George Sand

Cesarine Dietrich
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--Pas encore.

--Pardon, monsieur Gilbert, vous me comprenez, mais vous voulez que je
vous dise avec audace le motif de mon déplaisir. Ce n'est pas généreux
de votre part. Je vous le dirai donc, bien que cela paraisse une
énormité dans la bouche d'une femme parant à l'homme qui se méfie
d'elle. Pourtant il est fort possible que, quand j'aurai parlé, je ne
sois pas la plus confuse de nous deux. Monsieur Gilbert, votre tante
croit que j'ai pour vous une passion malheureuse, et vous le croyez
aussi. Ah! je ne rougis pas, moi, en vous le disant, et vous, vous
perdez contenance! J'étais fort ridicule à vos yeux tout à l'heure: si
j'étais méchante, je me permettrais peut-être en ce moment de vous
trouver ridicule tout seul.

Paul s'attendait si peu à ce nouveau genre d'assaut qu'il fut réellement
troublé; mais il se remit très-vite et lui dit:

--Il me semble, mademoiselle Dietrich, que vous venez de plaider le faux
pour savoir le vrai. Si ma tante avait commis l'erreur dont vous parlez
et qu'elle me l'eût fait partager, je ne serais ridicule que dans le cas
où j'en eusse tiré vanité. Si au contraire j'en avais été contrarié et
mortifié, je ne serais que sage; mais tranquillisez-vous, ni ma tante ni
moi n'avons jamais cru que vous fussiez atteinte d'une passion autre que
celle de railler et de dédaigner les hommes assez simples pour prétendre
à votre attention.

--Ceci est déjà un aveu des commentaires auxquels vous vous livrez ici
sur mon compte!

--Ici? Mettez tout à fait Marguerite de côté dans cette supposition:
vous l'avez fascinée. La pauvre enfant fait peut-être sa prière en ce
moment pour que le ciel nous réconcilie. Quant à moi, je ne me
défendrai en aucune façon d'avoir été fort irrité contre vous, et il
n'est pas nécessaire de me supposer une fatuité stupide pour découvrir
la cause de mon mécontentent. Je crois, d'après ma tante, que vous êtes
serviable et libérale pour le plaisir de l'être; mais ceci ne vous
justifie pas à mes yeux d'un défaut que, pour ma part, je trouve
insupportable: le besoin de servir les gens malgré eux et de leur
imposer des obligations envers vous. Vous avez été élevée dans une
atmosphère de bienfaisance facile et de bénédictions intéressées qui
vous a enivrée. C'est peut-être l'erreur d'une âme portée au dévouement;
mais quand ce dévouement veut s'imposer, la bonté devient une offense.
Depuis que ma tante vit près de vous, vous avez sans cesse tenté de
m'amener à vous devoir de la reconnaissance, et mon refus vous a
surprise comme un acte de révolte. Vous me l'avez fait sentir en me
raillant très-amèrement la seule fois que je me suis présenté chez vous,
et c'est dans cette entrevue que je vous ai connue et jugée beaucoup
plus et beaucoup mieux que ma tante ne vous juge et ne vous connaît.
Vous avez tenté de me persuader que ma fierté vous causait un grand
chagrin, vous avez joué une petite comédie d'un goût douteux, et vous
avez même un peu souffert dans votre orgueil en voyant que je ne la
prenais pas au sérieux. Vous avez oublié cette légère contrariété à la
première contredanse, j'en suis, bien certain; mais vos caprices de
reine ne vous quittent jamais tout à fait. Vous avez voulu me forcer à
me prosterner comme les autres, et vous avez travaillé à vous emparer de
ma pauvre compagne. Vous eussiez réussi, si de mon côté je n'eusse fait
bonne garde, et maintenant je vous dis ceci, mademoiselle Dietrich:

«Je ne vous devrai jamais rien; vous n'allégerez pas mon travail, vous
ne donnerez pas à manger à mon enfant, vous ne serez pas son médecin,
vous ne vous emparerez pas de mon domicile, de mes secrets, de ma
confiance, de mes affections. Je ne cacherai pas mon nid sur une autre
branche pour le préserver de vos aumônes; je vous les renverrai avec
persistance, et, quand vous les apporterez en personne, je vous dirai ce
que je vous dis maintenant:

»Si vous ne respectez pas les autres, respectez-vous au moins vous-même,
et ne revenez plus.»

Toute autre que Césarine eût été terrassée; mais elle avait mis tout au
pire dans ses prévisions. Elle était préparée au combat avec une
vaillance extraordinaire. Au lieu de paraître humiliée, elle prit son
air de surprise ingénue; elle garda le silence un instant, sans faire
mine de s'en aller.

--Vous venez de me parler bien sévèrement, dit-elle avec cette
merveilleuse douceur d'accent et de regard qui était son arme la plus
puissante; mais je ne peux pas vous en vouloir, car vous m'avez rendu
service. J'étais venue ici par dépit et très en colère. Je m'en irai
très-rêveuse et très-troublée. Voyons, est-ce bien vrai, tout cela?
Suis-je une enfant gâtée par le bonheur défaire le bien? Le dévouement
peut-il être en nous un élément de corruption? On a dit, il y a
longtemps, que l'orgueil était la vertu des saints. Est-ce qu'en
cherchant et sanctifier ma vie par la charité j'aurais perdu la modestie
et la délicatesse? Il faut qu'il y ait quelque chose comme cela, puisque
je vous ai cruellement blessé. Entre l'orgueil qui offre et l'orgueil
qui refuse, y a-t-il un milieu que ni vous ni moi n'avons su garder?
C'est possible, j'y songerai, monsieur Gilbert. Je vous sais gré de
m'avoir fait cette lumière. Que voulez-vous? on ne nous dit jamais la
vérité à nous autres, les heureux du monde. Je comprends maintenant que
j'ai dépassé mon droit en voulant m'intéresser au fils de mon amie
malgré lui. J'ai cru que c'était par méfiance personnelle contre moi, et
il est possible que j'aie pris ma vanité froissée pour un sentiment
généreux. Soyez tranquille à présent sur mon compte, je n'agirai plus
sans m'interroger sévèrement. Je n'aurai plus la coquetterie de ma
vertu, je refoulerai mes sympathies, j'apprendrai la discrétion.
Pardonnez-moi lei soucis que je vous ai causés, monsieur Gilbert;
chargez-vous d'apaiser Pauline, qui m'en veut depuis qu'elle
s'imagine.... Oh! sur ce dernier point, défendez-moi un peu, je vous
prie! Dites-lui de ne pas prendre ses songes pour des réalités. Dites à
Marguerite que je désire sincèrement le succès de ses voeux les plus
chers, car... vous m'avez donné une bonne et utile leçon, monsieur
Paul; mais vous devez reconnaître que vous pouvez aussi, à l'occasion,
recevoir un bon conseil. Voici le mien: épousez Marguerite, légitimez
votre enfant; vous en avez conquis le droit les armes à la main, et tout
droit implique un devoir.

--Et vous, mademoiselle Dietrich, répondit Paul, recevez aussi, pour que
nous soyons quittes, un conseil qui vaut le vôtre. Je sais par les amis
de M. de Rivonnière que vous l'avez rendu très-malheureux. Réparez tout
en l'épousant, puisqu'on espère le sauver.

--J'y songerai; merci encore,--répondit-elle avec grâce et cordialité.

Elle sortit et referma la porte sur elle, défendant à Paul de la
reconduire, avec tant d'aisance et une si suave dignité qu'il resta
frappé de surprise et d'hésitation. Il n'était pas vaincu, il était
apprivoisé. Il croyait ne devoir plus la craindre et n'eût pas été fâché
de l'observer davantage sous cette face nouvelle qu'elle venait de
prendre.

Il parla d'elle avec douceur à Marguerite, et, sans lever la consigne
qu'il lui avait imposée, il lui laissa espérer qu'elle reverrait dans
l'occasion _sa belle Dietrich_. Il mit peut-être une certaine
complaisance à prononcer ce mot, car pour la première fois Césarine,
sage et douce, lui avait paru réellement belle.

Ce jour-là, Césarine avait frappé juste, elle s'était purgée du ridicule
attaché à l'amour non partagé. Elle s'était relevée de cette humiliation
qui donnait trop de force à la révolte de son antagoniste; elle avait
diminué sa confiance en moi. Gilbert avait maintenant des doutes sur la
lucidité de mon jugement. Il m'en voulait peut-être un peu d'avoir
essayé de le mettre en garde contre un péril imaginaire. Il se méfiait
de ma sollicitude maternelle et croyait y reconnaître une certaine
exagération qui n'était pas sans danger pour lui. Aussi défendit-il à
Marguerite de me parler de la visite de Césarine, afin de ne pas
m'alarmer de nouveau.

M. de Rivonnière semblait entrer en convalescence quand un grave
accident se produisit et mit encore sa vie en danger. C'est alors que
Césarine conçut un projet tout à fait inattendu, dont elle me fit part
quand la chose fut à peu près résolue.

--Tu sauras, me dit-elle, qu'avant deux semaines je serai probablement
marquise de Rivonnière. Allons, n'aie pas d'attaque de nerfs! Ce n'est
pas si surprenant que cela! C'est très-logique au contraire. Apprends ce
qui s'est passé il y a trois jours.

M. de Valbonne, qui est le meilleur ami du marquis, est venu me voir de
sa part, et il m'a dit ceci:

«Il n'y a plus d'illusions à entretenir; une consultation des premiers
chirurgiens et des premiers médecins de France a décrété ce matin que le
mal était incurable. Jacques peut vivre trois mois au plus. On a caché
l'arrêt à sa famille, on ne l'a communiqué qu'à moi et à Dubois, en nous
conseillant, si le malade avait des affaires à régler, de l'y décider
avec précaution.

»Les précaution, étaient inutiles: Jacques s'est senti frappé à mort dès
le premier jour, et il a dès lors envisagé sa fin prochaine avec un
courage stoïque. Aux premiers mots que j'ai hasardés, il m'a pris la
main et me l'a serrée d'une certaine manière qui signifiait: _Oui, je
suis prêt_, car il faut dire que, sur des signes fort légers et un
simple mouvement de ses lèvres ou de ses paupières. Je suis arrivé à
deviner toutes ses volontés et même à lire clairement dans sa pensée. Je
lui ai demandé s'il avait des intentions particulières: il a dit _oui_
avec les doigts, appuyant sur les miens, et il a prononcé sans émission
de voix;

»--Héri.... Césa....

»--Vous voulez, lui ai-je dit, instituer pour votre héritière Césarine
Dietrich?

»Signe affirmatif très-accusé.

»--Elle n'a pas besoin de votre fortune, elle n'acceptera pas.

»--Si; _mariage in extremis_.

»Je lui ai fait préciser sa résolution en la traduisant ainsi:

»--Vous pensez qu'elle acceptera votre nom et votre titre à votre
heure dernière?

»--Oui.

»--Nulle science humaine ne peut affirmer que l'heure réputée la
dernière pour un malade ne soit pas la première de son rétablissement.
Mademoiselle Dietrich n'a pas voulu être votre compagne dans la vie:
risquera-t-elle de s'engager à vous dans le cas éventuel d'une mort
toujours incertaine?

»Je parlais ainsi pour lui donner une espérance dont il ne voulait pas
et que je n'ai pas. Il m'a montré des yeux mon chapeau et la porte.

»--Vous voulez que j'aille le lui demander tout de suite?

»Il a fait de la main un oui impatient, et me voici; mais, pour fixer
votre esprit dans cette situation difficile, je vous ai apporté la
Consultation signée des autorités de la science. Vous voyez que le
malheureux est condamné, et qu'en acceptant l'offre suprême du pauvre
Jacques, vous ne risquez pas de devenir sa femme autrement que devant la
Loi.

»J'ai demandé à M. de Valbonne pourquoi Jacques avait ce désir étrange
de me donner son nom. Quant à sa fortune, ajoutai-je, je n'en voulais
pas frustrer sa famille, étant bien assez riche par moi-même, et le
titre de madame et de marquise n'avait aucun lustre à mes yeux de fille
émancipée, de bourgeoise satisfaite de ses origines.

«--Vous avez tort de dédaigner les avantages que le monde prise au
premier chef, a repris l'ami de Jacques, vous aimez l'indépendance,
l'éclat et le pouvoir. Votre importance actuelle, qui est considérable,
sera décuplée par la position qui vous est offerte.

»--Ce n'est pas de cela qu'il faut me parler; c'est du bien que je peux
faire à notre pauvre ami. Vous connaissez toutes ses pensées. Il
prétendait devant moi n'être pas sensible au ridicule de sa position
d'aspirant perpétuel; il me trompait peut-être?

»--Il y était cruellement sensible. La vivacité de sa souffrance vous
montre la persistance de sa passion. J'ai la certitude que sa mort
serait adoucie par la réparation qu'il est en votre pouvoir de lui
donner devant le monde.

«--En ce cas, j'accepte.

»--Cela est beau et grand de votre part! Irai-je trouver monsieur votre
père?

»--Allons-y ensemble, je suis sûre de son consentement.

» Nous avons parlé à mon père. Il a cédé pour d'autres motifs que les
miens. Il croit que ma réputation a souffert des assiduités trop
évidentes du marquis, et que ma complaisance à les supporter de
préférence à celles de beaucoup d'autres a fait dire de moi que je
voulais garder mon indépendance au prix de ma vertu. Ceci n'a rien de
sérieux pour moi. Il n'est personne que la calomnie des bas-fonds ne
veuille atteindre. Quand on est pure, on danse sur ces volcans de boue;
mais mon père s'en tourmente: raison de plus pour que je cède. Voilà, ma
Pauline; puisque c'est une bonne action à faire, il ne faut pas hésiter,
n'est-ce pas ton avis?

Ce n'était pas beaucoup mon avis. Je trouvais dans cette bonne action
quelque chose de féroce, la nécessite pour Césarine de trembler au
moindre mieux qui se manifesterait dans l'état de son mari. Si, contre
toutes les prévisions, il guérissait, ne le haïrait-elle pas, et si,
sans guérir, il languissait durant des années, ne regretterait-elle pas
la tâche ingrate qui lui serait imposée?

Elle s'offensa de mes doutes et me répondit avec hauteur que je ne
l'avais jamais connue, jamais estimée.

--Ceci, me dit-elle, est la suite de certaines rêveries que j'ai eu le
tort d'entretenir en toi pour le plaisir de discuter et de taquiner. Tu
as fini par te persuader que je voulais épouser monsieur ton neveu et à
présent tu crois que si j'en épouse un autre, mon coeur sera déchiré de
regrets. Ma bonne Pauline, ce roman a pu t'exalter, tu aimes les romans;
mais celui-ci a trop duré, il m'ennuie. S'il te faut des faits pour te
rassurer, je te permets d'admettre que j'ai toujours aimé M. de
Rivonnière, et que j'ai eu le droit de le faire attendre.

Du moment qu'elle croyait annuler par une négation tranquillement
audacieuse tout ce qu'elle avait dit à son père et à moi, je n'avais
rien à répliquer. Les bans furent publiés. J'en informai Paul, qui ne
montra aucune surprise. Il voyait souvent M. de Valbonne, qui s'était
pris d'amitié pour lui et lui témoignait une entière confiance. Il était
donc au courant et il approuvait Césarine. Il me raconta alors
l'explication qu'elle était venue lui donner et me fit comprendre qu'il
y avait eu un peu de ma faute dans le rôle ridicule qu'il avait failli
jouer auprès d elle. J'en fus mortifiée au point de m'en vouloir à
moi-même, de me persuader que Césarine s'était moquée de mes terreurs,
qu'elle n'avait eu pour Paul qu'une velléité de coquetterie en passant,
et qu'au fond elle avait toujours aimé plus que tout, le marquisat de M.
de Rivonnière.

Ainsi c'était pour elle victoire sur toute la ligne. Personne ne se
méfiait plus d'elle, ni chez elle, ni chez Paul, ni dans le monde.

La faiblesse extrême du marquis s'était dissipée durant les délais
obligatoires. Le mal avait changé de nature. Le poumon était guéri, on
permettait au malade de parler un peu et de passer quelques heures dans
un fauteuil. La maladie prenait un caractère mystérieux qui déroutait la
science. Le sang se décomposait. La tête était parfaitement saine malgré
une fièvre continue, mais l'hydropisie s'emparait du bas du corps,
l'estomac ne fonctionnait presque plus, les nuits étaient sans sommeil.
Il montrait beaucoup d'impatience et d'agitation. On ne songeait plus
qu'à le deviner, à lui complaire, à satisfaire ses fantaisies. Sa
famille avait perdu l'espérance et ne cherchait plus à le gouverner.

Le mariage déclaré, la soeur et le beau-frère, qui avaient compté sur
l'héritage pour leurs enfants, furent très-mortifiés et dirent entre eux
beaucoup de mal de Césarine. Elle s'en aperçut et les rassura en faisant
stipuler au contrat de mariage qu'elle n'acceptait du marquis que son
nom. Elle ne voulait être usufruitière que de son hôtel dans le cas où
il lui plairait de l'occuper après sa mort. Dès lors la famille
appartint corps et âme à mademoiselle Dietrich. Le monde se remplit en
un instant du bruit de son mérite et de sa gloire.

La veille de la signature de ce contrat, c'était en juin 1863, il y eut
un autre contrat secret entre Césarine et le marquis, en présence de M.
de Valbonne, de M. Dietrich, de son frère Karl Dietrich, de M. Campbel
et de moi, contrat bizarre, inouï, et qui ne pouvait être garanti que
par l'honneur du marquis, son respect de la parole jurée. D'une part, le
marquis, avec une générosité rare, exigeait que Césarine ne cessât pas
d'habiter avec son père. Il ne voulait pas l'avoir pour témoin de ses
souffrances et de son agonie. Il ne lui permettait qu'une courte visite
journalière et un regard d'affection à l'heure de sa mort. D'autre part,
dans le cas invraisemblable où il guérirait, il renonçait au droit de
contraindre sa femme à vivre avec lui et même à la voir chez elle, si
elle n'y consentait pas. Les deux clauses furent lues, approuvées et
signées. On se sépara aussitôt après. Le marquis mettait sa dernière
coquetterie à ne pas être vu longtemps dans l'état de dépérissement et
d'infirmité où il se trouvait.

Comme il n'était pas transportable, il fut décidé que le mariage aurait
lieu à son domicile; le maire de l'arrondissement, avec qui l'on était
en bonnes relations, promit de se rendre en personne à l'hôtel
Rivonnière; le pasteur de la paroisse fit la même promesse. Ce fut le
seul déplaisir de la soeur et de la tante du marquis. On avait espéré
que Césarine abjurerait le protestantisme. Le marquis s'était opposé
avec toute l'énergie dont il était encore capable à ce qu'on lui en fit
seulement la proposition. Il avait déclaré qu'il n'était ni protestant
ni catholique, et qu'il acceptait le mariage qui répondrait le mieux
aux idées religieuses de sa femme. À vrai dire, Césarine en était au
même point que lui; mais le mariage évangélique lui constituait un
triomphe sur cette famille qu'elle voulait réduire par sa fermeté et
dominer par son désintéressement.

On n'invita que les plus intimes amis et les plus proches parents des
deux parties à la cérémonie. Le marquis voulut que Paul fût son témoin
avec le vicomte de Valbonne.

Nous devions nous réunir à midi à l'hôtel Rivonnière. Césarine arriva un
peu avant l'heure; elle était belle à ravir dans une toilette aussi
riche en réalité que simple en apparence; elle s'était composé son
maintien doux et charmant des grandes occasions. Elle n'avait pour
bijoux qu'un rang de grosses perles fines. Son fiancé lui avait envoyé
la veille un magnifique écrin qu'elle tenait à la main. Quant à lui, il
ne paraissait pas encore. Pour ne pas le fatiguer, le médecin avait
exigé qu'il ne sortit de sa chambre qu'au dernier moment.

Césarine alla droit à madame de Montherme, sa future belle-soeur, qui
entrait en même temps qu'elle; elle lui présenta l'écrin en lui disant:

--Prenez ceci pendant que nous sommes entre nous et cachez-le; ce sont
les diamants de votre famille que je vous restitue. Vous savez que je ne
veux rien de plus que votre amitié.

Quand Paul entra avec M. de Valbonne, j'observai Césarine, et je surpris
cette imperceptible contraction des narines qui, pour moi, trahissait
ses émotions contenues. Elle était dans une embrasure de fenêtre, seule
avec moi. Paul vint nous saluer.

--À présent, lui dit-elle en souriant, votre ennemie n'est plus. Vous
n'avez pas de raison pour en vouloir à la marquise de Rivonnière.
Voulez-vous que nous nous donnions la main?

Et quand Paul eut touché cette main gantée de blanc, elle ajouta:

--Je vous donne le bon exemple, je me marie, moi! J'épouse celui qui
m'aime depuis longtemps. Je sais une personne à qui vous devez encore
davantage....

Paul l'interrompit:

--Je vois bien, lui dit-il, que vous êtes encore mademoiselle Dietrich,
car voilà que vous recommencez à vouloir faire le bonheur des gens
malgré eux.

--Ce serait donc malgré vous? Je ne vous croyais pas si éloigné de
prendre une bonne résolution.

--C'est encore, c'est toujours mademoiselle Dietrich qui parle; mais
l'heure de la transformation approche, la marquise de Rivonnière ne sera
pas curieuse.

--Alors si elle reçoit les leçons qu'on lui donne avec autant de douceur
que mademoiselle Dietrich, elle sera parfaite?

--Elle sera parfaite; personne n'en doute plus.

Il la salua et s'éloigna de nous. Ce court dialogue avait été débité
d'un air de bienveillance et de bonne humeur. Paul semblait tout
réconcilié; il l'était, lui, ou ne demandait qu'à l'être. Quant à elle,
on eût juré qu'elle n'avait rien dans le coeur de plus ou de moins pour
lui que pour ses amis de la troisième ou quatrième catégorie.

Celles des personnes présentes qui n'avaient pas vu le marquis depuis
quelque temps ne le croyaient pas si gravement malade. Quelques-unes
disaient tout bas qu'il avait exagéré son mal en paroles pour apitoyer
mademoiselle Dietrich et la faire consentir à un mariage sans lendemain,
qui aurait au moins un surlendemain. On changea d'avis, et l'enjouement
qui régnait dans les conversations particulières fit place à une sorte
d'effroi quand le marquis parut sur une chaise longue que ses gens
roulaient avec précaution. Il eût pu se tenir quelques instants sur ses
jambes, mais il lui en coûtait de montrer qu'elles étaient enflées, et
il s'était fait défendre de marcher. Bien rasé, bien vêtu et bien
cravaté, il cachait la partie inférieure de son corps sous une riche
draperie; sa figure était belle encore et son buste avait grand air,
mais sa pâleur était effrayante; ses narines amincies et ses yeux
creusés changeaient l'expression de sa physionomie, qui avait pris une
sorte d'austérité menaçante. Césarine eut un mouvement d'épouvante en me
serrant le bras; elle l'avait vu plus intéressant dans sa tenue de
malade; cette toilette de cérémonie n'allait pas à un homme cloué sur
son siége, et lui donnait un air de spectre. M. Dietrich conduisit sa
fille auprès de lui, il lui baisa la main, mais avec effort pour la
porter à ses lèvres; ses mains, à lui, étaient lourdes et comme à demi
paralysées.

Le maire prenait place et procédait aux formalités d'usage. Césarine
semblait gouverner ses émotions avec un calme olympien; mais, quand il
fallut prononcer le oui fatal, elle se troubla, et fut prise de cette
sorte de bégaiement auquel, dans l'émotion, elle était sujette. Le
maire, qui avait fait tous les avertissements d'usage avec une sage
lenteur, ne voulut point passer outre avant qu'elle ne fût remise. Il
n'avait pas entendu le oui définitif; il était forcé de l'entendre. La
future semblait indisposée, on pouvait lui donner quelques instants pour
se ravoir.

--Ce n'est pas nécessaire, répondit-elle avec fermeté, je ne suis pas
indisposée, je suis émue. Je réponds oui, trois fois oui, s'il le faut.

Que s'était-il passé en elle?

Pendant la courte allocution du magistrat, M. de Valbonne, debout
derrière le fauteuil où Césarine s'était laissée retomber, lui avait dit
rapidement un mot à l'oreille, et ce mot avait agi sur elle comme la
pile voltaïque. Elle s'était relevée avec une sorte de colère, elle
s'était liée irrévocablement comme par un coup de désespoir; et puis,
durant le reste de la formalité, elle avait retrouvé son maintien
tranquille et son air doucement attendri.

Le pasteur procéda aussitôt au mariage religieux, auquel quelques femmes
du noble faubourg ne voulurent assister qu'en se tenant au fond de
l'appartement et en causant entre elles à demi-voix. Césarine fut
blessée de cette résistance puérile et pria le pasteur de réclamer le
silence, ce qu'il fit avec onction et mesure. On se tut, et cette fois
on entendit le oui de Césarine bien spontané et bien sonore.

Que lui avait donc dit M. de Valbonne? Ces trois mots: _Paul est marié_!
Il l'était en effet. Pendant que les nouveaux époux recevaient les
compliments de l'assistance, mon neveu s'approcha de moi et me dit:

--Ma bonne tante, tu as encore à me pardonner. J'ai épousé Marguerite
hier soir à la municipalité. Je te dirai pourquoi.

Il ne put s'expliquer davantage; Césarine venait à nous souriante et
presque radieuse.

--Encore une poignée de main, dit-elle à Paul. La marquise de Rivonnière
vous approuve et vous estime. Voulez-vous être son ami, et
permettrez-vous maintenant qu'elle voie votre femme?

--Avec reconnaissance, répondit Paul en lui baisant la main.

--Eh bien! me dit-il quand elle se fut tournée vers d'autres
interlocuteurs, tu t'étais trompée, ma tante, et j'étais, moi, fort
injuste. C'est une personne excellente et une femme de coeur.

--Parle-moi de ton mariage.

--Non, pas ici. J'irai vous voir ce soir.

--À l'hôtel Dietrich?

--Pourquoi non? Serez-vous dans votre appartement?

--Oui, à neuf heures.

Les invités, avertis d'avance par le médecin, se retiraient. Le marquis
semblait si fatigué que M. Dietrich et sa fille lui témoignèrent quelque
inquiétude de le quitter.

--Non, leur dit-il tout bas, il faut que vous partiez à la vue de tout
le monde, les convenances le veulent. Je vous rappellerai peut-être dans
une heure pour mourir.--Et comme Césarine tressaillait d'effroi:

--Ne me plaignez pas, lui dit-il de manière à n'être entendu que d'elle,
je vais mourir heureux et fier, mais bien convaincu que ce qui pourrait
m'arriver de pire serait de vivre.

--Voici une parole plus cruelle que la mort, reprit Césarine, vous me
soupçonnez toujours....

Et lui, parlant plus bas encore:

--Vous serez libre demain, Césarine, ne mentez pas aujourd'hui.

C'est ainsi qu'ils se quittèrent, et, le soir venu, il ne mourut pas; il
dormit, et Dubois vint nous dire de ne pas nous déranger encore, parce
qu'il n'était pas plus mal que le matin.

--Seulement, ajouta Dubois, il a voulu faire plaisir à sa soeur, il a
reçu les sacrements de l'Église.

--Que me dites-vous là? s'écria Césarine, vous vous trompez, Dubois!

--Non, madame la marquise, mon maître est philosophe, il ne croit à
rien; mais il y a des devoirs de position. Il n'aurait pas voulu qu'à
cause de son mariage on le crût protestant; il a fait promettre à M. de
Valbonne de mettre dans les journaux qu'il avait satisfait aux
convenances religieuses.

--C'est bien, Dubois, vous lui direz qu'il a bien fait.

--Quel homme décousu et sans règle! me dit-elle dès que Dubois fut
sorti. Cette capucinerie athée me remplirait de mépris pour lui, s'il
n'avait droit en ce moment à l'absolution de ses amis encore plus qu'à
celle du prêtre. Il ne sait plus ce qu'il fait.

--Mon Dieu, tu le hais, ma pauvre enfant, il fera bien de mourir vite!

--Pourquoi? il peut vivre maintenant tant qu'il lui plaira. Je ne suis
plus capable de haine ni d'amour, tout m'est indifférent. Ne crois pas
que je regrette le lien que j'ai contracté; tu sais très-bien qu'il
n'engage ni mon coeur ni ma personne. Si, contre toute prévision, le
marquis revenait à la santé, je ne lui appartiendrais pas plus que par
le passé.

--Aurait-il assez d'empire sur ses passions pour te tenir parole?

--La promesse qu'il a signée a plus de valeur que tu ne penses, elle me
serait très-favorable pour obtenir une séparation.

--Tu avais consulté d'avance?

--Certainement.

Nous n'échangeâmes pas un mot sur le compte de Paul. Elle reçut des
visites de famille, et j'allai passer dans mon appartement le reste de
la soirée avec mon neveu, qui m'y attendait déjà.

--Voici, me dit-il, ce qui s'est passé, ce que je te cache depuis une
quinzaine. Il est bon de résumer ici dans quels termes j'étais avec M.
de Rivonnière au lendemain du duel. Il m'avait accusé en lui-même, et
auprès de ses amis probablement, d'aspirer à la main de mademoiselle
Dietrich. En me voyant défendre mon honneur au nom de ma maîtresse et de
mon enfant, il s'était repenti de son injustice, et il m'estimait
d'autant plus qu'il ne voyait plus en moi un rival. Pourtant il lui
restait un peu d'inquiétude pour l'avenir, car il a pensé à l'avenir
durant les quelques jours où son état s'est amélioré. Il m'a envoyé M.
de Valbonne qui m'a dit:

«--Vous m'avez presque tué mon meilleur ami, vous en avez du chagrin, je
le sais, vous voudriez lui rendre la vie. Vous le pouvez peut-être. La
femme qu'il aime passionnément aime un autre que lui. À tort ou à
raison, il s'imagine que c'est vous. Si vous étiez marié, elle vous
oublierait. Ne comptez-vous pas épouser celle pour qui vous avez si
loyalement et si énergiquement pris fait et cause?

«J'ai répondu que cette fantaisie de mademoiselle Dietrich pour moi
m'avait toujours paru une mauvaise plaisanterie, répétée de bonne foi
peut-être par les personnes que le marquis avait eu le tort de mettre
dans sa confidence.

«--Mais si ces personnes ne s'étaient pas trompées? reprit M. de
Valbonne.

«--Je n'aurais qu'un mot à répondre: je ne suis pas épris de
mademoiselle Dietrich, et je ne suis pas ambitieux.

»--Cette simple réponse, venant de vous, nous suffit, reprit le vicomte.
À présent nous permettez-vous de vous exprimer quelque sollicitude à
l'endroit de Marguerite?

»--À présent que les fautes sont si cruellement expiées, je permets
toutes les questions. J'ai toujours eu l'intention d'épouser Marguerite
le jour où je l'aurais vengée. Je compte donc l'épouser dès que j'aurai
amené mademoiselle de Nermont, qui est ma tante et ma mère adoptive, à
consentir à cette union. Elle y est un peu préparée, mais pas assez
encore. Dans quelques jours probablement, elle me donnera son
autorisation.

»--Le marquis croit savoir qu'elle ne cédera pas facilement, à cause de
la famille de Marguerite.

»--Oui, à cause de sa mère, qui était une infâme créature; mais cette
mère est morte, j'en ai reçu ce matin la nouvelle, et le principal motif
de répugnance n'existe plus pour ma tante ni pour moi.

»--Alors, reprit le vicomte, faites ce que votre conscience vous
dictera. Vous voici en présence d'un homme que vous avez mis entre la
mort et la vie, que le chagrin et l'inquiétude rongent encore plus que
sa blessure, et qui aurait chance de vivre, s'il était assuré de deux
choses qui ne dépendent que de vous: la réparation donnée et le bonheur
assuré à la femme qui lui a laissé un profond remords; la liberté, la
raison rendues à l'esprit troublé de la femme qu'il aime toujours
malgré le mal qu'elle lui a fait. Ne répondez pas, réfléchissez.»

J'ai réfléchi en effet. Je me suis dit que je ne devais consulter
personne, pas même toi; pour faire mon devoir. J'ai écrit le lendemain à
M. de Valbonne que mon premier ban était affiché à la mairie de mon
arrondissement. Il est accouru à mon bureau, m'a embrassé et m'a supplié
de laisser ignorer le fait à Césarine. Pour cela, il fallait vous en
faire un secret, ma bonne tante, car mademoiselle Dietrich est curieuse
et vous prend par surprise. Maintenant, pardonnez-moi, approuvez-moi et
dites que vous m'estimez, car ce n'est pas un coup de tête que j'ai
fait: c'est un sacrifice au repos et à la dignité des autres, à
commencer par mon enfant. Vous savez que je ne me suis pas laissé
gouverner par la passion, et que je n'ai point de passion pour
Marguerite. C'est aussi un sacrifice fait à un homme que j'ai eu raison
de tuer, mais que je n'en suis pas moins malheureux d'avoir tué, car il
n'en reviendra pas, j'en suis certain, et sa femme sera bientôt veuve.
Enfin c'est aussi un peu un sacrifice à la dignité de mademoiselle
Dietrich. Sa prétendue inclination pour moi, dont j'ai toujours ri,
était pourtant un fait acquis dans l'intimité de M. de Rivonnière, grâce
à l'imprudence qu'il avait eue de confier sa jalousie à d'autres que M.
de Valbonne. Si je n'étais pas marié, on ne manquerait pas de dire que
la belle marquise attend son veuvage pour m'épouser. Le faux se répand
vite, et le vrai surnage lentement. J'ai été très-cruel envers cette
pauvre personne, à qui j'aurais dû pardonner un instant de coquetterie
suivi de puérils efforts pour dissiper mes préoccupations. Tout cela est
à jamais effacé par notre double mariage. J'ai reconnu que votre élève
avait des qualités réelles qui font contrepoids à ses défauts; j'imagine
qu'elle a renoncé pour toujours _à me faire du bien_. Elle en trouvera
tant d'autres qui s'y prêteront de bonne grâce! D'ailleurs je ne suis
plus intéressant. Mon patron vient de m'associer à une affaire qui ne
valait rien et que j'ai rendue bonne. Mes ressources sont donc en
parfait équilibre avec les besoins de ma petite famille. Marguerite est
heureuse, la Féron est repentante et pardonnée, Petit-Pierre a recouvré
l'appétit; il a deux dents de plus. Embrasse-moi, marraine, dis que tu
es contente de moi, puisque je suis content de moi-même.

Je l'embrassai, je l'approuvai, je lui cachai le secret chagrin que me
causait son mariage avec une fille si peu faite pour lui, quelque
dévouée qu'elle pût être. Je lui cachai également le plaisir que
j'éprouvais de le voir délivré du malheur de plaire à Césarine. Il ne
voulait plus croire à ce danger dans le passé. Je l'en croyais préservé
dans l'avenir: nous nous trompions tous deux.

Dès le lendemain, un mieux très-marqué se manifesta chez le marquis, et
sa soeur ne manqua pas d'attribuer ce miracle à la vertu du confesseur.
Césarine et son père le virent un instant, comme il était convenu. Il
refusa de les laisser prolonger cette courte entrevue, après quoi il
prit à part M. de Valbonne et lui exposa la situation de son esprit.

--Je crois sentir que je vivrai, lui dit-il; mais ma guérison sera
longue, et je ne veux pas être un objet d'effroi et de dégoût pour ma
femme. Je voudrais ne la revoir que quand j'aurai recouvré tout à fait
la santé. Pour cela il faudrait obtenir qu'elle passât l'été à la
campagne.

--Êtes-vous encore jaloux?

--Non, c'est fini. Césarine est trop fière pour songer à un homme marié,
et cet homme est trop honnête pour me trahir. Je suis certain qu'elle
m'aimerait si je n'étais pas un fantôme dont la vue l'épouvante quelque
soin qu'elle prenne pour me le cacher. Elle voudra ne pas quitter Paris,
si j'y reste; elle serait blâmée. Il faut donc que je m'en aille, moi,
que je disparaisse pour un an au moins; il faut qu'on me fasse voyager.
Dites à mon médecin que je le veux. Il vous objectera que je suis encore
trop faible. Répondez-lui que je suis résolu à risquer le tout pour le
tout.

Le médecin jugea que l'idée de son client était bonne; la vue de sa
femme le jetait dans une agitation fatale, et l'absence, le changement
d'air et d'idées fixes pouvaient seuls le sauver; mais le déplacement
semblait impossible. Si on l'opérait tout de suite, il ne répondait de
rien.

M. de Valbonne était énergique et regardait l'irrésolution comme la
cause unique de tous les insuccès de la vie. Il insista; le départ fut
résolu. On l'annonça bientôt à Césarine, qui offrit d'accompagner son
mari, il refusa et le pauvre Rivonnière, emballé avec son lit dans un
wagon, partit pour Aix-les-Bains aux premiers jours de juillet. De là,
il devait, en cas de mieux, aller plus loin; voyager jusqu'à la guérison
ou à la mort, telle était sa pensée. M. de Valbonne l'accompagnait avec
un médecin particulier.

Césarine passa encore quelques jours à Paris. Son père était impatient
de retourner à Mireval; elle le fit attendre. Avant de quitter le monde
pour six mois, il lui importait de dire à chacun quelques mots justes
sur sa situation, qui semblait étrange et faisait beaucoup parler. Au
fond, elle éprouvait, au milieu de ses secrètes amertumes, un petit
plaisir d'enfant à se voir posée en marquise et à montrer à
l'aristocratie de naissance qu'elle l'honorait au lieu de la déparer.
Elle s'était composé un rôle de veuve résignée et vaillante qu'elle
jouait fort bien. Elle n'avait, disait-elle, que très-peu d'espoir de
conserver son mari; elle avait fait tout ce qu'elle pouvait faire pour
lui sauver la vie. Ce n'était point un caprice de générosité, un moment
de compassion. Elle l'avait toujours considéré et traité comme son
meilleur ami. Elle s'était toujours dit que, si elle se décidait au
mariage, ce serait en faveur de lui seul. Il n'y avait rien d'étonnant à
ce qu'elle eût accepté son nom; mais elle n'avait accepté que cela, elle
tenait à le faire savoir. Elle répéta ce thème sous toutes les formes à
trois cents personnes au moins dans l'espace d'une semaine, et quand
elle se trouva suffisamment bien posée, elle me dit:

--En voilà assez, je n'en puis plus. Toute l'Europe sait maintenant
pourquoi je suis marquise de Rivonnière. Il n'y a que moi qui ne le
sache plus.

Je la comprenais à demi-mot, mais je feignais de ne plus la comprendre.
Je savais bien pourquoi elle avait consenti à ce mariage. Elle ne
comptait pas sur celui de Paul, elle voulait le rassurer, le ramener par
la confiance et l'amitié. Elle avait calculé que six mois au plus
suffiraient à lui rendre sa liberté et à lui faire conquérir l'amour.
Elle avait tout préparé pour éloigner Paul de Marguerite en feignant de
vouloir l'unir à elle. Paul avait haï la femme qui s'offrait; il
s'éprendrait de celle qui se refusait jusqu'à lui en vanter une autre.
Elle avait réussi à détruire sa méfiance, mais non à empêcher son
mariage, et elle n'avait plus d'autre partie à jouer que de paraître
charmée du prix auquel elle avait obtenu ce résultat. Mais que ce prix
était cruel, et comme elle le maudissait sous son air royalement ferme!
J'admirai sa force, car moi seule pus surprendre ses moments de
désespoir et ses larmes cachées. Son père ne se douta de rien. Il ne
pouvait rien empêcher, rien racheter; il était désormais inutile de rien
lui dire. Le reste de la famille se réjouissait de la haute position
acquise par Césarine, et Helmina donnait vingt ordres inutiles par jour
pour avoir la joie de dire:--Prévenez madame la marquise. Ses jeunes
cousines Dietrich partageaient un peu cette vanité. L'aînée était
mariée, la cadette fiancée; la petite Irma disait:

--Mes soeurs épousent des bourgeois. Elles sont furieuses! Moi, je veux
un noble ou je ne me marierai pas.

Bertrand ne disait absolument rien. Il savait trop son monde; mais quand
Césarine, après avoir annoncé qu'elle avait faim, repoussait son
assiette sans y toucher, ou quand, après avoir commandé gaiement une
promenade, elle donnait d'un air abattu l'ordre de dételer, il me
regardait, et ses yeux froids me disaient:

--Vous auriez dû faire sa volonté; elle mourra pour avoir fait celle des
autres.

       *       *       *       *       *




IV


Nous quittâmes enfin Paris le 15 juillet, sans que Césarine eût revu
Paul ni Marguerite. Mireval était, par le comfort élégant du château, la
beauté des eaux et des ombrages, un lieu de délices, à quelques heures
de Paris. M. Dietrich faisait de grands frais pour améliorer
l'agriculture: il y dépensait beaucoup plus d'argent qu'il n'en
recueillait, et il faisait de bonne volonté ces sacrifices pour l'amour
de la science et le progrès des habitants. Il était réellement le
bienfaiteur du pays, et cependant, sans le charme et l'habileté de sa
fille il n'eût point été aimé. Son excessive modestie, son
désintéressement absolu de toute ambition personnelle imprimaient à son
langage et à ses manières une dignité froide qui pouvait passer aux yeux
prévenus pour la raideur de l'orgueil. On l'avait haï d'abord autant par
crainte que par jalousie, et puis sa droiture scrupuleuse l'avait fait
respecter; son dévouement aux intérêts communs le faisait maintenant
estimer; mais il manquait d'expansion et n'était point sympathique à la
foule. Il ne désirait pas l'être; ne cherchant aucune récompense, il
trouvait la sienne dans le succès de ses efforts pour combattre
l'ignorance et le préjugé. C'était vraiment un digne homme, d'un mérite
solide et réel. Son manque de popularité en était la meilleure preuve.

Césarine s'affectait pourtant de voir qu'on lui préférait des
notabilités médiocres ou intéressées. Elle l'avait beaucoup poussé à la
députation, dont il ne se souciait pas, disant que certaines luttes
valent tous les efforts d'une volonté sérieuse, mais que celles de
l'amour-propre sont vaines et mesquines.

Cependant une question locale d'un grand intérêt pour le bien-être des
agriculteurs du département s'étant présentée à cette époque, il se
laissa vaincre par le devoir de combattre le mal, et, au risque
d'échouer, il se laissa porter. Césarine se chargea d'avoir la volonté
ardente qui lui manquait en cette circonstance. Elle avait peut-être
besoin d'un combat pour se distraire de ses secrets ennuis. Son mariage
lui donnait droit à une initiative plus prononcée, et M. Dietrich, qui
depuis longtemps n'avait résisté à sa toute puissance que dans la
crainte du _qu'en dira-t-on_, abandonna dès lors à la marquise de
Rivonnière le gouvernement de la maison et des relations, qu'il avait
cherché à rendre moins apparent dans les mains de mademoiselle Césarine.
Les nombreux clients qui peuplaient les terres du marquis, et qui
avaient beaucoup à se louer de l'indulgente gestion de son intendant,
avaient eu peur en apprenant le mariage et l'absence indéfinie de leur
patron. Ils avaient craint de tomber sous la coupe de M. Dietrich et
d'avoir à rendre compte de beaucoup d'abus. Quand ils surent et quand
ils virent que Césarine ne prétendait à rien, qu'elle n'allait pas même
visiter les fermes et le château de son mari, il y eut un grand élan de
reconnaissance et de joie. Dès ce moment, elle put disposer de leur vote
comme de celui de ses propres tenanciers.

Mireval avait été jusque-là une solitude. M. Dietrich s'était réservé ce
coin de terre pour se recueillir et se reposer des bruits du monde.
Césarine, respectant son désir, avait paru apprécier pour elle-même les
utiles et salutaires loisirs de cette saison de retraite annuelle. Cette
fois elle déclarait qu'il fallait en faire le sacrifice et ouvrir les
portes toutes grandes à la foule des électeurs de tout rang et de toute
opinion. M. Dietrich se résigna en soupirant, la jeune marquise organisa
donc un système de réceptions incessantes. On ne donnait pas de fêtes,
disait-on, à cause de l'absence et du triste état du marquis; et puis on
en donnait qui semblaient improvisées lorsque le courrier apportait de
bonnes nouvelles de lui, sauf à dire d'un air triste le lendemain que le
mieux ne s'était pas soutenu.

J'aimais beaucoup Mireval, je m'y reposais du temps perdu à Paris. Je ne
l'aimai plus lorsque je le vis envahi comme un petit Versailles ouvert à
la curiosité. Dans toute agglomération humaine, la médiocrité domine.
Ces dîners journaliers de cinquante couverts, ces réjouissances dans le
parc, cet endimanchement perpétuel, me furent odieux. Je ne pouvais
refuser d'aider mademoiselle Helmina dans ses fonctions de majordome;
son activité ne suffisait plus à tout. Le marquisat de sa nièce lui
avait porté au cerveau, elle ne trouvait plus rien d'assez magnifique ou
d'assez ingénieux pour soutenir le lustre d'une position si haute. Je
n'avais plus d'intimité avec Césarine. Depuis le mariage de Paul et le
sien, ses lèvres étaient scellées, sa figure était devenue impénétrable.
Elle ne se portait pas bien, c'était pour moi le seul indice d'une
grande déception supportée avec courage. Je dois dire que, durant cette
période d'efforts pour oublier sa blessure ou pour la cacher, elle fut
vraiment la femme forte qu'elle se piquait d'être, et que, tout en
l'admirant, je sentis se réveiller ma tendresse pour elle, la douleur
que me causait sa souffrance, le dévouement qui me portait à l'alléger
en lui sacrifiant mes goûts et ma liberté.

J'avais à peine le temps d'écrire à Paul. Il m'écrivait peu lui-même. Il
avait un surcroît de travail pour se mettre au courant de ses nouvelles
attributions. Sa femme était heureuse, son enfant se portait bien. Il
n'avait, disait-il, rien de mieux à souhaiter. M. de Valbonne écrivait à
M. Dietrich une fois par semaine pour le tenir au courant des
alternances de mieux et de pire par lesquelles passait M. de Rivonnière.
Il supportait mieux les déplacements que le repos, il parcourait la
Suisse à petites journées. Césarine paraissait prendre beaucoup
d'intérêt à ces lettres, mais M. Dietrich seul y répondait. La marquise
cachait avec peine l'insurmontable aversion que lui inspirait désormais
M. de Valbonne.

Au bout de deux mois de lutte, Césarine l'emporta, et son père fut élu à
une triomphante majorité. Elle avait déployé une activité dévorante et
une habileté délicate dont on parlait avec admiration. On vécut encore
quelques jours de ce triomphe, qui n'enivrait pas M. Dietrich et qui
commençait à désillusionner la marquise, car beaucoup de ceux qu'elle
avait conquis avec tant de peine montraient de reste qu'ils ne valaient
pas cette peine-là et n'avaient guère plus de coeur que des chiffres.
Elle se sentit alors très fatiguée et très-souffrante. M. Dietrich, qui
ne l'avait jamais vue malade depuis son enfance, s'effraya beaucoup et
la reconduisit à Paris pour consulter.

Nous nous retrouvâmes donc à l'hôtel Dietrich tout à fait calmes et à
peu près seuls; tout le Paris élégant était à la campagne ou à la mer.
Nous touchions à la mi-septembre, et il faisait encore très-chaud. Le
marquis allait décidément mieux. Césarine voyait s'éloigner indéfiniment
la recouvrance de sa liberté; elle y était assez résignée, et son père
espérait qu'elle aurait un jour quelque bonheur en ménage. L'engagement
qu'avait pris son gendre de ne jamais la réclamer pour sa femme lui
paraissait une délicatesse dont la marquise le tiendrait quitte en le
revoyant guéri, soumis et toujours épris.

La consultation des médecins dissipa nos craintes. Césarine n'avait que
l'épuisement passager qui résulte d'une grande fatigue. On lui conseilla
de passer le reste de la belle saison, tantôt sur sa chaise longue,
dans l'ombre fraîche de ses vastes appartements, tantôt en voiture un
peu avant le coucher du soleil, de prendre du fer, du quinquina, et de
se coucher de bonne heure. Elle se soumit d'un air d'indifférence, se
fit apporter beaucoup de livres et se plongea dans la lecture, comme une
personne détachée de toutes les choses extérieures; puis elle prit des
notes, entassa de petits cahiers, et un beau matin elle me dit:

--Durant ces jours de loisir et de réflexion, tu ne sais pas ce que j'ai
fait? J'ai fait un livre! Ce n'est pas un roman, ne te réjouis pas;
c'est un résumé lourd et ennuyeux de quelques théories philosophiques à
l'ordre du jour. Cela ne vaut rien, mais cela m'a occupée et intéressée.
Lire beaucoup, écrire un peu, voilà un débouché pour mon activité
d'esprit; mais, pour que cela me fasse vraiment du bien, il faut que je
sache si cela vaut la peine d'être dit et celle d'être lu; j'ai écrit à
ton neveu pour le prier de me donner son avis, et je lui ai envoyé mon
manuscrit, puisque sa spécialité est de juger ces sortes de choses. Je
ne tiens pas à être imprimée, je tiens seulement à savoir si je peux
continuer sans perdre mon temps.

--Et il t'a répondu?...

--Rien, sinon qu'il avait pris connaissance de mon travail et qu'il
n'avait guère le temps de m'en faire la critique dans une lettre, mais
qu'en un quart d'heure de conversation il se résumerait beaucoup mieux,
et qu'il se tenait à mes ordres pour le jour et l'heure que je lui
fixerais.

--Et tu as fixé....

--Aujourd'hui, tout à l'heure; je l'attends. Comme de coutume, Césarine
m'avertissait à la dernière minute. Toute réflexion eût été superflue,
deux heures sonnaient. Paul était très-exact; on l'annonça.

J'observai en vain la marquise, aucune émotion ne se trahit; elle ne lui
reprocha point de n'avoir pas tenu sa promesse de venir la voir; elle ne
s'excusa point de n'avoir pas tenu celle qu'elle avait faite de revoir
Marguerite. Elle ne lui parla que littérature et philosophie, comme si
elle reprenait un entretien interrompu par un voyage. Quant à lui, calme
comme un juge qui ne permet pas à l'homme d'exister en dehors de sa
fonction, il lui rendit ainsi compte de son livre:

--Vous avez fait, sans paraître vous en douter, un ouvrage remarquable,
mais non sans défauts; au contraire; les défauts abondent. Cependant,
comme il y a une qualité essentielle, l'indépendance du point de vue et
une appréciation plus qu'ingénieuse, une appréciation très-profonde de
la question que vous traitez, je vous engage sérieusement à faire
disparaître les détails un peu puérils et à mettre en lumière le fond de
votre pensée. L'examen des effets est de la main d'un écolier et prend
infiniment trop de place. Le jugement que vous portez sur les causes est
d'un maître, et vous l'avez glissé là avec trop de modestie et de
défiance de vous-même. Refaites votre ouvrage, sacrifiez-en les trois
quarte; mais du dernier quart composez un livre entier. Je vous réponds
qu'il méritera d'être publié, et qu'il ne sera pas inutile. Quant à la
forme, elle est correcte et claire, pourtant un peu lâchée. J'y voudrais
l'énergie froide, si vous voulez, mais puissante, d'une conviction qui
vous est chère.
                
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