--Il a tort, bien tort, vous êtes si aimable et si bonne!
--Il vous avait dit le contraire, n'est-il pas vrai?
--Mais non, il ne m'avait rien dit. Ah si! il vous trouvait trop parée
au bal, voilà tout; mais il vous connaît si peu, il faut lui pardonner.
--Il ne vous a pas chargée, dis-je à Marguerite un peu sévèrement, de
demander pardon pour lui.
Elle me regarda avec étonnement. Césarine la prit par te bras et lui fit
voir tout son appartement et toute la partie de l'hôtel qu'elle
habitait. Elle s'amusait de son vertige, de ses questions naïves, de ses
notions quelquefois justes, quelquefois folles sur toutes choses. En la
promenant ainsi, elle échappait à mon contrôle, elle l'accaparait, elle
la grisait, elle faisait reluire l'or et les joyaux devant elle, elle
jouait le rôle de Méphisto auprès de cette Marguerite, aussi femme que
celle de la légende.
Voyant que Césarine était résolue à me mettre de côté pour le moment, je
quittai sa chambre, où elle ramena Marguerite et l'y garda assez
longtemps; puis elle voulut la reconduire jusqu'à sa voiture, qui devait
la remmener, et en traversant le salon elle m'y trouva avec le marquis
de Rivonnière; c'est là qu'eut lieu une scène inattendue qui devait
avoir des suites bien graves.
--Bonjour, marquis, dit Césarine, qui entrait la première, je vous
attendais. Vous venez déjeuner avec nous?
En ce moment, et comme M. de Rivonnière s'avançait pour baiser la main
de sa souveraine, il se trouva vis-à-vis de Marguerite, qui la suivait.
Il resta une seconde comme paralysé, et Marguerite, qui ne savait rien
cacher, rien contenir, fit un grand cri et recula.
--Qu'est-ce donc? dit Césarine.
--Jules! s'écria Marguerite en montrant le marquis d'un air effaré,
comme si elle eût vu un spectre.
M. de Rivonnière avait pris possession de lui-même, il dit en souriant:
--Qui, Jules? que veut dire cette jolie personne?
--Vous ne vous appelez pas Jules? reprit-elle toute confuse.
--Non, dit Césarine, vous êtes trompée par quelque ressemblance, il
s'appelle Jacques de Rivonnière Venez, mon enfant. Marquis, je reviens.
Elle l'emmena.
--C'est là votre pauvre abandonnée! dis-je à M. de Rivonnière,
convenez-en.
--Oui, c'est-elle. Vous la connaissez?
--Sans doute, c'est la maîtresse de mon neveu. Comment ne le saviez-vous
pas, vous qui avez tant rôdé autour de son domicile?
--Je le savais depuis peu; mais comment pouvais-je m'attendre à la
rencontrer ici? Au nom du ciel, ne dites pas à Césarine que je suis ce
Jules....
--Si vous espérez la tromper....
Césarine rentrait. Son premier mot fut:
--Ah ça! dites-moi donc, marquis, pourquoi elle vous appelle Jules? Elle
n'a donc jamais su qui vous étiez? Elle jure que c'était un étudiant,
qu'il se nommait Morin, et qu'à présent, malgré votre grand air et votre
belle tenue, vous êtes un faux marquis. Il y a là-dessous un roman qui
va nous divertir. Voyons, contez-nous ça bien vite avant déjeuner.
--Vous voulez vous moquer de moi?
--Non, car je crains d'avoir à vous trouver très-coupable et à vous
blâmer.
--Alors permettez-moi de me taire.
--Non, lui dis-je, il faut vous confesser tout à fait. Mon neveu songe à
l'épouser, cette Marguerite. Je dois savoir si elle est pardonnable, et
si elle ne s'est pas vantée en prétendant avoir refusé vos dons.
Confessez-vous, il y va de l'honneur.
--Alors j'avouerai, puisqu'elle a eu l'imprudence de parler.
Et il raconte comme quoi, dans un moment où il voulait guérir de son
amour pour mademoiselle Dietrich, il avait erré comme un fou, au hasard,
aux environs de Paris, sur les bords de la Seine, avec de grandes
velléités de suicide. Là, il avait rencontré cette fille, dont la beauté
l'avait frappé, et qui, maltraitée chez sa mère, s'était laissée
enlever. Pour ne pas se compromettre, il s'était donné le premier nom
venu, et, pour lui inspirer de la confiance, il s'était fait passer pour
un pauvre étudiant en situation de l'épouser. Il l'avait logée dans une
petite maison de campagne de la banlieue où il allait la voir en secret,
dans une tenue appropriée à son mensonge, et où elle ne se montrait à
personne. Elle était modeste, et sans autre ambition que celle de se
marier avec lui, quelque pauvre qu'il pût être. Ce commerce avait duré
quelques semaines. Une affaire ayant appelé le marquis dans ses terres
de Normandie, il avait appris que Césarine était à Trouville. Il s'était
repris de passion pour elle en la revoyant. Il avait envoyé Dubois, son
homme de confiance, à Marguerite, pour lui annoncer le mariage de Jules
Morin, et lui remettre un portefeuille de cinquante mille francs qu'elle
avait jeté au nez du porteur en disant:
--Il m'a trompée, puisqu'il est riche. Je le méprise, dites-lui que je
ne l'aime plus et ne le reverrai jamais. Dubois avait cru ne pas devoir
se hâter de transmettre la réponse à son maître, d'autant plus que
celui-ci avait suivi Césarine à Dieppe. C'est au bout de trois mois
seulement que, de retour à Paris, il avait appris le refus et la
disparition de Marguerite. Il avait envoyé chez sa mère, elle y était
retournée en effet; mais, après une tentative de suicide, elle avait
disparu de nouveau, et personne ne doutait dans le village qu'elle ne se
fût noyée, puisque, disait-on, c'était son idée. Le marquis ajouta:
--Je ne dissimule pas ma faute et j'en rougis. C'est ce remords qui m'a
rendu furieux naguère....
--Ne parlons plus de cela, dit Césarine. J'ai eu envers vous des torts
qui ne me permettent pas d'être trop sévère aujourd'hui.
--D'autant plus, reprit-il, que vous êtes la cause... involontaire....
--Et très-innocente de votre mauvaise action; je n'accepterais pas cette
constatation comme un reproche mérité, mon cher ami. Si toutes les
femmes dont le refus d'aimer a eu pour conséquence des aventures de ce
genre devaient se les reprocher, la moitié de mon sexe prendrait le
deuil; mais tout cela n'est pas si grave, puisque Marguerite s'est
consolée.
--Et puisqu'elle a réparé son égarement, ajoutai-je, par une conduite
sage et digne; je suis bien aise de savoir que le récit de M. de
Rivonnière est exactement conforme au sien, et que mon neveu peut
estimer sa compagne et lui pardonner.
--Et même il le doit, répliqua vivement Césarine; mais lui donner son
nom, comme cela, sous les yeux du marquis, tu n'y songea pas, Pauline!
Je voudrais voir la figure que tu ferais, s'il arrivait que madame Paul
Gilbert, au bras de son mari, s'écriât encore en rencontrant M. de
Rivonnière:
--Voilà Jules!
--Certes elle ne le fera plus, dit le marquis. Pourquoi M. Paul Gilbert
serait-il informé?
--Il le sera! répondit Césarine.
--Par toi? m'écriai-je.
--Oui, par elle, reprit le marquis avec douleur; vous savez bien qu'elle
veut empêcher ce mariage!
--Vous rêvez tous deux, dit Césarine, qui n'avait jamais avoué au
marquis que Paul fût l'objet de sa préférence, et qui détournait ses
soupçons quand elle voyait reparaître sa jalousie; que m'importe à
moi?... Si j'avais l'inclination que vous me supposez, comment
supporterais-je la présence de cette Marguerite autour de moi? C'est moi
qui l'ai mandée aujourd'hui. Je la fais travailler, je m'occupe d'elle
je m'intéresse à son enfant, qui est malade par parenthèse. J'irai
peut-être le voir demain. Vous trouvez cela surprenant et merveilleux,
vous autres? Pourquoi? Je peux juger cette pauvre fille très-digne
d'être aimée par un galant homme, mais je ne suis pas forcée de voir en
elle la nièce bien convenable de mademoiselle de Nermont. Je dis même
que c'est un devoir pour Pauline de ne pas laisser ignorer à son neveu
la rencontre d'aujourd'hui et le vrai nom du séducteur de Marguerite.
--Soit! t'écrit le marquis en se levant comme frappé d'une idée
nouvelle. Si M. Paul Gilbert aime réellement sa compagne, il reconnaîtra
qu'il a un compte à régler avec moi, il me cherchera querelle, et....
--Et vous vous battrez? dit Césarine en se levant aussi, mais en
affectant un air dégagé. Vous en mourez d'envie, marquis, et voilà votre
férocité qui reparaît; mais, moi, je n'aime pas les duels qui n'ont pas
le sens commun, et je jure que M. Gilbert ne saura rien. Ce n'est pas
Marguerite qui ira se vanter à lui d'avoir retrouvé son amant. Ce n'est
pas Pauline qui exposera son neveu chéri à une sotte et mauvaise
affaire. Ce n'est pas vous qui le provoquerez par une déclaration
d'identité qui ne vous fait pas jouer le beau rôle. À moins qu'il ne
vous passe par la tête de lui disputer Marguerite, je ne vois pas
pourquoi vous auriez la cruauté d'enlever à votre victime son protecteur
nécessaire. Voyons, assez de drame, allons déjeuner et ne parlons plus
de ces commérages qu'il ne faut pas faire tourner au tragique.
Si Césarine avait des expédients prodigieux au service de son
obstination, elle avait aussi les aveuglements de l'orgueil et une
confiance exagérée dans son pouvoir de fascination. C'est là l'écueil de
ces sortes de caractères. Une foi profonde, une passion vraie, ne sont
pas les mobiles de leur ambition. S'ils s'attachent à la poursuite d'un
idéal, ce n'est pas l'idéal par lui-même qui les enflamme, c'est surtout
l'amour de la lutte et l'enivrement du combat. Si mon neveu eût été
facile à persuader et à vaincre, elle l'eût dédaigné; elle n'y eût
jamais fait attention.
Elle croyait avoir trouvé dans le marquis l'esclave rebelle, mais
faible, qu'en un tour de main elle devait à jamais dompter; elle se
trompait. Elle avait, sans le savoir, altéré la droiture de cet homme
d'un coeur généreux, mais d'une raison médiocre. Depuis plusieurs
années, elle le traînait à sa suite, l'honorant du titre d'ami, abusant
de sa soumission, et lui confiant, dans ses heures de vanité, les
théories de haute diplomatie qui lui avaient réussi pour gouverner ses
proches, ses amis et lui-même. D'abord le marquis avait été épouvanté de
ce qui lui semblait une perversité précoce, et il avait voulu s'y
soustraire; ensuite il avait vu Césarine n'employer que des moyens
avouables et ne travailler à dompter les autres qu'en les rendant
heureux. Telle était du moins sa prétention, son illusion, la sanction
qu'elle prétendait donner, comme font tous les despotes, à ses
envahissements, et dont elle était la première dupe. Le marquis s'était
payé de ses sophismes, il était revenu à elle avec enthousiasme; mais il
recommençait à souffrir, à se méfier et à retomber dans son idée fixe,
qui était de lutter contre elle et contre le rival préféré, quel qu'il
fût.
Elle ne le tenait donc pas si bien attaché qu'elle croyait. Il avait
étudié à son école l'art de ne pas céder, et il n'avait pas, comme
elle, la délicatesse féminine dans le choix des moyens. Il lui passa
donc par la tête, à la suite de l'explication que je viens de rapporter,
d'éveiller la jalousie de Paul et de l'amener sur le terrain du duel en
dépit des prévisions de Césarine. Il avait donné sa parole, il ne
pouvait plus la tenir, et il s'en croyait dispensé parce que Césarine
manquait à la sienne en lui cachant le nom de son rival au mépris de la
confiance absolue qu'elle lui avait promise. C'est du moins ce qu'il
m'expliqua par la suite après avoir agi comme je vais le dire.
Il nous quitta aussitôt après le déjeuner pour écrire à Marguerite la
lettre suivante, qu'il lui fit tenir par Dubois:
«Si j'ai fait semblant ce matin de ne pas vous reconnaître, c'est pour
ne pas vous compromettre; mais les personnes chez qui nous nous sommes
rencontrés étaient au courant de tout, et j'ai appris d'elles que vous
n'aviez pas l'espérance d'épouser votre nouveau protecteur. La faute en
est à moi, et votre malheur est mon ouvrage. Je veux réparer autant que
possible le mal que je vous ai fait. J'ai compris et admiré votre fierté
à mon égard; mais à présent vous êtes mère, vous n'avez pas le droit de
refuser le sort que je vous offre. Acceptez une jolie maison de campagne
et une petite propriété qui vous mettront pour toujours à l'abri du
besoin. Vous ne me reverrez jamais, et vous garderez vos relations avec
le père de votre enfant tant qu'elles vous seront douces. Le jour où
elles deviendraient pénibles, vous serai libre de les rompre sans
danger pour l'avenir de votre fils et sans crainte pour vous-même.
Peut-être aussi, en vous voyant dans l'aisance, M. Paul Gilbert se
décidera-t-il à vous épouser. Acceptez, Marguerite, acceptez la
réparation désintéressée que je vous offre. C'est votre droit, c'est
votre devoir de mère.
«Si vous voulez de plus amples renseignements, écrivez-moi.
«Marquis de RIVONNIÈRE.»
Marguerite froissa d'abord la lettre avec mépris sans la bien comprendre
mais madame Féron, qui savait mieux lire et qui était plus pratique, la
relut et lui en expliqua tous les termes. Madame Féron était
très-honnête, très-dévouée à Paul et à son amie, mais elle voyait de
près les déchirements de leur intimité et les difficultés de leur
existence. Il lui sembla que le devoir de Marguerite envers son fils
était d'accepter des moyens d'existence et des gages de liberté.
Marguerite, qui voulait être épousée pour garder la dignité de son rôle
de mère, tomba dans cette monstrueuse inconséquence de vouloir accepter,
pour l'enfant de Paul, le prix de sa première chute. Elle envoya sur
l'heure madame Féron chez le marquis. Il s'expliqua en rédigeant une
donation dont le chiffre dépassait les espérances des deux femmes.
Marguerite n'avait plus qu'à la signer. Il lui donnait quittance d'une
petite ferme en Normandie, qu'elle était censée lui acheter, et dont
elle pouvait prendre possession sur-le-champ.
Quand Marguerite vit ce papier devant elle, elle l'épela avec attention
pour s'assurer de la validité de l'acte et de la forme respectueuse et
délicate dans laquelle il était conçu. À mesure que la Féron lui en
lisait toutes les expressions, elle suivait du doigt et de l'oeil, le
coeur palpitant et la sueur au front.
--Allons, lui dit sa compagne, signe vite et tout sera dit. Voici deux
copies semblables, gardes-en une; Je reporte moi-même l'autre au
marquis. Je serai rentrée avant Paul; j'ai deux heures devant moi. Il ne
se doutera de rien, pourvu que tu n'en parles ni à sa tante, ni à
mademoiselle Dietrich, ni à personne au monde. J'ai dit au marquis que
tu n'accepterais qu'à la condition d'un secret absolu.
Marguerite tremblait de tous ses membres.
--Mon Dieu! disait-elle, je ne sais pas pourquoi je me figure signer ma
honte. Je donne ma démission de femme honnête.
--Tu auras beau faire, ma pauvre Marguerite, reprit la Féron, tu ne
seras jamais regardée comme une femme honnête puisqu'on ne t'épouse pas,
et pourtant Paul t'aime beaucoup, j'en suis sûre; mais sa tante ne
consentira jamais à votre mariage. Dans le monde de ces gens-là, on ne
pardonne pas au malheur. D'ailleurs cette signature ne t'engage à rien.
Tu n'es pas forcée d'aller demeurer en Normandie et de dire à Paul que
tu y es propriétaire. J'irai toucher tes revenus sans qu'il le sache. En
une petite journée, le chemin de fer vous mène et vous ramène, le
marquis me l'a dit. Si quelque jour Paul se brouille avec toi,--ça peut
arriver, tu le tracasses beaucoup quelquefois,--eh bien! tu iras vivre
en bonne fermière à la campagne avec ton fils, qu'il te laissera emmener
pour son bonheur et sa santé. Je suppose d'ailleurs que ce pauvre Paul,
qui se fatigue et se prive pour nous donner le nécessaire, meure à la
peine: que deviendras-tu avec ton enfant? Vivras-tu des aumônes de sa
tante et de mademoiselle Dietrich? Ces bontés-là n'ont qu'un temps. Tu
sais bien que le travail de deux femmes ne nous suffit pas pour élever
un jeune homme de famille. Ton Pierre sera donc un ouvrier, sachant à
peine lire et écrire? Avec ça qu'ils sont heureux, les ouvriers, avec
leurs grèves, leurs patrons et les soldats! Pierre est un enfant bien
né; il est petit-fils d'un médecin et noble par sa grand'mère. Tu lui
dois d'en faire un bourgeois et de pouvoir lui payer le collège;
autrement il te reprocherait son malheur.
--Mais s'il me reproche son bonheur?...
--Est-ce qu'il saura d'où il vient? les enfants ne fouillent jamais ces
choses-là. Ils prennent le bonheur où ils le trouvent, et on doit
sacrifier sa fierté à leurs intérêts.
Marguerite signa; la Féron s'enfuit sans lui donner le temps de la
réflexion.
Le marquis n'avait pas compté que Paul pourrait ignorer longtemps ce
contrat, qu'il courut déposer chez son notaire, et qu'il lui recommanda
de régulariser au plus vite. Il connaissait Marguerite, il la savait
incapable de garder un secret. Une petite circonstance, qui ne fut
peut-être pas préméditée, devait amener vite ce résultat. En prenant
congé de madame Féron, il lui remit pour Marguerite un petit écrin, en
lui disant que c'était le pot-de-vin d'usage. À ce mot de pot-de-vin
qu'elle ne comprenait pas, Marguerite, que madame Féron retrouva tout en
pleurs, se prit à rire avec la facilité qu'ont les enfants de passer
d'une crise à la crise contraire.
--Il est donc bien bon, _son vin_, dit-elle, qu'il en donne si peu à la
fois?
Elle ouvrit l'écrin et y trouva une bague de diamants d'un prix assez
notable. La veille encore, elle l'eût peut-être repoussée; mais elle
avait vu, le matin même, les bijoux de Césarine, et, bien qu'elle eût
affecté de ne pas les envier, elle en avait gardé l'éblouissement. Elle
passa la bague à son doigt, jurant à la Féron qu'elle allait la remettre
dans l'écrin et la cacher.
--Non, lui dit l'autre, il faut la vendre, cela te trahirait. Donne-moi
ça tout de suite, je te rapporterai de l'argent. L'argent n'est pas
signé, et Paul ne regarde pas où nous mettons le nôtre. Il ne sait
jamais ce que nous avons; il se contente de nous demander de quoi nous
avons besoin. À présent nous lui dirons qu'il ne nous faut rien, et,
s'il est étonné, nous lui montrerons nos guipures. Il ne peut pas
trouver mauvais que mademoiselle Dietrich nous fasse travailler.
Marguerite cacha la bague; il était trop tard pour la faire évaluer,
Paul allait rentrer. Il rentra en effet, il rentra avec moi. J'avais
dîné seule, de bonne heure, pour aller le prendre à son bureau. Il
m'avait écrit qu'il était un peu inquiet de l'indisposition de son fils.
L'enfant n'avait rien de grave. J'avais raconté à Paul, chemin faisant,
la visite de Marguerite à Césarine, l'engageant à ne pas blâmer
Marguerite de sa confiance, de crainte d'éveiller ses soupçons. Il était
fort mécontent de voir les bienfaits de mademoiselle Dietrich se glisser
dans son petit ménage.
--Si c'est par là qu'elle prétend me prendre, elle s'y prend mal,
disait-il; elle est lourdement maladroite, la grande diplomate!
Je lui répondis que jusqu'à nouvel ordre le mieux était de ne pas
paraître s'apercevoir de ce qui se passait chez lui. Il me le promit.
Nous ne nous doutions guère des choses plus graves qui venaient de s'y
passer.
Rassurée sur la santé de l'enfant, j'allais me retirer lorsque Paul me
dit qu'il se passait chez lui des choses insolites. Ni Marguerite, ni
madame Féron n'avaient dîné, elles mangeaient en cachette dans la
cuisine et se parlaient à voix basse, se taisant ou feignant de chanter
quand elles l'entendaient marcher dans l'appartement.
--Elles me semblent un peu folles, lui dis-je, je l'ai remarqué. C'est
l'effet de la course de Marguerite en voiture de _maître_ et la vue des
merveilles de l'hôtel Dietrich qu'elle aura racontées à sa compagne, ou
bien encore c'est la joie d'avoir un bel ouvrage à entreprendre.
Paul feignit de me croire, mais son attention était éveillée. Il me
reconduisit en bas en me disant:
--Mademoiselle Dietrich commence à m'ennuyer, ma tante! Elle introduit
son esprit de folie et d'agitation dans mon intérieur; elle me force à
m'occuper d'elle, à me méfier de tout, à surveiller ma pauvre
Marguerite, qui n'était encore jamais sortie sans ma permission, et que
je vais être forcé de gronder ce soir.
--Ne la gronde pas, accepte quelques centaines de francs qui te manquent
et emmène-la tout de suite à la campagne.
--Bah! mademoiselle Dietrich, grâce à M. Bertrand, nous aura dépistés
dans deux jours; il faudra que je reste aux environs de Paris ou que je
perde de vue mon fils, que ces deux femmes ne savent pas soigner. Je ne
vois qu'un remède, c'est de faire savoir très-brutalement à mademoiselle
Dietrich que je ne veux pas plus de ses secours à ma famille que je n'ai
voulu de la protection de son père pour moi.
Paul était agité en me quittant. Le nom de Césarine l'irritait; son
image l'obsédait; je le voyais avec effroi arriver à la haine, l'amour
est si près! et je ne pouvais rien pour conjurer le danger.
Paul, se sentant pris de colère, voulut attendre au lendemain pour
notifier à Marguerite de ne plus sortir sans sa permission. Il se retira
de bonne heure dans son cabinet de travail, mais il ne put travailler,
un vague effroi le tiraillait. Il se jeta sur son lit de repos et ne
put dormir. Vers minuit, il entendit remuer dans la chambre à coucher,
et, pour savoir si l'enfant dormait, il approcha sans bruit de la porte
entr'ouverte. Il vit Marguerite assise devant une table et faisant
briller quelque chose d'étincelant à la lueur de sa petite lampe. La
pauvre enfant n'avait pu dormir non plus, le feu des diamants brûlait
son cerveau. Elle avait voulu savourer l'éclat de sa bague avant de s'en
séparer, elle lui disait naïvement adieu, au moment de la renfermer dans
l'écrin, quand Paul, qui était arrivé auprès d'elle sans qu'elle
l'entendit, la lui arracha des mains pour la regarder. Elle jeta un cri
d'épouvante.
--Tais-toi, lui dit Paul à voix basse, ne réveille pas l'enfant!
Suis-moi dans le cabinet; s'il remue, nous l'entendrons. Écoute, lui
dit-il quand il l'eut amenée, stupéfaite et glacée, dans la pièce
voisine, je ne veux pas te gronder. Tu es aussi niaise qu'une petite
fille de sept ans. Ne me réponds pas, n'élève pas la voix. Il faut avant
tout que notre enfant dorme. Pourquoi es-tu si consternée? Ce que tu as
fait n'est pas si grave, je me charge de renvoyer ce bibelot à la
personne qui te l'a donné. Tu savais fort bien que tu ne dois rien
recevoir que de moi, et tu ne le feras plus, à moins que tu ne veuilles
me quitter.
--Te quitter, moi? dit-elle en sanglotant, jamais! C'est donc toi qui
veux me chasser? Alors rends-moi ma bague; tu ne veux pas que je meure
de faim?
--Marguerite, tu es folle. Je ne veux pas te quitter, mais je veux que
tu fasses respecter la protection que je t'assure. Je ne veux pas que tu
reçoives de présents; je ne veux pas surtout que tu en ailles chercher.
--Je n'ai pas été chez _lui_, je te le jure! s'écria Marguerite, qui
avait perdu la tête et ne s'apercevait pas de la méprise de Paul.
--_Chez lui_? dit-il avec surprise; qui, _lui_?
--Mademoiselle Dietrich! répondit-elle, s'avisant trop tard du mensonge
qui pouvait la sauver.
--Pourquoi as-tu dit _lui_? je veux le savoir.
--Je n'ai pas dit _lui_... ou c'est que tu me rends folle avec ton air
fâché.
--Marguerite, tu ne sais pas mentir, tu n'as jamais menti; une seule
chose, une chose immense, m'a lié à toi pour la vie, ta sincérité. Ne
joue pas avec cela, ou nous sommes perdus tous deux. Pourquoi as-tu dit
_lui_ au lieu d'_elle_? réponds, je le veux.
Marguerite ne sut pas résister à cet appel suprême. Elle tomba aux pieds
de Paul; elle confessa tout, elle raconta tous les détails, elle montra
la lettre du marquis, l'acte de vente simulée, c'est-à-dire de donation;
elle voulut le déchirer. Paul l'en empêcha. Il s'empara des papiers et
de l'écrin, et, voyant qu'elle se tordait dans des convulsions de
douleur, il la releva et lui parla doucement.
--Calme-toi, lui dit-il, et console-toi. Je te pardonne. Tu as mal
raisonné l'amour maternel; tu n'as pas compris l'injure que tu me
faisais. C'est la première fois que j'ai un reproche à te faire; ce
sera la dernière, n'est-ce pas?
--Oh oui! par exemple, j'aimerais mieux mourir....
--Ne me parle pas de mourir, tu ne t'appartiens pas; va dormir, demain
nous causerons plus tranquillement.
Paul se remit à son bureau, et il m'écrivit la lettre suivante:
«Demain, quand tu recevras cette lettre, ma tante chérie, j'aurai tué le
prétendu Jules Morin ou il m'aura tué,--tu sais qui il est et où
Marguerite l'a rencontré ce matin; mais ce que tu ignores, c'est qu'il
avait fait accepter tantôt à Marguerite des moyens d'existence, avec la
prévision, énoncée par écrit, que cette considération me déciderait à
l'épouser. J'ignore si c'est une provocation ou une impertinence bête,
et si mademoiselle Dietrich est pour quelque chose dans cette intrigue.
Je croirais volontiers qu'elle a, je ne sais dans quel dessein, provoqué
la rencontre de Marguerite avec son séducteur. Quoi qu'il eu soit, si
Dieu me vient en aide, car ma cause est juste, j'aurai bientôt privé
mademoiselle Dietrich de son cavalier servant, et j'aurai lavé la tache
qu'il a imprimée à ma pauvre compagne. Lui vivant, je ne pouvais
l'adopter légalement sans te faire rougir devant lui; mort, il te
semblera, comme à moi, qu'il n'a jamais existé, et j'aurai purgé
l'hypothèque qu'il avait prise sur mon honneur. Si la chance est contre
moi, tu recevras cette lettre qui est mon testament Je te lègue et te
confie mon fils; remets-lui le peu que je possède. Laisse-le à sa mère
sans permettre qu'elle s'éloigne de toi de manière à échapper à ta
surveillance. Elle est bonne et dévouée, mais elle est faible. Quand il
sera en âge de raison, mets-le au collège. Je n'ai pas dissipé le mince
héritage de mon père. Je sais qu'il ne suffira pas; mais toi, ma
providence, tu feras pour lui ce que tu as fait pour moi. Tu vois, j'ai
bien fait de refuser le superflu que tu voulais me procurer; il sera le
nécessaire pour mon enfant.--J'espérais faire une petite fortune avant
cette époque et te rendre, au lieu de te prendre encore; mais la vie a
ses accidents qu'il faut toujours être prêt à recevoir. Je n'ai du reste
aucun mauvais pressentiment, la vie est pour moi un devoir bien plutôt
qu'un plaisir. Je vais avec confiance où je dois aller. Tu ne recevras
cette lettre qu'en cas de malheur, sinon je te la remettrai moi-même
pour te montrer qu'à l'heure du danger ma plus chère pensée a été pour
toi.»
Il écrivit à Marguerite une lettre encore plus touchante pour lui
pardonner sa faiblesse et la remercier du bonheur intime qu'elle lui
avait donné.
«Un jour d'entraînement, lui disait-il, ne doit pas me faire oublier
tant de jours de courage et de dévouement que tu as mis dans notre vie
commune. Parle de moi à mon Pierre, conserve-toi pour lui. Ne t'accuse
pas de ma mort, tu n'avais pas prévu les conséquences de ta faiblesse;
c'est pour les détourner que je vais me battre, c'est pour préserver à
jamais mon fils et toi de l'outrage de certains bienfaits. Le père
s'expose pour que la mère soit vengée et respectée. Je vous bénis tous
deux.»
Il pensa aussi à la Féron et lui légua ce qu'il put. Il s'habilla, mit
sur lui ces deux lettres et sortit avec le jour sans éveiller personne.
Il alla prendre pour témoins son ami, le fils du libraire, et un autre
jeune homme d'un esprit sérieux. À sept heures du matin, il faisait
réveiller M. de Rivonnière et l'attendait dans son fumoir.
Il n'avait pas laissé soupçonner à ses deux compagnons qu'il s'agissait
d'un duel immédiat. Il avait une explication à demander, il voulait
qu'elle fût entendue et répétée au besoin par des personnes sûres.
Il s'était nommé en demandant audience. Le marquis se hâta de s'habiller
et se présenta, presque joyeux de tenir enfin sa vengeance et de pouvoir
dire à Césarine qu'il avait été provoqué. Il alla même au-devant de
l'explication en disant à Paul:
--Vous venez ici avec vos témoins, monsieur, ce n'est pas l'usage; mais
vous ne connaissez pas les règles, et cela m'est tout à fait
indifférent. Je sais pourquoi vous venez; il n'est pas nécessaire
d'initier à nos affaires les personnes que je vois ici. Vous croyez
avoir à vous plaindre de moi. Je ne compte pas me justifier. Mon jour et
mon heure seront les vôtres.
--Pardonnez-moi, monsieur, répondit Paul; je ne compte pas procéder
selon les règles, et il faut que vous acceptiez ma manière. Je veux que
mes amis sachent pourquoi j'expose ma vie ou la vôtre. Je ne suis pas
dans une position à m'entourer de mystère. Les personnes qui veulent
bien m'estimer savent que j'ai pris pour femme, pour maîtresse, je ne
parlerai point à mots couverts, une jeune fille séduite à quinze ans par
un homme qui n'avait nullement l'intention de l'épouser. Je m'abstiens
de qualifier la conduite de cet homme. Je ne le connaissais pas, elle
l'avait oublié. Je n'étais pas jaloux du passé, j'étais heureux, car
j'étais père, et, quel que fût le lien qui devait nous unir pour
toujours, fidélité jurée ou volontairement gardée, je considérais notre
union comme mon bien, comme mon devoir, comme mon droit. Je suis pauvre,
je vis de mon travail; elle acceptait ma peine et ma pauvreté. Hier, cet
homme a écrit à ma compagne la lettre que voici:
Et Paul lut tout haut la lettre du marquis à Marguerite; puis il montra
la bague et la posa, ainsi que l'acte de donation, sur la table, avec le
plus grand calme, après quoi, et sans permettre au marquis de
l'interrompre, il reprit:
--Cet homme qui m'a fait l'outrage de supposer, et d'écrire à ma
maîtresse que ses présents me décideraient sans doute au mariage, c'est
vous, monsieur le marquis de Rivonnière, j'imagine que vous reconnaissez
votre signature?
--Parfaitement, monsieur.
--Pour cette insulte gratuite, vous reconnaissez aussi que vous me devez
une réparation?
--Oui, monsieur, je le reconnais et suis prêt à vous la donner.
--Prêt?
--Je ne vous demande qu'une heure pour avertir mes témoins.
--Faites, monsieur.
Le marquis sonna, demanda ses chevaux, acheva sa toilette, et revint
dire à Paul qu'il le priait de fumer ses cigares avec ses amis en
l'attendant. Il y avait tant de courtoisie et de dignité dans ses
manières qu'aussitôt son départ le jeune Latour essaya de parler en sa
faveur. Il trouvait très-justes le ressentiment et la démarche de Paul;
mais il pensait que les choses eussent pu se passer autrement. Si Paul
eût engagé le marquis à expliquer le passage de sa lettre, peut-être
celui-ci se fût-il défendu d'avoir eu une intention blessante contre
lui. L'autre ami, plus réfléchi et plus sévère, jugea que la tentative
de générosité envers Marguerite et l'appel à ses sentiments maternels
étaient tout aussi blessants pour Paul que l'allusion maladroite et
peut-être irréfléchie sur laquelle il motivait sa provocation.
--J'ai saisi cette allusion, répondit Paul, pour abréger et pour fixer
les conditions du duel d'une manière précise. Je crois avoir fait
comprendre à M. de Rivonnière que son action m'offensait autant que ses
paroles.
Le jeune Latour se rendit, mais avec l'espérance que les témoins du
marquis l'aideraient à provoquer un arrangement.
Ceux-ci ne se firent pas attendre. Il est à croire que le marquis les
avait prévenus la veille qu'il comptait sur une affaire d'honneur au
premier jour. L'heure n'était pas écoulée que ces six personnes se
trouvèrent en présence.
M. de Rivonnière avait tout expliqué à ses deux amis. Ils connaissaient
ses intentions. Il se retira dans son appartement, et Paul passa dans
une autre pièce. Les quatre témoins s'entendirent en dix minutes. Ceux
de Paul maintenaient son droit, qui ne fut pas discuté. Le vicomte de
Valbonne, qui aimait le marquis autant que le point d'honneur, eut un
instant l'air d'acquiescer au désir du jaune Latour en parlant d'engager
l'auteur de la lettre à préciser la valeur d'une certaine phrase; mais
l'autre témoin, M. Campbel, lui fit observer avec une sorte de
sécheresse que le marquis s'était prononcé devant eux très-énergiquement
sur la volonté de ne rien expliquer et de ne pas retirer la valeur d'un
seul mot écrit et signé de sa main.
Une heure après, les deux adversaires étaient en face l'un de l'autre.
Une heure encore et Césarine recevait le billet suivant, de l'homme de
confiance du marquis.
«M. le marquis est frappé à mort; mademoiselle Dietrich et mademoiselle
de Nermont refuseront-elles de recevoir son dernier soupir? Il a encore
la force de me donner l'ordre de leur exprimer ce dernier voeu.
»P.S. M. Paul Gilbert est près de lui, sain et sauf. «DUBOIS.»
Frappées comme de la foudre et ne comprenant rien, nous nous regardions
sans pouvoir parler. Césarine courut à la sonnette, demanda sa voiture,
et nous partîmes sans échanger une parole.
Le marquis était, quand nous arrivâmes, entre les mains du chirurgien,
qui, assisté de Paul et du vicomte de Valbonne, opérait l'extraction de
la balle. Dubois, qui nous attendait à la porte de l'hôtel, nous fit
entrer dans un salon, où le jeune Latour me raconta tout ce qui avait
amené et précédé le duel.
--J'étais fort inquiet, me dit-il, bien que Paul se fût exercé depuis
longtemps à se servir du pistolet et de l'épée. Il m'avait dit souvent:
»--J'aurai probablement un homme à tuer dans ma vie, s'il n'est pas déjà
mort.
» Je savais qu'il faisait allusion au premier amant de sa maîtresse, car
j'avais été son confident dès le début de leur liaison. Je lui avais
mainte fois conseillé de l'épouser quand même, à cause de l'enfant,
qu'il aime avec passion. C'est du reste la seule passion que je lui aie
jamais connue. Aussi c'est pour son fils, bien plus que pour la mère et
pour lui-même, qu'il s'est battu. Il avait été réglé qu'il tirerait le
premier. Il a visé vite et bien. Il ne prend jamais de demi-mesure quand
il a résolu d'agir: mais, quand il a vu son adversaire étendu par terre
et lui tendant la main, il est redevenu homme et s'est élancé vers lui
les bras ouverts.
--» Vous m'avez tué, lui a dit le blessé, vous avez fait votre devoir.
Vous êtes un galant homme, je suis le coupable, j'expie!
» Depuis ce moment, Paul ne l'a pas quitté. Il m'a défendu d'avertir
Marguerite, qui ne sa doute de rien et ne peut rien apprendre; mais il
m'avait remis conditionnellement une lettre d'adieux pour vous, écrite
la nuit dernière. Comme il n'a même pas eu à essuyer le feu de son
adversaire, cette lettre ne peut plus vous alarmer. Pendant que vous la
lirez, je vais chercher des nouvelles du pauvre marquis. On n'espérait
pas tout à l'heure, peut-être tout est-il fini!
--Je veux le voir, s'écria Césarine.
Dubois qui était debout, allant avec égarement d'une porte à l'autre,
l'arrêta. M. Nélaton ne veut pas, lui dit-il; c'est impossible à
présent! restez-la, ne vous en allez pas, mademoiselle Dietrich! Il m'a
dit tout bas:
--La voir et mourir!
--Pauvre homme! pauvre ami! dit Césarine, revenant étouffée par les
sanglots. Il meurt de ma main, on peut dire! Certes il n'a pas eu
l'intention de provoquer ton neveu, il ne m'aurait pas manqué de parole.
Il a été sincère en voulant réparer le tort qu'il avait fait à
Marguerite.... Il s'y est mal pris, voilà tout. C'est mon blâme qui
l'aura poussé à cette réparation qu'il paye de sa vie....
--Dis-moi, Césarine, est-ce par l'effet du hasard qu'il a rencontré hier
Marguerite chez toi?
--Qu'est-ce que cela te fait? Vas-tu me gronder? ne suis-je pas assez
malheureuse, assez punie?
--Je veux tout savoir, repris-je avec fermeté. Mon neveu pourrait être
le blessé, le mourant, à l'heure qu'il est, et j'ai le droit de
t'interroger. Ta conscience te crie que tu as provoqué le désastre. Tu
savais la vérité, avoue-le; tu as voulu en tirer parti pour rompre le
lien entre Paul et Marguerite.
--Pour empêcher ton neveu de l'épouser, oui, j'en conviens, pour le
préserver d'une folie, pour te la faire juger inadmissible; mais qui
pouvait prévoir les conséquences de la rencontre d'hier? N'étais-je pas
d'avis de la cacher à M. Gilbert? N'ai-je pas donné toutes les raisons
qui nous commandaient le silence? Pouvais-je admettre que le marquis
ferait de si déplorables maladresses?
--Ainsi tu as prémédité la rencontre, tu l'avoues?
--Je ne savais vraiment rien, je me doutais seulement. Le marquis
s'était confessé à moi, il y a longtemps, d'une mauvaise action. Le nom
de Marguerite lui était échappé et n'était pas sorti de ma mémoire. J'ai
voulu tenter l'aventure;... mais lis donc la lettre qu'on vient de te
donner; tu sauras ce qu'il faut penser de ce désastre.
Je lus la lettre de Paul et la lui laissai lire, espérant que la dureté
avec laquelle il s'exprimait sur son compte la refroidirait
définitivement. Il n'en fut rien. Elle parut ne pas prendre garde à ce
qui la concernait, et loua avec chaleur la forme, les idées et les
sentiments de cette lettre.
--C'est un homme, celui-là, disait-elle à chaque phrase en essuyant ses
yeux humides, c'est vraiment un grand coeur, un héros doublé d'un saint!
L'arrivée de Dubois mit fin à cet enthousiasme. Le blessé avait supporté
l'opération. Nélaton était parti content de son succès; mais le médecin
ne répondait pas que le blessé vécût vingt-quatre heures. M. de Valbonne
vint nous chercher un instant après.
--On doit consentir, nous dit-il, à ce qu'il vous voie toutes deux. Il
s'agite parce que je n'obéis pas aux ordres qu'il m'avait donnés avant
le duel. Il a toute sa tête, son médecin a compris qu'il ne fallait pas
contrarier la volonté d'un homme qui, dans un instant peut-être, n'aura
plus de volonté.
Nous suivîmes le vicomte dans la chambre du marquis. À travers la pâleur
de la mort, il sourit faiblement à Césarine, et son regard éteint
exprima la reconnaissance. Paul, qui était assis au chevet du moribond,
s'en éloigna sans paraître voir Césarine.
Je compris que m'occuper de mon neveu en cet instant, c'eût été le
féliciter d'avoir échappé au sort cruel que subissait son adversaire.
Césarine s'approcha du lit et baisa le front glacé de son malheureux
vassal. Le médecin, voyant qu'il s'agissait de choses intimes, passa
dans une autre pièce, et M. de Valbonne fit entrer dans celle où nous
étions l'autre témoin du marquis et les deux témoins de Paul, qu'il
avait priés de rester. Alors, nous invitant à nous rapprocher du lit du
blessé, M. de Valbonne nous parla ainsi à voix basse, mais distincte:
--Avant de me mettre, avec M. Campbel, en présence des témoins de M.
Gilbert, Jacques de Rivonnière m'avait dit:
«Je ne veux pas d'arrangement, car je ne puis assurer que je n'aie pas
eu d'intentions hostiles et malveillantes à l'égard de M. Gilbert.
J'avais contre lui de fortes préventions et une sorte de haine
personnelle. La démarche qu'il a faite en venant me demander raison et
la manière dont il l'a faite m'ont prouvé qu'il était homme de coeur,
homme d'honneur et même homme de bonne compagnie, car jamais on n'a
repoussé une injure avec plus de fermeté et de modération. Aucune parole
blessante n'a été échangée entre nous dans cette entrevue. J'ai senti
qu'il ne méritait pas mon aversion et que j'avais tous les torts. Je ne
sais pas si j'ai affaire à un homme qui sache tenir autre chose qu'une
plume, mais j'ai le pressentiment qu'il aura la chance pour lui. Je
serais donc un lâche si je reculais d'une semelle. Vous réglerez tout
sans discussion, et, si le sort m'est sérieusement contraire, vous ferez
mes excuses à M. Paul Gilbert. Vous lui direz qu'après avoir essuyé son
feu, je ne l'aurais pas visé, ayant, pour respecter sa vie, des raisons
particulières qu'il comprendra fort bien. Vous lui direz ces choses en
mon nom, si je suis mort ou hors d'état de parler; vous les lui direz en
présence de ses témoins et de toutes les personnes amies qui se
trouveraient autour de moi à mon heure dernière.
Espérons, ajouta M. de Valbonne, que cette heure n'est pas venue, et que
Jacques de Rivonnière vivra; mais j'ai cru devoir remplir ses intentions
pour lui rendre la tranquillité, et je crois voir qu'il approuve
l'exactitude des termes dont je me suis servi.
Tous les regards se tournèrent vers le marquis, dont les yeux étaient
ouverts, et qui fit un faible mouvement pour approuver et remercier.
Nous comprimes tous que nous devions lui laisser un repos absolu, et
nous sortîmes de la chambre, où Paul resta avec M. de Valbonne et le
médecin. Tel était le désir du marquis, qui s'exprimait par des signes
imperceptibles.
Césarine ne voulait pas quitter la maison; elle écrivit à son père pour
lui annoncer cette malheureuse affaire et le prier de venir la
rejoindre. Dès qu'il fût arrivé, je courus chez Marguerite afin de la
préparer à ce qui venait de se passer. Paul m'avait fait dire par le
jeune Latour de vouloir bien prendre ce soin moi-même et de remettre en
même temps à Marguerite, lorsqu'elle serait bien rassurée sur son
compte, la lettre de pardon et d'amitié qu'il lui avait écrite durant la
nuit.
Pour ta première fois, je vis Marguerite comprendre la grandeur du
caractère de Paul et se rendre compte de toute sa conduite envers elle.
La vérité entra dans son esprit en même temps que le repentir et la
douleur s'exhalaient de son âme. Je lui dissimulai la gravité de la
blessure du marquis. Je la trouvais bien assez punie, bien assez
épouvantée. La lettre de Paul acheva cette initiation d'une nature
d'enfant aux vrais devoirs de la femme. Elle me la fit lire trois ou
quatre fois, puis elle la prit, et, à genoux contre mon fauteuil, elle
la couvrit de baisers en l'arrosant de larmes. Je dus rester deux heures
auprès d'elle pour l'apaiser, pour la confesser et aussi pour
l'enseigner, car elle m'accablait de questions sur sa conduite future.
--Dites-moi bien tout, s'écriait-elle. Je ne dois plus recevoir de
lettres, je ne dois plus voir personne sans que Paul le sache et y
consente, même s'il s'agissait de mademoiselle Dietrich?
--C'est surtout avec mademoiselle Dietrich que vous devez rompre dès
aujourd'hui d'une manière absolue. Renvoyez-lui ses dentelles. Je me
charge de vous procurer un ouvrage aussi important et aussi lucratif.
D'ailleurs il faut que Paul sache que votre travail ne vous suffit pas.
Pourquoi le lui cacher?
--Pour qu'il ne se tue pas à force de travailler lui-même.
--Je ne le laisserai pas se tuer. Il reconnaîtra que, dans certaines
circonstances comme celle-ci, il doit me laisser contribuer aux dépenses
de son ménage.
--Non, il ne veut pas; il a raison. Je ne veux pas non plus. C'est lâche
à moi de vouloir être bien quand il se soucie si peu d'être mal. J'avais
accepté sa pauvreté avec joie, mon honneur est de me trouver heureuse
comme cela. Il m'a gâtée; je suis cent fois mieux avec lui, même dans
mes moments de gêne, que je ne l'aurais été sans lui, à moins de
m'avilir. Je n'écouterai plus les plaintes de la Féron. Si elle ne se
trouve plus heureuse avec nous, qu'elle s'en aille! Je suffirai à tout.
Qu'est-ce que de souffrir un peu quand on est ce que je suis? Mais
dites-moi donc pourquoi Paul est mécontent des bontés que mademoiselle
Dietrich avait pour moi? Voilà une chose que je ne comprends pas, et
que je ne pouvais pas deviner, moi.
Je fus bien tentée d'éclairer Marguerite sur les dangers personnels que
lui faisait courir la protection de Césarine; cependant pouvait-on se
fier à la discrétion et à la prudence d'une personne si spontanée et si
sauvage encore? Sa jalousie éveillée pouvait amener des complications
imprévues. Elle haïssait en imagination les rivales que son imagination
lui créait. En apprenant le nom de la seule qui songeât à lui disputer
son amant, elle ne se fût peut-être pas défendue de lui exprimer sa
colère. Il fallait se taire, et je me tus. Je lui rappelai que Paul ne
voulait l'intervention de qui que ce soit dans ses moyens d'existence,
puisqu'il refusait même la mienne. Mademoiselle Dietrich était une
étrangère pour lui; il ne pouvait souffrir qu'une étrangère pénétrât
dans son intérieur et fit comparaître Marguerite dans le sien pour lui
dicter ses ordres.
--Donnez-moi les guipures, ajoutai-je, et l'argent que vous avez reçu
d'avance; je me charge de les reporter. Demain vous aurez la commande
que je vous ai promise, et qui passera par mes mains sans qu'on vienne
chez vous.
Elle fit résolument le sacrifice que j'exigeais. Je dois dire que, pour
le reste, elle était vraiment heureuse et comme soulagée de ne rien
devoir au marquis; elle approuvait la sévérité de Paul, et, si elle
regrettait en secret quelque chose, car il fallait bien que l'enfant
reparût en elle, c'était plutôt la vue de la bague que la propriété de
la terre.
En redescendant l'escalier, je rencontrai Paul, qui rentrait pour voir
un instant sa famille, se promettant de retourner vite auprès du
marquis. Césarine était rentrée chez elle avec son père. M. de
Rivonnière n'allait pas mieux. À chaque instant, on craignait de le voir
s'éteindre. M. Dietrich ne voulait pas laisser sa fille assister à cette
agonie.
Je retrouvai Césarine fort agitée. Opiniâtre dans ses desseins (parfois
en dépit d'elle-même), elle s'était arrangé une nuit d'émotions avec
Paul au chevet du mourant. Rien ne la détournait de son but, et
cependant elle pleurait sincèrement le marquis. Elle lui devait ses
soins, disait-elle, jusqu'à la dernière heure. Elle ne pouvait pas être
compromise par cette sollicitude. Les amis et les parents qui à cette
heure entouraient le blessé savaient tous la pureté de son amitié pour
lui, et ne pouvaient trouver étrange qu'elle mit à leur service son
activité, sa présence d'esprit, son habileté reconnue à soigner les
malades.
--Et quand même on en gloserait, disait-elle, c'est en présence d'un
devoir à remplir qu'il ne faut pas se soucier de l'opinion, à moins
qu'on ne soit égoïste et lâche. Je ne comprends pas que mon père ne
m'ait pas permis de rester, sauf à rester avec moi, ce qui eût écarté
toute présomption malveillante. On sait bien qu'il chérissait M. de
Rivonnière; on n'a pas su leur différend de quelques jours. Je le
guetterai, et si, comme je le pense, il y retourne, il faudra bien
qu'il me laisse l'accompagner ou le rejoindre à quelque heure que ce
soit.
Elle l'eût fait, si Dubois ne fût venu nous dire dans la soirée que le
blessé avait éprouvé un mieux sensible. Il avait dormi, le pouls n'était
plus si faible, et, s'il ne survenait pas un trop fort accès de fièvre,
il pouvait être sauvé. Après avoir retenu M. de Valbonne et M. Gilbert
jusqu'à huit heures, il les avait priés de le laisser seul avec son
médecin et sa famille, qui se composait d'une tante, d'une soeur et d'un
beau-frère, avertis par télégramme et arrivés aussitôt de la campagne.
Le médecin avait quelque espoir, mais à la condition d'un repos long et
absolu. Le marquis remerciait tous ceux qui l'avaient assisté et visité,
mais il sentait le besoin de ne plus voir personne. Dubois nous promit
des nouvelles trois fois par jour, et prit l'engagement de nous avertir,
si quelque accident survenait durant la nuit.
Le mieux se soutint, mais tout annonçait que la guérison serait
très-lente. Le poumon avait été lésé, et le malade devait rester
immobile, absolument muet, préservé de la plus légère émotion durant
plusieurs semaines, durant plusieurs mois peut-être.
Césarine, voyant que la destinée se chargeait d'écarter indéfiniment un
des principaux obstacles à sa volonté, reprit son oeuvre impitoyable, et
tomba un jour à l'improviste dans le ménage de Paul. Il y était, elle le
savait. Elle entra résolûment sans se faire pressentir.
--À présent que notre malade est presque sauvé, dit-elle en s'adressant
à Paul sans autre préambule que celui de s'asseoir après avoir pressé la
main de Marguerite, il m'est permis de songer à moi-même et de venir
trouver mon ennemi personnel pour avoir raison de sa haine ou pour en
savoir en moins la raison. Cet ennemi, c'est vous, monsieur Gilbert, et
votre hostilité ne m'est pas nouvelle; mais elle a pris dans ces
derniers temps des proportions effrayantes, et si vous vous rappelez les
termes d'une lettre écrite à votre tante la veille du duel, vous devez
comprendre que je ne les accepte pas sans discussion.
--Si vous me permettez de placer un mot, répondit Paul avec une douceur
ironique, vous m'accorderez aussi que je ne veuille pas réveiller devant
ma compagne des souvenirs qui lui sont pénibles et des faits dont elle
ne doit compte qu'à moi. Vous trouverez bon qu'elle aille bercer son
enfant, et que je supporte seul le poids de votre courroux.
C'était tout ce que désirait Césarine, et Marguerite ne se méfiait pas;
au contraire, elle souhaitait que la belle Dietrich, comme elle
l'appelait, dissipât les préventions de Paul, afin de pouvoir l'aimer et
la voir sans désobéissance.
--Puisque vous rendez notre explication plus facile, dit Césarine dès
qu'elle fut seule avec Paul, elle sera plus nette et plus courte. Je
sais quelle inconcevable folie s'est emparée de l'esprit de ma chère
Pauline, et il est probable qu'elle vous l'a inoculée.
--Je ne sais ce que vous voulez dire, mademoiselle Dietrich.
--Si fait! il est convenable que vous ne m'en fassiez pas l'aveu, mais
moi je vous épargnerai cette confusion, car je ne puis supporter
longtemps l'horrible méprise dont je suis la victime. Mademoiselle de
Nermont, qui est un ange pour vous et pour moi, n'en est pas
moins,--vous devez vous en être souvent aperçu, vous en avez peut-être
quelquefois souffert,--une personne exaltée, inquiète, d'une sollicitude
maladive pour ceux qu'elle aime, et plus elle les aime, plus elle les
tourmente, ceci est dans l'ordre. Elle s'agite et se ronge autour de moi
depuis bientôt sept ans, désespérée de voir que je n'aime personne et ne
veux pas me marier. Il n'a pas tenu à elle que mon père ne partageât ses
anxiétés à cet égard. Si je n'eusse eu plus d'ascendant qu'elle sur son
esprit, j'aurais été véritablement persécutée. Comme il n'y a pas de
perfections sans un léger inconvénient, j'ai aimé, j'aime ma Pauline
avec son petit défaut, et jusqu'à ces derniers temps il n'avait point
altéré ma quiétude; mais, je vous l'ai dit, c'est un peu trop
maintenant, et je commence à en être blessée, je l'ai même été tout à
fait en découvrant qu'elle vous avait communiqué sa chimère. À présent
me comprenez-vous?