George Sand

Cesarine Dietrich
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Paul était libre ce jour-là. Je l'emmenai dîner avec moi chez un
restaurateur, et nous causâmes intimement. J'étais libre moi-même. M.
Dietrich avait été surveiller de grands travaux à sa terre de Mireval;
Césarine avait dû dîner chez ses cousines.

Nous approchions du printemps. Je rentrai à neuf heures et fus fort
surprise de la trouver dînant seule dans son appartement.

--Je suis rentrée à huit heures seulement, me dit-elle. Je n'ai pas dîné
chez les cousines, je ne me sentais pas en train de babiller. Je me suis
attardée à la promenade, et j'ai fait dire à ma tante de ne pas
m'attendre. Ne me gronde pas d'être rentrée à la nuit, quoique seule.
Il fait si bon et si doux que j'ai pris fantaisie de courir en voiture
autour du lac à l'heure où il est désert; cette heure où tout le monde
dîne est décidément la plus agréable pour aller au bois de Boulogne. Où
as-tu donc dîné, toi? J'espérais te trouver ici.

--J'ai dîné avec mon neveu.

--Et avec sa femme? dit-elle en me regardant avec une ironie singulière.
Sais-tu qu'il te trompe, ton neveu, et qu'il n'est pas marié du tout?

--C'est tout comme, répondis-je. Il est peut-être plus enchaîné que s'il
était marié.

--Enchaîné est le mot, et je vois que tu y mets de la franchise.

--Je ne sais ce que tu veux dire.

--Ni ce que tu dis, ma bonne Pauline, tu t'embrouilles, tu n'y es plus;
mais moi je sais toute la vérité.

--Quoi! que sais-tu?

--Écoute: avant d'aller au bois faire mes réflexions, j'avais été faire
connaissance avec la belle Marguerite.

--Tu railles!

--Tu vas voir. Je savais que tous les soirs M. Paul quittait son bureau
pour aller passer la nuit rue d'Assas chez une madame Féron qui y louait
ou qui était censée y louer un appartement. Je savais encore que ton
neveu ne s'y rendait que bien rarement dans le jour; or, comme il était
quatre heures et que j'étais résolue à connaître la vérité aujourd'hui.

--Pourquoi aujourd'hui?

--Parce que M. Salvioni, ce noble italien qui me suit partout et que ma
tante Helmina protège, m'avait fait hier à l'Opéra une déclaration assez
pressante pendant le ballet de la Muette. Il est très-beau, ce
descendant des Strozzi. Il a de l'esprit, de la poésie et un petit
accent agréable. Il me plairait, si je pouvais l'aimer; mais j'ai encore
pensé à ton neveu et j'ai promis de répondre clairement le surlendemain,
c'est-à-dire demain. Il me fallait donc savoir aujourd'hui si tu ne
m'avais pas fait un petit conte pour m'endormir. J'ai donc demandé au
portier madame Féron, et on m'a fait monter dans un taudis assez propre,
où un gros bébé piaillait sur les genoux d'une assez belle créature.
Bertrand était monté avec moi, et, comme il n'y a pas d'antichambre dans
ces logements-là, il a dû m'attendre sur le carré. Je suis entrée avec
aplomb, j'ai demandé madame Paul Gilbert à madame Féron qui m'ouvrait la
porte et qui était trop laide et trop vieille pour me faire supposer que
ce fût elle. Elle a paru troublée de cette demande, et comme elle
hésitait à répondre, Marguerite s'est levée avec son marmot dans les
bras, en me disant assez effrontément:

--Madame Paul Gilbert, c'est moi. Qu'est-ce qu'il y a pour votre
service?

--Je croyais trouver ici, ai-je répondu, la tante de M. Gilbert,
mademoiselle de Nermont.

--Elle est sortie avec Paul il n'y a pas un quart d'heure.

--Tant pis, je venais la prendre pour faire une course dans le
quartier; elle m'avait donné rendez-vous ici.

»--Alors c'est qu'elle va peut-être revenir? Si vous voulez l'attendre?

»--Volontiers, si vous voulez bien le permettre.

»Et elle de dire avec toute la courtoisie dont une blanchisseuse est
capable:

»--Comment donc, ma petite dame! mais asseyez-vous. Féron, prends donc
le petit, fais-lui manger sa soupe dans la cuisine. Il ne mange pas bien
proprement ni bien sagement encore, le pauvre chéri, et madame ne serait
pas bien contente de l'entendre faire son sabbat. Ferme les portes,
qu'on ne l'entende pas trop!

»--Voilà un bel enfant! lui dis-je en feignant d'admirer le bébé qu'on
emportait à ma grande satisfaction. Quel âge a-t-il donc?

»--Un an et un mois, il est un peu grognon, il met ses dents.

»--Il est bien frais,--très-joli!

»--N'est-ce pas qu'il ressemble à son père?

»--À M. Paul Gilbert?

»--Dame!

»--Je ne sais pas, je le connais très-peu. Je trouve que c'est à vous
que l'enfant ressemble.

»--Oui? tant pis! j'aimerais mieux qu'il ressemble à Paul.

»--C'est-à-dire que vous aimez votre mari plus que vous-même?

»--Oh ça, c'est sûr! il est si bon! Vous connaissez donc sa tante et
_pas lui_?

»--Je l'ai vu une ou deux fois, pas davantage.

»--C'est peut-être vous qui êtes.... Eh non! que je suis bête!
mademoiselle Dietrich ne sortirait pas comme ça toute seule.

»--Vous avez entendu parler de mademoiselle Dietrich?

»--Oui, c'est la tante à Paul qui est sa... comment dirai-je? sa
première bonne, c'est elle qui l'a élevée.»

Je t'en demande bien pardon, ma Pauline, mais voilà les notions
éclairées et délicates de mademoiselle Marguerite sur ton compte. Je
suis forcée par mon impitoyable mémoire de te redire mot pour mot ses
aimables discours.

--C'est, repris-je, mademoiselle de Nermont qui vous a parlé de
mademoiselle Dietrich?

»--Non, c'est Paul, un jour qu'il avait été au bal la veille _chez son
papa_. Il paraît que _c'est des gens très-riches_, et que la demoiselle
avait des perles et des diamants peut-être pour des millions.

»--Ce qui était bien ridicule, n'est-ce pas?

»--Vous dites comme Paul: mais moi, je ne dis pas ça. Chacun se pare de
ce qu'il a. Moi, je n'ai rien, je me pare de mon enfant, et, quand on me
le ramène du Luxembourg ou du _square_, en me disant que tout le monde
l'a trouvé beau, dame! je suis fière et je me pavane comme si j'avais
tous les diamants d'une reine sur le corps.» Cette gentille naïveté me
réconcilia bien vite avec Marguerite. Je ne la crois pas mauvaise ni
perverse, cette fille, et en la trouvant si commune et si expansive je
ne me sentais plus aucune aversion contre elle. C'est une de ces
compagnes de rencontre qu'un homme pauvre doit prendre par économie et
aussi par sagesse. Quand il arrive un enfant, on s'y attache par bonté;
mais on ne les épouse pas, ces demoiselles, et un moment vient où on ne
les garde pas.

--Tu parles de tout cela, ma chère, comme un aveugle des couleurs. Tu ne
peux pas apprécier....

--Je te demande pardon, ton élève est émancipée, et tout ce que tu as
fort bien fait de lui laisser ignorer quand elle était une
fillette,--peu curieuse d'ailleurs,--elle a été condamnée à l'apprendre
en voyant le monde, en observant ce qui s'y passe, en entendant ce que
l'on dit, en devinant ce que l'on tait. Tu sais fort bien que je porte
sur la liaison de M. Paul un jugement très-sensé, car cela s'appelle une
_liaison_, pas autrement; c'est un terme décent et poli pour ne pas dire
une _accointance_. Tu trouves que le vrai mot est grossier dans ma
bouche? Je le trouve aussi; mais tu m'as attrapée en appelant cela un
mariage, et j'ai été forcée d'entrer dans l'examen des faits grossiers
qu'on appelle la réalité. Jusque-là pourtant j'étais assez ingénue pour
croire à un lien légitime; mais Marguerite est bavarde et maladroite.
Comme je lui témoignais de l'intérêt, elle s'est troublée, et, quand
j'ai parlé de lui apporter de vieilles dentelles à remettre à neuf, elle
m'a tout avoué avec une sincérité assez touchante.

»--Non, m'a-t-elle dit, ne revenez pas vous-même, car je vois bien que
vous êtes une grande dame, et peut-être que vous seriez fâchée d'être si
bonne pour moi quand vous saurez que je ne suis pas ce que vous croyez.»

Et, là-dessus, des encouragements de ma part, une ou deux paroles
aimables qui ont amené un déluge de pleurs et d'aveux. Je sais donc
tout, l'aventure avec M. Jules l'étudiant, la noyade, le sauvetage opéré
par ton neveu, l'asile donné par lui chez la Féron, et puis la naissance
de l'enfant après des relations avouées assez crûment (elle me prenait
pour une femme), enfin l'espérance qui lui était venue d'être épousée en
se voyant mère, la résistance invincible de Paul appuyée par toi, les
petits chagrins domestiques, ses colères à elle, sa patience à lui. Le
tout a fini par un éloge enthousiaste et comique de Paul, de toi et
d'elle-même, car elle est très-drôle, cette villageoise. C'est un
mélange d'orgueil insensé et d'humilité puérile. Elle se vante de
l'emporter sur tout le monde par l'amour et le dévouement dont elle est
capable.... Elle se résume en disant:

--C'est moi la coupable (_la fautive_); mais j'ai quelque chose pour
moi, c'est que j'aime comme les autres n'aiment pas. Paul verra bien!
qu'il essaye d'en aimer une autre!»

C'est après m'avoir ainsi ouvert son coeur qu'elle a commencé à se
demander qui je pouvais bien être.

«--Ne vous en inquiétez pas, lui ai-je répondu. Mon nom ne vous
apprendrait rien. Je m'intéresse à vous et je vous plains, que cela
vous suffise. Votre position ne me scandalise pas. Seulement vous avez
tort de prendre le nom de M. Gilbert. Est-ce qu'il vous y a autorisée?

»--Non, il me l'a défendu au contraire. Comme il ne veut recevoir ici
aucun de ses amis, il cache son petit ménage, et l'appartement n'est ni
à son nom ni au mien. Je dois me cacher aussi à cause de ma mère, qui me
_repincerait_, je suis encore mineure, et je ne sors que le soir au bras
de Paul, dans les rues où il ne fait pas bien clair. Quand vous avez
demandé madame Paul Gilbert, j'ai eu un moment de bêtise ou de fierté;
mais personne ne me connaît sous ce nom-là. À vrai dire, personne ne me
connaît. Je ne me montre pas. C'est madame Féron qui achète tout, qui
fait les commissions, qui porte l'ouvrage, qui promène le petit. Moi, je
m'ennuie bien un peu d'être enfermée comme ça, mais je travaille de mes
mains, et je tâche que ma pauvre tête ne travaille pas trop....»

Je lui ai promis d'aller la voir, et je tiendrai parole, car je veux
encore causer avec elle. J'avais peur de te voir revenir, bien que
j'eusse un prétexte tout prêt pour motiver devant Marguerite ma présence
chez elle. Je lui ai dit que l'heure du rendez-vous que tu m'avais donné
était passée, et que j'étais forcée de m'en aller.

«--Tant pis, a-t-elle dit en me baisant les mains; je vous aime bien,
vous, et je voudrais causer avec vous toute la journée. Si, au lieu de
me prendre d'amour pour Paul, j'avais rencontré une jolie et bonne dame
comme vous, qui m'aurait prise avec elle, je serais plus heureuse, et,
sans me vanter, pour coudre, ranger vos affaires, vous blanchir, vous
servir et _vous faire la conversation_, j'aurais été bonne fille de
chambre.

»--Ça pourra venir, lui ai-je répondu en riant: qui sait? Si M. Gilbert
vous renvoyait, je vous prendrais volontiers à mon service.»

Le mot _renvoyer_ a frappé un peu plus fort que je ne l'eusse souhaité.
Elle s'est récriée, et un instant j'ai cru que notre amitié allait se
changer en aversion. Elle est violente, la chère petite; mais j'ai su
étouffer l'explosion en lui disant:

«--Je vois bien que vous n'êtes pas de ces personnes qu'on renvoie; mais
il y a manière d'éloigner les personnes fières: quelquefois un mot
blessant suffit.

»--Vous avez raison; mais jamais Paul ne me dira ce mot-là. Il a le
coeur trop grand. Il n'aurait qu'une manière de me renvoyer, comme vous
dites: c'est de me faire voir qu'il serait malheureux avec moi; alors je
n'attendrais pas mon congé, je le prendrais.

»--Et l'enfant, qu'en feriez-vous?

»--Oh! l'enfant, il ne voudrait pas me le laisser, il l'aime trop!

»--Est-ce qu'il l'a reconnu?

»--Bien sûr qu'il l'a reconnu, même qu'il l'a fait inscrire fils de mère
inconnue, afin que ma famille, qui est mauvaise, n'ait jamais de droits:
sur lui.

»--Alors vous n'en avez pas non plus sur votre enfant? Vous le perdriez
en vous séparant de M. Gilbert?

«--C'est cela qui me retiendrait auprès de lui, si je m'y trouvais
malheureuse, mais s'il était malheureux lui, mon pauvre Paul, je lui
laisserais son Pierre,... et je n'irais pas vous trouver, ma petite
dame, je n'aurais plus besoin de rien. Je m'en irais mourir de chagrin
dans un coin....»

Voilà sur quelles conclusions nous nous sommes séparées.

--Fort bien, et après cela tu as été réfléchir au bois de Boulogne;
peut-on savoir ta conclusion, à toi?

--La voici: Paul me convient tout à fait, je l'aime, et c'est le mari
qu'il me faut.

--Sauf à faire mourir de chagrin la pauvre Marguerite? Cela ne compte
pas?

--Cela compterait, mais cela n'arrivera pas. Je serai très-bonne pour
elle, je lui ferai comprendre ce qu'elle est, ce qu'elle vaut, ce
qu'elle pèse, ce qu'elle doit accepter pour conserver l'estime de Paul
et mes bienfaits, que je ne compte pas lui épargner.

--Et l'enfant?

--Son père, marié avec moi, aura le moyen de l'élever, et je lui serai
très-maternelle; je n'ai pas de raisons pour le haïr, cet innocent!
Marguerite pourra le voir; on les enverra à la campagne, ils n'auront
jamais été si heureux.

--Avec quelle merveilleuse facilité tu arranges tout cela!

--Il n'y rien de difficile dans la vie quand on est riche, équitable et
d'un caractère décidé. Je suis plus énergique et plus clairvoyante que
toi, ma Pauline, parce que je suis plus franche, moins méticuleuse. Ce
qu'il t'a fallu des années pour savoir et apprécier, sauf à ne rien
conclure pour l'avenir de ton neveu, je l'ai su, je l'ai jugé, j'y ai
trouvé remède en deux heures. Tu vas me dire que je ne veux pas tenir
compte de l'attachement de Paul pour sa maîtresse et de l'espèce
d'aversion qu'il m'a témoignée; je te répondrai que je ne crois ni à
l'aversion pour moi ni à l'attachement pour elle. J'ai vu clair dans la
rencontre unique et mémorable qui a décidé du sort de ce jeune homme et
du mien; je vois plus clair encore aujourd'hui. Il se croyait lié à un
devoir, et sa défense éperdue était celle d'un homme qui s'arrache le
coeur. Aujourd'hui il souffre horriblement, tu ne vois pas cela; moi, je
le sais par les aveux ingénus et les réticences maladroites de sa
maîtresse. Il n'espère pas de salut, il accepte la triste destinée qu'il
s'est faite. C'est un stoïque, je ne l'oublie pas, et toutes les
manifestations de cette force d'âme m'attachent à lui de plus en plus.
Oui, cette fille déchue et vulgaire qu'il subit, ce marmot qu'il aime
tendrement (les vrais stoïques sont tendres, c'est logique), cet
intérieur sans bien-être et sans poésie, ce travail acharné pour nourrir
une famille qui le tiraille et qu'il est forcé de cacher comme une
honte, cette fierté de feindre le bonheur au milieu de tout cela, c'est
très-grand, très-beau, très-chaste en somme et très-noble. Ton neveu
est un homme, et c'est une femme comme moi qu'il lui faut pour accepter
sa situation et l'en arracher sans déchirement, sans remords et sans
crime. Marguerite pleurera et criera peut-être même un peu, cela ne
m'effraye pas. Je me charge d'elle; c'est une enfant un peu sauvage et
très-faible. Dans un an d'ici elle me bénira, et Paul, mon mari, sera le
plus heureux des hommes.

--De mieux en mieux! C'est réglé ainsi pour l'année prochaine? Quel
mois, quel jour le mariage?

--Ris tant que tu voudras, ma Pauline, je suis plus forte que toi, te
dis-je; je n'ai pas les petits scrupules, les inquiétudes puériles. J'ai
la patience dans la décision; ta verras, petite tante! Et sur ce
embrasse-moi; je suis lasse, mais mon parti est pris, et je vais-dormir
tranquille comme un enfant de six mois.

Elle me laissa en proie au vertige, comme si, abandonnée par un guide
aventureux sur une cime isolée, j'eusse perdu la notion du retour.

N'avait-elle pas raison en effet? n'était-elle pas plus forte que moi,
que Marguerite, que Paul lui-même? Trop absorbé par l'étude, il ne
pouvait pas, comme elle, analyser les faits de la vie pratique et en
résoudre les continuelles énigmes. Qui sait si elle n'était pas la femme
qu'elle se vantait d'être, la seule qu'il pût aimer, le jour où il
verrait la loyauté et la générosité qui étaient toujours au fond de ses
calculs les plus personnels? Une tête si active, une âme tellement
au-dessus de la vengeance et des mauvais instincts, une si franche
acceptation des choses accomplies, une telle intelligence et tant de
courage pour mener ses entreprises les plus invraisemblables à bonne
fin, n'était-ce pas assez pour rassurer sur les caprices et pardonner la
coquetterie?

Je me trouvais revenue au point où Césarine m'avait amenée lorsque les
menaces du marquis de Rivonnière m'avaient fait reculer d'effroi. Où
était-il, le marquis? que devenait-il? avait-il oublié? était-il absent?
Si l'on eût pu me rassurer à cet égard, le roman de Césarine ne m'eût
plus semblé si inquiétant et si invraisemblable.

Je résolus de savoir quelque chose, et en réfléchissant je me dis que
Bertrand devait être à même de me renseigner.

C'était un singulier personnage que ce valet de pied, sorte de
fonctionnaire mixte entre le groom et le valet de chambre. Valet de
chambre, il ne pouvait pas l'être, ne sachant ni lire ni écrire, ce qui,
par une bizarrerie de son intelligence, ne l'empêchait pas de s'exprimer
aussi bien qu'un homme du monde. C'était un garçon de trente-cinq ans,
sérieux, froid, distingué, très-satisfait de sa taillé élégante, portant
avec aisance et dignité son habit noir rehaussé d'une tresse de soie à
l'épaule, avec les aiguillettes ramenées à la boutonnière, toujours rasé
et cravaté de blanc irréprochable, discret, sobre, silencieux, ayant
l'air de ne rien savoir, de ne rien entendre, comprenant tout et sachant
tout, incorruptible d'ailleurs, dévoué à Césarine et à moi à cause
d'elle, un peu dédaigneux de tout le reste de la famille et de la
maison.

Il n'était que onze heures, et, M. Dietrich n'étant pas rentré, Bertrand
devait être dans la galerie des objets d'art, au rez-de-chaussée: c'est
là qu'il se plaisait à l'attendre, étudiant avec persévérance la
régularité des bouches de chaleur du calorifère, la marche des pendules
ou la santé des plantes d'ornement.

Je descendis et le trouvai là en effet. Il vint au-devant de moi.

--Bertrand, j'ai à vous demander un renseignement, mon cher.

--J'avais aussi l'intention d'en donner un à mademoiselle.

--À moi? ce soir?

--À vous, ce soir, quand monsieur serait rentré. Je sais que
mademoiselle se couche tard.

--Eh bien! parlez le premier, Bertrand.

--C'est à propos de M. le marquis de Rivonnière.

--Ah! précisément je voulais vous demander si vous aviez de ses
nouvelles.

--J'en ai. Mademoiselle Césarine, qui n'a pas de secrets pour
mademoiselle, a dû lui dire tout ce qu'elle a fait aujourd'hui?

--Je le sais. Elle a été avec vous rue d'Assas et au bois de Boulogne
ensuite.

--Mademoiselle de Nermont sait-elle que M. de Rivonnière prend des
déguisements pour épier mademoiselle Césarine?

--Non! Césarine le sait-elle?

--Je ne crois pas.

--Vous eussiez dû l'en avertir.

--Je n'étais pas assez sûr, et puis mademoiselle Césarine, un jour que
je lui remettais une lettre de M. le marquis, m'avait dit:

«--Ne me remettez plus rien de lui; que je n'entende donc plus jamais
parler de lui!» Mais aujourd'hui j'ai si bien reconnu M. de Rivonnière
en costume d'ouvrier dans la rue d'Assas, que je me suis promis d'en
avertir mademoiselle de Nermont.

--Savez-vous chez qui allait Césarine dans la rue d'Assas?

--Oui, mademoiselle, c'est moi qui si été chargé par elle de suivre la
personne qui y va tous les soirs en sortant de la librairie de M.
Latour.

--Avez-vous bien raison, Bertrand, d'épier vous-même?...

--Je crois toujours avoir raison quand j'exécute les ordres de
mademoiselle Césarine.

--Même en cachette de son père et de moi?

--M. Dietrich n'a pas de volonté avec elle, et vous, mademoiselle, vous
arrivez toujours à vouloir ce qu'elle veut.

--C'est vrai, parce qu'elle veut toujours le bien, et cette fois comme
les autres il y avait une bonne action au bout de sa curiosité.

--Je le pense bien. D'ailleurs, comme je suis toujours et partout à deux
pas de mademoiselle avec un revolver et un couteau poignard sur moi, je
ne crains pas qu'on l'insulte.

--Certes vous la défendriez avec courage

--Avec sang-froid, mademoiselle, beaucoup de sang-froid et de présence
d'esprit; c'est mon devoir. Mademoiselle Césarine me l'a expliqué le
jour où elle m'a dit: Je veux pouvoir aller partout avec vous.

--C'est bien, mon ami; dites-moi maintenant si M. de Rivonnière a vu
Césarine entrer chez la personne que mon neveu fréquente.

--Il l'a vue sortir, il était sur la porte quand elle est remontée dans
sa voiture.

--Il aura sans doute questionné le portier de cette maison?

--Bien certainement, car il regardait mademoiselle d'un air moqueur, et
on aurait dit qu'il avait envie d'être reconnu; mais mademoiselle était
préoccupée et n'a pas fait attention à lui.

--Pourquoi présumez-vous qu'il avait envie de se moquer?

--Parce qu'il est fou de jalousie et qu'il croit que mademoiselle
cherche à rencontrer quelqu'un. Certainement il a établi à côté de moi
une contre-mine, comme on dit. Il a dû savoir ce que j'étais chargé de
découvrir; et sans doute il sait maintenant que monsieur... votre neveu
a autre chose en tête que de se trouver avec mademoiselle Césarine. Il
est bon que vous sachiez la chose, c'est à vous d'aviser, mademoiselle;
c'est à moi d'exécuter vos ordres, si vous en avez à me donner pour
demain.

--Je m'entendrai avec mademoiselle Césarine; merci et bonsoir, Bertrand.

Ainsi, malgré le temps écoulé, trois semaines environ depuis ses
menaces, le marquis ne s'était pas désisté de ses projets de vengeance.
Il m'avait dit la vérité en m'assurant qu'il était capable de garder sa
colère jusqu'à ce qu'elle fût assouvie, comme il gardait son amour sans
espérance. C'était donc un homme redoutable, ni fou ni méchant
peut-être, mais incapable de gouverner ses passions. Il avait parlé de
meurtre sans provocation comme d'une chose de droit, et il savait
maintenant de qui Césarine était éprise! Je recommençai à maudire le
terrible caprice qu'elle avait été près de me faire accepter. Je résolus
d'avertir M. Dietrich, et j'attendis qu'il fût rentré pour l'arrêter au
passage et lui dire tout ce qui s'était passé, sans oublier le rapport
que m'avait fait Bertrand.

--Il faut, lui dis-je en terminant, que vous interveniez dans tout ceci.
Moi, je ne peux rien; je ne puis éloigner mon neveu; son travail le
cloue à Paris; et d'ailleurs, si je lui disais qu'on le menace, il
s'acharnerait d'autant plus à braver une haine qu'il jugerait ridicule,
mais que je crois très-sérieuse. Je n'ai plus aucun empire sur Césarine.
Vous êtes son père, vous pouvez l'emmener; moi, je vais avertir la
police pour qu'on surveille les déguisements et les démarches de M. de
Rivonnière.

--Ce serait bien grave, répondit M. Dietrich, et il pourrait en
résulter un scandale dont je dois préserver ma fille. Je l'emmènerai
s'il le faut; mais d'abord je ferai une démarche auprès du marquis.
C'est à moi qu'il aura affaire, s'il compromet Césarine par sa folle
jalousie et son espionnage. Rassurez-vous, je surveillerai, je saurai et
j'agirai; mais je crois que, pour le moment, nous n'avons point à nous
inquiéter de lui. Il croit que Césarine a éprouvé aujourd'hui une
déception qui le venge, et qu'elle ne pensera plus au rival dont elle a
vu la femme et l'enfant, car il ne doit rien ignorer de ce qui concerne
votre neveu.

--C'est fort bien, monsieur Dietrich, mais demain ou dans huit jours au
plus il saura que Césarine persiste à aimer Paul, car elle n'est pas
femme à cacher ses démarches et à renoncer à ses décisions, vous le
savez bien.

--J'agirai demain; dormez en paix.

Dès le lendemain en effet, et de très-bonne heure, il se rendit chez le
marquis. Il ne le trouva pas; il était, disait-on, en voyage députe
plusieurs jours, on ne savait quand il comptait revenir. Chercher dans
Paris un homme qui se cache n'est possible qu'à la police. J'allais,
sans dire ma résolution, écrire pour demander une audience au préfet
lorsque Bertrand, de son air impassible et digne, mais avec un regard
qui semblait me dire:--Faites attention! annonça le marquis de
Rivonnière.

       *       *       *       *       *




III


Le marquis se présenta aussi aisé, aussi courtois que si l'on se fût
quitté la veille dans les meilleurs termes. M. Dietrich lui serra la
main comme de coutume, se réservant de l'observer; mais Césarine, dont
le sourcil s'était froncé, et qui était vraiment lasse de ses hommages,
lui dit d'un ton glacé:

--Je ne m'attendais pas à vous revoir, monsieur de Rivonnière.

--Je ne me croyais pas banni à perpétuité, répondit-il avec ce sourire
dont l'ironie avait frappé Bertrand, et qui était comme incrusté sur son
visage pâli et fatigué.

--Vous n'avez pas été banni du tout, reprit Césarine. Il se peut que je
vous aie témoigné du mécontentement quand vous m'avez semblé manquer de
savoir-vivre; mais on pardonne beaucoup à un vieil ami, et je ne
songeais pas à vous éloigner. Vous avez trouvé bon de disparaître. Ce
n'est pas la première fois que vous boudez, mais ordinairement vous
preniez la peine de motiver votre absence. C'était conserver le droit
de revenir. Cette fois vous avez négligé une formalité dont je ne
dispense personne; vous avez cessé de nous voir parce que cela vous
plaisait; vous revenez parce que cela vous plaît. Moi, ces façons-là me
déplaisent. J'aime à savoir si les gens que je reçois me sont amis ou
ennemis; s'ils sont dans le dernier cas, je ne les admets qu'en me
tenant sur mes gardes; veuillez donc dire sur quel pied je dois être
avec vous; mettez-y du courage et de la franchise, mais ne comptez en
aucun cas que je tolérerais le plus petit manque d'égards.

Étourdi de cette semonce, le marquis essaya de se justifier; il
prétendit qu'il s'était absenté réellement, qu'il avait envoyé une carte
P. P. C., ce qui n'était pas vrai, et, comme il ne savait pas mentir, sa
raillerie intérieure se changea en confusion et en dépit.

M. Dietrich, qui avait gardé le silence, prit alors la parole.

--Monsieur le marquis, lui dit-il après avoir sonné pour défendre
d'introduire d'autres visites, vous êtes venu chercher une explication
que j'allais vous demander ce matin. Vous vous êtes fait passer pour
absent, et vous n'avez pas quitté Paris. Autant que ma fille, j'ai le
droit de trouver étrange que vous n'ayez pas su nous donner un prétexte
de votre disparition; mais mon étonnement est encore plus profond et
plus sérieux que le sien, car je sais ce qu'elle ignore: vous vous êtes
constitué son surveillant, je ne veux pas me servir d'un mot plus juste
peut-être, mais trop cruel. Votre excuse est sans doute dans une
passion ou dans un dépit qui légitime votre conduite à vos propres
yeux, mais qu'il est temps de surmonter, si vous ne voulez l'avouer
franchement.

--Eh bien! je l'avoue franchement, répondit le marquis, poussé à bout
par le sang-froid imposant de M. Dietrich. Je me suis conduit comme un
espion, comme un misérable. J'ai bu toute la honte de mon rôle, puisque
me voici dévoilé; mais ce n'est pas à monsieur Dietrich de me le
reprocher si durement. J'ai fait ce qu'il ne faisait pas, j'ai rempli
envers sa fille un devoir que me suggérait mon dévouement pour elle, et
que lui ne pouvait remplir parce qu'il ignorait le péril.

M. Dietrich l'interrompit.

--Vous vous trompez, monsieur; j'étais mieux renseigné que vous; je
savais que dans aucune démarche de ma fille il n'y avait péril pour
elle. Je sais maintenant ceci: c'est que vous élevez la prétention de
l'empêcher à tout prix de faire choix d'un autre que vous pour son mari;
ce choix, elle ne l'a pas fait, mais elle a le droit de le faire. Me
voici pour le maintenir et le faire respecter. Vous savez que j'ai
sincèrement regretté de vous voir échouer auprès d'elle; mais
aujourd'hui je ne le regrette plus, voyant que vous manquez de sagesse
et de dignité. Je vous le déclare avec l'intention de ne me rétracter en
aucune façon, soit que vous me répondiez par des excuses ou par des
menaces.

--Vous n'aurez de moi ni l'un ni l'autre, répliqua le marquis; je sais
le respect que je dois à vous et à moi-même. Je me retire pour attendre
chez moi les ordres qu'il vous plaira de me donner.

--C'est bien fait! s'écria Césarine dès qu'il fut sorti. Merci, mon
père! tu as fait respecter ta fille!

--Malheureuse enfant! lui dis-je avec une vivacité que je ne pus
maîtriser, tu ne songes qu'à toi. Tu ne vois pas qu'il y a un duel au
bout de cette explication, et que ta folie place ton père en face de
l'épée d'un homme exaspéré par toi?

Césarine pâlit, et se jetant au cou de son père:

--Ce n'est pas vrai, cela! s'écria-t-elle; dis que ce n'est pas vrai, ou
je meurs!

--Ce n'est pas vrai, répondit M. Dietrich. Notre amie s'exagère mon
devoir et mes intentions. Si M. de Rivonnière se le tient pour dit,
l'incident est vidé; sinon....

--Ah! oui, voilà! _sinon_! Mon père, tu me mets au désespoir, tu me
rends folle!

--Il faut être calme, ma fille; je suis jeune encore et, dans une
question d'honneur, un homme en vaut un autre. J'aurais mauvaise grâce à
me plaindre de ta conduite, puisque je n'ai pas su faire prévaloir mon
autorité et te forcer à la prudence. Je dois accepter les conséquences
de ma tendresse pour toi; je les accepte.

Il se dégagea doucement de ses bras et sortit. Elle fut véritablement
suffoquée par les pleurs, et me jura qu'elle ne sortirait plus jamais
seule pour ne pas exposer son père à porter la peine de ses
excentricités.

Elle tint parole pendant quelques jours. Je parlai à Bertrand pour
l'engager à ne porter aucune lettre d'elle sans la montrer à M. Dietrich
ou à moi. Il hésita beaucoup à prendre cet engagement. Pour lui,
Césarine était la meilleure tête de la maison. Si quelqu'un pouvait
dissiper l'orage qui s'amassait autour de nous, et dont il comprenait
fort bien la gravité, car il devinait ce qu'on ne lui disait pas,
c'était Césarine et nul autre. Pourtant il fut vaincu par mon insistance
et promit. Trois jours après, il m'apporta une lettre de Césarine
adressée à M. de Rivonnière, mais en me priant de demander son compte à
M. Dietrich.

--Je n'ai jamais trahi les bons maîtres, disait-il, et vous m'avez forcé
de faire une mauvaise promesse. Mademoiselle Césarine n'aura plus de
confiance en moi. Je ne peux pas rester dans une maison où je ne serais
pas estimé.

Je ne savais plus que faire. Cet homme avait raison. Il était trop tard
pour retenir Césarine; lui ôter son agent le plus fidèle et le plus
dévoué, c'était la pousser à commettre plus d'imprudences encore. Je
rendis la lettre à Bertrand et j'attendis que Césarine vînt me raconter
ce qu'elle contenait, car il était rare qu'elle ne demandât pas conseil
aussitôt après avoir agi à sa tête.

Elle ne vint pas, et mes anxiétés recommencèrent. Cette fois je ne
craignais plus pour mon neveu. J'étais sûre que Césarine ne l'avait pas
revu; mais je craignais pour M. Dietrich, que la conduite du marquis
avait fort irrité, et qui ne paraissait nullement disposé à lui
pardonner.

Le lendemain, Césarine entra chez moi en me disant:

--Je sors, veux-tu venir avec moi?

--Certainement, répondis-je, et je ne comprendrais pas que tu voulusses
sortir sans moi dans les circonstances où tu as placé ton père.

--Ne me gronde plus, reprit-elle, j'ai résolu de réparer mes torts, quoi
qu'il m'en coûte; tu vas voir!

--Où allons-nous?

--Je te le dirai quand nous serons parties.

Les ordres étaient donnés d'avance au cocher par Bertrand, et nous
descendîmes les Champs-Élysées sans que Césarine voulût s'expliquer.
Enfin, sur la place de la Concorde, elle me dit:

--Nous allons acheter des fleurs, rue des Trois-Couronnes, chez
Lemichez.

En effet, nous descendîmes dans les jardins de cet horticulteur et
parcourûmes ses serres, où Césarine choisit quelques plantes fort
chères; à 3 heures elle regarda sa montre, et tout aussitôt nous vîmes
entrer le marquis de Rivonnière.

--Voici justement un de mes amis, dit Césarine à l'employé qui nous
accompagnait. Dans sa voiture et dans la mienne, nous emporterons les
plantes. Veuillez faire remplir les voitures sans que rien soit brisé,
et faites faire la note, que je veux payer tout de suite.

Nous restâmes donc dans la serre aux camélias, où le marquis vînt nous
joindre.

--Merci, mon ami, lui dit-elle en lui tendant la main. Vous êtes venu à
mon rendez-vous; vous avez compris que je ne pouvais plus, jusqu'à
nouvel ordre, vous mettre en présence de mon père. Asseyez-vous sur ce
banc, nous sommes très-bien ici pour causer.

Monsieur de Rivonnière, j'ai réfléchi, j'ai vu clair dans ma conduite,
je l'ai condamnée, et c'est à vous que je veux me confesser. Je ne vous
ai pas trahi, puisque je n'ai jamais eu d'amour pour vous, et je ne vous
ai pas trompé en mettant mon refus sur le compte d'une aversion
prononcée pour le mariage. J'étais sincère, je n'aimais personne, et je
croyais que l'amour de ma liberté ne serait jamais assouvi. Il l'a été
bien plus vite que je ne pensais. Le monde m'a ennuyé, la liberté m'a
épouvantée. J'ai vu quelqu'un qui m'a plu, que je n'épouserai peut-être
pas, qui probablement ne saura jamais que je l'aime, mais qu'il m'est
impossible de ne pas aimer. Que voulez-vous que je vous dise? Je me
croyais une femme très-forte, je ne suis qu'une enfant très-faible, et
d'autant plus faible que je ne croyais pas à l'amour et ne m'en méfiais
pas. Je lui appartiens maintenant et j'en meurs de honte et de chagrin,
puisque ma passion n'est point partagée. Si vous souhaitiez une
vengeance, soyez satisfait. Je suis aussi punie qu'on peut l'être
d'avoir préféré un inconnu à un ami éprouvé; mais vous n'êtes ni cruel
ni égoïste, ni vindicatif, et, si vous avez eu l'apparence contre vous
au point de perdre l'affection de mon père, la faute en est à moi, à
moi seule. Je ne vous ai pas compris, je vous ai mal jugé. Je me suis
méfiée de vous. Vos torts sont mon ouvrage, je vous ai exaspéré, égaré,
jeté dans une sorte de délire. J'aurais dû vous dire dès le premier jour
ce que je vous dis maintenant: Mon ami, plaignez-moi, je suis
malheureuse; soyez bon, ayez pitié de moi!

En parlant ainsi avec une émotion qui la rendait plus belle que jamais,
Césarine se plia et se pencha comme si elle allait s'agenouiller devant
M. de Rivonnière. Celui-ci, éperdu et comme désespéré, l'en empêcha en
s'écriant:

--Que faites-vous là? C'est vous qui êtes folle et cruelle! Vous voulez
donc me tuer? Que me demandez-vous, qu'exigez-vous de moi? Ai-je
compris? Je croyais à un caprice, vous me dites pour me consoler que
c'est une passion! et vous voulez.... Mon Dieu, mon Dieu, qu'est-ce que
vous voulez?

--Ce que votre coeur et votre conscience vous crient, mon ami,
répondit-elle, toujours penchée vers lui et retenant ses mains
tremblantes dans les siennes; je veux que vous me pardonniez mon manque
d'estime, mon ingratitude, mon silence. Quand vous m'avez dit: «Avouez
votre amour pour un autre, je reste votre ami,»--car vous m'avez dit
cela! j'aurais dû vous croire; c'est votre droiture, c'est votre honneur
qui parlait spontanément. J'ai cru à un piège, c'est là mon crime et la
cause de votre colère. Ma méfiance vous a trompé. Vous avez cru à un
caprice, dites-vous? Cela devait être. Aussi m'avez-vous traitée comme
une fantasque enfant que l'on veut protéger et sauver en dépit
d'elle-même. Vous avez pris cela pour un devoir, et vous avez employé
tous les moyens pour vous en acquitter. À présent vous découvrez, vous
voyez que c'est une passion et que j'en souffre affreusement; votre
devoir change; il faut me soutenir, me plaindre, me consoler, s'il se
peut, il faut m'aimer surtout! Il faut m'aimer comme une soeur, vous
dévouer à moi comme un tendre frère. Ne me causez pas cette douleur
atroce de perdre mon meilleur ami au moment où j'en ai le plus besoin.

Et elle lui jeta ses bras au cou en l'embrassant comme elle embrassait
M. Dietrich quand elle voulait le vaincre. Elle ne pouvait pas ne pas
réussir avec le marquis: il était déjà vaincu.

--Vous me tuez! lui dit-il, et je baise la main qui me frappe. Ah! que
vous connaissez bien votre empire sur moi, et comme vous en abusez!
Allons, vous triomphez; que faut-il faire? Allez-vous me demander
d'amener à vos genoux l'ingrat qui vous dédaigne?

--Ah! grand Dieu, s'écria-t-elle, il s'agit bien de cela! S'il se
doutait de ma passion, je mourrais de douleur et de honte. Non, vous
n'avez rien à faire que de m'accepter éprise d'un autre et de m'aimer
assez pour demander pardon à mon père des torts qu'il vous attribue. Il
a cru que vous vouliez me perdre par un éclat, faire croire que vous
aviez des droits sur moi. Dites-lui la vérité, accusez-moi,
expliquez-vous. Dites-lui que vous n'avez d'autre ambition que celle de
jouer avec moi le rôle d'ange gardien. Justifiez-vous, donnez lui votre
parole pour l'avenir et laissez-moi vous réconcilier. Ce ne sera pas
difficile; il vous aime tant, mon pauvre père! il est si malheureux
d'être brouillé avec vous!

Le marquis hésitait à prendre des engagements avec M. Dietrich. Césarine
pleura tant et si bien qu'il promit de venir à l'hôtel le soir même, et
qu'il y vint.

Elle avait exigé mon silence sur cette entrevue si habilement amenée, et
elle voulait que le marquis vînt chez elle comme de lui-même.

J'hésitais à tromper M. Dietrich.

--Peux-tu me blâmer? s'écria-t-elle. Tout ce que j'ai imaginé pour
préserver la vie de mon père devrait te sembler une tâche sacrée, que
j'ai combinée avec énergie et menée à bien avec adresse et dévouement.
Si j'eusse suivi ton conseil de me tenir tranquille, de me cacher, de ne
plus faire ce que tu appelles mes imprudences, le ressentiment de ces
deux hommes s'éternisait et amenait tôt ou tard un éclat. Grâce à moi,
ils vont s'aimer plus que jamais, et tu seras à jamais tranquille pour
ton neveu. M. de Rivonnière n'est pas si chevaleresque et si généreux
que je le lui ai dit. Il a les instincts d'un tigre sous son air
charmant; mais j'arriverai à le rendre tel qu'il doit être, et je lui
aurai rendu un grand service dont il me saura gré plus tard. Quand on ne
peut pas combattre une bête féroce, on la séduit et l'apprivoise. J'ai
fait une grande faute le jour où j'ai perdu patience avec lui. Je m'y
prenais mal, à présent je le tiens!

M. Dietrich, surpris par la visite du marquis, accepta l'expression de
son repentir aussi franchement que Césarine l'avait prévu. Le pauvre
Rivonnière était d'une pâleur navrante. On voyait qu'il avait souffert
autant dans cette terrible journée que s'il eût eu à subir la torture.
Son abattement donnait un grand poids au serment qu'il fit de respecter
la liberté de Césarine et de rester son ami dévoué. M. Dietrich
l'embrassa. Césarine lui tendit ses deux mains à la fois, après quoi
elle se mit au piano et lui joua délicieusement les airs qu'il
préférait. Ses nerfs se détendirent. Le marquis pleura comme un enfant
et s'en alla béni et brisé.

--Eh bien, mademoiselle! me dit Bertrand, que je rencontrai dans la
galerie après que les portes se furent refermées sur M. de Rivonnière,
vous avez eu raison de me laisser porter la lettre. Je vous le disais
bien, qu'il n'y avait que mademoiselle Césarine pour arranger les
affaires. Elle y a pensé, elle l'a voulu, elle a écrit, elle a parlé, et
_le tour est fait_. Pardon de l'expression! elle est un peu familière,
mais je n'en trouve pas d'autre pour le moment.

Il n'y en avait pas d'autre en effet: le tour était joué. Césarine
était-elle donc profonde en ruses et en cruautés? Non, elle était
féconde en expédients et habile à s'en servir. Elle se pénétrait de ses
rôles au point de ressentir toutes les émotions qu'ils comportaient.
Elle croyait fermement à son inspiration, à son génie de femme, et se
persuadait opérer le sauvetage des autres en les noyant pour se faire
place.

Elle était donc maîtresse de la situation comme toujours. Elle avait
amené son père à tout accepter, elle avait paralysé la vengeance du
marquis, elle m'avait surprise et troublée au point que je ne trouvais
plus de bonnes raisons pour la résistance. Il ne lui restait qu'à
vaincre celle de Paul, et, comme elle le disait, l'action était
simplifiée. Les forces de sa volonté, n'ayant plus que ce but à
atteindre, étaient décuplées.

--Que comptes-tu faire! lui disais-je; vas-tu encore le provoquer malgré
le mauvais résultat de tes premières avances?

--J'ai fait une école, répondait-elle, je ne la recommencerai pas. Je
m'y prendrai autrement; je ne sais pas encore comment. J'observerai et
j'attendrai l'occasion; elle se présentera, n'en doute pas. Les choses
humaines apportent toujours leur contingent de secours imprévu à la
volonté qui guette pour en tirer parti.

Cette fatale occasion vint en effet, mais au milieu de circonstances
assez compliquées, qu'il faut reprendre de plus haut.

Marguerite n'avait pas caché à Paul la visite de Césarine, et elle lui
avait assez bien décrit la personne pour qu'il lui fût aisé de la
reconnaître. Il m'avait fait part de cette démarche bizarre, et je la
lui avais expliquée. Il n'était plus possible de lui cacher la vérité.
Par le menu, il apprit tout; mais nous eûmes grand soin de n'en pas
parler devant Marguerite, dont la jalousie se fût allumée.

Paul se montra, dans cette épreuve délicate, au-dessus de toute
atteinte. Comme il avait coutume d'en rire quand je l'interrogeais, je
l'adjurai, un soir que je l'avais emmené promener au Luxembourg, de me
répondre sincèrement une fois pour toutes.

--Est-ce que ce n'est pas déjà fait? me dit-il avec surprise; pourquoi
supposez-vous que je pourrais changer de sentiment et de volonté?

--Parce que les circonstances se modifient à toute heure autour de cette
situation, parce que M. Dietrich consentirait, parce que je serais
forcée de consentir, parce que M. de Rivonnière se résignerait, parce
qu'enfin tu n'es pas bien heureux avec Marguerite, et que tu n'es pas
lié à elle par un devoir réel. Son sort et celui de l'enfant assurés,
rien ne te condamne à sacrifier à une femme que tu n'aimes pas le sort
le plus brillant et la conquête la plus flatteuse.

--Ma tante, répondit-il, vous jouez sur le mot aimer. J'aime Marguerite
comme j'aime mon enfant, d'abord parce qu'elle m'a donné cet enfant, et
puis parce qu'elle est une enfant elle-même. Cette indulgence tendre que
la faiblesse inspire naturellement à l'homme est un sentiment
trés-profond et très-sain. Il ne donne pas les émotions violentes de
l'amour romanesque, mais il remplit les coeurs honnêtes, et n'y laisse
pas de place pour le besoin des passions excitantes. Je suis une nature
sobre et contenue. Ce besoin, impérieux chez d'autres, est très-modéré
chez moi. Je ne suis pas attiré par le plaisir fiévreux. Mes nerfs ne
sont pas entraînés aux paroxysmes, mon cerveau n'est guère poétique, un
idéal n'est pour moi qu'une chimère, c'est-à-dire un monstre à beau
visage trompeur. Pour moi, le charme de la femme n'est pas dans le
développement extraordinaire de sa volonté, au contraire il est dans
l'abandon tendre et généreux de sa force. Le bonheur parfait n'étant
nulle part, car je n'appelle pas bonheur l'ivresse passagère de
certaines situations enviées, j'ai pris le mien à ma portée, je l'ai
fait à ma taille, je tiens à le garder, et je défie mademoiselle
Dietrich de me persuader qu'elle en ait un plus désirable à m'offrir. Si
elle réussissait à m'ébranler en agissant sur mes sens ou sur mon
imagination, sur la partie folle ou brutale de mon être, je saurais
résister à la tentation, et, si je sentais le danger d'y succomber, je
prendrais un grand parti: j'épouserais Marguerite.

--Épouser Marguerite! ce n'est pas possible, mon enfant!

--Ce n'est pas facile, je le sais, mais ce n'est pas impossible. Cette
union blesserait votre juste fierté; c'est pourquoi je ne m'y résoudrais
qu'à la dernière extrémité.

--Qu'appelles-tu la dernière extrémité?

--Le danger de tomber dans une humiliation pire que celle d'endosser le
passé d'une fille déchue, le danger de subir la domination d'une femme
altière et impérieuse. Marguerite ne se fera jamais un jeu de ma
jalousie. Elle a ce grand avantage de ne pouvoir m'en inspirer aucune.
Je suis sûr du présent. Le passé ne m'appartenant pas, je n'ai pas à en
souffrir ni à le lui reprocher. L'homme qui l'a séduite n'existe plus
pour elle ni pour moi: elle l'a anéanti à jamais en refusant ses secours
et en voulant ignorer ce qu'il est devenu. Jamais ni elle ni moi n'en
avons entendu parler. Il est probablement mort. Je peux donc
parfaitement oublier que je ne suis pas son premier amour, puisque je
suis certain d'être le dernier.

Quelques jours après cette conversation, je trouvai Marguerite
très-joyeuse. Je n'avais pas grand plaisir à causer avec elle; mais,
comme je voyais toutes les semaines une vieille amie dans son voisinage,
j'allais m'informer du petit Pierre en passant. Marguerite avait un gros
lot de guipures à raccommoder, et je reconnus tout de suite un envoi de
Césarine.

--C'est cette jolie dame, votre amie, qui m'a apporté ça, me dit-elle.
Elle est venue ce matin, à pied, par le Luxembourg, suivie de son
domestique à galons de soie. Elle est restée à causer avec moi pendant
plus d'une heure. Elle m'a donné de bons conseils pour la santé du
petit, qui souffre un peu de ses dents. Elle s'est informée de tout ce
qui me regarde avec une bonté!... Voyez-vous, c'est un ange pour moi, et
je l'aime tant que je me jetterais au feu pour elle. Elle n'a pas encore
voulu me dire son nom; est-ce que vous ne me le direz pas?

--Non, puisqu'elle ne le veut pas.

--Est-ce que Paul le sait?

--Je l'ignore.

--C'est drôle qu'elle en fasse un mystère; c'est quelque dame de charité
qui cache le bien qu'elle fait.

--Aviez-vous réellement besoin de cet ouvrage, Marguerite?

--Oui, nous en manquons depuis quelque temps. Madame Féron, qui est
fière, en souffre, et fait quelquefois semblant de n'avoir pas faim pour
n'être pas à charge à Paul; mais elle supporte bien des privations, et
l'enfant nous dérange beaucoup de notre travail. Paul fait pour nous
tout ce qu'il peut, peut-être plus qu'il ne peut, car il use ses vieux
habits jusqu'au bout, et quelquefois j'ai du chagrin de voir les
économies qu'il fait.

--Acceptez de moi, ma chère enfant, et vous ne lui coûterez plus rien.

--Il me l'a défendu, et j'ai juré de ne pas désobéir. D'ailleurs nous
voilà tranquilles; ma jolie dame nous fournira de l'ouvrage. En voilà
pour longtemps, Dieu merci! Elle nous paye très-cher, le double de ce
que nous lui aurions demandé. Voyez comme c'est beau! toute une
garniture de chambre à coucher en vieux point! Quand ce sera doublé de
rose....

--Mais cette quantité d'ouvrage et ce gros prix, cela ressemble bien à
une aumône; ne craignez-vous pas que Paul ne soit mécontent de vous la
voir accepter?

--On ne le lui dira pas. La charité, s'il y en a, est surtout au profit
de madame Féron, qui en a bien besoin, et c'est pour elle que j'ai
accepté. Vous ne voudriez pas empêcher cette brave femme de gagner sa
vie? Paul n'en aurait pas le droit, d'ailleurs!

Je crus devoir me taire; mais je vis bien que le feu était ouvert et que
Césarine s'emparait de Marguerite pour aplanir son chemin mystérieux.

Le lendemain, je fus frappée d'une nouvelle surprise. Je trouvai
Marguerite dans l'antichambre de Césarine. Elle avait reçu d'elle ce
billet qu'elle me montra:

«Ma chère enfant, j'ai oublié un détail important pour la coupe des
dentelles. Il faut que vous preniez vous-même la mesure de la toilette.
Je vous envoie ma voiture, montez-y et venez.


                    «La dame aux guipures.»


--Est-ce que Paul a consenti? lui demandai-je.

--Paul était parti pour son bureau. Dame! il n'y avait pas à réfléchir,
et puis j'étais si contente de monter dans la belle voiture, toute
doublée de satin comme une robe de princesse! et des chevaux!
domestiques devant, derrière! ça allait si vite que j'avais peur
d'écraser les passants. J'avais envie de leur crier:--Rangez-vous donc!
Ah! je peux dire que je n'ai jamais été à pareille fête!

Césarine, qui s'habillait, fit prier Marguerite d'entrer. Je la suivis.

--Ah! tu t'intéresses à nos petites affaires? me dit-elle avec un
malicieux sourire. Il n'y a pas moyen de te rien cacher! Moi qui voulais
te surprendre en renouvelant mon appartement d'après tes idées! Chère
petite, dit-elle à Marguerite, voyez bien la forme de cette toilette
pour rabattre les angles sans coutures apparentes; voici du papier, des
ciseaux. Taillez un patron bien exact.

--Mais enfin, madame, s'écria Marguerite en recevant les ciseaux d'or et
en jetant un regard ébloui sur la toilette chargée de bijoux, dites-moi
donc où je suis, et si vous êtes reine ou princesse!

--Ni l'une, ni l'autre, répondit Césarine. Je ne suis guère plus noble
que vous, mon enfant. Mes parents ont gagné de la fortune en
travaillant: c'est pourquoi je m'intéresse aux personnes qui vivent de
leur travail; mais il est bien inutile que je vous fasse un mystère que
mademoiselle de Nermont trahirait. Je me nomme Césarine Dietrich, une
personne que M. Paul n'aime guère.
                
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