--Mais, si elle se laisse gouverner par sa propre raison, qu'importe
qu'elle ne cède pas à la vôtre? Le meilleur gouvernement possible serait
celui où il n'y aurait jamais nécessité de commander. N'arrive-t-elle
pas, de par sa libre volonté à se trouver d'accord avec vous?
--Vous admettez qu'une femme peut être constamment raisonnable, et que
par conséquent elle a le droit de se dégager de toute contrainte?
--J'admets qu'une femme puisse être raisonnable, parce que je l'ai
toujours été, sans grand effort et sans grand mérite. Quant à
l'indépendance à laquelle elle a droit dans ce cas-là, sans être une
libre penseuse bien prononcée, je la regarde comme le privilège d'une
raison parfaite et bien prouvée.
--Et vous pensez qu'à seize ans Césarine est déjà cette merveille de
sagesse et de prudence qui ne doit obéir qu'à elle-même?
--Nous travaillons à ce qu'elle le devienne. Puisque sa passion est de
ne pas obéir et de ne jamais céder, encourageons sa raison et ne brisons
pas sa volonté. Ne sévissez, monsieur Dietrich, que le jour où vous
verrez une fantaisie blâmable.
--Vous trouvez rassurante cette irrésolution qu'elle vous a confiée,
cette prétendue ignorance de ses goûts et de ses désirs?
--Je la crois sincère.
--Prenez garde, mademoiselle de Nermont! vous êtes charmée, fascinée;
vous augmenterez son esprit de domination en le subissant.
Il protestait en vain. Il le subissait, lui, et bien plus que moi. La
supériorité de sa fille, en se révélant de plus en plus, lui créait une
étrange situation; elle flattait son orgueil et froissait son
amour-propre. Il eût préféré Césarine impérieuse avec les autres,
soumise à lui seul.
--Il faut, lui dis-je, avant de nous quitter, conclure définitivement
sur un point essentiel. Il faut pour seconder vos vues, si je les
partage, que je sache votre opinion sur la vie mondaine que vous
redoutez tant pour votre fille. Craignez-vous que ce ne soit pour elle
un enivrement qui la rendrait frivole?
--Non, elle ne peut pas devenir frivole; elle tient de moi plus que de
sa mère.
--Elle vous ressemble beaucoup, donc vous n'avez rien à craindre pour sa
santé.
--Non, elle n'abusera pas du plaisir.
--Alors que craignez-vous donc?
Il fut embarrassé pour me répondre. Il donna plusieurs raisons
contradictoires. Je tenais à pénétrer toute sa pensée, car mon rôle
devenait difficile, si M. Dietrich était inconséquent. Force me fut de
constater intérieurement qu'il l'était, qu'il commençait à le sentir, et
qu'il en éprouvait de l'humeur. Césarine l'avait bien jugé en somme. Il
avait besoin de lutter toujours et n'en voulait jamais convenir. Il
termina l'entretien en me témoignant beaucoup de déférence et
d'attachement, en me suppliant de nouveau de ne jamais quitter sa fille,
tant qu'elle ne serait pas mariée.
--Pour que je prenne cet engagement, lui dis-je, il faut que vous me
laissiez libre de penser à ma guise et d'agir, dans l'occasion, sous
l'inspiration de ma conscience.
--Oui certes, je l'entends ainsi, s'écria-t-il en respirant comme un
homme qui échappe à l'anxiété de l'irrésolution. Je veux abdiquer entre
vos mains pour élever une femme, il faut une femme.
En effet, depuis ce jour, il se fit en lui un notable changement. Il
cessa de contrarier systématiquement les tendances de sa fille, et je
m'applaudis de ce résultat, que je croyais le meilleur possible. Me
trompais-je? N'étais-je pas à mon insu la complice de Césarine pour
écarter l'obstacle qui limitait son pouvoir? M. Dietrich avait-il
pénétré dans le vrai de la situation en me disant que j'étais charmée,
fascinée, enchaînée par mon élève?
Si j'ai eu cette faiblesse, c'est un malheur que de graves chagrins
m'ont fait expier plus tard. Je croyais sincèrement prendre la bonne
voie et apporter du bonheur en modifiant l'obstination du père au profit
de sa fille; ce profit, je le croyais tout moral et intellectuel, car,
je n'en pouvais plus douter, on ne pouvait diriger Césarine qu'en lui
mettant dans les mains le gouvernail de sa destinée, sauf à veiller sur
les dangers qu'elle ignorait, qu'elle croyait fictifs, et qu'il faudrait
éloigner ou atténuer à son insu.
L'hiver s'écoula sans autres émotions. Ces dames reçurent leurs amis et
ne s'ennuyèrent pas; Césarine, avec beaucoup de tact et de grâce, sut
contenir la gaieté lorsqu'elle menaçait d'arriver aux oreilles de son
père, qui se retirait de bonne heure, mais qui, disait-elle, ne dormait
jamais des deux yeux à la fois.
Il faut que je dise un mot de la société intime des demoiselles
Dietrich. C'étaient d'abord trois autres demoiselles Dietrich, les
trois filles de M. Karl Dietrich, et leur mère, jolie collection de
parvenues bien élevées, mais très-fières de leur fortune et
très-ambitieuses, même la plus petite, âgée de douze ans, qui parlait
mariage comme si elle eût été majeure; son babil était l'amusement de la
famille; la liberté enfantine de ses opinions était la clef qui ouvrait
toutes les discussions sur l'avenir et sur les rêves dorés de ces
demoiselles.
Le père Karl Dietrich était un homme replet et jovial, tout l'opposé de
son frère, qu'il respectait à l'égal d'un demi-dieu et qu'il consultait
sur toutes choses, mais sans lui avouer qu'il ne suivait que la moitié
de ses conseils, celle qui flattait ses instincts de vanité et ses
habitudes de bonhomie. Il avait un grand fonds de vulgarité qui
paraissait en toutes choses; mais il était honnête homme, il n'avait pas
de vices, il aimait sa famille réellement. Si son commerce n'était pas
le plus amusant du monde, il n'était jamais choquant ni répugnant, et
c'est un mérite assez rare chez les enrichis de notre époque pour qu'on
en tienne compte. Il adorait Césarine, et, par un naïf instinct de
probité morale, il la regardait comme la reine de la famille. Il ne
craignait pas de dire qu'il était non-seulement absurde, mais coupable
de contrarier une créature aussi parfaite. Césarine connaissait son
empire sur lui; elle savait que si, à quinze ans, elle eût voulu faire
des dettes, son oncle lui eût confié la clef de sa caisse; elle avait
dans ses armoires des étoffes précieuses de tous les pays, et dans ses
écrins des bijoux admirables qu'il lui donnait en cachette de ses
filles, disant qu'elles n'avaient pas de goût et que Césarine seule
pouvait apprécier les belles choses. Cela était vrai. Césarine avait le
sens artiste critique très-développé, et son oncle était payé de ses
dons quand elle en faisait l'éloge.
Madame Karl Dietrich voyait bien la partialité de son mari pour sa
nièce; elle feignait de l'approuver et de la partager, mais elle en
souffrait, et, à travers les adulations et les caresses dont elle et ses
filles accablaient Césarine, il était facile de voir percer la jalousie
secrète.
La famille Dietrich ne se bornait pas à ce groupe. On avait beaucoup de
cousins, allemands plus ou moins, et de cousines plus ou moins
françaises, provenant de mariages et d'alliances. Tout ce qui tenait de
près ou de loin aux frères Dietrich ou à leurs femmes s'était attaché à
leur fortune et serré sous leurs ailes pour prospérer dans les affaires
ou vivre dans les emplois. Ils avaient été généreux et serviables, se
faisant un devoir d'aider les parents, et pouvant, grâce à leur grande
position, invoquer l'appui des plus hautes relations dans la finance.
Les fastueuses réceptions de madame Hermann Dietrich avaient étendu ce
crédit à tous les genres d'omnipotence. On avait dans tous les
ministères, dans toutes les administrations, des influences certaines.
Ainsi tout ce qui était apparenté aux Dietrich était casé
avantageusement. C'était un clan, une clientèle d'obligés qui
représentait une centaine d'individus plus ou moins reconnaissants,
mais tous placés dans une certaine dépendance des frères Dietrich, de M.
Hermann particulièrement, et formant ainsi une petite cour dont l'encens
ne pouvait manquer de porter à la tête de Césarine.
Je n'ai jamais aimé le monde; je ne me plaisais pas dans ces réunions
beaucoup trop nombreuses pour justifier leur titre de relations intimes.
Je n'en faisais rien paraître; mais Césarine ne s'y trompait pas.
--Nous sommes trop bourgeois pour vous, me disait-elle, et je ne vous en
fais pas un reproche, car, moi aussi, je trouve ma nombreuse famille
très-insipide. Ils ont beau vouloir se distinguer les uns des autres,
ces chers parents, et avoir suivi diverses carrières, je trouve que mon
jeune cousin le peintre de genre est aussi positif et aussi commerçant
que ma vieille cousine la fabricante de papiers peints, et que le cousin
compositeur de musique n'a pas plus de feu sacré que mon oncle à la mode
de Bretagne qui gouverne une filature de coton. Je vous ai entendu dire
qu'il n'y avait plus de différences tranchées dans les divers éléments
de la société moderne, que les industriels parlaient d'art et de
littérature aussi bien que les artistes parlent d'industrie ou de
science appliquée à l'industrie. Moi, je trouve que tous parlent mal de
tout, et je cherche en vain autour de moi quelque chose d'original ou
d'inspiré. Ma mère savait mieux composer son salon. Si elle y admettait
avec amabilité tous ces comparses que vous voyez autour de moi, elle
savait mettre en scène des distinctions et des élégances réelles. Quand
mon père me permettra de le faire rentrer dans le vrai monde sans sortir
de chez lui, vous verrez une société plus choisie et plus intéressante,
des personnes qui n'y viennent pas pour approuver tout, mais pour
discuter et apprécier, de vrais artistes, de vraies grandes dames, des
voyageurs, des diplomates, des hommes politiques, des poëtes, des gens
du noble faubourg et même des représentants de la comique race des
_penseurs_! Vous verrez, ce sera drôle et ce sera charmant; mais je ne
suis pas bien pressée de me retrouver dans ce brillant milieu. Il faut
que je sois de force à y briller aussi. J'y ai trôné pour mes beaux yeux
sur ma petite chaise d'enfant gâtée. Devenue maîtresse de maison, il
faudra que je réponde à d'autres exigences, que j'aie de l'instruction,
un langage attrayant, des talents solides, et, ce qui me manque le plus
jusqu'à présent, des opinions arrêtées. Travaillons, ma chère amie,
faites-moi beaucoup travailler. Ma mère se contentait d'être une femme
charmante, mais je crois que j'aurai un rôle plus difficile à remplir
que celui de montrer les plus beaux diamants, les plus belles robes et
les plus belles épaules. Il faut que je montre le plus noble esprit et
le plus remarquable caractère. Travaillons; mon père sera content, et il
reconnaîtra que la lutte de la vie est facile à qui s'est préparé sans
orages domestiques à dominer son milieu.
Si je fais parler ici Césarine avec un peu plus de suite et de netteté
qu'elle n'en avait encore, c'est pour abréger et pour résumer
l'ensemble de nos fréquentes conversations. Je puis affirmer que ce
résumé, dont j'aidais le développement par mes répliques et mes
observations, est très-fidèle quand même, et qu'à dix-huit ans Césarine
ne s'était pas écartée du programme entrevu et formulé jour par jour.
Je passerai donc rapidement sur les années qui nous conduisirent à cette
sorte de maturité. Nous allions tous les étés à Mireval, où elle
travaillait beaucoup avec moi, se levant de grand matin et ne perdant
pas une heure. Ses récréations étaient courtes et actives. Elle allait
rejoindre son père aux champs ou dans son cabinet, s'intéressait à ses
travaux et à ses recherches. Il en était si charmé qu'il devint son
adorateur et son esclave, et cela eût été pour le mieux, si Césarine ne
m'eût avoué que l'agriculture ne l'intéressait nullement, mais qu'elle
voulait faire plaisir à son père, c'est-à-dire le charmer et le
soumettre.
J'aurais pu craindre qu'elle n'agît de même avec moi, si je ne l'eusse
vue aimer réellement l'étude et chercher à dépasser la somme
d'instruction que j'avais pu acquérir. Je sentis bientôt que je risquais
de rester en arrière, et qu'il me fallait travailler aussi pour mon
compte; c'est à quoi je ne manquai pas, mais je n'avais plus le feu et
la facilité de la jeunesse. Mon emploi commençait à m'absorber et à me
fatiguer, lorsque des préoccupations personnelles d'un autre genre
commencèrent à s'emparer de mon élève et à ralentir sa curiosité
intellectuelle.
Avant d'entrer dans cette nouvelle phase de notre existence, je dois
rappeler celle de mon neveu et résumer ce qui était advenu de lui durant
les trois années que je viens de franchir. Je ne puis mieux rendre
compte de son caractère et de ses occupations qu'en transcrivant la
dernière lettre que je reçus de lui à Mireval dans l'été de 1858.
«Ma marraine chérie, ne soyez pas inquiète de moi. Je me porte toujours
bien; je n'ai jamais su ce que c'est que d'être malade. Ne me grondez
pas de vous écrire si peu: j'ai si peu de temps à moi! Je gagnais douze
cents francs, j'en gagne deux mille aujourd'hui, et je suis toujours
logé et nourri dans l'établissement. J'ai toujours mes soirées libres,
je lis toujours beaucoup; vous voyez donc que je suis très-content,
très-heureux, et que j'ai pris un très-bon parti. Dans dix ou douze ans,
je gagnerai certainement de dix à douze mille francs, grâce à mon
travail quotidien et à de certaines combinaisons commerciales que je
vous expliquerai quand nous nous reverrons.
«À présent traitons la grande question de votre lettre. Vous me dites
que vous avez de l'aisance et que vous comptez _me confier_ (j'entends
bien, _me donner_) vos économies, pour qu'au lieu d'être un petit
employé à gages, je puisse apporter ma part d'associé dans une
exploitation quelconque. Merci, ma bonne tante, vous êtes l'ange de ma
vie; mais je n'accepte pas, je n'accepterai jamais. Je sais que vous
avez fait des sacrifices pour mon éducation; c'était immense pour vous
alors. J'ai dû les accepter, j'étais un enfant; mais j'espère bien
m'acquitter envers vous, et, si au lieu d'y songer je me laissais gâter
encore, je rougirais de moi. Comment, un grand gaillard de vingt et un
ans se ferait porter sur les faibles bras d'une femme délicate, dévouée,
laborieuse à son intention!... Ne m'en parlez plus, si vous ne voulez
m'humilier et m'affliger. Votre condition est plus précaire que te
mienne, pauvre tante! Vous dépendez d'un caprice de femme, car vous
aurez beau louer le noble caractère et le grand esprit de votre élève,
tout ce qui repose sur un intérêt moral est bâti sur des rayons et des
nuages. Il n'y a de solide et de fixe que ce qui est rivé à la terre par
l'intérêt personnel le plus prosaïque et le plus grossier. Je n'ai pas
d'illusions, moi; j'ai déjà l'expérience de la vie. Je suis ancré chez
mon patron parce que j'y fais entrer de l'argent et n'en laisse pas
sortir. Vous êtes, vous, un objet de luxe intellectuel dont on peut se
priver dans un jour de dépit, dans une heure d'injustice. On peut même
vous blesser involontairement dans un moment d'humeur, et je sais que
vous ne le supporteriez pas, à moins que mon avenir ne fût dans les
mains de M. Dietrich.--Or voilà ce que je ne veux pas, ce que je n'ai
pas voulu. Vous m'avez un peu grondé de mon orgueil en me voyant
repousser sa protection. Vous n'avez donc pas compris, marraine, que je
ne voulais pas dépendre de l'homme qui vous tenait dans sa dépendance?
que je ne voulais pas vous exposer à subir quelque déplaisir chez lui
par dévouement pour moi? Si, lorsqu'il m'a fait inviter par vous à me
mêler à ses petites réunions de famille, j'ai répondu que je n'avais
pas le temps, c'est que je savais que, dans ces réunions, tous étaient
plus on moins les obligés des Dietrich, et que j'y aurais porté malgré
moi un sentiment d'indépendance qui eût pu se traduire par une franchise
intolérable. Et vous eussiez été responsable de mon impertinence! Voilà
ce que je ne veux pas non plus.
»Restons donc comme nous voilà: moi, votre obligé à jamais l'aurai beau
vous rendre l'argent que vous avez dépensé pour moi, rien ne pourra
m'acquitter envers vous de vos tendres soins, de votre amour maternel,
rien que ma tendresse, qui est aussi grande que mon coeur peut en
contenir. Vous, vous resterez ma mère, et vous ne serez plus jamais mon
caissier. Je veux que vous puissiez retrouver votre liberté absolue sans
jamais craindre la misère, et que vous ne restiez pas une heure dans la
maison étrangère, si cette heure-là ne vous est pas agréable à passer.
»Voilà, ma tante; que ce soit dit une fois pour toutes! Je vous ai vue
la dernière fois avec une petite robe retournée qui n'était guère digne
des tentures de satin de l'hôtel Dietrich. Je me sois dit:
»--Ma tante n'a plus besoin de ménager ainsi quelques mètres de soie.
Elle n'est pas avare, elle est même peu prévoyante pour son compte.
C'est donc pour moi qu'elle fait des économies? À d'autres! Le premier
argent dont je pourrai strictement me passer, je veux l'employer à lui
offrir une robe neuve, et le moment est venu. Vous recevrez demain
matin une étoffe que je trouve jolie et que je sais être du goût le
plus nouveau. Elle sera peut-être critiquée par l'incomparable
mademoiselle Dietrich; mais je m'en moque, si elle vous plaît. Seulement
je vous avertis que, si vous la retournez quand elle ne sera plus
fraîche, je m'en apercevrai bien, et que je vous enverrai une toilette
qui me ruinera.
»Pardonne-moi ma pauvre offrande, petite marraine, et aime toujours le
rebelle enfant qui te chérit et te vénère.
«Paul Gilbert.»
Il me fut impossible de ne pas pleurer d'attendrissement en achevant
cette lettre. Césarine me surprit au milieu de mes larmes et voulut
absolument en savoir la cause. Je trouvais inutile de la lui dire; mais
comme elle se tourmentait à chercher en quoi elle avait pu me blesser et
qu'elle s'en faisait un véritable chagrin, je lui laissai lire la lettre
de Paul. Elle la lut froidement et me la rendit sans rien dire.
--Vous voilà rassurée, lui dis-je.
--Elle répondit oui, et nous passâmes à, la leçon. Quand elle fut finie:
--Votre neveu, me dit-elle, est un original, mais sa fierté ne me
déplaît pas. Il a eu bien tort, par exemple, de croire que sa franchise
eût pu me blesser; elle serait venue comme un, rayon de vrai soleil au
milieu des nuages d'encens fade ou grossier que je respire à Paris.
Il me croit sotte, je le vois bien, et quand il me traite
d'_incomparable_, cela veut dire qu'il me trouve laide.
--Il ne vous a jamais vue!
--Si fait! Comment pouvez-vous croire qu'il serait venu pendant quatre
hivers chez vous sans que je l'eusse jamais rencontré? Vous avez beau
demeurer dans un pavillon de l'hôtel qui est séparé du mien, vous avez
beau ne le faire venir que les jours où je sors, j'étais curieuse de le
voir, et une fois, il y a deux ans, moi et mes trois cousines, nous
l'avons guetté comme il traversait le jardin; puis, comme il avait passé
très-vite et sans daigner lever les yeux vers la terrasse où nous
étions, nous avons guetté sa sortie en nous tenant sur le grand perron.
Alors il nous a saluées en passant près de nous, et, bien qu'il ait pris
un air fort discret ou fort distrait, je suis sûre qu'il nous a
très-bien regardées.
--Il vous a mal regardées, au contraire, ou il n'a pas su laquelle des
quatre était vous, car, l'année dernière, il a vu chez moi votre
photographie, et il m'a dit qu'il vous croyait petite et très-brune.
C'est donc votre cousine Marguerite qu'il avait prise pour vous.
--Alors qu'est-ce qu'il a dit de ma photographie?
--Rien. Il pensait à autre chose. Mon neveu n'est pas curieux, et je le
crois très-peu artiste.
--Dites qu'il est d'un positivisme effroyable.
--Effroyable est un peu dur; mais j'avoue que je le trouve un peu rigide
dans sa vertu, même un peu misanthrope pour son âge. Je m'efforcerai de
le guérir de sa méfiance et de sa sauvagerie.
--Et vous me le présenterez l'hiver prochain?
--Je ne crois pas que je puisse l'y décider; c'est une nature en qui la
douceur n'empêche pas l'obstination.
--Alors il me ressemble?
--Oh! pas du tout, c'est votre contraire. Il sait toujours ce qu'il veut
et ce qu'il est. Au lieu de se plaire à influencer les autres, il se
renferme dans son droit et dans son devoir avec une certaine étroitesse
que je n'approuve pas toujours, mais qu'il me faut bien lui pardonner à
cause de ses autres qualités.
--Quelles qualités? Je ne lui en vois déjà pas tant!
--La droiture, le courage, la modestie, la fierté, le désintéressement,
et par-dessus tout son affection pour moi.
Nous fûmes interrompues par l'arrivée au salon du marquis de Rivonnière.
Césarine donna un coup d'oeil au miroir, et, s'étant assurée que sa
tenue était irréprochable, elle me quitta pour aller le recevoir.
Ce serait le moment de poser dans mon récit ce personnage, qui depuis
quelques semaines était le plus assidu de nos voisins de campagne; mais
je crois qu'il vaut mieux ne pas m'interrompre et laisser à Césarine le
soin de dépeindre l'homme qui aspirait ouvertement à sa main.
--Que pensez-vous de luit? me dit-elle quand il fut parti.
--Rien encore, lui répondis-je, sinon qu'il a une belle tournure et un
beau visage. Je ne me tiens pas auprès de vous au salon quand votre père
ou vous ne réclamez pas ma présence, et j'ai à peine entrevu le marquis
deux ou trois fois.
--Eh bien! je la réclame à l'avenir, votre chère présence, quand le
marquis viendra ici. Ma tante est une mauvaise gardienne et le bisse me
faire la cour.
--Votre père m'a dit qu'il ne voyait pas avec déplaisir ses assiduités,
et qu'il ne s'opposait pas à ce que vous eussiez le temps de le
connaître. Voilà, je crois, ce qui est convenu entre lui et M. de
Rivonnière. Vous déciderez si vous voulez vous marier bientôt, et dans
ce cas on vous proposera ce parti, qui est à la fois honorable et
brillant. Si vous ne l'acceptez point, on dira que vous ne voulez pas
encore vous établir, et M. de Rivonnière se tiendra pour dit qu'il n'a
point su modifier vos résolutions.
--Oui, voilà bien ce que m'a dit papa; mais ce qu'il pense, il ne l'a
dit ni à vous ni à moi.
--Que pense-t-il selon vous?
--Il désire vivement que je me marie le plus tôt possible, à la
condition que nous ne nous séparerons pas. Il m'adore, mon bon père,
mais il me craint; il voudrait bien, tout en me gardant près de son
coeur, être dégagé de la responsabilité qui pèse sur lui. Il se voit
forcé de me gâter, il s'y résigne, mais il craint toujours que je n'en
abuse. Plus je suis studieuse, retirée, raisonnable en un mot, plus il
craint que ma volonté renfermée n'éclate en fabuleuses excentricités.
--N'entretenez-vous pas cette crainte par quelques paradoxes domt vous
ne pensez pas un mot, et que vous pourriez vous dispenser d'émettre
devant lui?
--J'entretiens de loin en loin cette crainte, parce qu'elle me préserve
de l'autorité qu'il se fût attribuée, s'il m'eût trouvée trop docile. Ne
me grondez pas pour cela, chère amie, je mène mon père à son bon heur et
au mien. Les moyens dont je me sers ne vous regardent pas. Que votre
conscience se tienne tranquille: mon but est bon et louable. Il faut,
pour y parvenir, que mon père conserve sa responsabilité et ne la
délègue pas à un nouveau-venu qui me forcerait à un nouveau travail pour
le soumettre.
--Je pense que vous n'auriez pas grand'peine avec M. de Rivonnière. Il
passe dans le pays pour l'homme le plus doux qui existe.
--Ce n'est pas une raison. Il est facile d'être doux aux autres quand on
est puissant sur soi-même. Moi aussi, je sois douce, n'est-il pas vrai?
et, quand je m'en vante, je vous effraye, convenez-en.
--Vous ne m'effrayez pas tant que vous croyez; mais je vois que le
marquis, s'il ne vous effraye pas, vous inquiète. Ne sauriez-vous me
dire comment vous le jugez?
--Eh bien! je ne demande pas mieux; attendez. Il est... ce qu'au temps
de Louis XIII ou de Louis XIV on eût appelé un seigneur accompli, et
voici comment on l'eût dépeint: «beau cavalier, adroit à toutes les
armes, bel esprit, agréable causeur, homme de grandes manières,
admirable à la danse!» Quand on avait dit tout cela d'un homme du monde,
il fallait tirer l'échelle et ne rien demander de plus. Son mérite était
au grand complet. Les femmes d'aujourd'hui sont plus exigeantes, et, en
qualité de petite bourgeoise, j'aurais le droit de demander si ce phénix
a du coeur, de l'instruction, du jugement et quelques vertus
domestiques. On est honnête dans la famille Dietrich, on n'a pas de
vices, et vous avez remarqué, vous qui êtes une vraie grande dame, que
nous avions fort bon ton; cela vient de ce que nous sommes très-purs,
partant très-orgueilleux. Je prétends résumer en moi tout l'orgueil et
toute la pureté de mon humble race. Les perfections d'un gentilhomme me
touchent donc fort peu, s'il n'a pas les vertus d'un honnête homme, et
je ne sais du marquis de Rivonnière que ce qu'on en dit. Je veux croire
que mon père n'a pas été trompé, qu'il a un noble caractère, qu'on ne
lui connaît pas de causes sérieuses de désordre, qu'il est charitable,
bienveillant, généralement aimé des pauvres du pays, estimé de toutes
les classes d'habitants. Cela ne me suffit pas. Il est riche, c'est un
bon point; il n'a pas besoin de ma fortune, à moins qu'il ne soit
très-ambitieux. Ce n'est peut-être pas un mal, mais encore faut-il
savoir quel est son genre d'ambition; jusqu'à, présent, je ne le pénètre
pas bien. Il paraît quelquefois étonné de mes opinions, et tout à coup
il prend le parti de les admirer, de dire comme moi, et de me traiter
comme une merveille qui l'éblouit. Voilà ce que j'appelle me faire la
cour et ce que je ne veux pas permettre. Je veux qu'il se laisse juger,
qu'il s'explique si je le choque, qu'il se défende si je l'attaque, et
ma tante, qui est résolue à le trouver sublime parce qu'il est marquis,
m'empêche de le piquer, en se hâtant d'interpréter mes paroles dans le
sens le plus favorable à la vanité du personnage. Cela me fatigue et
m'ennuie, et je désire que vous soyez là pour me soutenir contre elle et
m'aider à voir clair en lui.
Deux jours plus tard, le marquis amena un joli cheval de selle qu'il
avait offert à Césarine de lui procurer. Il l'avait gardé chez lui un
mois pour l'essayer, le dresser et se bien assurer de ses qualités. Il
le garderait pour lui, disait-il, s'il ne lui plaisait pas.
Césarine alla passer une jupe d'amazone, et courut essayer le cheval
dans le manège en plein air qu'on lui avait établi au bout du parc. Nous
la suivîmes tous. Elle montait admirablement et possédait par principes
toute la science de l'équitation. Elle manoeuvra le cheval un quart
d'heure, puis elle sauta légèrement sur la berge de gazon du manége
sablé, en disant à M. de Rivonnière qui la contemplait avec ravissement:
--C'est un instrument exquis, ce joli cheval; mais il est trop dressé,
ce n'est plus une volonté ni un instinct, c'est une machine. S'il vous
plaît, à vous, gardez-le; moi, il m'ennuierait.
--Il y a, lui répondit le marquis, un moyen bien simple de le rendre
moins maniable; c'est de lui faire oublier un peu ce qu'il sait en le
laissant libre au pâturage. Je me charge de vous le rendre plus ardent.
--Ce n'est pas le manque d'ardeur que je lui reproche, c'est le manque
d'initiative. Il en est des bêtes comme des gens: l'éducation abrutit
les natures qui n'ont point en elles des ressources inépuisables. J'aime
mieux un animal sauvage qui risque de me tuer qu'une mécanique à
ressorts souples qui m'endort.
--Et vous aimez mieux, observa le marquis, une individualité rude et
fougueuse....
--Qu'une personnalité effacée par le savoir-vivre, répliqua-t-elle
vivement; mais, pardon, j'ai un peu chaud, je vais me rhabiller.
Elle lui tourna le dos et s'en alla vers le château, relevant
adroitement sa jupe juste à la hauteur des franges de sa bottine. M. de
Rivonnière la suivit des yeux, comme absorbé, puis, me voyant près de
lui, il m'offrit son bras, tandis que M. Dietrich et sa soeur nous
suivaient à quelque distance. Je vis bien que le marquis voulait
s'assurer ma protection, car il me témoignait beaucoup de déférence, et
après quelque préambule un peu embarrassé il céda au besoin de m'ouvrir
son coeur.
--Je crois comprendre, me dit-il, que ma soumission déplaît à
mademoiselle Dietrich, et qu'elle aimerait un caractère plus original,
un esprit plus romanesque. Pourtant, je sens très-bien la supériorité
qu'elle a sur moi, et je n'en suis pas effrayé: c'est quelque chose qui
devrait m'être compté.
Ce qu'il disait là me sembla très-juste et d'un homme intelligent.
--Il est certain, lui répondis-je, que dans le temps d'égoïsme et de
méfiance où nous vivons, accepter le mérite d'une femme supérieure sans
raillerie et sans crainte n'est pas le fait de tout le monde; mais
puis-je vous demander si c'est le goût elle respect du mérite en général
qui vous rassure, ou si vous voyez dans ce cas particulier des qualités
particulières qui vous charment?
--Il y a de l'un et de l'autre. Me sentant épris du beau et du bien, je
le suis d'autant plus de la personne qui les résume.
--Ainsi vous êtes épris de Césarine? Vous n'êtes pas le seul; tout ce
qui l'approche subit le charme de sa beauté morale et physique. Il faut
donc un dévouement exceptionnel pour obtenir son attention.
--Je le pense bien. Je connais la mesure de mon dévouement et ne crains
pas que personne la dépasse; mais il y a mille manières d'exprimer le
dévouement, tandis que les occasions de le prouver sont rares ou
insignifiantes. L'expression d'ailleurs charme plus les femmes que la
preuve, et j'avoue ne pas savoir encore sous quelle forme je dois
présenter l'avenir, que je voudrais promettre riant et beau au possible.
--Ne me demandez pas de conseils; je ne vous connais point assez pour
vous en donner.
--Connaissez-moi, mademoiselle de Nermont, je ne demande que cela. Quand
mademoiselle Dietrich m'interpelle, elle me trouble, et peut-être
n'est-ce pas la vérité vraie que je lui réponds. Avec vous, je serai
moins timide, je vous répondrai avec la confiance que j'aurais pour ma
propre soeur. Faites-moi des questions, c'est tout ce que je désire. Si
vous n'êtes pas contente de moi, vous me le direz, vous me reprendrez.
Tout ce qui viendra de vous me sera sacré. Je ne me révolterai pas.
--Avez-vous donc, comme on le prétend, la douceur des anges?
--D'ordinaire, oui; mais par exception j'ai des colères atroces.
--Que vous ne pouvez contenir?
--C'est selon. Quand le dépit ne froisse que mon amour-propre, je le
surmonte; quand il me blesse au coeur, je deviens fou.
--Et que faites-vous dans la folie?
--Comment le saurais-je? Je ne m'en souviens pas, puisque je n'ai pas eu
conscience de ce que j'ai fait.
--Mais quelquefois vous avez dû l'apprendre par les autres?
--Ils m'ont toujours ménagé la vérité. Je suis très-gâté par mon
entourage.
--C'est la preuve que vous êtes réellement bon.
--Hélas! qui sait? C'est peut-être seulement la preuve que je sois
riche.
--En êtes vous à mépriser ainsi l'espèce humaine? N'avez-vous point de
vrais amis?
--Si fait; mais ceux-là ne m'ayant jamais blessé, ne peuvent savoir si
je suis violent.
--Cela pourrait cependant arriver. Que feriez-vous devant la trahison
d'un ami?
--Je ne sais pas.
--Et devant la résistance d'une femme aimée?
--Je ne sais pas non plus. Vous voyez, je suis une brute, puisque je ne
me connais pas et ne sais pas me révéler.
--Alors vous ne faites jamais le moindre examen de conscience?
--Je n'ai garde d'y manquer après chacune de mes fautes; mais je ne
prévois pas mes fautes à venir, et cela me paraît impossible.
--Pourquoi?
--Parce que chaque sujet de trouble est toujours nouveau dans la vie.
Aucune circonstance ne se présente identique à celle qui nous a servi
d'expérience. Ne voyez donc d'absolu en moi que ce que j'y vois
moi-même, une parfaite loyauté d'intentions. Il me serait facile de vous
dire que je suis un être excellent, et que je réponds de le demeurer
toujours. C'est le lieu commun que tout fiancé débite avec aplomb aux
parents et amis de sa fiancée. Eh bien! si j'arrive à ce rare bonheur
d'être le fiancé de votre Césarine, je serai aussi sincère
qu'aujourd'hui, je vous dirai: «Je l'aime.» Je ne vous dirai pas que je
suis digne d'elle à tous égards et que je mérite d'être adoré.
--Pourrez-vous au moins promettre de l'aimer toujours? Êtes-vous
constant dans vos affections?
--Oui, certes, mon amitié est fidèle; mais en fait de femmes je n'ai
jamais aimé que ma mère et ma soeur; je ne sais rien de l'amour qu'une
femme pure peut inspirer.
--Que dites-vous là? Vous n'avez jamais aimé?
--Non; cela vous étonne?
--Quel âge avez-vous donc?
--Trente ans.
--Voici une mauvaise note pour mon carnet personnel... jamais aimé à
trente ans!
--Que voulez-vous? Je ne peux pas appeler amour les émotions
très-sensuelles qu'éprouve un adolescent auprès des femmes. Un peu plus
tard, les gens de ma condition abordent le monde et n'y conservent pas
d'illusions. Ils sont placés entre la coquetterie effrénée des femmes
qui exploitent leurs hommages et l'avidité honteuse de celles qui
n'exploitent que leur bourse. Ce sont les dernières qui l'emportent
parce qu'il est plus facile de s'en débarrasser.
--Ainsi vous n'avez eu que des courtisanes pour maîtresses?
--Mademoiselle de Nermont, je pense bien que vous rendrez compte de
toutes mes réponses à mademoiselle Dietrich; mais je présume qu'il est
un genre de questions qu'elle ne vous fera pas. Je vous dirai donc la
vérité: courtisanes et femmes du monde, cela se ressemble beaucoup quand
ces dernières ne sont pas radicalement vertueuses. Il y en a certes, je
le reconnais, et il fut un temps, assure-t-on, où celles-ci inspiraient
de grandes passions; mais aujourd'hui, si nous sommes moins passionnés,
nous sommes plus honnêtes, nous respectons la vertu et la laissons
tranquille. Les jeunes gens corrompus feignent de la dédaigner, sous
prétexte qu'elle est ennuyeuse. Moi je la respecte sincèrement, surtout
chez les femmes de mes amis; et puis les femmes honnêtes, étant plus
rares qu'autrefois, sont plus fortes, plus difficiles à persuader, et il
faudrait faire le métier de tartuffe pour les vaincre. Je ne me reproche
donc pas d'avoir voulu ignorer l'amour que seules peuvent inspirer de
telles femmes. Quelque mauvais que soit le monde actuel, il a cela de
supérieur au temps passé, que les hommes qui se marient après avoir
assouvi leurs passions fort peu idéales peuvent apporter à la jeune
fille qu'ils épousent un coeur absolument neuf. Les roués d'autrefois,
blasés sut la femme élégante et distinguée, vainqueurs en outre de
mainte innocence, ne pouvaient se vanter de l'ingénuité morale que la
légèreté de nos moeurs laisse subsister chez la plupart d'entre nous. Il
me paraît donc impossible de ne pas aimer mademoiselle Dietrich avec une
passion vraie et de ne pas l'aimer toujours, fût-on éconduit par elle,
car aujourd'hui, évidemment maltraité, je me sens aussi enchaîné que je
l'étais avant-hier par quelques paroles bienveillantes.
Nous arrivions au salon, où Césarine, qui avait marché plus vite que
nous et qui portait une fabuleuse activité en toutes choses, était déjà
installée au piano. Elle s'était rhabillée avec un goût exquis, et
pourtant elle se leva brusquement en voyant entrer le marquis; un léger
mouvement de contrariété se lisait dans sa physionomie. On eût dit
qu'elle ne comptait pas le revoir. Il s'en aperçût et prit congé. Il fut
quelques jours sans reparaître.
D'abord Césarine m'assura qu'elle était charmée de l'avoir découragé,
bientôt elle fut piquée de sa susceptibilité. Il n'y put tenir et
revint. Elle fut aimable, puis elle fut cruelle. Il bouda encore et il
revint encore. Ceci dura quelques mois; cela devait durer toujours.
C'est que le marquis au premier aspect semblait très-facile à réduire.
Césarine l'avait vite pris en pitié et en dégoût lorsqu'elle s'était
imaginé qu'elle avait affaire à une nature d'esclave; mais la soudaineté
et la fréquence de ses dépits la firent revenir de cette opinion.
--C'est un boudeur, disait-elle, c'est moins ennuyeux qu'un extatique.
Elle reconnaissait en lui de grandes et sérieuses qualités, une bravoure
de coeur et de tempérament remarquable, une véritable générosité
d'instincts, une culture d'esprit suffisante, une réelle bonté, un
commerce agréable quand on ne le froissait pas; en somme, il méritait si
peu d'être froissé qu'il était dans son droit de ne pas le souffrir.
Au bout de notre saison d'été à la campagne, M. Dietrich pressa Césarine
de s'expliquer sur ses sentiments pour le marquis.
--Je n'ai rien décidé, répondit-elle. Je l'aime et l'estime beaucoup.
S'il veut se contenter d'être mon ami, je le reverrai toujours avec
plaisir; mais s'il veut que je me prononce à présent sur le mariage,
qu'il ne revienne plus, ou qu'il ne revienne pas plus souvent que nos
autres voisins.
M. Dietrich n'accepta point cette étrange réponse. Il remontra qu'une
jeune fille ne peut faire son ami d'un homme épris d'elle.
--C'est pourtant ce à quoi j'aspire d'une façon générale, répondit
Césarine. Je trouve l'amitié des hommes plus sincère et plus noble que
celle des femmes, et, comme ils y mêlent toujours quelque prétention de
plaire, si on les éloigne, on se trouve seule avec les personnes du sexe
enchanteur, jaloux et perfide, à qui l'on ne peut se fier. Je n'ai
qu'une amie, moi, c'est Pauline. Je n'en désire point d'autre. Il y a
bien ma tante; mais c'est mon enfant bien plus que mon amie.
--Mais, en fait d'amis, vous avez moi et votre oncle. Vous ferez bien
d'en rester là.
--Vous oubliez, cher père, quelques douzaines de jeunes et vieux cousins
qui me sont très-cordialement dévoués, j'en suis sûre, et à qui vous
trouvez bon que je témoigne de l'amitié. Aucun d'eux n'aspire à ma main.
Les uns sont mariés, ou pères de famille; les autres savent trop ce
qu'ils vous doivent pour se permettre de me faire la cour. Je ne vois
pas pourquoi le marquis ne ferait pas comme eux, pour une autre raison:
la crainte de m'ennuyer.
--Heureusement le marquis n'acceptera point cette situation ridicule.
--Pardon, mon papa; faute de mieux, il l'accepte.
--Ah oui-da! vous lui avez dit: «Soyez mon complaisant pour le plaisir
de l'être?»
--Non, je lui ai dit: «Soyez mon camarade jusqu'à nouvel ordre.»
--Son camarade! s'écria M. Dietrich en s'adressant à moi avec un
haussement d'épaules; elle devient folle, ma chère amie!
--Oui, je sais bien, reprit Césarine, ça ne se dit pas, ça ne se fait
pas. Le fait est, ajouta-t-elle en éclatant de rire, que je n'ai pas le
sens commun, cher papa! Eh bien! je dirai à M. de Rivonnière que vous
m'avez trouvée absurde et que nous ne devons plus nous voir.
Là-dessus, elle prit son ouvrage et se mit à travailler avec une
sérénité complète. Son père l'observa quelques instants, espérant voir
percer le dépit ou le chagrin sous ce facile détachement. Il ne put rien
surprendre; toute la contrariété fut pour lui. Il avait pris Jacques de
Rivonnière en grande amitié. Il l'avait beaucoup encouragé, il le
désirait vivement pour son gendre. Il n'avait pas assez caché ce désir à
Césarine. Naturellement elle était résolue à l'exploiter.
Quand nous fûmes seules, je la grondai. Comme toujours, elle m'écouta
avec son bel oeil étonné; puis, m'ayant laissée tout dire, elle me
répondit avec une douceur enjouée:
--Vous avez peut-être raison. Je fais de la peine à papa, et j'ai l'air
de le forcer à tolérer une situation excentrique entre le marquis et
moi, ou de renoncer à une espérance qui lui est chère. Il faut donc que
je renonce, moi, à une amitié qui m'est douce, ou que j'épouse un homme
pour qui je n'ai pas d'amour pour qui je n'aurai par conséquent ni
respect ni enthousiasme. Est-ce là ce que l'on veut? Je suis peut-être
capable de ce grand sentiment qui fait qu'on est heureux dans la vertu,
quelque difficile qu'elle soit. Veut-on que je me sacrifie et que j'aie
la vertu douloureuse, héroïque? Je ne dis pas que cela soit au-dessus de
mon pouvoir; mais franchement M. de Rivonnière est-il un personnage si
sublime, et mon père lui a-t-il voué un tel attachement, que je doive me
river à cette chaîne pour leur faire plaisir à tous deux et sacrifier ma
vie, que l'on prétendait vouloir rendre si belle? Répondez, chère
Pauline. Cela devient très-sérieux.
--Autorisez-moi, lui dis-je, à répéter ce que vous dites à votre père et
au marquis. Tous deux renonceront à vous contrarier. Votre père se
privera de ce nouvel ami, et le nouvel ami, que vous n'avez persuadé
d'attendre qu'en lui laissant de l'espérance, comprendra que sa patience
compromettrait votre réputation et aboutirait peut-être à une déception
pour lui.
--Faites comme vous voudrez, reprit-elle. Je ne désire que la paix et la
liberté.
--Il vaudrait mieux, puisque vous voilà si raisonnable, dire vous-même à
M. de Rivonnière que vous ajournez indéfiniment son bonheur.
--Je le lui ai dit.
--Et que vous faites à sa dignité ainsi qu'à votre réputation le
sacrifice de l'éloigner.
--Il n'accepte pas cela. Il demande à me voir, si peu que ce soit et
dans de telles conditions qu'il me plaira de lui imposer. Il demande en
quoi il s'est rendu indigne d'être admis dans notre maison. C'est à mon
père de l'en chasser. Moi, je trouve la chose pénible et injuste, je ne
me charge pas de l'exécuter.
Rien ne put la faire transiger. M. Dietrich recula. Il ne voulait pas
fermer sa porte à M. de Rivonnière pour qu'elle lui fût rouverte au gré
du premier caprice de Césarine. Il lui en coûtait d'ailleurs de mettre à
néant les espérances qu'il avait caressées.
Le marquis fut donc autorisé à venir nous voir à Paris, et Césarine
enregistra cette concession paternelle comme une chose qui lui était due
et dont elle n'avait à remercier personne. Son aimable tournure
d'esprit, ses gracieuses manières avec nous ne nous permettaient pas de
la traiter, d'impérieuse et de fantasque; mais elle ne cédait rien. Elle
disait: Je vous _aime_. Jamais elle ne disait: Je vous remercie.
Nous revînmes à Paris l'époque accoutumée, et là Césarine, qui avait
dressé ses batteries, frappa un grand coup, dont M. de Rivonnière fut le
prétexte. Elle voulait amener son père à rouvrir les grands salons et à
reprendre à domicile les brillantes et nombreuses relations qu'il avait
eues du vivant, de sa femme. Césarine lui remontra que, si on la tenait,
dans l'intimité de la famille, eue ne se marierait jamais, vu que
l'apparition de tout prétendant, serait une émotion, un événement, dans
le petit cercle,--que, pour peu qu'après y avoir admis M. de Rivonnière,
on vint à en admettre un autre, on lui ferait la réputation d'une
coquette au d'une fille difficile à marier, que l'irruption du vrai
monde dans ce petit cloître de fidèles pouvait seule l'autorisera
examiner ses prétendants sans prendre d'engagements avec eux et sans
être compromise par aucun d'eux en particulier. M. Dietrich fut forcé de
reconnaître qu'en dehors du commerce du monde il n'y a point de liberté,
que l'intimité rend esclave des critiques ou des commentaires de ceux
qui la composent, que la multiplicité et la diversité des relations sont
la sauvegarde du mal et du bien, enfin que, pour une personne sûre
d'elle-même comme l'était Césarine, c'était la seule atmosphère où sa
raison, sa clairvoyance et son jugement pussent s'épanouir. Elle avait
des arguments plus forts que n'en avait eus sa mère, uniquement dominée
par l'ivresse du plaisir. M. Dietrich, qui avait cédé de mauvaise grâce
à sa femme, se rendit plus volontiers avec sa fille. Une grande fête
inaugura le nouveau genre de vie que nous devions mener.
Le lendemain de ce jour si laborieusement préparé et si magnifiquement
réalisé, je demandai à Césarine, pâle encore des fatigues de la veille,
si elle était enfin satisfaite.
--Satisfaite de quoi? me dit-elle, d'avoir revu le tumulte dont on avait
bercé mon enfance? Croyez-vous, chère amie, que le néant de ces
splendeurs soit chose nouvelle pour moi? Me prenez-vous pour une petite
ingénue enivrée de son premier bal, ou croyez-vous que le monde ait
beaucoup changé depuis trois ans que je l'ai perdu de vue? Non, non,
allez! C'est toujours le même vide et décidément je le déteste; mais il
faut y vivre ou devenir esclave dans l'isolement. La liberté vaut bien
qu'on souffre pour elle. Je suis résolue à souffrir, puisqu'il n'y a pas
de milieu à prendre.--À propos, ajouta-t-elle, je voulais vous dire
quelque chose. Je ne suis pas assez _gardée_ dans cette foule; mon père
est si peu homme du monde qu'il passe tout son temps à causer dans un
coin avec ses amis particuliers, tandis que les arrivants, cherchant
partout le maître de la maison, viennent, en désespoir de cause,
demander à ma tante Helmina de m'être présentés. Ma tante a une manière
d'être et de dire, avec son accent allemand et ses préoccupations de
ménagère, qui fait qu'on l'aime et qu'on se moque d'elle. La véritable
maîtresse de la maison, quant à l'aspect et au maintien, c'est vous, ma
chère Pauline, et je ne trouve pas que vous soyez mise assez en relief
par votre titre de gouvernante. Il y aurait un détail bien simple pour
changer la face des choses, c'est qu'au lieu de nous dire _vous_, nous
fissions acte de tutoiement réciproque une fois pour toutes. Ne riez
pas. En me disant _toi_, vous devenez mon amie de coeur, ma seconde
mère, l'autorité, la supériorité que j'accepte. Le _vous_ vous tient à
l'état d'associée de second ordre, et le monde, qui est sot, peut croire
que je ne dépends de personne.
--N'est-ce pas votre ambition?
--Oui, en fait, mais non en apparence; je suis trop jeune, je serais
raillée, mon père serait blâmé. Voyons, portons la question devant lui,
je suis sûre qu'il m'approuvera.
En effet, M. Dietrich me pria de tutoyer sa fille et de me laisser
tutoyer par elle. L'effet fut magique dans l'intérieur. Les domestiques,
dont je n'avais d'ailleurs pas à me plaindre, se courbèrent jusqu'à
terre devant moi, les parents et amis regardèrent ce tutoiement comme un
traité d'amitié et d'association pour la vie. Je ne sais si le monde y
fit grande attention. Quant à moi, en me prêtant à ce prétendu hommage
de mon élève, je me doutais bien de ce qui arriverait. Elle ne voulait
pas me laisser l'autorité de la fonction, et, en me parant de celle de
la famille, elle se constituait le droit de me résister comme elle lui
résistait.
Cependant quelqu'un osait lui résister, à elle. Malgré des invitations
répétées, M. de Rivonnière, en vue de qui Césarine avait amené son père
à faire tant de mouvement et de dépasse, ne profita nullement de
l'occasion. Il ne parut ni à la première soirée ni à la seconde. Ses
parents le, disaient malade; on envoya chercher de ses nouvelles; il
était absent.
Un jour, comme j'étais sortie seule pour quelques emplettes, je le
rencontrai. Nous étions à pied, je l'abordai après avoir un peu hésité à
le reconnaître; il n'était pas vêtu et cravaté avec la recherche
accoutumée. Il avait l'air, sinon triste, du moins fortement préoccupé.
Il ne paraissait pas se soucier de répondre à mes questions, et j'allais
te quitter lorsque, par un soudain parti-pris, il m'offrit son bras pour
traverser, la cour du Louvre.
--Il faut que je vous parle, me dit-il, car il est possible que
mademoiselle Dietrich ne dise pas toute la vérité sur notre situation
réciproque. Elle ne s'en rend peut-être pas compte à elle-même. Elle ne
se croit pas brouillée avec moi, elle ignore peut-être que je suis
brouillé avec elle.
Brouillé me paraissait un bien gros mot pour le genre de relations qui
avait pu s'établir entre eux: je le lui fis observer.
--Vous pensez avec raison, reprit-il, qu'il est difficile de parler
clairement amour et mariage à une jeune personne si bien surveillée par
vous; mais, quand on ne peut parler, on écrit, et mademoiselle Dietrich
n'a pas refusé de lire mes lettres, elle a même daigné y répondre.
--Dites-vous la vérité? m'écriai-je.
--La preuve, répondit-il, c'est qu'en vous voyant prête à me quitter
tout à l'heure, j'ai senti que je devais lui renvoyer ses lettres.
Voulez-vous me permettre de les faire porter chez vous dès ce soir?
--Certainement, vous agissez là en galant homme.
--Non, j'agis en homme qui veut guérir. Les lettres de mademoiselle
Dietrich pourraient être lues dans une conférence publique, tant elles
sont pures et froides. Elle ne me les a pas redemandées. Je ne crois
même pas qu'elle y songe. Si le fait d'écrire est une imprudence, la
manière d'écrire est chez elle une garantie de sécurité. Cette fille
vraiment supérieure peut s'expliquer sur ses propres sentiments et dire
toutes ses idées sans donner sur elle le moindre avantage, et sans
permettre le moindre blâme à ses victimes.
--Alors pourquoi êtes-vous brouillés?
--Je suis brouillé, moi, avec l'espérance de lui plaire et le courage de
le tenter. Un moment je me suis fait illusion en voyant qu'elle
travaillait à me faire place dans son intimité. Elle m'offrait d'être
son ami, et j'ai été assez fat pour me persuader qu'une personne comme
elle n'accorderait pas ce titre à un prétendant destiné à échouer comme
un autre. J'ai laissé voir ma sotte confiance, elle m'en a raillé en me
disant qu'elle rentrait dans le monde et qu'il ne tenait qu'à moi de l'y
rejoindre. Cette fois j'ai eu du chagrin, j'ai eu le coeur blessé, j'ai
renoncé à elle, vous pouvez le lui dire.