George Sand

Cesarine Dietrich
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Je ne revis Césarine qu'à l'heure du dîner. Je la trouvai aussi
tranquille et aussi aimable que si rien de grave ne se fût passé entre
nous. M. Dietrich dînait à je ne sais plus quelle ambassade. Césarine
taquina amicalement la tante Helmina au dessert sur le vert de sa robe
et le rouge de ses cheveux; mais, quand nous passâmes au salon, elle
cessa tout à coup de rire, et, m'entraînant à l'écart:

--Il paraît, me dit-elle, que ni mon père ni toi ne voulez accorder la
moindre attention à mon sentiment, et que vous ne me permettez plus de
faire un choix. Papa a été fort doux, mais très-roide au fond. Cela
signifie pour moi qu'il cédera tout d'un coup quand il me verra décidée.
Il n'a pas su me cacher qu'il me demandait tout bonnement de prendre le
temps de la réflexion. Quant à toi, ma chérie, ce sera à lui de te
faire révoquer ta sentence. Je l'en chargerai.

--Et, dans tout cela vous disposerez, lui et toi, de la volonté de mon
neveu?

--Ton neveu, c'est à moi de lui donner confiance. C'est un travail
intéressant que je me réserve; mais il est absent, et ce répit va me
servir à convaincre mon père et toi du sérieux de ma résolution.

--Comment sais-tu que mon neveu est absent?

Parce que j'ai pris mes informations. Il est parti ce matin pour
Leipzig. Moi, j'ai résolu de mettre à profit cette journée pour me
débarrasser une bonne fois des espérances de M. de Rivonnière.

--Tu lui as encore écrit?

--Non, je lui ai fait dire par Dubois, son vieux valet de chambre, qui
m'apportait un bouquet de sa part, de venir ce soir prendre une tasse de
thé avec nous, de très-bonne heure parce que je suis encore fatiguée du
bal et veux me coucher avec les poules. Il sera ici dans un instant.
Tiens, on sonne au jardin, le voilà.

--C'est donc pour être seule avec lui que tu as voulu dîner seule
aujourd'hui avec ta tante et moi?

--C'est pour cela. Entends-tu sa voiture? Regarde si c'est bien lui; je
ne veux recevoir que lui.

--Faut-il vous laisser ensemble?

--Non certes! je ne l'ai jamais admis que je sache au tête-à-tête. Ma
tante nous laissera, je l'ai avertie. Toi, je te prie de rester.

--J'ai fort envie au contraire de te laisser porter seule le poids de
tes imprudences et de tes caprices.

--Alors tu me compromets!

On annonça le marquis. Je pris mon ouvrage et je restai.

--J'avais besoin de vous parler, lui dit Césarine. Hier au bal vous avez
fait mauvaise figure. Le savez-vous?

--Je le sais, et puisque je ne m'en plains pas....

--Je ne dois pas vous plaindre? mais moi, je me plains du rôle de
souveraine cruelle que vous me faites jouer. Il faut porter remède à cet
état de choses qui blesse mon père et qui m'afflige.

--Le remède serait bien simple.

--Oui, ce serait de vous agréer comme fiancé; mais puisque cela ne se
peut pas!

--Vous ne m'aimez pas plus que le premier jour?

--Si fait, je vous aime d'une bonne et loyale amitié; mais je ne veux
pas être votre femme. Vous savez cela, je vous l'ai dit cent fois.

--Vous avez toujours ajouté un mot que vous retranchez aujourd'hui. Vous
disiez: Je ne veux pas _encore_ me marier.

--Donc, selon vous, je vous ai laissé des espérances?

--Fort peu, j'en conviens; mais vous ne m'avez pas défendu d'espérer.

--Je vous le défends aujourd'hui.

--C'est un peu tard.

--Pourquoi? quels sacrifices m'avez-vous faits?

--Celui de mon amour-propre. J'ai consenti à promener sous tous les
regards mon dévouement pour vous et à me conduire en homme qui n'attend
pas de récompense; votre amitié me faisait trouver ce rôle très-beau,
voilà qu'il vous paraît ridicule. C'est votre droit; mais quel remède
m'apportez-vous?

--Il faut n'être plus amoureux de moi et dire à tout le monde que vous
ne l'avez jamais été. Je vous aiderai à le faire croire. Je dirai que,
dès le principe, nous étions convenus de ne pas gâter l'amitié par
l'amour, que c'est moi qui vous ai retenu dans mon intimité, et, si l'on
vous raille devant moi, je répondrai avec tant d'énergie que ma parole
aura de l'autorité.

--Je sais que vous êtes capable de tout ce qui est impossible; mais je
ne crains pas du tout la raillerie. Il n'y a de susceptible que l'homme
vaniteux. Je n'ai pas de vanité. Le jour où la pitié bienveillante dont
je suis l'objet deviendrait amère et offensante, je saurais fort bien
faire taire les mauvais plaisants. Ne jetez donc aucun voile sur ma
déconvenue; je l'accepte en galant homme qui n'a rien à se reprocher et
qui ne veut pas mentir.

--Alors, mon ami, il faut cesser de nous voir, car, moi, je n'accepte
pas la réputation de coquette fallacieuse.

--Vous ne pourrez jamais l'éviter. Toute femme qui s'entoure d'hommes
sans en favoriser aucun est condamnée à cette réputation. Qu'est-ce que
cela vous fait? Prenez-en votre parti, comme je prends le mien de passer
pour une victime.

--Vous prenez le beau rôle, mon très-cher; je refuse le mauvais.

--En quoi est-il si mauvais? Une femme de votre beauté et de votre
mérite a le droit de se montrer difficile et d'accepter les hommages.

--Vous voulez que je me pose en femme sans coeur?

--On vous adorera, on vous vantera d'autant plus, c'est la loi du monde
et de l'opinion. Prenez l'attitude qui convient à une personne qui vent
garder à tout prix son indépendance sans se condamner à la solitude.

--Vous me donnez de mauvais conseils. Je vois que vous m'aimez en
égoïste! Ma société vous est agréable, mon babil vous amuse. Vous n'avez
pas de sujets de jalousie, étant le mieux traité de mes serviteurs. Vous
voulez que cela continue, et vous vous arrangerez de tout ce qui
éloignera de moi les gens qui demandent à une femme d'être, avant tout,
sincère et bonne.

--Je commence à voir clair dans vos préoccupations. Vous voulez vous
marier?

--Qui m'en empêcherait?

--Ce ne serait pas moi, je n'ai pas de droite à faire valoir.

--Vous le reconnaissez?

--Je suis homme d'honneur.

--Eh bien! touchez-là, vous êtes un excellent ami.

Le marquis de Rivonnière baise la main de Césarine avec un respect dont
la tranquille abnégation me frappa. Je ne le croyais pas si soumis, et,
tout en ayant la figure penchée sur ma broderie, je le regardais de côté
avec attention.

--Donc, reprit-il après un moment de silence, vous allez faire un choix?

--Vous ai-je dit cela?

--Il me semble. Pourquoi ne le diriez-vous pas, puisque je suis et reste
votre ami?

--Au fait,... si cela était, pourquoi ne vous le dirais-je pas?

--Dites-le et ne craignez rien. Ai-je l'air d'un homme qui va se brûler
la cervelle?

--Non, certes, vous montrez bien qu'il n'y a pas de quoi.

--Si fait, il y aurait de quoi; mais on est philosophe ou on ne l'est
pas. Voyons, dites-moi qui vous avez choisi.

Je crus devoir empêcher Césarine de commettre une imprudence, et
m'adressant au marquis:

--Elle ne pourrait pas vous le dire, elle n'en sait rien.

--C'est vrai, reprit Césarine, que ma figure inquiète avertit du danger,
je ne le sais pas encore.

M. de Rivonnière me parut fort soulagé. Il connaissait les fantaisies de
Césarine et ne les prenait plus au sérieux. Il consentit à rire de son
irrésolution et à n'y rien voir de cruel pour lui, car, de tous ceux qui
gâtaient cette enfant si gâtée, il était le plus indulgent et le plus
heureux de lui épargner tout déplaisir.

--Mais dans tout cela, nous ne concluons pas. Il faut pourtant que nous
cessions de nous voir, ou que vous cessiez de m'aimer.

--Permettez-moi de vous voir et ne vous inquiétez pas de ma passion
déçue. Je la surmonterai, ou je saurai ne pas vous la rendre importune.

Césarine commençait à trouver le marquis trop facile. S'il eût prémédité
son rôle, il ne l'eût pas mieux joué. Je vis qu'elle en était surprise
et piquée, et que, pour un peu, elle l'eût ramené à elle par quelque
nouvel essai de séduction. Elle s'était préparée à une scène de colère
ou de chagrin, elle trouvait un véritable homme du monde dans le sens
chevaleresque et délicat du mot. Il lui semblait qu'elle était vaincue
du moment qu'il ne l'était pas.

--Retire-toi maintenant, lui dis-je à la dérobée, je me charge de savoir
ce qu'il pense.

Elle se retira en effet, se disant fatiguée et serrant la main de son
esclave assez froidement.

--Je vous demande la permission de rester encore un instant, me dit M.
de Rivonnière dès que nous fûmes seuls. Il faut que vous me disiez le
nom de l'heureux mortel....

--Il n'y a pas d'heureux mortel, répondis-je. M. Dietrich a en effet
reproché à sa fille la situation où ses atermoiements vous plaçaient;
elle a dit qu'elle se marierait pour en finir....

--Avec qui? avec moi?

--Non, avec l'empereur de la Chine; ce qu'elle a dit n'est pas plus
sérieux que cela.

--Vous voulez me ménager, mademoiselle de Nermont, ou vous ne savez pas
la vérité. Mademoiselle Dietrich aime quelqu'un.

--Qui donc soupçonnez-vous?

--Je ne sais pas qui, mais je le saurai. Elle a disparu du bal un quart
d'heure après avoir remis un billet à Bertrand, son homme de confiance.
Je l'ai suivie, cherchée, perdue. Je l'ai retrouvée sortant d'un passage
mystérieux. Elle m'a pris vivement le bras en m'ordonnant de la mener
danser. Je n'ai pu voir la personne qu'elle laissait derrière elle, ou
qu'elle venait de reconduire; mais elle avait beau rire et railler mon
inquiétude, elle était inquiète elle-même.

--Avez-vous quelqu'un en vue dans vos suppositions?

--J'ai tout le monde. Il n'est pas un homme parmi tous ceux qu'on reçoit
ici qui ne soit épris d'elle.

--Vous me paraissez résigné à n'être point jaloux de celui qui vous
serait préféré?

--Jaloux, moi? je ne le serai pas longtemps, car celui qu'elle voudra
épouser....

--Eh bien! quoi?

--Eh bien! quoi! Je le tuerai, parbleu!

--Que dites-vous là?

--Je dis ce que je pense et ce que je ferai.

--Vous parlez sérieusement?

--Vous le voyez bien, dit-il en passant son mouchoir avec un mouvement
brusque sur son front baigné de sueur.

Sa belle figure douce n'avait pas un pli malséant, mais ses lèvres
étaient pâles et comme violacées. Je fus très-effrayée.

--Comment, lui dis-je, vous êtes vindicatif à ce point, vous que je
croyais si généreux?

--Je suis généreux de sang-froid, par réflexion; mais dans la
colère,... je vous l'avais bien dit, je ne m'appartiens plus.

--Vous réfléchirez, alors!

--Non, pas avant de m'être vengé, cela ne me serait pas possible.

--Vous êtes capable d'une colère de plusieurs jours?

--De plusieurs semaines, de plusieurs mois peut-être.

--Alors c'est de la haine que vous nourrissez en vous sans la combattre?
Et vous vous vantiez tout à l'heure d'être philosophe!

--Tout à l'heure je mentais, vous mentiez, mademoiselle Dietrich mentait
aussi. Nous étions dans la convention, dans le savoir-vivre; à présent
nous voici dans la nature, dans la vérité. Elle est éprise d'un autre
homme que moi, sans se soucier de moi ni de rien au monde. Vous me
cachez son nom par prudence, mais vous comprenez fort bien mon
ressentiment, et moi je sens monter de ma poitrine à mon cerveau des
flots de sang embrasé. Ce qu'il y a de sauvage dans l'homme, dans
l'animal, si vous voulez, prend le dessus et réduit à rien les belles
maximes, les beaux sentiments de l'homme civilisé. Oui, c'est comme
cela! tout ce que vous pourriez me dire dans la langue de la
civilisation n'arrive plus à mon esprit C'est inutile. Il y a trois ans
que j'aime mademoiselle Dietrich; j'ai essayé, pour l'oublier, d'en
aimer une autre; cette autre, je la lui ai sacrifiée, et ç'à été une
très-mauvaise action, car j'avais séduit une fille pure, désintéressée,
une fille plus belle que Césarine et meilleure. Je ne la regrette pas,
puisque je n'avais pu m'attacher à elle; mais je sens ma faute d'autant
plus qu'il ne m'a pas été permis de la réparer. Une petite fortune en
billets de banque que j'envoyai à ma victime m'a été renvoyée à
l'instant même avec mépris. Elle est retournée chez ses parents, et,
quand je l'y ai cherchée, elle avait disparu, sans que, depuis deux ans,
j'aie pu retrouver sa trace. Je l'ai cherchée jusqu'à la morgue, baigné
d'une sueur froide, comme me voilà maintenant en subissant l'expiation
de mon crime, car c'est à présent que je le comprends et que j'en sens
le remords. Attaché aux pas de Césarine et poursuivant la chimère, je
m'étourdissais sur le passé.... On me brise, me voilà puni, honteux,
furieux contre moi! Je revois le spectre de ma victime. Il rit d'un rire
atroce au fond de l'eau où le pauvre cadavre gît peut-être. Pauvre
fille! tu es vengée, va! mais je te vengerai encore plus, Césarine
n'appartiendra à personne. Ses rêves de bonheur s'évanouiront en fumée!
Je tuerai quiconque approchera d'elle!

--Vous voulez jouer votre vie pour un dépit d'amour?

--Je ne jouerai pas ma vie, je nierai, j'assassinerai, s'il le faut,
plutôt que de laisser échapper ma proie!

--Et après?...

--Après, je n'attendrai pas qu'on me traîne devant les tribunaux, je
ferai justice de moi-même.

En parlant ainsi, le marquis, pâle et les yeux remplis d'un feu sombre,
avait pris son chapeau; je m'efforçai en vain de le retenir.

--Où allez-vous? lui dis-je, vous ne pouvez vous en prendre à personne.

--Je vais, répondit-il, me constituer l'espion et le geôlier de
Césarine. Elle ne fera plus un pas, elle n'écrira plus un mot que je ne
le sache!

Et il sortit, me repoussant presque de force.

Je courus chez Césarine, qui était déjà couchée et à moitié endormie.
Elle avait le sommeil prompt et calme des personnes dont la conscience
est parfaitement pure ou complètement muette. Je lui racontai ce qui
venait de se passer; elle m'écouta presque en souriant.

--Allons, dit-elle, je lui rends mon estime, à ce pauvre Rivonnière! Je
ne croyais pas avoir affaire à un amour si énergique. Cette fureur me
plaît mieux que sa plate soumission. Je commence à croire qu'il mérite
réellement mon amitié.

--Et peut-être ton amour?

--Qui sait? dit-elle en bâillant; peut-être! Allons! j'essayerai
d'oublier ton neveu. Écris donc vite un mot pour que le marquis ne se
tue pas cette nuit. Dis-lui que je n'ai rien résolu du tout.

J'étais si effrayée pour mon Paul, que j'écrivis à M. de Rivonnière en
lui jurant que Césarine n'aimait personne, et dès que M. Dietrich fut
rentré, je la suppliai de ne plus jamais songer à mon neveu pour en
faire son gendre.

M. de Rivonnière ne reparut qu'au bout de huit jours. Il m'avoua qu'il
n'avait pas cru à ma parole, qu'il avait espionné minutieusement
Césarine, et que, n'ayant rien découvert, il revenait pour l'observer de
près.

Césarine lui fit bon accueil, et sans prendre aucun engagement, sans
entrer dans aucune explication directe, elle lui laissa entendre qu'elle
l'avait soumis à une épreuve; mais bientôt elle se vit comme prise dans
un réseau de défiance et de jalousie. Le marquis commentait toutes ses
paroles, épiait tous ses gestes, cherchait à lire dans tous ses regards.
Cette passion ardente dont elle l'avait jugé incapable, qu'elle avait
peut-être désiré d'inspirer, lui devint vite une gêne, une offense, un
supplice. Elle s'en plaignit avec amertume et déclara qu'elle
n'épouserait jamais un despote. M. de Rivonnière se le tint pour dit et
ne reparut plus, ni à l'hôtel Dietrich, ni dans les autres maisons où il
eût pu rencontrer Césarine.

Césarine s'ennuya.

--C'est étonnant, me dit-elle un jour, comme on s'habitue aux gens! Je
m'étais figuré que ce bon Rivonnière faisait partie de ma maison, de mon
mobilier, de ma toilette, que je pouvais être absurde, bonne, méchante,
folle, triste sous ses yeux, sans qu'il s'en émût plus que s'en
émeuvent les glaces de mon boudoir. Il avait un regard pétrifié dans le
ravissement qui m'était agréable et qui me manque. Quelle idée a-t-il
eue de se transformer en Othello, du soir au lendemain? Je l'aimais un
peu en cavalier servant, je ne l'aime plus du tout en héros de
mélodrame.

--Oublie-le, lui dis-je; ne fais pas son malheur, puisque tu ne veux pas
faire son bonheur. Laisse passer le temps, puisque le célibat ne te pèse
pas, et puis tu choisiras parmi tes nombreux aspirants celui qui peut
t'inspirer un attachement durable.

--Qui veux-tu que je choisisse, puisque ce capitan veut tuer l'objet de
mon choix ou se faire tuer par lui? Voilà que ce choix doit absolument
entraîner mort d'homme! Est-ce une perspective réjouissante?

--Espérons que cette fureur du marquis passera, si elle n'est déjà
passée. Elle était trop violente pour durer.

--Qui sait si ce parfait homme du monde n'est pas tout simplement un
affreux sauvage? Et quand on pense qu'il n'est peut-être pas le seul qui
cache des passions brutales sous les dehors d'un ange! Je ne sais plus à
qui me fier, moi! Je me croyais pénétrante, je suis peut-être la dupe de
tous les beaux discours qu'on me fait et de toutes les belles manières
qu'on étale devant moi.

--Si tu veux que je te le dise, repris-je, décidée à ne plus la
ménager, je ne te crois pas pénétrante du tout.

--Vraiment! pourquoi?

--Parce que tu es trop occupée de toi-même pour bien examiner les
autres. Tu as une grande finesse pour saisir les endroits faibles de
leur armure; mais les endroits forts, tu ne veux jamais supposer qu'ils
existent. Tu aperçois un défaut, une fente; tu y glisses la lame du
poignard, mais elle y reste prise, et ton arme se brise dans ta main.
Voilà ce qui est arrivé avec M. de Rivonnière.

--Et ce qui m'arriverait peut-être avec tous les autres? Il se peut que
tu aies raison et que je sois trop personnelle pour être forte. Je
tâcherai de me modifier.

--Pourquoi donc toujours chercher la force, quand la douceur serait plus
puissante?

--Est-ce que je n'ai pas la douceur? Je croyais en avoir toutes les
suavités?

--Tu en as toutes les apparences, tous les charmes; mais ce n'est pour
toi qu'un moyen comme ta beauté, ton intelligence et tous tes dons
naturels. Au fond, ton coeur est froid et ton caractère dur.

--Comme tu m'arranges, ce matin! Faut-il que je sois habituée à tes
rigueurs! Eh bien! dis-moi, méchante: crois-tu que je pourrais devenir
tendre, si je le voulais?

--Non, il est trop tard.

--Tu n'admets pas qu'un sentiment nouveau, inconnu, l'amour par
exemple, pût éveiller des instincts qui dorment dans mon coeur!

--Non, ils se fussent révélés plus tôt. Tu n'as pas l'âme maternelle, tu
n'as jamais aimé ni tes oiseaux, ni tes poupées.

--Je ne suis pas assez femme selon toi!

--Ni assez homme non plus.

--Eh bien! dit-elle en se levant avec humeur, je tâcherai d'être homme
tout à fait. Je vais mener la vie de garçon, chasser, crever des
chevaux, m'intéresser aux écuries et à la politique, traiter les hommes
comme des camarades, les femmes comme des enfants, ne pas me soucier de
relever la gloire de mon sexe, rire de tout, me faire remarquer, ne
m'intéresser à rien et à personne. Voilà les hommes de mon temps; je
veux savoir si leur stupidité les rend heureux!

Elle sonna, demanda son cheval, et, malgré mes représentations, s'en
alla parader au bois, sous les yeux de tout Paris, escortée d'un
domestique trop dévoué, le fameux Bertrand, et d'un groom pur sang.
C'était la première fois qu'elle sortait ainsi sans son père ou sans
moi. Il est vrai de dire que, ne montant pas à cheval, je ne pouvais
l'accompagner qu'en voiture, et que, M. Dietrich ayant rarement le temps
d'être son cavalier, elle ne pouvait guère se livrer à son amusement
favori. Elle nous avait annoncé plus d'une fois qu'aussitôt sa majorité
elle prétendait jouir de sa liberté comme une jeune fille anglaise ou
américaine. Nous espérions qu'elle ne se lancerait pas trop vite. Elle
voulait se lancer, elle se lança, et de ce jour elle sortit seule dans
sa voiture, et rendit des visites sans se faire accompagner par
personne. Cette excentricité ne déplut point, bien qu'on la blâmât. Elle
lutta avec tant de fierté et de résolution qu'elle triompha des doutes
et des craintes des personnes les plus sévères. Je tremblais qu'elle ne
prit fantaisie d'aller seule à pied par les rues. Elle s'en abstint et
en somme, protégée par ses gens, par son grand air, par son luxe de bon
goût et sa notoriété déjà établie, elle ne courait de risques que si
elle eût souhaité d'en courir, ce qui était impossible à supposer.

Cette liberté précoce, à laquelle son père n'osa s'opposer dans la
situation d'esprit où il la voyait, l'enivra d'abord comme un vin
nouveau et lui fit oublier son caprice pour mon neveu; elle l'éloigna
même tout à fait de la pensée du mariage.

Paul revint d'Allemagne, et mes perplexités revinrent avec lui. Je ne
voulais pas qu'il revît jamais Césarine; mais comment lui dire de ne
plus venir à l'hôtel Dietrich sans lui avouer que je craignais une
entreprise plus sérieuse que la première contre son repos? Césarine
semblait guérie, mais à quoi pouvait-on se fier avec elle? Et, si, à mon
insu, elle lui tendait le piège du mariage, ne serait-il pas ébloui au
point d'y tomber, ne fût-ce que quelques jours, sauf à souffrir toute sa
vie d'une si terrible déception?

Je me décidai à lui dire toute la vérité, et je devançai sa visite en
allant le trouver à son bureau. Il avait un cabinet de travail chez son
éditeur; j'y étais à sept heures du matin, sachant bien qu'à peine
arrivé à Paris, il courrait à sa besogne au lieu de se coucher. Quand je
lui eus avoué mes craintes, sans toutefois lui parler des menaces de M.
de Rivonnière, qu'il eût peut-être voulu braver, il me rassura en riant.

--Je n'ai pas l'esprit porté au mariage, me dit-il, et, de toutes les
séductions que mademoiselle Dietrich pourrait faire chatoyer devant moi,
celle-ci serait la plus inefficace. Épouser une femme légère, moi!
Donner mon temps, ma vie, mon avenir, mon coeur et mon honneur à garder
à une fille sans réserve et sans frein, qui joue son existence à pile ou
face! Ne craignez rien, ma tante, elle m'est antipathique, votre
merveilleuse amie; je vous l'ai dit et je vous le répète. Je ferais donc
violence à mon inclination pour partager sa fortune? Je croyais que
toute ma vie donnait un démenti à cette supposition.

--Oui, mon enfant, oui, certes! ce n'est pas ton ambition que j'ai pu
craindre, mais quelque vertige de l'imagination ou des sens.

--Rassurez-vous, ma tante, j'ai une maîtresse plus jeune et plus belle
que mademoiselle Dietrich.

--Que me dis-tu là? tu as une maîtresse, toi?

--Eh bien donc! cela vous surprend?

--Tu ne me l'as jamais dit!

--Vous ne me l'avez jamais demandé.

--Je n'aurais pas osé; il y a une pudeur, même entre une mère et son
fils.

--Alors j'aurais mieux fait de ne pas vous le dire, n'en parlons plus.

--Si fait, je suis bien aise de le savoir. Ton grand prestige pour
Césarine venait de ce qu'elle t'attribuait la pureté des anges.

--Dites-lui que je ne l'ai plus.

--Mais où prends-tu le temps d'avoir une maîtresse?

--C'est parce que je lui donne tout le temps dont je peux disposer que
je ne vais pas dans le monde et ne perds pas une minute en dehors de mon
travail ou de mes affections.

--À la bonne heure! es-tu heureux?

--Très-heureux, ma tante.

--Elle t'aime bien?

--Non, pas bien, mais beaucoup.

--C'est-à-dire qu'elle ne te rend pas heureux?

--Vous voulez tout savoir?

--Eh! mon Dieu, oui, puisque je sais un peu.

--Eh bien!... écoutez, ma tante:

Il y a deux ans, deux ans et quelques mois, je me rendais de la part de
mon patron chez un autre éditeur, qui demeure en été à la campagne, sur
les bords de la Seine. Après la station du chemin de fer, il y avait un
bout de chemin à faire à pied, le long de la rivière, sous les saules.
En approchant d'un massif plus épais, qui fait une pointe dans l'eau, je
vis une femme qui se noyait. Je la sauvai, je la portai à une petite
maison fort pauvre, la première que je trouvai. Je fus accueilli par une
espèce de paysanne qui fit de grands cris en reconnaissant sa fille.

--Ah! la malheureuse enfant, disait-elle, elle a voulu périr! j'étais
sûre qu'elle finirait comme ça!

--Mais elle n'est pas morte, lui dis-je, soignez-la, réchauffez-la bien
vite; je cours chercher un médecin. Où en trouverais-je un par ici?

--Là, me dit-elle en me montrant une maison blanche en face de la
sienne, mais de l'autre côté de la rivière; sautez dans le premier
bateau venu, on vous passera.

Je cours aux bateaux, personne, dedans ni autour. Les bateaux sont
enchaînés et cadenassés. J'étais déjà mouillé. Je jette mon paletot, qui
m'eût embarrassé; je traverse à la nage un bras de rivière qui n'est pas
large. J'arrive chez le médecin, il est absent. Je demande qu'on m'en
indique un autre. On me montre le village derrière moi; je me rejette à
la rivière. Je reviens à la maison de la blanchisseuse, car la mère de
ma _sauvée_ était blanchisseuse: je voulais savoir s'il était temps
encore d'appeler le médecin. J'y rencontre précisément celui que j'avais
été chercher, et qui, se trouvant à passer par là, avait été averti
d'entrer.

--La pauvre fille en sera quitte pour un bain froid, me dit-il,
l'évanouissement se dissipe. Vous l'avez saisie à temps: c'est une bonne
chance, monsieur, quand le dévouement est efficace; mais il ne faut pas
en être victime, ce serait dommage. Vous êtes mouillé cruellement, et il
ne fait pas chaud; allez chez moi bien vite pendant que je surveillerai
encore un peu la malade.

Il ma fit monter bon gré mal gré dans son cabriolet, et donna l'ordre à
son domestique de gagner le pont, qui n'était pas bien loin, et de me
conduire bride abattue à sa maison pour me faire changer d'habits. En
cinq minutes, nous fûmes rendus. La femme du docteur, mise au courant en
deux mots par le domestique, qui retournait attendre son maître, me fit
entrer dans sa cuisine, où brûlait un bon feu; la servante m'apporta la
robe de chambre, le pantalon du matin, les pantoufles de son maître et
un bol de vin chaud. Je n'ai jamais été si bien dorloté.

J'étais à peine revêtu de la défroque du docteur qu'il arriva pour me
dire que ma noyée se portait bien et pour me signifier que je ne
sortirais pas de chez lui avant d'avoir dîné, pendant que mes habits
sécheraient. Mais tous ces détails sont inutiles, j'étais chez des gens
excellents qui me renseignèrent amplement sur le compte de Marguerite;
c'est le nom de la jeune fille qui avait voulu se suicider.

Elle avait seize ans. Elle était née dans cette maisonnette où je
l'avais déposée et où elle avait partagé les travaux pénibles de sa
mère, tout en apprenant d'une voisine un travail plus délicat qu'elle
faisait à la veillée. Elle était habile raccommodeuse de dentelles.
C'était une bonne et douce fille, laborieuse et nullement coquette; mais
elle avait le malheur d'être admirablement belle et d'attirer les
regards. Sa mère l'envoyant porter l'ouvrage aux pratiques dans le
village et les environs, elle avait rencontré, l'année précédente, un
bel étudiant qui flânait dans la campagne et qui la guettait à son insu
depuis plusieurs jours. Il lui parla, il la persuada, elle le suivit.

--Il faut vous dire,--c'est le docteur qui parle,--qu'elle était fort
maltraitée par sa mère, qui est une vraie coquine et qui n'eût pas mieux
demandé que de spéculer sur elle, mais qui jeta les hauts cris quand
l'enfant disparut sans avoir été l'objet d'un contrat passé à son
Profit.

» Au bout de deux mois environ, l'étudiant, qui avait mené Marguerite à
Paris ou aux environs, on ne sait où, partit pour aller se marier dans
sa province, abandonnant la pauvre fille après lui avoir offert de
l'argent qu'elle refusa. Elle revint chez sa mère, qui lui eût pardonné
si elle lui eût rapporté quelque fortune, et qui l'accabla d'injures et
de coups en apprenant qu'elle n'avait rien accepté.

»--Depuis cette triste aventure,--c'est toujours le docteur qui
parle,--Marguerite s'est conduite sagement et vertueusement, travaillant
avec courage, subissant les reproches et les humiliations avec douceur;
ma femme l'a prise en amitié et lui a donné de l'ouvrage. Moi, j'ai eu à
la soigner, car le chagrin l'avait rendue très-malade. Heureusement pour
elle, elle n'était pas enceinte,--malheureusement peut-être, car elle se
fût rattachée à la vie pour élever son enfant. Depuis quelques semaines,
elle était plus à plaindre que jamais, sa mère voulait qu'elle se vendit
vieillard libertin que je, connais bien, mais que je ne nommerai pas:
c'est mon plus riche client, et il passe pour un grand philanthrope.
Cette persécution est devenue si irritante que Marguerite a perdu la
tête et a voulu se tuer aujourd'hui pour échapper au mauvais destin qui
la poursuit. Je ne sais pas si vous lui avez rendu service en la
sauvant, mais vous avez fait votre devoir, et en somme vous avez sauvé
une bonne créature qui eût été honnête, si elle eût eu une bonne mère.

«--Ne lui ouvrirez-vous pas votre maison, docteur, ou ne trouverez-vous
pas à la placer quelque part?

«--J'y ai fait mon possible; mais sa mère ne veut pas qu'on lui arrache
sa proie. Ma position dans le pays ne me permet pas d'opérer un
enlèvement de mineure.

«--Alors que deviendra-t-elle, la malheureuse?

«--Elle se perdra, ou elle se tuera.

Telle fut la conclusion du docteur. Il était bon, mais il avait affaire
à tant de désastres et de misères qu'il ne pouvait que se résigner à
voir faillir, souffrir ou mourir.

Le lendemain, je retournai voir Marguerite avec un projet arrêté; je la
trouvai seule, encore pâle et faible. Sa mère était en courses pour
servir ses pratiques. La pauvre fille pleura en me voyant. Je voulus lui
faire promettre pour ma récompense qu'elle renoncerait au suicide. Elle
baissa la tête en sanglotant et ne répondit pas.

--Je sais votre histoire, lui dis-je, je sais votre intolérable
position. Je vous plains, je vous estime et je veux vous sauver; mais
je ne suis pas riche et ne peux vous offrir qu'une condition
très-humble. Je connais une très-honnête ouvrière, douce et
désintéressée, d'un certain âge; je vous placerai chez elle, et, pour
une modeste pension que je lui servirai, elle vous logera et vous
nourrira jusqu'à ce que vous puissiez subsister de votre travail.
Voulez-vous accepter?

Elle refusa. Je crus qu'elle s'était décidée à céder aux infâmes
exigences de sa mère; mais je me trompais. Elle croyait que je voulais
faire d'elle ma maîtresse.

»--Si j'allais avec vous, me dit-elle, vous ne m'épouseriez pas!

»--Non certainement, répondis-je. Je ne compte pas me marier.

»--Jamais?

»--Pas avant dix ou douze ans. Je n'aurais pas le moyen d'élever une
famille.

»--Mais si vous trouviez une femme riche?

»--Je ne la trouverai pas.

»--Qui sait?

»--Si je la trouvais, il faudrait qu'elle attendit pour m'épouser que je
fusse riche moi-même. Je ne veux rien devoir à personne.

»--Et qu'est-ce que je serais pour vous, si vous m'emmeniez?

»--Rien.

»--Vraiment, rien? Vous n'exigeriez pas de reconnaissance?

«--Pas la moindre. Je ne suis pas amoureux de vous, toute belle que
vous êtes. Je n'ai pas le temps d'avoir une passion, et, s'il faut vous
tout dire, je ne me sens capable de passion que pour une femme dont je
serais le premier amour. M'éprendre de votre beauté pour mon plaisir,
dans la situation où je vous rencontre, me semblerait une lâcheté, un
abus de confiance. Je vous offre une vie honnête, mais laborieuse et
très-précaire. On vous propose le bien-être, la paresse et la honte.
Vous réfléchirez. Voici mon adresse. Cachez-la bien, car vous
n'échapperez à l'autorité de votre mère qu'en vous tenant cachée
vous-même. Si vous avez confiance en moi, venez me trouver.

«--Mais, mon Dieu! s'écria-t-elle toute tremblante, pourquoi êtes-vous
si bon pour moi?

«--Parce que je vous ai empêchée de mourir et que je vous dois de vous
rendre la vie possible.»

Je la quittai. Le lendemain, elle était chez moi; je la conduisis chez
l'ouvrière qui devait lui donner asile, et je ne la revis pas de huit
jours.

Quand j'eus le temps d'aller m'informer d'elle, je la trouvai au
travail; son hôtesse se louait beaucoup d'elle. Marguerite me dit
qu'elle était heureuse, et quelques mois qui se passèrent ainsi me
convainquirent de sa bonne conscience et de sa bonne conduite. Elle
travaillait vite et bien, ne sortait jamais qu'avec sa nouvelle amie, et
lui montrait une douceur et un attachement dont celle-ci était fort
touchée J'étais content d'avoir réussi à bien placer un petit bienfait,
ce qui est plus difficile qu'on ne pense.

--Alors,... tu es devenu amoureux d'elle?

--Non, c'est elle qui s'est mise à m'aimer, à s'exagérer mon mérite, à
me prendre pour un dieu, à pleurer et à maigrir de mon indifférence.
Quand je voulus la confesser, je vis qu'elle était désespérée de ne pas
me plaire.

»--Vous me plaisez, lui dis-je; là n'est pas la question. Si vous étiez
une fille légère, je vous aurais fait la cour éperdument; mais vous
méritez mieux que d'être ma maîtresse, et vous ne pouvez pas être ma
femme, vous le savez bien.

»--Je le sais trop, répondit-elle; vous êtes un homme fier et sans
tache, vous ne pouvez pas épouser une fille souillée; mais si j'étais
votre maîtresse, vous me mépriseriez donc?

»--Non certes; à présent que je vous connais, j'aurais pour vous les
plus grands égards et la plus solide amitié.

»--Et cela durerait....

»--Le plus longtemps possible, peut-être toujours.

»--Vous ne promettez rien absolument.

»--Rien absolument, et j'ajoute que votre sort ne serait pas plus
brillant qu'il ne l'est à présent. Je n'ai pas de chez moi, je vis de
privations, je ne pourrais vous voir de toute la journée. Je vous
empêcherais de manquer du nécessaire; mais je ne pourrais vous procurer
ni bien-être, ni loisir, ni toilette.

»--J'accepte cette position-là, me dit-elle; tant que je pourrai
travailler, je ne vous coûterai rien. Votre amitié, c'est tout ce que
je demande, le sais bien que je ne mérite pas davantage; mais que je
vous voie tous les jours, et je serai contente.»

Voilà comment je me suis lié à Marguerite, d'un lien fragile en
apparence, sérieux en réalité, car... mais je vous en ai dit assez pour
aujourd'hui, ma bonne tante! J'entends la sonnette, qui m'avertit d'une
visite d'affaires. Si vous voulez tout savoir,... venez demain chez
moi.

--Chez toi? Tu as donc un _chez toi_ à présent?

--Oui, j'ai loué rue d'Assas un petit appartement où travaillent
toujours ensemble Marguerite et madame Féron, l'ouvrière qui l'a
recueillie et qui s'est attachée à elle. J'y vais le soir seulement;
mais demain nous aurons congé dès midi, et si vous voulez être chez nous
à une heure, vous m'y trouverez.

Le lendemain à l'heure dite, je fus au numéro de la rue d'Assas qu'il
m'avait donné par écrit. Je demandai au concierge mademoiselle Féron,
raccommodeuse de dentelles, et je montai au troisième. Paul m'attendait
sur le palier, portant dans ses bras un gros enfant d'environ un an,
frais comme une rose, beau comme sa mère, laquelle se tenait, émue et
craintive, sur la porte. Paul mit son fils dans mes bras en me disant:

--Embrassez-le, bénissez-le, ma tante; à présent vous savez toute mon
histoire.

J'étais attendrie et pourtant mécontente. La brusque révélation d'un
secret si bien gardé remettait en question pour moi l'avenir logique que
j'eusse pu rêver pour mon neveu, et qui, dans mes prévisions, n'avait
jamais abouti à une maîtresse et à un fils naturel.

L'enfant était si beau et le baiser de l'enfance est si puissant que je
pris le petit Pierre sur mes genoux dès que je fus entrée et le tins
serré contre mon coeur sans pouvoir dire un mot. Marguerite était à mes
pieds et sanglotait.

--Embrasse-la donc aussi! me dit Paul; si elle ne le méritait pas, je ne
t'aurais pas attirée ici.

J'embrassai Marguerite et je la contemplai. Paul m'avait dit vrai; elle
était plus belle dans sa petite tenue de grisette modeste que Césarine
dans tout l'éclat de ses diamants. Les malheurs de sa vie avaient donné
à sa figure et à sa taille parfaites une expression pénétrante et une
langueur d'attitudes qui intéressaient à elle au premier regard, et qui
à chaque instant touchaient davantage. Je m'étonnai qu'elle n'eût pas
inspiré à Paul une passion plus vive que l'amitié; peu à peu je crus en
découvrir la cause: Marguerite était une vraie fille du peuple, avec les
qualités et les défauts qui signalent une éducation rustique. Elle
passait de l'extrême timidité à une confiance trop expansive; elle
n'était pas de ces natures exceptionnelles que le contact d'un esprit
élevé transforme rapidement; elle parlait comme elle avait toujours
parlé; elle n'avait pas la gentillesse intelligente de l'ouvrière
parisienne; elle était contemplative plutôt que réfléchie, et, si elle
avait des moments où l'émotion lui faisait trouver l'expression
frappante et imagée, la plupart du temps sa parole était vulgaire et
comme habituée à traduire des notions erronées ou puériles.

On me présenta aussi madame Féron, veuve d'un sous-officier tué en
Crimée et jouissant d'une petite pension qui, jointe à son travail de
_repasseuse de fin_, la faisait vivre modestement. Elle aidait
Marguerite aux soins de son ménage et promenait l'enfant au Luxembourg,
n'acceptant pour compensation à cette perte de temps que la gratuité du
loyer. On me montra l'appartement, bien petit, mais prenant beaucoup
d'air sur les toits, et tenu avec une exquise propreté. Les deux femmes
avaient des chambres séparées, une pièce plus grande leur servait
d'atelier et de salon; la salle à manger et la cuisine étaient
microscopiques. Je remarquai un cabinet assez spacieux en revanche, où
Paul avait transporté quelques livres, un bureau, un canapé-lit et
quelques petits objets d'art.

--Tu travailles donc, même ici? lui dis-je.

--Quelquefois, quand monsieur mon fils fait des dents et m'empêche de
dormir; mais ce n'est pas pour me donner le luxe d'un cabinet que j'ai
loué cette pièce.

--Pourquoi donc?

--Vous ne devinez pas?

--Non.

--Eh bien! c'est pour vous, ma petite tante; c'est notre plus jolie
chambre et la mieux meublée; elle est tout au fond, et vous pourriez y
dormir et y travailler sans entendre le tapage de M. Pierre.

--Tu désires donc que je vienne demeurer avec toi?

--Non, ma tante, vous êtes mieux à l'hôtel Dietrich; mais vous n'y êtes
pas chez vous, et je vous ai toujours dit qu'un caprice de la belle
Césarine pouvait, d'un moment à l'autre, vous le faire sentir. J'ai
voulu avoir à vous offrir tout de suite un gîte, ne fût-ce que pour
quelques jours. Je ne veux pas qu'il soit dit que ma tante peut partir,
dans un fiacre, du palais qu'elle habite, avec l'embarras de savoir où
elle déposera ses paquets, et la tristesse de se trouver seule dans une
chambre d'hôtel. Voilà votre pied-à-terre, ma tante, et voici vos gens:
deux femmes dévouées et un valet de chambre qui, sous prétexte qu'il est
votre neveu, vous servira fort bien.

J'embrassai mon cher enfant avec un attendrissement profond. Toute la
famille me reconduisit jusqu'en bas, et je ne m'en allai pas sans
promettre de revenir bientôt. Il fut convenu que je ne verrais plus Paul
que chez lui, les jours où il aurait congé. Si d'une part j'étais
effrayée de le voir engagé, à vingt-quatre ans, dans une liaison que sa
jeune paternité rendrait difficile à rompre, d'autre part je le voyais à
l'abri des fantaisies de Césarine comme des vengeances du marquis, et
j'étais soulagée de l'anxiété la plus immédiate, la plus poignante.

Césarine s'aperçut vite de ce rassérènement et de l'émotion qui l'avait
précédé.

--Qu'as-tu donc? me dit-elle dès que je fus rentrée; tu es restée
longtemps, et tu as pleuré.

Je le niai.

--Tu me trompes, dit-elle; ton neveu doit être revenu... malade
peut-être? mais il est hors de danger, cela se voit dans tes yeux.

--Si mon neveu était tant soit peu malade, même hors de danger je ne
serais pas rentrée du tout. Donc ton roman est invraisemblable.

--J'en chercherai un autre, dix autres s'il le faut, et je finirai par
trouver le vrai. Il y a eu ce matin un drame dans ta vie, comme on dit.

--Eh bien! peut-être, répondis-je, pressée que j'étais de détourner de
Paul, une fois pour toutes, ses préoccupations. Mon neveu m'a causé
aujourd'hui une grande surprise. Il m'a révélé qu'il était marié.

--Ah! la bonne plaisanterie! s'écria Césarine en éclatant de rire, bien
qu'elle fût devenue très-pâle; voilà tout ce que tu as imaginé pour me
dégoûter de lui? Est-ce qu'il aurait pu se marier sans ton consentement?

--Parfaitement! Il est majeur, émancipé de ma tutelle.

--Et il ne t'aurait pas seulement fait part de son mariage, ce modèle
des neveux?

--Dans un mariage d'amour, on ne veut consulter personne, si l'on craint
d'inquiéter ses amis. Heureusement il a fait un bon choix. J'ai vu sa
femme aujourd'hui.

--Elle est jolie?

--Elle est jolie et elle est belle.

--Plus que moi, j'imagine?

--Incontestablement.

--Quels contes tu me fais!

--J'ai embrassé leur fils, un enfant adorable.

--Leur fils! le fils de ton neveu? Est-ce que ton neveu est en âge
d'avoir un fils? C'est un marmot que tu veux dire?

--Un marmot, soit. Il a un an déjà.

--Pauline, jure que tu ne te moques pas de moi!

--Je te le jure.

--Alors c'est fini, dit-elle, voilà ma dernière illusion envolée comme
les autres!

Et, se détournant, l'étrange fille mit sa figure dans ses mains et
pleura amèrement.

Je la regardais avec stupeur, me demandant si ce n'était pas un jeu pour
m'attendrir et m'amener à la rétractation d'un mensonge. Voyant que je
ne lui disais rien, elle sortit avec impétuosité. Je la suivis dans sa
chambre, où M. Dietrich, étonné de ne pas nous voir descendre pour
dîner, vint bientôt nous rejoindre. Césarine ne se fit pas questionner,
elle était dans une heure d'expansion et pleurait de vraies larmes.

--Mon père, dit-elle, viens me consoler, si tu peux, car Pauline est
très-indifférente à mon chagrin. Son neveu est marié! marié depuis
longtemps, car il est déjà père de famille. J'ai fait le roman le plus
absurde; mais ne te moque pas de moi, il est si douloureux! Cela
t'étonne bien: pourquoi? ne te l'avais-je pas dit, qu'il était le seul
homme que je pusse aimer? Il avait tout pour lui, l'intelligence, la
fermeté, la dignité du caractère et la pureté des moeurs, cette chose
que je chercherais en vain chez les hommes du monde, à commencer par le
marquis! Je ne m'étais pas dit, sotte fille que je suis, qu'un jeune
homme ne pouvait rester pur qu'à la condition de se marier tout jeune et
de se marier par amour. Maintenant je peux bien chercher toute ma vie un
homme qui n'ait pas subi la souillure du vice. Je ne le rencontrerai
jamais, à moins que ce ne soit un enfant idiot, dont je rougirais d'être
la compagne, car je sais le monde et la vie à présent. Il ne s'y trouve
plus de milieu entre la niaiserie et la perversité. Mon père,
emmène-moi, allons loin d'ici, bien loin, en Amérique, chez les
sauvages.

--Il ne me manquerait plus que cela! lui dit en souriant M. Dietrich; tu
veux que nous nous mettions à la recherche du dernier des Mohicans?

Il ne prenait pas son désespoir au sérieux; elle le força d'y croire en
se donnant une attaque de nerfs qu'elle obtint d'elle-même avec effort
et qui finit par être réelle, comme il arrive toujours aux femmes
despotes et aux enfants gâtés. On se crispe, on crie, on exhale le dépit
en convulsions qui ne sont pas précisément jouées, mais que l'on
pourrait étouffer et contenir, si elles étaient absolument vraies
intérieurement. Bientôt la véritable convulsion se manifeste et punit la
volonté qui l'a provoquée, en se rendant maîtresse d'elle et en
violentant l'organisme. La nature porte en elle sa justice, le châtiment
immédiat du mal que l'individu a voulu se faire à lui-même.

Il fallut la mettre au lit et dîner sans elle, tard et tristement. Je
racontai toute la vérité à M. Dietrich. Il n'approuva pas le mensonge
que j'avais fait à Césarine, et parut étonné de me voir, pour la
première fois sans doute de ma vie, disait-il, employer un moyen en
dehors de la vérité. Je lui racontai alors les menaces de M. de
Rivonnière et lui avouai que j'en étais effrayée au point de tout
imaginer pour préserver mon neveu. M. Dietrich n'attacha pas grande
importance à la colère du marquis; il m'objecta que M. de Rivonnière
était un homme d'honneur et un homme sensé, que dans la colère il
pouvait déraisonner un moment, mais qu'il était impossible qu'il ne fût
pas rentré en lui-même dès le lendemain de son emportement.

--Et alors, lui dis-je, vous allez dissuader Césarine, lui faire savoir
que mon neveu est encore libre? Vous la tromperiez plus que je ne l'ai
trompée: il n'est plus libre.

Il me promit de ne rien dire.

--Je n'ai pas fait le mensonge, dit-il, je feindrai d'être votre dupe,
d'autant plus que je n'admettrais pas qu'un jeune homme, lié comme il
l'est maintenant, put songer au mariage.

Césarine fut comme brisée durant quelques jours, puis elle reprit sa vie
active et dissipée, et parut même encourager à sa manière quelques
prétentions de mariage autour d'elle. Tous les matins il y avait assaut
de bouquets à la porte de l'hôtel, tous les jours, assaut de visites dès
que la porte était ouverte.

Je voyais de temps en temps Paul et Marguerite rue d'Assas. Je me
confirmais dans la certitude que cette association ne les rendait
heureux ni l'un ni l'autre, et que l'enfant seul remplissait d'amour et
de joie le coeur de Paul. Marguerite était à coup sûr une honnête
créature, malgré la faute commise dans son adolescence; mais cette faute
n'en était pas moins un obstacle au mariage qu'elle désirait, et que,
pas plus que moi, Paul ne pouvait admettre. Un jour, ils se querellèrent
devant moi en me prenant pour juge.

--Si je n'avais pas eu un enfant, disait Marguerite, je n'aurais jamais
songé au mariage, car je sais bien que je ne le mérite pas; mais depuis
que j'ai mon Pierre, je me tourmente de l'avenir et je me dis qu'il
méprisera donc sa mère plus tard, quand il comprendra qu'elle n'a pas
été jugée digne d'être épousée? Ça me fait tant de mal de songer à ça,
qu'il y a des moments où je me retiens d'aimer ce pauvre petit, afin
d'avoir le droit de mourir de chagrin. Ah! je ne l'avais pas comprise,
cette faute qui me paraît si lourde à présent! Je trouvais ma mère
cruelle de me la reprocher, je trouvais Paul bon et juste en ne me la
reprochant pas; mais voilà que je suis mère et que je me déteste. Je
sais bien que Paul n'abandonnera jamais son fils, il n'y a pas de
danger, il est trop honnête homme et il l'aime trop! mais moi, moi,
qu'est-ce que je deviendrai, si mon fils se tourne contre moi?

--Il te chérira et te respectera toujours, répondit Paul. Cela, je t'en
réponds, à moins que, par tes plaintes imprudentes, tu ne lui apprennes
ce qu'il ne doit jamais savoir.

--Comme c'est commode, n'est-ce pas! de cacher aux enfants que leurs
parents ne sont pas mariés! Pour cela, il faudrait ne jamais me quitter,
et qu'est-ce qui me répond que tu ne te marieras pas avec une autre!

Je crus devoir intervenir.

--Il est du moins certain, dis-je à Marguerite, qu'il est devenu
très-difficile à mon neveu de faire le mariage honorable et relativement
avantageux auquel un homme dans sa position peut prétendre. L'abandon
qu'il vous fait de sa liberté, de son avenir peut-être, devrait vous
suffire, ma pauvre enfant! Songez que jusqu'ici tous les sacrifices sont
de son côté, et que vous n'auriez pas bonne grâce à lui en demander
davantage.

--Vous avez raison, vous! répondit-elle en me baisant les mains; vous
êtes sévère, mais vous êtes bonne. Vous me dites la vérité; lui, il me
ménage, il est trop fier, trop doux, et j'oublie quelquefois que je lui
dois tout, même la vie!

Elle se soumettait. C'était une bonne âme, éprise de justice, mais trop
peu développée par le raisonnement pour trouver son chemin sans aide et
sans conseil. Quand elle avait compris ses torts, elle les regrettait
sincèrement, mais elle y retombait vite, comme les gens qu'une bonne
éducation première n'a pas disciplinés. Elle avait des instincts
spontanés, égoïstes ou généreux, qu'elle ne distinguait pas les uns des
autres et qui l'emportaient toujours au delà du vrai, Paul était un peu
fatigué déjà de ses inquiétudes sans issue, de sa jalousie sans objet,
en un mot de ce fonds d'injustice et de récrimination dont une femme
déchue sait rarement se défendre. Je sortis avec lui ce jour-là, et je
lui reprochai de traiter Marguerite un peu trop comme une enfant.

--Puisque ce malheureux lien existe, lui dis-je, et que tu crois ne
devoir jamais le rompre, tâche de le rendre moins douloureux. Élève les
idées de cette pauvre femme, adoucis les aspérités de son caractère. Il
ne me semble pas que tu lui dises ce qu'il faudrait lui dire pour qu'au
lieu de déplorer le sort gué tu lui as fait, elle le comprenne et le
bénisse.

--J'ai dit tout ce qu'on peut dire, répondit-il; mais c'est tous les
jours à recommencer. Les vrais enfants s'instruisent et progressent à
toute heure, je le vois déjà par mon fils; mais les filles dont le
développement a été une chute n'apprennent plus rien. Marguerite ne
changera pas, c'est à moi d'apprendre à supporter ses défauts. Ce
qu'elle ne peut pas obtenir d'elle-même, il faut que je l'obtienne de
moi, et j'y travaille. Je me ferai une patience et une douceur à toute
épreuve. Soyez sûre qu'il n'y a pas d'autre remède: c'est pénible et
agaçant quelquefois; mais qui peut se vanter d'être parfaitement heureux
en ménage? Je pourrais être très-légitimement marié avec une femme
jalouse, de même que je pourrais être pour Marguerite un amant
soupçonneux et tyrannique. Croyez bien, ma tante, que dans ce mauvais
monde où l'on s'agite sous prétexte de vivre, on doit appeler heureuse
toute situation tolérable, et qu'il n'y a de vrai malheur que celui qui
écrase ou dépasse nos forces. Si je n'avais pas une maîtresse, je serais
forcé de supprimer l'affection et de ne chercher que le plaisir. Les
femmes qui ne peuvent donner que cela me répugnent. C'est une bonne
chance pour moi d'avoir une compagne qui m'aime, qui m'est fidèle et que
je puis aimer d'amitié quand, l'effervescence de la jeunesse assouvie,
nous nous retrouverons en face l'un de l'autre. Cela mérite bien que je
supporte quelques tracasseries, que je pardonne un peu d'ingratitude,
que je surmonte quelques impatiences. Et, quand je regarde ce bel enfant
qu'elle m'a donné, qui est bien à moi, qu'elle a nourri d'un lait pur et
qu'elle berce sur son coeur des nuits entières, je me sens bien marié,
bien rivé à la famille et bien content de mon sort.
                
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