est pas le mien non plus! À revoir, cher ami,
je ne puis laisser la marquise rentrer seule dans la ville.»
Et il partit ventre à terre pour la rejoindre.--J'en savais assez.
--Quoi, mon enfant? que sais-tu?
--Je sais que le pauvre vicomte, tout rude qu'il est de manières et de
langage, est devenu, en qualité de cible, mon remplaçant aux yeux de
l'impérieuse Césarine, qu'il a été moins heureux que moi, et qu'elle lui
a passé sur le corps! J'ai vu cela d'un trait à son regard, à son
accent, à ses trois mots d'une amertume profonde. On lui fait expier son
hostilité par un servage qui pourra bien durer autant que celui du
marquis, c'est-à-dire toute la vie. Rivonnière est heureux, lui; il se
croit adoré, et il passe pour l'être. Valbonne est à plaindre, il
trahit son ami, il est humilié, il finira peut-être mal, car c'est un
homme sombre et mystique.
Sais-tu, ma tante, ajouta Paul, que cette femme-là a failli me faire
bien du mal, à moi aussi? Je peux te le dire à présent. J'étais plus
épris d'elle que je ne te l'ai jamais avoué. Je ne me suis pas trahi
devant elle; mais elle le voyait malgré moi, c'est ce qui t'explique
l'audace de ses aveux, et les rend, je ne dis pas moins coupables, mais
moins impudents. Où en serais-je si ja n'avais pas eu un peu de force
morale? Ne m'a-t-elle pas mis au bord d'un abîme? Si j'ai failli perdre
ma pauvre femme, n'est-ce pas parce que, ébloui et troublé, je manquais
de clairvoyance et m'endormais sur la gravité de sa blessure? On n'est
jamais assez fort, crois-moi, et ne me reproche plus d'être un homme dur
à moi-même. Si Marguerite n'eût été sublime dans sa folie, j'étais
perdu. Je la laissais mourir sans voir ce qui la tuait. Elle avait sujet
d'être jalouse. J'avais beau être impénétrable et invincible, son coeur,
puissant par l'instinct, sentait le vertige du mien.
Tout cela est passé, mais non oublié. La belle marquise eût été fort
aise hier de me voir rouler honteusement dans la poussière, sous le
sabot de son destrier. Et moi, je me souviens pour me dire à toute
heure: Ne laisse jamais entamer ta conscience de l'épaisseur d'un
cheveu.
Aujourd'hui, 5 août 1866, Paul est l'heureux père d'une petite fille
aussi belle que son frère, M. Dietrich a voulu être son parrain.
Césarine n'a pas donné signe de vie, et nous lui en savons gré.
Je dois terminer un récit, que je n'ai pas fait en vue de moi-même, par
quelques mots sur moi-même. Je n'ai pas si longtemps vécu de
préoccupations pour les autres sans en retirer quelque enseignement.
J'ai eu aussi mes torts, et je m'en confesse. Le principal a été de
douter trop longtemps du progrès dont Marguerite était susceptible.
Peut-être ai-je eu des préventions qui, à mon insu, prenaient leur
source dans un reste de préjugés de naissance ou d'éducation. Grâce à
l'admirable caractère de Paul, Marguerite est devenue un être si
charmant et si sociable que je n'ai plus à faire d'effort pour l'appeler
ma nièce et la traiter comme ma fille. Le soin de leurs enfants est ma
plus chère occupation. J'ai remplacé madame Féron, que nous avons mise à
même de vivre dans une aisance relative. Quant à nous, nous nous
trouvons très à l'aise pour le peu de besoins que nous avons. Nous
mettons en commun nos modestes ressources. Je fais chez moi un petit
cours de littérature à quelques jeunes personnes. Les affaires de Paul
vont très-bien. Peut-être sera-t-il un jour plus riche qu'il ne comptait
le devenir. C'est la résultante obligée de son esprit d'ordre, de son
intelligence et de son activité; mais nous ne désirons pas la richesse,
et, loin de le pousser à l'acquérir, nous lui imposons des heures de
loisir que nous nous efforçons de lui rendre douces.
Nohant, 15 juillet 1870.
FIN
ÉMILE COLIN--IMPRIMERIE DE LAGNY