George Sand

Cesarine Dietrich
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--Elle ne le croira pas; je ne le crois pas beaucoup non plus.

--Eh bien! sachez que j'ai mis un obstacle, une faute, entre elle et
moi. Je me suis jeté dans une aventure stupide,... coupable même, mais
qui m'étourdit, m'absorbe et m'empêche de réfléchir. Cela vaut mieux que
de devenir fou ou de s'avilir dans l'esclavage. Voilà ma confession
faite; ce soir, vous aurez les lettres. Je m'en retourne de ce pas à la
campagne, où je cache mes folles amours, à deux lieues de Paris, tandis
que ma famille et mes amis me croient parti pour la Suisse.

Je reçus effectivement le soir même un petit paquet soigneusement
cacheté, que j'allai déposer dans le bureau de laque de Césarine. Elle
eût été fort blessée de me voir en possession de ce petit secret Elle
ne sut pas tout de suite comment la restitution avait été faite.

Elle ne m'en parla pas; mais au bout de quelques jours elle me raconta
le fait elle-même, et me demanda si les lettres avaient passé par les
mains de son père. Je la rassurai.

--Elles t'auront été rapportées, lui dis-je, par la personne qui servait
d'intermédiaire à votre correspondance.

--Il n'y a personne, répondit-elle. Je ne suis pas si folle que de me
confier à des valets. Nous échangions nos lettres nous-mêmes à chaque
entrevue. Il m'apportait les siennes dans un bouquet. Il trouvait les
miennes dans un certain cahier de musique posé sur le piano, et qu'il
avait soin de feuilleter d'un air négligent. Il jouait assez bien cette
comédie.

--Et cependant tu m'avais priée d'assister à vos entrevues! Pourquoi
écrire en cachette, quand tu n'avais qu'à me faire un signe pour
m'avertir que tu voulais lui parler en confidence?

--Ah! que veux-tu? ce mystère m'amusait. Et qu'est-ce que mon père eût
dit, si je t'eusse fait manquer à ton devoir? Voyons, ne me fais pas de
reproches, je m'en fais; explique-moi comment ces lettres sont là. Il
faut qu'il ait pris un confident. Si je le croyais!...

--Ne l'accuse pas! Ce confident, c'est moi.

--À la bonne heure! Tu l'as donc vu?

Je racontai tout, sauf le moyen que M. de Rivonnière avait pris pour se
guérir. Il est un genre d'explication dont on ne se fait pas faute à
présent avec les jeunes filles du monde, et que je n'avais jamais voulu
aborder avec Césarine, ni même devant elle. Sa tante n'avait de prudence
que sur ce point délicat, et M. Dietrich, chaste dans ses moeurs,
l'était également dans son langage. Césarine, malgré sa liberté
d'esprit, était donc fort ignorante des détails malséants dont
l'appréciation est toujours choquante chez une jeune fille. La petite
Irma Dietrich, sa cousine, en savait plus long qu'elle sur le rôle des
femmes galantes et des grisettes dans la société. Césarine, qui n'avait
jamais montré aucune curiosité malsaine, la faisait taire et la
rudoyait.

Elle prit donc le change quand je lui appris que le marquis se jetait,
par réaction contre elle, dans une _affection_. Elle crut qu'il voulait
faire un autre mariage, et me parut fort blessée.

--Tu vois! me dit-elle, j'avais bien raison de douter de lui et de ne
pas répondre à ses beaux sentimens. Voilà comme les hommes sont sérieux!
Il disait qu'il mourrait, si je lui ôtais tout espoir! Je lui en
laissais un peu, et le voilà déjà guéri! Tiens! je veux te montrer ses
lettres. Relisons-les ensemble. Cela me servira de leçon. C'est une
première expérience que je ne veux pas oublier.

Les lettres du marquis étaient bien tournées quoique écrites, avec
spontanéité. Je crus y voir l'élan d'un amour très sincère, et je ne pus
m'empêcher d'en faire la remarque, Césarine se moqua de moi, prétendant
que je ne m'y connaissais pas, que je lisais cela comme un roman, que,
quant à elle, elle n'avait jamais été dupe. Quand nous eûmes fini ces
lettres, elle fit le mouvement de les jeter au feu avec les siennes;
mais elle se ravisa. Elle les réunit, les lia d'un ruban noir, et les
mit au fond de son bureau en plaisantant sur ce deuil du premier amour
qu'elle avait inspiré; mais je vis une grosse larme de dépit rouler sur
sa joue, et je pensai que tout n'était pas fini entre elle et M. de
Rivonnière.

L'hiver s'écoula sans qu'il reparût. Dix autres aspirants se
présentèrent. Il y en avait pour tous les goûts: variété d'âge, de rang,
de caractère, de fortune et d'esprit. Aucun ne fut agréé, bien qu'aucun
ne fût absolument découragé, Césarine voulait se constituer une cour ou
plutôt un cortège, car elle n'admettait aucun hommage direct dans son
intérieur. Elle aimait à se montrer en public avec ses adorateurs, à
distance respectueuse; elle se faisait beaucoup suivre, elle se laissait
fort peu approcher.

Nous passâmes l'été à Mireval et aux bains de mer. Nous retrouvâmes là
M. de Rivonnière, qui reprit sa chaîne comme s'il ne l'eût jamais
brisée. Il me demanda si j'avais trahi le secret de sa confession.

--Non, lui dis-je, il n'était pas de nature à être trahi. Pourtant, si
vous épousez Césarine, j'exige que vous vous confessiez à elle, car je
ne veux pas être votre complice.

--Quoi s'écria-t-il, faudra-t-il que je raconte à une jeune fille dont
la pureté m'est sacrée les vilaines ou folles aventures qu'un garçon
raconte tout au plus à ses camarades?

--Non certes; mais cette fois-ci vous avez été coupable, m'avez-vous
dit....

--Raison de plus pour me taire.

--C'est envers Césarine que vous l'avez été, puisque vous voilà revenu à
elle avec une souillure que vous n'aviez pas.

--Eh bien! soit, dit-il. Je me confesserai quand il le faudra; mais,
pour que j'aie ce courage, il faut que je me voie aimé. Jusque-là, je ne
suis obligé à rien. Je suis redevenu libre. Je lui sacrifie un petit
amour assez vif: que ne ferait-on pas pour conquérir le sien?

Césarine l'aimait-elle? Au plaisir qu'elle montra de le remettre en
servage, on eût pu le croire. Elle avait souffert de son absence. Son
orgueil en avait été très-froissé. Elle n'en fit rien paraître et le
reçut comme s'il l'eût quittée la veille: c'était son châtiment, il le
sentit bien, et, quand il voulut revenir à ses espérances, elle ne lui
fit aucun reproche; mais elle le replaça dans la situation où il était
l'année précédente: assurances et promesses d'amitié, défense de parler
d'amour. Il se consola en reconnaissant qu'il était encore le plus
favorisé de ceux qui rendaient hommage à son idole.

Je terminerai ici la longue et froide exposition que j'ai dû faire d'une
situation qui se prolongea jusqu'à l'époque où Césarine eût atteint
l'âge de sa majorité. Je comptais franchir plus vite les cinq années que
je consacrai à son instruction, car j'ai supprimé à dessein le récit de
plusieurs voyages, la description des localités qui furent témoins de
son existence, et le détail des personnages secondaires qui y furent
mêlés Cela m'eût menée trop loin. J'ai hâte maintenant d'arriver aux
événements qui troublèrent si sérieusement notre quiétude, et qu'on
n'eût pas compris, si je ne me fusse astreinte à l'analyse du caractère
exceptionnel dont je surveillais le développement jour par jour.

       *       *       *       *       *




II


Je reprends mon récit à l'époque où Césarine atteignit sa majorité. Déjà
son père l'avait émancipée en quelque sorte en lui remettant la gouverne
et la jouissance de la fortune de sa mère, qui était assez considérable.

J'avais consacré déjà six ans à son éducation, et je peux dire que je ne
lui avais rien appris, car, en tout, son intelligence avait vite dépassé
mon enseignement. Quant à l'éducation morale, j'ignore encore si je dois
m'attribuer l'honneur ou porter la responsabilité du bien et du mal qui
étaient en elle. Le bien dépassait alors le mal, et j'eus quelquefois à
combattre, pour les lui faire distinguer l'un de l'autre. Peut-être au
fond se moquait-elle de moi en feignant d'être indécise, mais je ne
conseillerai jamais à personne de faire des théories absolues sur
l'influence qu'on peut avoir en fait d'enseignement.

Ce qu'il y a de certain, c'est qu'au bout de ces six années j'aimais
Césarine avec une sorte de passion maternelle, bien que je ne me fisse
aucune illusion sur le genre d'affection qu'elle me rendait. C'était
toute grâce, tout charme, toute séduction de sa part. C'était tout
dévouement, toute sollicitude, toute tendresse de la mienne, et il
semblait que ce fût pour le mieux, car notre amitié se complétait par ce
que chacune de nous y apportait.

Cependant le bonheur qui m'était donné par Césarine et par son père ne
remplissait pas tout le voeu de mon coeur. Il y avait une personne, une
seule, que je leur préférais, et dont la société constante m'eût été
plus douce que toute autre: je veux parler de mon neveu Paul Gilbert.
C'est pour lui que j'étais entrée chez les Dietrich, et s'il en eût
témoigné le moindre désir, je les eusse quittés pour mettre ma pauvreté
en commun avec la sienne, puisqu'il persistait, avec une invincible
énergie, à ne profiter en rien de mes bénéfices. Je n'aimais décidément
pas le monde, pas plus le groupe nombreux que Césarine appelait son
intimité que la foule brillante entassée à de certains jours dans ses
salons. Mes heures for tunées, je les passais dans mon appartement avec
deux ou trois vieux amis et mon Paul, quand il pouvait arracher une
heure à son travail acharné. Je le voyais donc moins que tous les
autres, c'était une grande privation pour moi, et souvent je lui parlais
de louer un petit entre-sol dans la maison voisine de sa librairie, afin
qu'il pût venir au moins dîner tous les jours avec moi.

Mais il refusait de rien changer encore à l'arrangement de nos
existences.

--Vous dîneriez bien mal avec moi, me disait-il, car j'ai quelquefois
cinq minutes pour manger ce qu'on me donne, et je n'ai jamais le temps
de savoir ce que c'est; je vois bien que c'est là ce qui vous désole, ma
bonne tante. Vous pensez que je me nourris mal, qu'il faudrait m'initier
aux avantages du pot-au-feu patriarcal, vous me forceriez de mettre une
heure à mes repas. Je suis encore loin du temps où cette heure de loisir
moral et de plénitude physique ne serait pas funeste à ma carrière. Je
ne peux pas perdre un instant, moi. Je ne rêve pas, j'agis. Je ne me
promène pas, je cours. Je ne fume pas, je ne cause pas; je ne songe pas,
même en dormant. Je dors vite, je m'éveille de même, et tous les jours
sont ainsi. J'arrive à mon but, qui est de gagner douze mille francs par
an; j'en gagne déjà quatre. À mesure que je serai mieux rétribué,
j'aurai un travail moins pénible et moins assujettissant. Ce n'est pas
juste, mais c'est la loi du travail: aux petits la peine.

--Et quand gagneras-tu cette grosse fortune de mille francs par mois?

--Dans une dizaine d'années.

--Et quand te reposeras-tu réellement?

--Jamais; pourquoi me reposerais-je? Le travail ne fatigue que les
lâches ou les sots.

--J'entends par repos la liberté de s'occuper selon les besoins de son
intelligence.

--Je suis servi à souhait: mon patron n'édite que des ouvrages sérieux.
J'ai tant lu chez lui que je ne suis plus un ignorant. Voyant que mes
connaissances lui sont utiles pour juger les ouvrages nouveaux qu'on
lui propose, il me permet de suivre des cours et d'être plus occupé de
sciences que de questions de boutique. Quand je surveille son magasin,
quand je fais ses commissions, quand je cours à l'imprimerie, quand je
corrige des épreuves, quand je fais son inventaire périodique, je suis
une machine, j'en conviens; mais ce sont mes conditions d'hygiène, et je
m'arrange toujours pour avoir un livre sous les yeux, quand une minute
de répit se présente. Comme le cher patron a pris la devise: _time is
money_, il met à ma disposition pour ses courses de bonnes voitures qui
vont vite, et en traversant Paris dans tous les sens avec une fiévreuse
activité j'ai appris les mathématiques et deux ou trois langues. Vous
voyez donc que je suis aussi heureux que possible, puisque je me
développe selon la nature de mes besoins.

Il n'y avait rien à objecter à ce jeune stoïque, j'étais fière de lui,
car il savait beaucoup, et, quand je le questionnais pour mon profit
personnel, j'étais ravie de la promptitude, de la clarté et même du
charme de ses résumés. Il savait se mettre à ma portée, choisir
heureusement les mots qui, par analogie, me révélaient la philosophie
des sciences abstraites; je le trouvais charmant en même temps
qu'admirable. J'étais éprise de son génie d'intuition, j'étais touchée
de sa modestie, vaincue par son courage; j'avais pour lui une sorte de
respect; mais j'étais inquiète malgré moi de la tension perpétuelle de
cet esprit insatiable dans sa curiosité.

Cette jeunesse austère m'effrayait. Sa figure sans beauté, mais
sympathique et distinguée au sortir de l'adolescence, s'était empreinte
dans l'âge viril d'une certaine rigidité douloureuse. Il était
impossible de savoir s'il éprouvait jamais la fatigue physique ou
morale. Il affirmait ne pas connaître la souffrance, et s'étonnait de
mes anxiétés. Il n'avait jamais éprouvé le désir ni senti le regret des
avantages quelconques dont sa destinée l'avait privé; esclave d'une
position précaire, il s'en faisait une liberté inaliénable en
l'acceptant comme la satisfaction de ses goûts et de ses instincts. Il
croyait suivre une vocation là où il ne subissait peut-être en réalité
qu'un servage.

M. Dietrich me questionnait souvent sur son compte, et je ne pouvais
dissimuler le fond de tristesse qui me revenait chaque fois que j'avais
à parler de ce cher enfant; mais peu à peu je dus m'abstenir de lui
exprimer mes angoisses secrètes, parce qu'alors M. Dietrich voulait
améliorer l'existence de Paul, et c'est à quoi Paul se refusait avec
tant de hauteur que je ne savais comment motiver son refus de
comparaître devant un protecteur quelconque.

Césarine ne s'y trompait pas, et elle était véritablement blessée de la
sauvagerie de mon neveu; elle l'attribuait à des préventions qu'il
aurait eues dès le principe contre son père ou contre elle-même. Elle
penchait vers la dernière opinion, et s'en irritait comme d'une offense
gratuite. Elle avait peine à me cacher l'espèce d'aversion enflammée
qu'elle éprouvait en se disant qu'un homme qui ne la connaissait pas du
tout,--car il n'avait jamais voulu se laisser présenter, et il
s'arrangeait pour ne jamais se rencontrer chez moi avec elle,--pouvait
songer à protester de gaieté de coeur contre son mérite.

--C'est donc pour faire le contraire de tout le monde, disait-elle, car,
que je sois quelque chose ou rien, tout ce qui m'approche est content de
moi, me trouve aimable et bonne, et prétend que je ne suis pas un esprit
vulgaire. Je ne demande de louanges et d'hommages à personne, mais
l'hostilité de parti pris me révolte. Tout ce que je peux faire pour
toi, c'est de croire que ton neveu pose l'originalité, ou qu'il est un
peu fou.

Je voyais croître son dépit, et elle en vint à me faire entendre que
j'avais dû, dans quelque mouvement d'humeur, dire du mal d'elle à mon
neveu. Je ne pus répondre qu'en riant de la supposition.

--Tu sais bien, lui dis-je, que je n'ai pas de mouvements d'humeur, et
que je ne peux jamais être tentée de dire du mal de ceux que j'aime. Le
refus de Paul à toutes vos invitations tient à des causes beaucoup moins
graves, mais que tu auras peut-être quelque peine à comprendre. D'abord
il est comme moi, il n'aime pas le monde.

--Cela, reprit-elle, tu n'en sais rien, et il ne peut pas le savoir,
puisqu'il n'y a jamais mis le pied.

--Raison de plus pour qu'il ait de la répugnance à s'y montrer. Il n'est
pas tellement sauvage qu'il ne sache qu'il y faut apporter une certaine
tenue de convention, manières, toilette et langage. Il n'a pas appris
le vocabulaire des salons, il ne sait pas même comment on salue telle ou
telle personne.

--Si fait, il a dû apprendre cela dans sa librairie et dans ses visites
aux savants. Tu ne me feras pas croire qu'il soit grossier et de
manières choquantes Sa figure n'annonce pas cela. Il y a autre chose.

--Non! la chose principale, je te l'ai dite: c'est la toilette. Paul ne
peut pas s'équiper de la tête aux pieds en homme du monde sans s'imposer
des privations.

--Et tu ne peux même pas lui faire accepter un habit noir et une cravate
blanche?

--Je ne pourrais pas lui faire accepter une épingle, fût-elle de cuivre,
et puis le temps lui manque, puisque c'est tout au plus si je le vois
une heure par semaine.

--Il se moque de toi! Je parie bien qu'il fait des folies tout comme un
autre. Le marquis de Rivonnière n'est pas empêché d'en faire par sa
passion pour moi, et ton neveu n'est pas toujours plongé dans la
science.

--Il l'est toujours au contraire, et il ne fait pas de folies, j'en suis
certaine.

--Alors c'est un saint,... à moins que ce ne soit un petit cuistre,
trop content de lui-même pour qu'on doive prendre la peine de s'occuper
de lui.

Cette parole aigre me blessa un peu, malgré les caresses et les excuses
de Césarine pour me la faire oublier. L'amour-propre s'en mêla, et je
résolus de montrer à la famille Dietrich que mon neveu n'était pas un
cuistre. C'est ici que se place dans ma vie une faute énorme, produite
par un instant de petitesse d'esprit.

On préparait une grande fête pour le vingt et unième anniversaire de
Césarine. Ce jour-là, dès le matin, son père, outre la pleine possession
de son héritage maternel, lui constituait un revenu pris sur ses biens
propres, et la dotait pour ainsi dire, bien qu'elle ne voulût point
encore faire choix d'un mari. Elle avait montré une telle aversion pour
la dépendance dans les détails matériels de la vie, jusqu'à se priver
souvent de ce qu'elle désirait plutôt que d'avoir à le demander, que M.
Dietrich avait rompu de son propre mouvement ce dernier lien de
soumission filiale. Césarine en était donc venue à ses fins, qui étaient
de l'enchaîner et de lui faire aimer sa chaîne. Il était désormais, ce
père prévenu, ce raisonneur rigide, le plus fervent, le plus empressé de
ses sujets.

Elle accepta ses dons avec sa grâce accoutumée Elle n'était pas cupide,
elle traitait l'argent comme un agent aveugle qu'on brutalise parce
qu'il n'obéit jamais assez vite. Elle fut plus sensible à un magnifique
écrin qu'aux titres qui l'accompagnaient. Elle fit cent projets de
plaisir prochain, d'indépendance immédiate, pas un seul de mariage et
d'avenir. M. Dietrich se trouvait si bien du bonheur qu'il lui donnait
qu'il ne désirait plus la voir mariée.

Le soir, il y eut grand bal, et Paul consentit à y paraître. J'obtins de
lui ce sacrifice en lui disant qu'on imputait à quelque secret
mécontentement de ma part, que je lui aurais confié, l'éloignement
qu'il montrait pour la maison Dietrich. Cet éloignement n'existait pas,
les raisons que j'avais données à Césarine étaient vraies. Il y en avait
d'autres que j'ignorais, mais qui étalent complètement étrangères aux
suppositions de mon élève. La difficulté de se procurer une toilette fut
bientôt levée; l'ami de Paul, ta jeune Latour, qui était de sa taille,
l'équipa lui-même de la tête aux pieds. L'absence totale de prétentions
fit qu'il endossa et porta ce costume, nouveau pour lui, avec beaucoup
d'aisance. Il se présenta sans gaucherie; s'il manquait d'usage, il
avait assez de tact et de pénétration pour qu'il n'y parût pas, MM.
Dietrich le trouvèrent fort bien et m'en firent compliment après
quelques paroles échangées avec lui. Je savais que leur bienveillance
pour moi les eût fait parler ainsi, quelle qu'eut été l'attitude de
Paul; mais Césarine, plus prévenue, était plus difficile à satisfaire,
et je ne sais qu'elle fatalité me poussait à vaincre cette prévention.

Elle était rayonnante de parure et de beauté lorsque, traversant le bal,
suivie et comme acclamée par son cortège d'amis, de serviteurs et de
prétendants, elle se trouva vis-à-vis de Paul, que je dirigeais vers
elle pour qu'il pût la saluer. Paul n'était pas sans quelque curiosité
de voir de près et dans tout son éclat «cet astre tant vanté,» c'est
ainsi qu'il me paît lait de mademoiselle Dietrich; mais c'était une
curiosité toute philosophique et aussi désintéressée que s'il se fût agi
d'étudier un manuscrit précieux ou un problème d'archéologie. Ce
sentiment placide et ferme se lisait dans ses yeux brillants et froids.
Je vis dans ceux de Césarine quelque chose d'audacieux comme un défi, et
ce regard m'effraya. Dès que Paul l'eut saluée, je le tirai par le bras
et l'éloignai d'elle. J'eus comme un rapide pressentiment des suites
fatales que pourrait avoir mon imprudence; je fus sur le point de lui
dire:

--C'est assez, va-t'en maintenant.

Mais dans la foule qui se pressait autour de la souveraine, je fus vite
séparée de Paul, et, comme j'étais la maîtresse agissante de la maison,
chargée de toutes les personnes insignifiantes dont mademoiselle
Dietrich ne daignait pas s'occuper, je perdis de vue mon neveu pendant
une heure. Tout à coup, comme je traversais, pour aller donner des
ordres, une petite galerie si remplie de fleurs et d'arbustes qu'on en
avait fait une allée touffue et presque sombre, je vis Césarine et Paul
seuls dans ce coin de solitude, assis et comme cachés sous une faïence
monumentale d'où s'échappaient et rayonnaient les branches fleuries d'un
mimosa splendide. Il y avait là un sofa circulaire. Césarine s'éventait
comme une personne que la chaleur avait forcée de chercher un refuge
contre la foule. Paul faisait la figure d'un homme qui a été ressaisi
par hasard au moment de s'évader.

--Ah! tu arrives au bon moment, s'écria Césarine en me voyant approcher.
Nous parlions de toi, assieds-toi là; autrement tous mes jaloux vont
accourir et me faire un mauvais parti en me trouvant tête à tête avec
monsieur ton neveu. Figure-toi, ma chérie, qu'il jure sur son honneur
que je lui suis parfaitement indifférente, vu qu'il ne me connaît pas.
Or la chose est impossible. Tu n'as pas consacré six ans de ta vie à me
servir de soeur et de mère sans lui avoir jamais parlé de moi, comme tu
m'as parlé de lui. Je le connais, moi; je le connais parfaitement par
tout ce que tu m'as dit de ses occupations, de son caractère, de sa
santé, de tout ce qui t'intéressait en lui. Je pourrais dire combien de
rhumes il a toussés, combien de livres il a dévorés, combien de prix il
a conquis au collège, combien de vertus il possède....

--Mais, interrompit gaiement mon neveu, vous ne sauriez dire combien de
mensonges j'ai faite à ma tante pour avoir des friandises quand j'étais
enrhumé, ou pour lui donner une haute opinion de moi quand je passais
mes examens. Moi, je ne saurais dire combien d'illusions d'amour
maternel se sont glissées dans le panégyrique qu'elle me faisait de sa
brillante élève. Il est donc probable que vous ne me faites pas plus
l'honneur de me connaître que je n'ai celui de vous apprécier.

--Vous n'êtes pas galant, vous! reprit Césarine d'un ton dégagé.

--Cela est bien certain, répondit-il d'un ton incisif. Je ne suis pas
plus galant qu'un des meubles ou une des statues de votre palais de
fées. Mon rôle est comme le leur, de me tenir à la place où l'on m'a mis
et de n'avoir aucune opinion sur les choses et les personnes que je suis
censé voir passer.

--Et que vous ne voyez réellement pas?

--Et que je ne vois réellement pas.

--Tant vous êtes ébloui?

--Tant je suis myope.

Césarine se leva avec un mouvement de colère qu'elle ne chercha pas à
dissimuler. C'était le premier que j'eusse vu éclater en elle, et il me
causa une sorte de vertige qui m'empêcha de trouver une parole pour
sauver, comme on dit, la situation.

--Ma chère amie, dit-elle en me reprenant brusquement son éventail, que
je tenais machinalement, je trouve ton neveu très-spirituel; mais c'est
un méchant coeur. Dieu m'est témoin qu'en lui donnant rendez-vous sous
ce mimosa, je venais à lui comme une soeur vient au frère dont elle ne
connaît pas encore les traits; je voyais en lui ton fils adoptif comme
je suis ta fille adoptive. Nous avions fait, chacun de son côté, le
voyage de la vie et acquis déjà une certaine expérience dont nous
pouvions amicalement causer. Tu vois comme il m'a reçue. J'ai fait tous
les frais, je te devais cela; mais à présent tu permets que j'y renonce;
son aversion pour moi est une chose tellement inique que je me dois à
moi-même de ne m'en plus soucier.

Je voulus répondre; Paul me serra le bras si fort pour m'en empêcher que
je ne pus retenir un cri.

Césarine s'en aperçut et sourit avec une expression de dédain qui
ressemblait à la haine. Elle s'éloigna. Paul me retenait toujours.

--Laissez-la, ma tante, laissez-la s'en aller, me dit-il dès qu'elle fut
sortie du bosquet.

Et reprenant avec moi, sous le coup de l'émotion, le tutoiement de son
enfance:

--Je te jure, s'écria-t-il, que cette fille est insensée ou méchante.
Elle est habituée à tout dominer, elle veut mettre son pied mignon sur
toutes les têtes!

--Non, lui dis-je, elle est bonne. C'est une enfant gâtée, un peu
coquette, voilà tout. Qu'est-ce que cela te fait?

--C'est vrai, ma tante, qu'est-ce que cela me fait?

--Pourquoi trembles-tu?

--Je ne sais pas. Est-ce que je tremble?

--Tu es aussi en colère qu'elle. Voyons, que s'est-il passé? que te
disait-elle quand je suis arrivée? T'avait-elle donné réellement
rendez-vous ici?

--Oui, un domestique m'avait remis, au moment où j'allais me retirer,
car je ne compte point passer la nuit au bal, un petit carré de
papier.... L'ai-je perdu?... Non, le voici; regarde: «Dans la petite
galerie arrangée en bosquet, au pied du plus grand vase, sous le plus
grand arbuste, tout de suite.» Est-ce toi, marraine, qui as écrit cela?

--Nullement, mais on peut s'y tromper. Césarine avait une mauvaise
écriture quand je suis entrée dans la maison. Elle a trouvé la mienne à
son gré, et l'a si longtemps copiée qu'elle en est venue à l'imiter
complètement.

--Alors c'est bien elle qui me donnait ce rendez-vous, ou, pour mieux
dire, cette sommation de comparaître à sa barre. Moi, j'ai été dupe,
j'ai cru que tu avais quelque chose d'important et de pressé à me dire.
J'ai jeté là mon par-dessus que je tenais déjà, je suis accouru. Elle
était assise sur ce divan, lançant les éclairs de son éventail dans
l'ombre bleue de ce feuillage. Je n'ai pas la vue longue, je ne l'ai
reconnue que quand elle m'a fait signe de m'asseoir auprès d'elle, tout
au fond de ce cintre, en me disant d'un ton dégagé:

--Si on vient, vous passerez par ici, moi par là; ce n'est pas l'usage
qu'une jeune fille se ménage ainsi un tête-à-tête avec un jeune homme,
et on me blâmerait. Moi, je ne me blâme pas, cela me suffit.
Écoutez-moi; je sais que vous ne m'aimez pas, et je veux votre amitié.
Je ne m'en irai que quand vous me l'aurez donnée.

Étourdi de ce début, mais ne croyant pas encore à une coquetterie si
audacieuse, j'ai répondu que je ne pouvais aimer une personne sans la
connaître, et que, ne pouvant pas la connaître, je ne pouvais pas
l'aimer.

--Et pourquoi ne pouvez-vous pas me connaître?

--Parce que je n'en ai pas le temps.

--Vous croyez donc que ce serait bien long?

--C'est probable. Je ne sais rien du milieu qu'on appelle le monde. Je
n'en comprends ni la langue, ni la pantomime, ni le silence.

--Alors vous ne voyez en moi que la femme du monde?

--N'est-ce pas dans le monde que je vous vois?

--Pourquoi n'avez-vous jamais voulu me voir en famille?

--Ma tante a dû vous le dire; je n'ai pas de loisirs.

--Vous en trouves pourtant pour causer avec des gens graves. Il y a ici
des savants. Je leur ai demandé s'ils vous connaissaient, ils m'ont dit
que vous étiez un jeune homme très-fort....

--En thème?

--En tout.

--Et vous avez voulu vous en assurer?

--Ceci veut être méchant. Vous ne m'en croyez pas capable?...

--C'est parce que je vous en crois très-capable que mon petit orgueil se
refuse à l'examen.

Elle n'a pas répondu, ajouta Paul, et, reprenant ce jeu d'éventail que
je trouve agaçant comme un écureuil tournant dans une cage, elle s'est
écriée tout d'un coup:

--Savez-vous, monsieur, que vous me faites beaucoup de mal?

Je me suis levé tout effrayé, me demandant si mon pied n'avait pas
heurté le sien.

--Vous ne me comprenez pas, a-t-elle dit en me faisant rasseoir. Je suis
nourrie d'idées généreuses. On m'a enseigné la bienveillance comme une
vertu soeur de la charité chrétienne, et je me trouve, pour la première
fois de ma vie, en face d'une personne dénigrante, visiblement prévenue
contre moi. Toute injustice me révolte et me froisse. Je veux savoir la
cause de votre aversion.

J'ai on vain protesté en termes polis de ma complète indifférence, elle
m'a répondu par des sophismes étranges. Ah! ma tante, tu ne m'as jamais
dit la vérité sur le compte de ton élève. Droite et simple comme je te
connais, cette jeune _perverse_ a dû te faire souffrir le martyre, car
elle est perverse, je t'assure; je ne peux pas trouver d'autre mot. Il
m'est impossible de te redire notre conversation, cela est encore confus
dans ma tête comme un rêve extravagant; mais je suis sur qu'elle m'a dit
que je l'aimais d'amour, que ma méfiance d'elle n'était que de la
jalousie. Et, comme je me défendais d'avoir gardé le souvenir de sa
figure, elle a prétendu que je mentais et que je pouvais bien lui avouer
la vérité, vu qu'elle ne s'en offenserait pas, sachant, disait-elle,
qu'entre personnes de notre âge, l'amitié chez l'homme commençait
inévitablement, fatalement, par l'amour pour la femme.

J'ai demandé, un peu brutalement peut-être, si cette fatalité était
réciproque.

--Heureusement non, a-t-elle répondu d'un ton moqueur jusqu'à
l'amertume, que contredisait un regard destiné sans doute à me
transpercer.

Alors, comprenant que je n'avais pas affaire à une petite folle, mais à
une grande coquette, je lui ai dit:

--Mademoiselle Dietrich, vous êtes trop forte pour moi, vous admettez
qu'une jeune fille pure permette le désir aux hommes sans cesser d'être
pure; c'est sans doute la morale de ce monde que je ne connais pas...
et que je ne connaîtrai jamais, car, grâce à vous, je vois que j'y
serais fort déplacé et m'y déplairais souverainement.

Si je n'ai pas dit ces mots-là, j'ai dit quelque chose d'analogue et
d'assez clair pour provoquer l'accès de fureur où elle entrait quand tu
es venue nous surprendre. Et maintenant, ma tante, direz-vous que c'est
là une enfant gâtée un peu coquette? Je dis, moi, que c'est une femme
déjà corrompue et très-dangereuse pour un homme qui ne serait pas sur
ses gardes; elle a cru que j'étais cet homme-là, elle s'est trompée. Je
ne la connaissais pas, elle m'était indifférente; à présent elle
pourrait m'interroger encore, je lui répondrais tout franchement qu'elle
m'est antipathique.

--C'est pourquoi, mon cher enfant, il ne faut plus t'exposer à être
interrogé. Tu vas te retirer, et, quand tu viendras me voir, tu sonneras
trois fois à la petite grille du jardin. J'irai t'ouvrir moi-même, et à
nous deux nous saurons faire face à l'ennemi, s'il se présente. Je vois
que Césarine t'a fait peur; moi, je la connais, je sais que toute
résistance l'irrite, et que, pour la vaincre, elle est capable de
beaucoup d'obstination. Telle qu'elle est, je l'aime, vois-tu! On ne
s'occupe pas d'un enfant durant des années sans s'attacher à lui, quel
qu'il soit. Je sais ses défauts et ses qualités. J'ai eu tort de
t'amener chez elle, puisque le résultat est d'augmenter ton éloignement
pour elle, et qu'il y a de sa faute dans ce résultat. Je te demande, par
affection pour moi, de n'y plus songer et d'oublier cette absurde
soirée comme si tu l'avais rêvée. Est-ce que cela te semble difficile?

--Nullement, ma tante, il me semble que c'est déjà fait.

--Je n'ai pas besoin de te dire que tu dois aussi à mon affection pour
Césarine de ne jamais raconter à personne l'aventure ridicule de ce
soir.

--Je le sais, ma tante, je ne suis ni fat, ni bavard, et je sais fort
bien que le ridicule serait pour moi. Je m'en vais et ne vous reverrai
pas de quelques jours, de quelques semaines peut-être: mon patron
m'envoie en Allemagne pour ses affaires, et ceci arrive fort à propos.

--Pour Césarine peut-être, elle aura le temps de se pardonner à
elle-même et d'oublier sa faute. Quant à toi, je présume que tu n'as pas
besoin de temps pour te remettra d'une si puérile émotion?

--Marraine, je vous entends, je vous devine; vous m'avez trouvé trop
ému, et au fond cela vous inquiète.... Je ne veux pas vous quitter sans
vous rassurer, bien que l'explication soit délicate. Ni mon esprit, ni
mon coeur n'ont été troublés par le langage de mademoiselle Dietrich. Au
contraire mon coeur et mon esprit repoussent ce caractère de femme. Il y
a plus, mes yeux ne sont pas épris du type de beauté qui est
l'expression d'un pareil caractère. En un mot, mademoiselle Dietrich ne
me plaît même pas; mais, belle ou non, une femme qui s'offre, même quand
c'est pour tromper et railler, jette le trouble dans les sens d'un homme
de mon âge. On peut manier la braise de l'amour sans se laisser
incendier, mais on se brûle le bout des doigts. Cela irrite et fait mal.
Donc, je l'avoue, j'ai eu la colore de l'homme piqué par une guêpe.
Voilà tout. Je ne craindrais pas un nouvel assaut; mais se battre contre
un tel ennemi est si puéril que je ne m'exposerai pas à une nouvelle
piqûre. Je dois respecter la guêpe à cause de vous; je ne puis
l'écraser. Cette bataille à coups d'éventail me ferait faire la figure
d'un sot. Je ne désire pas la renouveler; mon indignation est passée. Je
m'en vais tranquille, comme vous voyez. Dormez tranquille aussi; je vous
jure bien que mademoiselle Dietrich ne fera pas le malheur de ma vie, et
que dans deux heures, en corrigeant mes épreuves, je ne me tromperai pas
d'une virgule.

Je le voyais calme en effet; nous nous séparâmes.

Quand je rentrai dans le bal, Césarine dansait avec le marquis de
Rivonnière et paraissait fort gaie.

Le lendemain, elle vint me trouver chez moi.

--Sais-tu la nouvelle du bal? me dit-elle. On a trouvé mauvais que je
fusse couverte de diamants. Tous les hommes m'ont dit que je n'en avais
pas encore assez, puisque cela me va si bien; mais toutes les femmes ont
boudé parce que j'en avais plus qu'elles, et mes bonnes amies m'ont dit
d'un air de tendre sollicitude que j'avais tort, étant une demoiselle,
d'afficher un luxe de femme. J'ai répondu ce que j'avais résolu de
répondre:

«Je suis majeure d'aujourd'hui, et je ne suis pas encore sûre de vouloir
jamais me marier. J'ai des diamants qui attendent peut-être en vain le
jour de mes noces et qui s'ennuient de briller dans une armoire. Je leur
donne la volée aujourd'hui, puisque c'est fête, et, s'ils
m'enlaidissent, je les remettrai en prison. Trouvez-vous qu'ils
m'enlaidissent?»

Cette question m'a fait recueillir des compliments en pluie; mais de la
part de mes bonnes amies c'était de la pluie glacée. Dès lors j'ai vu
que mon triomphe était complet, et mes écrins ne seront pas mis en
pénitence.

--J'aurais cru, lui dis-je, que vous auriez quelque chose de plus
sérieux à me raconter.

--Non, ceci est ce qu'il y a eu de plus sérieux dans mon anniversaire.

--Pas selon moi. Le rendez-vous donné à mon neveu est une plaisanterie,
je le sais, mais elle est blâmable, et vous m'en voyez fort mécontente.

Césarine n'était pas habituée aux reproches sous cette forme directe,
toute la préoccupation de sa vie étant de faire à sa tête sans laisser
de prétexte au blâme. Elle fut comme stupéfaite et fixa sur moi ses
grands yeux bleus sans trouver une parole pour confondre mon audace.

--Ma chère enfant, lui dis-je, ce n'est pas votre institutrice qui vous
parle, je ne le suis plus. Vous voilà maîtresse de vous-même, émancipée
de toute contrainte, et, comme votre père a dû vous dire que désormais
je n'accepterais plus d'honoraires pour une éducation terminée, il n'y a
plus entre vous et moi que les liens de l'amitié.

--Ta vas me quitter! s'écria-t-elle en se Jetant à genoux devant moi
avec un mouvement si spontané et si désolé que j'en fus troublée; mais
je craignis que ce ne fût un de ces petits drames qu'elle jouait avec
conviction, sauf à en rire une heure après.

--Je ne compte pas vous quitter pour cela, repris-je, à moins que....

Elle m'interrompit: Tu me dis _vous_, tu ne m'aimes plus! Si tu me dis
_vous_, je n'écoute plus rien, je vais pleurer dans ma chambre.

--Eh bien! je ne te quitterai pas, à moins que tu ne m'y forces en te
jouant de mes devoirs et de mes affections.

--Comment la pensée pourrait-elle m'en venir?

--Je te l'ai dit, ce n'est pas l'institutrice, ce n'est même pas l'amie
qui se plaint de toi, c'est la tante de Paul Gilbert; me comprends-tu
maintenant?

--Ah! mon Dieu! ton neveu.... Pourquoi? qu'y a-t-il? Est-ce que, sans le
vouloir, je l'aurais rendu amoureux de moi?

--Tu le voudrais bien, répondis-je, blessée de la joie secrète que
trahissait son sourire: ce serait une vengeance de son insubordination;
mais il ne te fera pas goûter ce plaisir des dieux. Il n'est pas et ne
sera jamais épris de toi. Tu as perdu ta peine; on perd de son prestige
en perdant de sa dignité.

--C'est là ce qu'il t'a dit?

--En ne me défendant pas de te le redire.

--L'imprudent! s'écria-t-elle avec un éclat de rire vraiment terrible.

--Oui, oui, repris-je, j'entends fort bien la menace, et je te connais
plus que tu ne penses, mon enfant; tu crois m'avoir tellement séduite
que je ne puisse plus voir que les beaux côtés de ton caractère; mais je
suis femme, et j'ai aussi ma finesse. Je t'aime pour tes grandes
qualités, mais je vois les grands défauts, je devrais dire le grand
défaut, car il n'y en a qu'un; mais il est effroyable....

--L'orgueil n'est-ce pas?

--Oui, et je ne m'endors pas sur le danger. C'est une lutte à mort que
tu entreprends contre ce chétif révolté que tu crois incapable de
résistance. Tu te trompes, il résistera. Il a une force que tu n'as pas:
la sagesse de la modestie.

--Tout le contraire du délire de l'orgueil? Eh bien! si j'étais aussi
effroyable que tu le dis, tu allumerais le feu de ma volonté en me
montrant quelqu'un de plus fort que moi, tu me riverais au désir de sa
perte; mais rassure-toi, Pauline, je ne suis pas le grand personnage de
drame ou de roman que tu crois. Je suis une femme frivole et sérieuse;
j'aime le pour et le contre. La vengeance me plairait bien, mais le
pardon me plaît aussi, et, du moment que tu me demandes grâce pour ton
neveu je te promets de ne plus le taquiner.

--Je ne te demande pas de grâce, c'est à moi de t'accorder la tienne
pour ce méchant jeu qui n'a pas réussi, mais qui voulait réussir, sauf à
faire mon malheur en faisant celui de l'être que j'aime le mieux au
monde. Pour cette faute préméditée, lâche par conséquent, je ne te
pardonnerai que si tu te repens.

Je n'avais jamais parlé ainsi à Césarine, elle fut brisée par ma
sévérité; je la vis pâlir de chagrin, de honte et de dépit. Elle essaya
encore de lutter.

--Voilà des paroles bien dures, dit-elle avec effort, car ses lèvres
tremblaient, et ses paroles étaient comme bégayées; je ne reçois pas
d'ordres, tu le sais, et je me regarde comme dégagée de tout devoir
quand on veut m'en faire une loi.

--Je t'en ferai au moins une condition: si tu ne me donnes pas ta parole
d'honneur de renoncer à ton méchant dessein, je sors d'ici à l'instant
menu pour n'y rentrer jamais.

Elle fondit en larmes.

--Je vois ce que c'est, s'écria-t-elle; tu cherches un prétexte pour
t'en aller. Tu n'as plus ni indulgence ni tendresse pour moi. Tu fais
tout ce que tu peux pour m'irriter, afin que je m'oublie, que je te dise
une mauvaise parole, et que tu puisses te dire offensée. Eh bien! voici
tout ce que je te dirai:

» Tu es cruelle et tu me brises le coeur. C'est l'ouvrage de M. Paul; il
ne m'a pas comprise, il est mon ennemi, il m'a calomniée auprès de toi.
Il était jaloux de ton affection, il la voulait pour lui seul. Le voilà
content, puisqu'il me l'a fait perdre. Alors, puisque c'est ainsi,
écoute ma justification et retire ta malédiction. Ton Paul n'était pas
un jouet pour moi, je voulais sérieusement son amitié. Tout en la lui
demandant, je sentais la mienne éclore si vive, si soudaine, que c'était
peut-être de l'amour!

--Tais-toi, m'écriai-je, tu mens, et cela est pire que tout!

--Depuis quand, répliqua-t-elle en se levant avec une sorte de majesté,
me croyez-vous capable de descendre au mensonge? Vous voulez tout
savoir: sachez tout! J'aime Paul Gilbert, et je veux l'épouser.

--Miséricorde! m'écriai-je; voici bien une autre idée! Assez, ma pauvre
enfant! ne devenez pas folle pour vous justifier d'être coupable.

--Qu'est-ce que mon idée a donc de si étrange et de si délirant? ne
suis-je pas en âge de savoir ce que je pense et ne suis-je pas libre
d'aimer qui me plaît? Tenez, vous allez voir!

Et elle s'élança vers son père, qui venait nous chercher pour nous faire
faire le tour du lac.

--Écoute, mon père chéri, lui dit-elle en lui jetant ses bras autour du
cou; il ne s'agit pas de me promener, il s'agit de me marier. Y
consens-tu?

--Oui, si tu aimes quelqu'un, répondit-il sans hésite.

--J'aime quelqu'un.

--Ah! le marquis....

--Pas du tout, il n'est pas marquis, celui qui me plaît. Il n'a pas de
titre; ça t'est bien égal?

--Parfaitement.

--Et il n'est pas riche, il n'a rien. Ça ne te fait rien non plus?

--Rien du tout; mais alors je le veux pur, intelligent, laborieux, homme
de mérite réel et sérieux en un mot.

--Il est tout cela.

--Jeune?

--Vingt-trois ou vingt-quatre ans.

--C'est trop jeune, c'est un enfant!

J'empêchai Césarine de répliquer.

--C'est un enfant, répondis-je, et par conséquent ce ne peut être qu'un
brave garçon dont le mérite n'a pas porté ses fruits. N'écoutez pas
Césarine, elle est folle ce matin. Elle vient d'improviser le plus
insensé, le plus invraisemblable et le plus impossible des caprices.
Elle met le comble à sa folie en vous le disant devant moi. C'est un
manque d'égards, un manque de respect envers moi, et vous m'en voyez
beaucoup plus offensée que vous ne pourriez l'être.

M. Dietrich, stupéfait de la dureté de mon langage, me regardait avec
ses beaux yeux pénétrants. Il vint à moi, et, me baisant la main:

--Je devine de qui il s'agit, me dit-il; Césarine le connaît donc?

--Elle lui a parlé hier pour la première fois.

--Alors elle ne peut pas l'aimer! et lui?...

--Il me déteste, répondit Césarine.

--Ah! très-bien, dit M. Dietrich en souriant; c'est pour cela! Eh bien!
ma pauvre enfant, tâche de te faire aimer; mais je t'avertis d'une
chose, c'est qu'il faudra l'épouser, car je ne te laisserai pas imposer
à un autre le postulat illusoire de M. de Rivonnière. Je me suis aperçu
hier au bal du ridicule de sa situation. Tout le monde se le montrait en
souriant; il passait pour un niais; tu passes certainement pour une
railleuse, et de là à passer pour une coquette il n'y a qu'un pas.

--Eh bien! mon père, je ne passerai pas pour une coquette, j'épouserai
celui que je choisis.

--Y consentez-vous, mademoiselle de Nermont? dit M. Dietrich.

--Non, monsieur, répondis-je, je m'y oppose formellement, et, si nous en
sommes là, au nom de mon neveu, je refuse.

--Tu ne peux pas refuser en son nom, puisqu'il ne sait rien, s'écria
Césarine; tu n'as pas le droit de disposer de son avenir sans le
consulter.

--Je ne le consulterai pas, parce qu'il doit ignorer que vous êtes
folle.

--Tu aimes mieux qu'il me croie coquette? Il pourrait m'adorer, et tu
veux qu'il me méprise? C'est toi, ma Pauline, qui deviens folle. Écoute,
papa, j'ai fait une mauvaise action hier, c'est la première de ma vie,
il faut que ce soit la dernière. J'ai voulu punir M. Paul de ses dédains
pour nous, pour moi particulièrement. Je lui ai fait des avances avec
l'intention de le désespérer quand je l'aurais amené à mes pieds. C'est
très-mal, je le sais, j'en suis punie; je me suis brûlée à la flamme que
je voulais allumer, j'ai senti l'amour me mordre le coeur jusqu'au sang,
et si je n'épouse pas cet homme-là, je n'aimerai plus jamais, je
resterai fille.

--Tu resteras fille, tu épouseras, tu feras tout ce que tu voudras,
excepté de te compromettre! Voyons, mademoiselle de Nermont, pourquoi
vous opposeriez vous à ce mariage, si l'intention de Césarine devenait
sérieuse? Cela pourrait arriver, et quant à moi je ne pense pas qu'elle
pût faire un meilleur choix. M. Gilbert est jeune, mais je retire mon
mot, il n'est point un enfant. Sa fière attitude vis-à-vis de nous, ses
lettres que vous m'avez montrées, son courage au travail, l'espèce de
stoïcisme qui le distingue, enfin les renseignements très-sérieux et
venant de haut que, sans les chercher, j'ai recueillis hier sur son
compte, voilà bien des considérations, sans parler de sa famille, qui
est respectable et distinguée, sans parler d'une chose qui a pourtant un
très-grand poids dans mon esprit, sa parenté avec vous, les conseils
qu'il a reçus de vous. Pour refuser aussi nettement que vous venez de le
faire, il faut qu'il y ait une raison majeure. Il ne vous plaît
peut-être pas de me la dire devant ma fille, vous me la direz, à moi....

--Tout de suite, s'écria Césarine en sortant avec impétuosité.

--Oui, tout de suite, reprit M. Dietrich en refermant la porte derrière
elle. Avec Césarine, il ne faut laisser couver aucune étincelle sous la
cendre. Craignez-vous d'être accusée d'ambition et de savoir-faire?

--Oui, monsieur, il y a cela d'abord.

--Vous êtes au-dessus....

--On n'est au-dessus de rien dans ce monde. Qui me connaît assez pour me
disculper de toute préméditation, de toute intrigue? Fort peu de gens;
je suis dans une position trop secondaire pour avoir beaucoup de vrais
amis. La faveur de mon neveu ferait beaucoup de jaloux. Ni lui ni moi
n'accepterions, sans une mortelle souffrance, les commentaires
malveillants de votre entourage, et votre entourage, c'est tout Paris,
c'est toute la France. Non, non, notre réputation nous est trop chère
pour la compromettre ainsi!

--Si notre entourage s'étend si loin, il nous sera facile de faire
connaître la vérité, et soyez sûre qu'elle est déjà connue. Aucune des
nombreuses personnes qui vous ont vue ici n'élèvera le moindre doute sur
la noblesse de votre caractère. Quant à M. Paul, il ferait des jaloux
certainement, mais qui n'en ferait pas en épousant Césarine? Si l'on
s'arrête à cette crainte, on en viendra à se priver de toute puissance,
de tout succès, de tout bonheur. Voilà donc, selon moi, un obstacle
chimérique qu'il nous faudrait mettre sous nos pieds. Dites-moi les
autres motifs de votre épouvante.

--Il n'y en a plus qu'un, mais vous en reconnaîtrez la gravité. Le
caractère de votre fille et celui de mon neveu sont incompatibles.
Césarine n'a qu'une pensée: faire que tout lui cède. Paul n'en a qu'une
aussi: ne céder à personne.

--Cela est grave en effet; mais qui sait si ce contraste ne ferait pas
le bonheur de l'un et de l'autre? Césarine vaincue par l'amour, forcée
de respecter son mari et l'acceptant pour son égal, rentrerait dans le
vrai, et ne nous effrayerait plus par l'abus de son indépendance, Paul,
adouci par le bonheur, apprendrait à céder à la tendresse et à y croire.

--En supposant que ce résultat pût jamais être obtenu, que de luttes
entre eux, que de déchirements, que de catastrophes peut-être! Non,
monsieur Dietrich, n'essayons pas de rapprocher ces deux extrêmes. Ayez
peur pour votre enfant comme j'aurais peur pour le mien. Les grandes
tentatives peuvent être bonnes dans les cas désespérés; mais ici vous
n'avez affaire qu'à une fantaisie spontanée. Il y a une heure, si
j'eusse demandé à Césarine d'épouser Paul, elle se serait étouffée de
rire. C'est devant mes reproches que, se sentant coupable, elle a
imaginé cette passion subite pour se justifier. Dans une heure, allez
lui dire que vous ne consentez pas plus que moi; vous la soulagerez,
j'en réponds, d'une grande perplexité.

--Ce que vous dites là est fort probable; je la verrai tantôt.
Laissons-lui le temps de s'effrayer de son coup de tête. Je suis en tout
de votre avis, mademoiselle de Nermont, excepté en ce qui touche votre
fierté. S'il n'y avait pas d'autre obstacle, je travaillerais à la
vaincre. Je suis l'homme de mes principes, je trouve équitable et noble
d'allier la pauvreté à la richesse quand cette pauvreté est digne
d'estime et de respect; je tiens donc la pauvreté pour une vertu de
premier ordre de M. Paul Gilbert. Sachez qu'en l'invitant à venir chez
moi je m'étais dit qu'il pourrait bien convenir à ma fille, et que je ne
m'en étais point alarmé.

Quand M. Dietrich m'eut quittée, je me sentis bouleversée et obsédée
d'indécisions et de scrupules. Avais-je en effet le droit de fermer à
Paul un avenir si brillant, une fortune tellement inespérée? Ma
tendresse de mère reprenant le dessus, je me trouvais aussi cruelle
envers lui que lui-même. Cet enfant, dont le stoïcisme me causait tant
de soucis, je pouvais en faire un homme libre, puissant, heureux
peut-être; car qui sait si mademoiselle Dietrich ne serait pas guérie de
son orgueil par le miracle de l'amour? J'étais toute tremblante, comme
une personne qui verrait un paradis terrestre de l'autre côté d'un
précipice, et qui n'aurait besoin que d'un instant de courage pour le
franchir.
                
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