George Sand

Cesarine Dietrich
Go to page: 12345678910
--Aucune conviction ne m'est chère, reprit Césarine, puisque j'ai fait
ce travail avec indépendance.

--L'indépendance, reprit-il, est une passion qui mérite de prendre place
parmi les passions les plus nobles. C'est même la passion dominante des
esprits élevés de notre époque. C'est, sous une forme nouvelle, la
passion de la liberté de conscience qui a soulevé les grandes luttes de
vos pères protestants, madame la marquise.

--Vous avez raison, dit-elle, vous m'ouvrez la fenêtre, et le jour
pénètre en moi. Je vous remercie, je suivrai votre conseil; je referai
mon livre, j'ai compris, vous verrez.

Il allait se retirer, elle le retint.

--Vous avez peut-être à causer avec votre tante, lui dit-elle. Restez,
j'ai affaire dans la maison. Si je ne vous retrouve pas ici, adieu, et
merci encore.

Elle lui tendit la main avec une grâce chaste et affectueuse en
ajoutant:

--Je ne vous ai pas demandé des nouvelles de chez vous, j'en ai; Pauline
vous dira que je lui en demande souvent.

Je trouvai inutile de dire à Paul qu'elle ne m'en demandait jamais. Mon
rôle n'était plus de le prémunir contre les dangers que j'avais cru
devoir lui signaler l'année précédente. Je devais au contraire lui
laisser croire qu'ils étaient imaginaires et accepter pour moi le
ridicule de cette méprise. Je pensai devoir seulement lui demander s'il
ne craignait pas d'éveiller la jalousie du marquis en venant voir sa
femme.

--Je suis si éloigné de vouloir lui en inspirer, répondit-il, que je
n'ai même pas songé à lui; mais, si vous craignez quelque chose, je puis
fort bien ne pas revenir et vous prendre pour intermédiaire des
communications qui s'établissent entre madame de Rivonnière et moi à
propos de son livre.

--Ton devoir serait peut-être d'en écrire à M. de Valbonne pour le
consulter.

--Je trouverais cela bien puéril! Me poser en homme redoutable quand je
suis marié me semblerait fort ridicule en même temps que fort injurieux
pour cette pauvre marquise, que vous jugez un peu sévèrement. Supposez
que vous ne vous soyez pas trompée, ma tante, et qu'elle ait eu
réellement, dans un jour de rêverie extravagante, la pensée de s'appeler
madame Gilbert; elle est à coup sur fort enchantée maintenant d'avoir
une position plus conforme à ses goûts et à ses habitudes. Faudrait-il
éterniser le souvenir d'une fantaisie d'enfant, et, si l'on fouillait
dans le passé de toutes les femmes, n'y trouverait-on pas des milliers
de peccadilles aussi déraisonnables qu'innocentes! De grâce, ma tante,
laissez-moi oublier tout cela et rendre justice à la femme intelligente
et bonne qui rachète, par le travail sérieux et la grâce sans apprêt,
les légèretés ou les rêveries de la jeune fille.

Devais-je insister? devais-je avertir M. Dietrich, alors absent pour six
semaines? devais-je inquiéter Marguerite pour l'engager à se tenir sur
ses gardes? Évidemment je ne pouvais et ne devais rien faire de tout
cela. J'avais depuis longtemps perdu l'espérance de diriger Césarine; je
n'étais plus sa gouvernante. Elle s'appartenait, et je ne m'étais pas
engagée avec son mari à veiller sur elle. Il n'y avait pas d'apparence
qu'il fût jamais en état de tirer vengeance d'un rival, et Paul avait
désormais assez d'ascendant sur lui pour détruire ses soupçons.
D'ailleurs Paul voyait peut-être plus clair que moi; Césarine, éprise de
graves recherches et peut-être ambitieuse de renommée, ne songeait
peut-être plus à lui.

Il la revit plusieurs fois, et peu à peu ils se virent souvent. M.
Dietrich les retrouva sur un pied de relations courtoises et amicales si
discrètes et si tranquilles, qu'il n'en conçut aucune inquiétude et ne
jugea pas convenable d'en instruire M. de Valbonne dans ses lettres.
L'automne arrivait, il se proposait de faire voyager un peu sa fille;
mais elle était parfaitement guérie et trouvait à Paris la solitude dont
elle avait besoin pour travailler. Elle paraissait si calme et si
heureuse qu'il consentit à attendre à Paris auprès d'elle l'ouverture de
la session parlementaire. Césarine n'aimait plus le monde, et il était
de bon goût qu'elle vécût dans la retraite. Son cortège de prétendants
l'avait naturellement abandonnée. Elle rechercha parmi ses anciens amis
les personnes graves occupées de science ou de politique. Aucun beau
jeune homme, aucune femme à la mode ne reparut à l'hôtel Dietrich. Paul,
avec sa mise modeste et son attitude sérieuse, ne déparait pas cet
aréopage de gens mûrs convoqué autour des élucubrations littéraires et
philosophiques de la belle marquise. Il prenait plaisir aux discussions
intéressantes que Césarine avait l'art de soulever et d'entretenir. Il y
faisait très-bonne figure quand on le forçait à y prendre part. Il avait
déjà dans ce monde-là des relations qui devinrent plus intimes. On y
faisait grand cas de lui; on en fit davantage en le voyant plus souvent
et moins contenu par sa discrétion naturelle. Césarine réussissait à le
faire briller malgré lui et sans qu'il s'aperçût de l'aide qu'elle lui
donnait.

À la fin de l'hiver, leur amitié établie sans crise et sans émotion,
elle l'engagea à lui amener Marguerite. Il refusa et lui dit pourquoi.
Marguerite était trop impressionnable, trop peu défendue par
l'expérience et le raisonnement, pour sortir de la sphère où elle était
heureuse et sage.

Au printemps, Paul, dont la position s'améliorait chaque jour, avait pu
louer, à une demi-heure de Paris, une petite maison de campagne où sa
femme et son enfant vivaient avec madame Féron, sans qu'elles fussent
forcées de beaucoup travailler. Il allait chaque soir les retrouver, et
chaque matin, avant de partir, il arrosait lui-même un carré de plantes
qu'il avait la jouissance de voir croître et fleurir. Il n'avait jamais
eu d'autre ambition que de posséder un hectare de bonne terre, et il
comptait acheter l'année suivante celle qui lui était louée. Il pouvait
désormais quitter son bureau à cinq heures; il dînait à Paris et venait
souvent nous voir après. Dès que les pendules marquaient neuf heures,
quelque intéressante que fût la conversation, il disparaissait pour
aller prendre le dernier train et rejoindre sa famille. Quelquefois il
acceptait de dîner avec nous et quelques-unes des notabilités dont
s'entourait la marquise.

Un jour que nous l'attendions, je reçus un billet de lui.

«Je suis effrayé, ma tante, disait-il; Marguerite me fait dire que
Pierre est très-malade; j'y cours. Excusez-moi auprès de madame de
Rivonnière.»

--Prends ma voiture et cours chez mon médecin, me dit Césarine,
emmène-le chez ton neveu. Je t'accompagnerais si j'étais libre; je te
donne Bertrand, qui ira chez les pharmaciens et vous portera ce qu'il
faut.

Je me hâtai. Je trouvai le pauvre enfant très-mal, Paul au désespoir,
Marguerite à peu près folle. Le médecin de l'endroit qu'on avait appelé
s'entendit avec celui que j'amenais. L'enfant, mal vacciné, avait la
petite vérole. Ils prescrivirent les remèdes d'usage et se retirèrent
sans donner grand espoir, la maladie avait une intensité effrayante.
Nous restions consternés au tour du lit du pauvre petit, quand Césarine
entra vers dix heures du soir, encore vêtue comme elle l'était dans son
salon, belle et apportant l'espoir dans son sourire. Elle s'installa
près de nous, puis elle exigea que Marguerite et Paul nous laissassent
toutes deux veiller le malade. La chambre était trop petite pour qu'il
fût prudent d'encombrer l'atmosphère. Elle se déshabilla, passa une robe
de chambre qu'elle avait apportée dans un foulard, s'établit auprès du
lit, et resta là toute la nuit, tout le lendemain, toutes les nuits et
les jours qui suivirent, jusqu'à ce que l'enfant fût hors de danger.
Elle fut vraiment admirable, et Paul dut, comme les autres, accepter
aveuglément son autorité. Elle avait coutume de soigner les malades à
Mireval, et elle y portait un rare courage moral et physique. Les
paysans la croyaient magicienne, car elle opérait le miracle de ranimer
la volonté et de rendre l'espérance. Ce miracle, elle le fit sur nous
tous autour du pauvre enfant. Elle était entrée dans cette petite maison
abîmée de douleur et d'effroi, comme un rayon de soleil au milieu de la
nuit. Elle nous avait rendu la présence d'esprit, le sens de l'à-propos,
la confiance de conjurer le mal, toutes conditions essentielles pour le
succès des meilleures médications; elle nous quitta, nous laissant dans
la joie et bénissant son intervention providentielle.

Je dus rester quelques jours encore pour soigner Marguerite, que le
chagrin et l'inquiétude avaient rendue malade aussi. Césarine revint
pour elle, ranima son esprit troublé, lui témoigna un intérêt dont elle
fut très-fière, rassura et égaya Paul, qui, à peine remis d'une terreur,
retombait dans une autre, se fit aimer de madame Féron, avec qui elle
causait des choses les plus vulgaires dans un langage si simple que là
femme supérieure s'effarait absolument pour se mettre au niveau des plus
humbles. Cette séduction charmante me prit moi-même, car, dans nos
entretiens, elle ne donnait plus de démenti confidentiel à sa conduite
extérieure. Je me persuadai qu'elle était absolument guérie de son
orgueil et de sa passion. Je ne craignis plus d'enflammer Paul en
partageant l'admiration qu'il avait pour elle. Sa reconnaissance et son
affection devenaient choses sacrées; une prévision du danger m'eût
semblé une injure pour tous deux. Et pourtant la marquise avait réussi
là où avait échoué Césarine. Elle avait amélioré le sort de Paul, car,
sans qu'il pût s'en douter, elle avait pesé, par l'intermédiaire de son
père, sur les résolutions de M. Latour. Celui-ci, ayant éprouvé quelques
pertes, voulait restreindre ses opérations. En lui prêtant une somme
importante, M. Dietrich l'avait amené à faire tout le contraire et à
charger Paul d'une affaire assez considérable. Elle avait ainsi donné du
pain à l'enfant et du repos à la mère, elle avait été le médecin de
l'une et de l'autre; elle s'était emparée de la confiance, de
l'affection, voire des secrets de la famille. Tout ce que Paul avait
juré de soustraire à sa sollicitude, elle le tenait, et, loin de s'en
plaindre, il était heureux qu'elle l'eût conquis.

Une seule personne, celle qui jusque-là avait été la plus confiante,
Marguerite, sans autre lumière que son instinct, devina ou plutôt sentit
la fatalité qui l'enveloppait; elle le sentit d'autant plus
douloureusement qu'elle adorait la belle marquise et ne l'accusait de
rien. Sa jalousie éclatait d'une manière tout opposée à celle que nous
avions redoutée. Un jour, je la trouvai en larmes, et, bien que j'eusse
quelque ennui à écouter ses plaintes, je fus forcée de les entendre.

--Voyez-vous, me dit-elle, vous me croyez heureuse; eh bien! je le suis
moins qu'avant ce mariage tant désiré. Je m'instruis un peu. Paul a un
peu plus de temps pour s'occuper de moi, et il croit me faire grand bien
en m'apprenant à raisonner. Cela me tue au contraire, car voilà que je
comprends un _tas de choses_ dont je ne me doutais pas, et toutes ces
choses sont tristes, toutes me blessent ou me condamnent. Il ne peut pas
me parler de ce qui est bien ou mal sans que je me rappelle le mal que
j'ai fait et la répugnance qu'il doit avoir pour mon passé. Il me dit
bien que je dois l'oublier, puisque tout est réparé; mais qu'est-ce qui
a réparé? C'est lui, au risque de sa vie, en prenant la vie d'un autre
et en me refaisant on honneur avec du sang. Il est bon, il s'est mis à
plaindre celui qu'il détestait, et la pitié qu'il a pour son ennemi le
rend triste quand il entend dire qu'il mourra. S'il m'aimait assez pour
s'en consoler! Mais voilà ce qui ne se peut pas. Ce n'est pas le tout
d'être jolie femme et d'aimer à la folie; il faut encore avoir de
l'esprit et de l'instruction pour ne pas ennuyer un homme qui en a tant!
Moi, quand je demandais le mariage, je ne savais pas ça. Je croyais
qu'il devait se plaire avec moi et son enfant, et je lui disais
toujours:

«--Où seras-tu plus aimé et plus content qu'avec nous?»

Il n'a jamais été contre, car il me répondait: «--Tu vois bien que je ne
me trouve pas mieux ailleurs, puisque je ne vous quitte jamais que je
n'y sois forcé.» Aujourd'hui pourtant il pourrait dîner avec nous tous
les jours, et c'est bien rare qu'il revienne ici avant neuf heures et
demie du soir. Il ne voit plus Pierre s'endormir. Il le regarde bien
dans son petit lit, et le matin il le porte dans le jardin et le dévore
de caresses; mais je le regarde à travers le rideau de ma fenêtre, et je
lui vois des airs tristes tout d'un coup. Je me figure même qu'il a des
larmes dans les yeux. Si j'essaye de le questionner, il me répond
toujours avec sa même douceur et me gronde avec sa même bonté; cependant
il a l'air sévère malgré lui, et je vois qu'il a de la peine à se
retenir de me dire que je suis une ingrate. Alors je lui demande pardon
et ne lui dis plus rien: j'ai trop peur de le tourmenter; mais il me
reste un pavé sur le coeur. Je chante, je ris, je travaille, je remue
pour me distraire. Ça va bien tant que l'enfant est éveillé et que je
m'occupe de lui; quand il ferme ses yeux bleus, le ciel se cache. Madame
Féron s'en va dormir, aussi tout de suite. Paul m'a défendu de lui faire
des confidences; elle aime à causer, et mon silence l'ennuie. Je reste
seule, j'attends que mon mari soit rentré; je prends mon ouvrage et je
me dis:

«--Deux heures, ça n'est pas bien long....»

Cela me paraît deux ans. Je ne sais pas pourquoi ces deux heures-là,
qu'il pourrait nous donner et qu'il ne nous donne presque plus, me
rendent folle, injuste, méchante. Je rêve des malheurs, des désespoirs;
si je ne craignais pas d'éveiller mon petit, je crierais, tant je
souffre. Je regarde à la fenêtre comme si je pouvais voir par-dessus la
campagne ce que Paul fait à Paris.... Et pourtant, je le sais, il ne
fait pas de mal; il ne peut faire que du bien, lui! Je sais qu'il va
souvent chez vous, c'est bien naturel: vous êtes pour lui comme sa mère.
Quand il rentre, je lui demande toujours s'il vous a vue. Il répond oui,
il ne ment jamais.... S'il a vu la belle marquise, s'il y avait du grand
monde chez elle, s'il est content d'être revenu auprès de moi; il sourit
en disant toujours oui. Il me fait raconter tout ce que le chéri a fait
et dit dans la journée, à quels jeux il s'est amusé, ce qu'il a bu et
mangé; enfin il paraît heureux de parler de lui, et je n'ose pas parler
de moi. Je me cache d'avoir souffert. Quelquefois je suis bien pâle et
bien défaite, il ne s'en aperçoit pas, ou, s'il y prend garde, il ne
devine pas pourquoi. Je voudrais lui tout dire pourtant, lui confesser
que je m'ennuie de vivre, que par moments je regrette qu'il m'ait
empêchée de mourir. J'ai peur de lui faire de la peine, d'augmenter
celle qu'il a, car il en a beaucoup, je le vois bien, et peut-être
est-il plus à plaindre que moi....

Ce jour-là, Marguerite ne me laissa entrevoir aucune jalousie contre la
marquise; mais une autre fois ce fut à Césarine elle-même qu'elle se
révéla.

Quelques semaines s'étaient écoulées depuis la maladie de l'enfant.
Césarine venait le voir tous les dimanches et passait ainsi avec Paul et
moi une partie de cette journée, que Paul consacrait toujours à sa
famille. Dans la semaine, il avait repris l'habitude de dîner à l'hôtel
Dietrich le mardi et le samedi, et d'y venir passer une heure le soir
presque tous les jours. C'était là le gros chagrin de Marguerite, je le
trouvais injuste. Je n'en avais point parlé à Paul, espérant qu'elle
prendrait le sage parti de ne pas vouloir l'enchaîner si étroitement; il
était bien assez esclave de son devoir. Un peu de loisir mondain
n'était-il pas permis à cet homme d'intelligence condamné à la société
d'une femme si élémentaire?

Pourtant je commençais à m'inquiéter de son air souffreteux et de
l'abattement où il m'arrivait souvent de la surprendre. La marquise s'en
apercevait fort bien, et si elle ne la questionnait pas, c'est qu'elle
savait mieux qu'elle-même la cause de son chagrin. Marguerite avait
besoin d'être questionnée; comme tous les enfants, elle ne savait que
devenir quand on ne s'occupait pas d'elle. Parler d'elle-même, se
plaindre, se répandre, se vanter en s'accusant, se faire juger, se
repentir, promettre et recommencer, telle était sa vie, et depuis que la
Féron n'était plus sa confidente, depuis que Paul, marié avec elle, lui
inspirait une sorte de crainte, elle amassait des tempêtes dans son
coeur.

Comme nous étions toutes les trois dans son petit jardin, Paul se
trouvant occupé dehors, elle rompit la digue que lui imposait notre
absence de curiosité.

--Paul s'est donc bien amusé hier soir chez vous, nous dit-elle d'un ton
assez aigre, qu'il a manqué le train et n'est rentré qu'à onze heures, à
pied, par les sentiers?

--En vérité, lui dit Césarine, est-ce que vous avez été inquiète?

--Bien sur que je l'ai été. Un homme seul comme ça sur des chemins où on
ne rencontre que des gens qui rôdent on ne sait pourquoi! Vous devriez
bien me le renvoyer plus tôt. Quand il n'arrive pas à l'heure, je compte
les minutes; c'est ça qui me fait du mal!

--Chère enfant, reprit Césarine avec une douceur admirable, nous nous
arrangerons pour que cela n'arrive plus. Nous gronderons Bertrand quand
les pendules retarderont.

--Vous pouvez bien les avancer d'une heure, car il prend tant
d'amusement chez vous qu'il m'en oublie.

--On ne s'amuse pas chez nous, Marguerite; on est très-sérieux au
contraire.

--Justement; c'est sa manière de s'amuser, à lui; mais vous ne me ferez
pas croire que vous ne receviez pas quantité de belles dames?

--C'est ce qui vous trompe. Il ne vient plus de belles dames chez moi.

--Il y a vous toujours, et vous en valez cent.

--Fort aimable; mais vous ne pouvez pas être jalouse de moi?

Marguerite regarda la marquise en face avec une sorte de terreur, puis
elle se courba sous le regard limpide et profond qu'elle interrogeait.
Elle se mit aux genoux de Césarine, prit ses mains et les baisa.

--Ma belle marquise, lui dit-elle, vous savez que vous êtes mon bon dieu
sur la terre. Vous m'avez fait marier, car c'est à vous que je dois ça,
j'en suis sûre. Je vous dois la vie de mon enfant et aussi sa beauté,
car sans vous il aurait été défiguré. Quand je pense quels soins vous
avez pris de lui sans être dégoûtée de ce mal abominable, sans crainte
de le prendre, sans me permettre d'y toucher, sans vous soucier de
vous-même à force de vous soucier des autres! Oui, bien sûr, vous êtes
l'ange gardien, et je ne pourrai jamais vous dire comme je vous aime;
mais tout ça ne m'empêche pas d'être jalouse de vous. Est-ce que ça peut
être autrement? Vous avez tout pour vous, et je n'ai rien. Vous êtes
restée belle comme à seize ans, et moi, plus jeune que vous, me voilà
déjà fanée; je sens que je me courbe comme une vieille, tandis que vous
vous redressez comme un peuplier au printemps. Vous avez, pour vous
rendre toujours plus jolie, des toilettes qui ne me serviraient de rien,
à moi! Quand même je les aurais, je ne saurais pas les porter. Quand je
mets un pauvre bout de ruban dans mes cheveux pour paraître mieux
coiffée, Paul me l'ôte en me disant:

«--Ça ne te va pas, tu es plus belle avec tes cheveux.»

Mais ils tombent, mes cheveux. Voyez! j'en ai déjà perdu plus de la
moitié, et, quand je n'en aurai presque plus, si je m'achète un faux
chignon, Paul se moquera de moi. Il me dira:

«--Reste donc comme tu es! Ça n'est pas tes cheveux que j'aime, c'est
ton coeur.»

C'est bien joli, cela, et c'est vrai, c'est trop vrai. Il aime mon
coeur, et il ne fait plus cas de ma figure; il y est trop habitué.
L'amitié ne compte pas les cheveux blancs quand ils se mettent à
pousser. Il m'aimera vieille, il m'aimera laide, je le sais, j'en suis
fière; mais c'est toujours de l'amitié, et je m'en contenterais, si
j'étais bien sûre qu'il n'est pas capable de connaître l'amour. Il le
dit. Il jure qu'il ne sait pas ce que c'est que de s'attacher à une
femme parce qu'elle a de beaux yeux ou de belles robes....

--Je crois, dit Césarine en souriant d'une façon singulière, qu'il vous
dit la vérité.

--Oui, ma marquise; mais quand, avec les belles robes et les beaux yeux,
et toute la personne magnifique et aimable, il y a le grand esprit, le
grand savoir, la grande bonté, tout ce qu'un homme doit admirer....
Tenez! il n'est pas possible qu'il ne vous aime pas d'amour, voilà ce
que je me dis tous les soirs quand il est chez vous et que je l'attends.

--Ce que vous vous dites là est très-mal, répondit Césarine sans montrer
aucune autre émotion qu'un peu de mécontentement. Voyons, ma pauvre
Marguerite, êtes-vous sans conscience et sans respect des choses les
plus saintes? Croyez-vous que, si votre mari avait la folie d'être épris
de moi, je ne m'en apercevrais pas?

--Peut-être, ma marquise! Ne me grondez pas. Qui peut savoir? Paul est
si drôle, si différent des autres! Je sais bien, moi, que tout le monde
n'est pas comme lui. Il y en a qui ne savent rien cacher: des gens qui
ne le valent pas, mais qui sont plus ouverts, plus passionnés, dont on
connaît vite le bon et le mauvais côté. On n'est pas longtemps trompé
par eux: ils vont où le vent les pousse; mais Paul avec sa raison, son
courage, sa patience, on ne peut rien savoir de lui!

--Il me semble, reprit Césarine avec une ironie dont Marguerite ne sentit
pas toute la portée, que vous faites ici une étrange allusion au passé.
Il semblerait que, tout en mettant votre mari beaucoup au-dessus du
mien, vous ayez au fond du coeur quelque regret d'une passion moins
pure, mais plus vive que l'amitié.

Marguerite rougit jusqu'aux yeux, mais sans renoncer à s'épancher sur un
sujet trop délicat pour elle. Je voyais en présence les deux natures les
plus opposées: l'une résumant en elle tout l'empire qu'une femme est
capable d'exercer sur les autres et sur elle-même; l'autre absolument
dépourvue de défense, capable de raisonner et de réfléchir jusqu'à un
certain point, mais forcée, par la nature de ses impressions, de tout
subir et de tout révéler.

--Vous avez raison de vous moquer de moi, reprit-elle; ce n'est pas joli
de se souvenir d'un vilain passé, quand on a le présent meilleur qu'on
ne mérite; mais à vous, est-ce que je ne peux pas parler de tout? Voyez
donc si je n'ai pas sujet d'être jalouse de vous! Pour qui est-ce que
j'ai été trompée et quittée? Vous pensez bien que je le sais à présent.
Quoique Paul ne m'en ait jamais voulu parler, il a bien fallu que
quelque parole lui échappât. Votre marquis vous aimait depuis longtemps;
c'est par dépit qu'il m'a recherchée, c'est pour retourner à vous qu'il
m'a plantée là. Ce qui m'est arrivé une fois peut m'arriver encore.
C'est peut-être mon sort que vous me lassiez tout le mal et tout le bien
de ma vie.

--Vous déraisonnez tout à fait, Marguerite, lui-dis-je. Vous oubliez que
la marquise de Rivonnière ne s'appartient plus; vous lui manquez de
respect, vous outragez votre mari! J'admire la patience avec laquelle
mon amie vous écoute et vous répond, je me demande ce que Paul penserait
de vous, s'il pouvait vous entendre.

--Ah! s'écria-t-elle épouvantée, si vous le lui répétez, je suis perdue.

--Je ne veux pas vous perdre, je ne veux pas surtout le rendre
malheureux en le forçant à regretter son mariage.

Marguerite pleurait amèrement. La marquise la consola et l'apaisa avec
une douceur maternelle, en me disant que j'avais tort de la gronder,
qu'il fallait persuader et non brusquer les enfants malades. Marguerite
sanglota à ses pieds, la couvrit de caresses, lui demanda pardon, jura
cent lois de ne plus être folle, et, entendant revenir Paul, s'enfuit au
fond du jardin pour qu'il ne vit pas ses larmes.

Mais il les vit, s'en affecta et m'écrivit le lendemain la lettre
suivante:

«Ma pauvre Marguerite est malade, malade d'esprit surtout. Je l'ai
confessée, je sais qu'elle a dit des choses insensées à madame de
Rivonnière. Je sais aussi que madame de Rivonnière est trop saintement
sage pour voir en elle autre chose qu'une pauvre enfant à plaindre, à
soigner, à guérir. Je sais qu'elle y serait toute résignée, qu'elle en
aurait la patience, et que sa pitié serait inépuisable; mais ici,
qu'elle me le pardonne, ma fierté ou plutôt ma discrétion d'autrefois
reparaît. Je ne dois imposer qu'à moi-même le soin de guérir ma malade.
Je crois que ce sera très-facile. Il suffit que je m'abstienne pendant
quelque temps de rester à Paris le soir. Je vais m'arranger pour vous
présenter quelquefois mes respects vers cinq heures, puisqu'on vous
trouve à cette heure-là, et je me priverai des bonnes causeries de
l'après-dînée. Priez madame de Rivonnière d'être moins parfaite,
c'est-à-dire d'être un peu sévère et de feindre de bouder ma compagne
pendant une semaine ou deux. Il ne faut pas que l'enfant s'habitue à
offenser impunément ce qu'au fond du coeur elle chérit et respecte. Ne
vous tourmentez pas, ma tante, je sais aussi soigner les enfants et je
ne me fais pas un malheur des puériles contrariétés de la vie. Mes
respects très-profonds à notre amie, mes tendresses à vous.

                                 «Paul»

--Il aura beau faire pour le cacher, me dit Césarine, à qui je
communiquai cette lettre. Il est bien malheureux, ton Paul! Il cède, et
ce sera pire. Il prend la patience pour la force. Cette pauvre femme ne
changera pas; elle ne croira jamais aux autres parce qu'elle a perdu le
droit de croire à elle-même. Aucune femme, si puissante qu'elle soit, ne
se relèvera jamais entièrement d'une chute, et, quand elle est faible,
elle ne se relève pas du tout. Il y a au fond de ce malheureux coeur une
amertume que rien ne peut en arracher. La faiblesse dont elle rougit,
elle souhaite ardemment de la constater chez celles qui n'ont point à
rougir. Si elle pouvait la surprendre chez moi, en même temps que
furieuse et désespérée, elle serait triomphante d'une joie lâche et
mauvaise. Je te le disais bien que Paul ne pouvait pas épouser cette
fille, et tu le sentais bien aussi! Elle lui fera cruellement expier sa
grandeur d'âme.

--Ne crains-tu pas qu'il ne t'en arrive autant? Ne t'es-tu pas mariée
sans amour, par un mouvement de générosité?

--Je me suis mariée avec un mort, ce n'est pas la même chose, et j'ai
pris mes précautions pour que ce mort ne revive pas avec moi. Je n'ai
point fait acte de sensiblerie. J'ai cru frapper un grand coup, et je
l'aurais frappé, si Paul n'eût brisé mon ouvrage en épousant sa
maîtresse!...

Je n'osais demander l'explication de ces paroles mystérieuses, tant je
craignais de voir Césarine repousser le piédestal sur lequel elle était
remontée; mais elle était lasse de se taire, l'expansion de la pauvre
Marguerite avait rompu le charme; la sérénité de la déesse était
troublée par cet incident vulgaire. Césarine, tout comme Marguerite,
avait besoin de parler, elle parla malgré moi.

--Tu ne veux pas comprendre? reprit-elle irritée de mon silence.

--Non, lui dis-je; j'aime mieux croire.

--Cruelle, comme il y a longtemps que tu ris du châtiment que tu crois
m'être infligé par la destinée! Tu me crois vaincue et brisée, n'est-ce
pas? Eh bien! tu te trompes, je ne le suis pas, je ne le serai jamais.
J'ai voulu être aimée de Paul Gilbert; je le suis!

--Tu mens! m'écriai-je; son amitié pour toi est aussi sainte que tous
les autres sentiments de sa vie.

--Et qui donc voudrait qu'il en fût autrement? répondit-elle en se
dressant dans sa plus écrasante fierté. T'es-tu jamais imaginé que je
voulais le rendre adultère et descendre à l'être moi-même?

--Non, certes; mais tu crois peut-être troubler sa raison, torturer son
coeur et ses sens....

--Je ne m'abaisse pas à savoir s'il a des sens et si mon image les
trouble. Je vis dans une sphère d'idées et de sentiments où ces
malsaines préoccupations ne pénètrent pas. Je suis une nature élevée,
je vis au-dessus de la réalité; tu devrais le savoir, et je trouve qu'en
l'oubliant tu te rabaisses plus que tu ne m'offenses. J'ai voulu être la
plus noble et la plus pure affection de Paul en même temps que la plus
vive. Crois-tu que j'aie échoué?

--Si tu n'as pas échoué, tu as accompli une oeuvre de malheur et de
destruction. Se mettre à la place de la femme légitime dans le coeur et
la pensée de l'époux, retirer soi-même, à celui qu'on a choisi, la place
qu'il doit occuper dans le coeur et dans la pensée de sa femme, c'est
commettre, dans la haute et funeste région que tu prétends occuper, un
double adultère qui n'a pas besoin du délire des sens pour être
criminel. C'est se jouer froidement des liens de la famille, c'est
renverser les notions les plus vraies et se créer un code de libres
attractions en dehors de tous les devoirs. C'est un échafaudage de
sophismes, de mensonges à sa propre conscience, et tout cela prémédité,
raisonné, travaillé, me semble odieux; voilà mon jugement, et si tu ne
peux le supporter sans colère, quittons-nous. Tu t'es trop dévoilée, je
ne t'estime plus; je m'efforcerai de ne plus t'aimer....

--Comme tu deviens irritable et intolérante! répondit-elle froidement;
voyons, calme-toi, tu me dis mes vérités avec fureur, tu me forces à te
dire les tiennes de sang-froid. Il se peut que je sois romanesque, mais
je prétends l'être avec dignité, avec succès, et faire triompher dans ma
vie ces prétendus sophismes dont je saurai faire des vérités; toi,
pauvrette, tu ne comprends rien ni à l'amour, ni au devoir, ni à la
famille. N'ayant jamais été aimée, tu as cru que toute la vertu
consistait à n'aimer point; tu t'en es tirée avec dignité, je le
reconnais; tu n'as donné à personne le droit de te trouver ridicule;
c'est tout ce que tu pouvais faire. Quant à la science du coeur humain,
tu ne pouvais pas l'acquérir, n'ayant pas l'occasion de l'étudier sur
toi-même. Tu as pris tes notions dans les idées sociales, c'est-à-dire
dans le code du convenu. Tu ne peux pas voir par-dessus ces vaines
barrières, tu n'es pas assez grande! Il te semble que ce qui est
_arrangé_ est sacré, que je dois à l'homme à qui j'ai juré fidélité mon
âme tout entière, de même que Paul, selon toi, doit tout son coeur,
toute sa pensée à Marguerite. Eh bien! cela est faux, paradoxal,
illusoire, impossible. C'est la convention hypocrite du monde qui dit
ces choses-là et ne les pense pas. On ne me trompe pas, moi! J'ai
très-bien compris qu'en m'engageant à M. de Rivonnière, dont je ne veux
pas être la femme, j'avais fait voeu de chasteté, parce que je ne dois
pas le forcer à donner son nom aux enfants d'un autre. Il l'a compris
aussi, puisqu'en s'engageant sur l'honneur à me respecter, il a fait
acte de confiance absolue dans ma loyauté. Paul n'a pas non plus trompé
Marguerite, bien que la convention fût toute autre. Il lui a toujours
refusé l'impossible enthousiasme que la pauvre sotte voudrait lui
inspirer. Il lui a donné sa protection, qu'il lui devait, et ses sens,
dont je ne suis pas jalouse. Elle est sa ménagère, sa _femelle_ et ne
peut être que cela. Elle n'est ni sa femme parce qu'elle n'est pas son
égale devant Dieu, ni son amante parce qu'elle avilit l'amour dans ses
appréciations misérables. Il ne _peut pas_ l'aimer. Ce que l'homme de
bien ne _peut pas_ faire, c'est le mal, et ce qui avilit l'âme, ce qui
rétrécit le coeur et l'esprit, c'est l'amour mal placé. Tu veux qu'il
aime cette femme! Ta conscience te crie que tu mens, car elle te choque
et te froisse toi-même; tu le lui fais sentir plus durement que moi. Tu
veux que j'aime ce demi-sauvage déguisé en paladin que j'ai épousé pour
montrer à Paul que je n'avais pas de sens? Si j'aimais ce Rivonnière,
qui, malgré ses belles manières et sa bonne éducation, est, à un autre
échelon social, le pendant de l'_élémentaire_ Marguerite, je serais
vraiment avilie; mais je n'ai pas le goût des choses basses: j'aime mon
mari comme Paul aime sa femme. Ce sont deux personnes d'une autre
variété de l'espèce humaine que la variété à laquelle nous appartenons.
Des convenances extérieures nous ont forcés à nous les associer dans une
certaine limite, lui pour avoir des enfants, moi pour n'en point avoir.
Ce que nous leur devons, c'est le contraire de l'amour; Paul doit la
paternité, moi la virginité. Pourquoi souffrirait-il de mon état de
neutre, quand il m'est indifférent qu'il soit procréateur avec une
autre? Notre lien, c'est l'intelligence; notre fraternité, c'est la
pensée; notre amour c'est l'idéal. Nous nous aimons, et tu n'y peux
rien, va! Dis-lui maintenant tout ce que ta maladroite prudence te
suggérera contre moi: il n'y croira plus, il ne te comprendra même pas;
essaye, je veux bien, quitte-moi, va vivre avec lui en lui disant que tu
as horreur de ma perversité. Il te recevra à bras ouverts, mais tu liras
à toute heure cette réflexion dans ses yeux attristés: ma pauvre tante
est folle, cela me met sur les bras deux malades à soigner!

M'ayant ainsi terrassée, elle s'en alla tranquillement écrire à Paul
qu'elle l'approuvait infiniment de ménager les souffrances de sa
compagne, qu'elle respectait son désir de ne pas la revoir de quelque
temps, mais qu'elle ne pouvait se résoudre à paraître fâchée, vu qu'elle
pardonnait tout à la mère de l'adorable petit Pierre.--Puis trois pages
de _post-scriptum_ pour demander l'opinion de Paul sur quelques ouvrages
à consulter.--La correspondance était entamée. Ses réponses remplirent
tous les loisirs de Paul, car elle sut l'obliger à lui écrire tous les
soirs où il s'était condamné à ne plus aller chez elle.

Un matin, Marguerite tomba chez nous à l'improviste. Paul l'avait amenée
à Paris pour acheter quelques objets nécessaires à leur enfant, et elle
s'était échappée pour voir _sa marquise_; elle la suppliait de ne pas la
trahir.

--Je sais bien que je désobéis, ajouta-t-elle; mais je ne peux pas vivre
comme cela sans vous demander pardon. Je sais que vous ne m'en voulez
pas, mais je m'en veux, moi, je me déteste d'avoir été si insolente et
si mauvaise avec vous. Je ne le serai plus, vous êtes si grande et Paul
est si bon! Quand il a vu comme je me tourmentais de vos lettres, il me
les a montrées. Je n'y ai rien compris, sinon que vous l'approuviez de
rester avec moi, et que vous m'aimiez bien toujours. À présent écoutez.
Je ne peux pas accepter le sacrifice qu'il me fait de travailler dans
une petite chambre sans air aux heures où il pourrait vous dire tout ce
qu'il vous écrit, dans vos beaux salons, avec vous pour lui répondre et
faire sortir son grand esprit, qui étouffe avec moi. Non, non, je ne
veux pas le rendre malheureux et prisonnier; je le lui ai dit, il ne
veut pas le croire, c'est à vous de le ramener chez vous. Écrivez-lui
que vous avez besoin de lui, il n'a rien à vous refuser.

--Ce ne serait pas vrai, répondit Césarine. Je n'ai pas besoin de le
voir pour achever mon travail. C'est pour l'acquit de ma conscience que
je le consulte: quand j'aurai fini, je lui soumettrai le tout; mais cela
peut se communiquer par écrit.

--Non, non, ce n'est pas la même chose! Il a besoin de parler avec vous,
il s'ennuie à la maison. Qu'est-ce que je peux lui dire pour l'amuser?
Rien, je suis trop simple.

Marguerite avait l'habitude de s'humilier afin qu'on lui fît des
compliments pour la relever à ses propres yeux. Elle était fort avide de
ce genre de consolations. Césarine ne le lui épargna pas, mais avec une
si profonde ironie au fond du coeur que la pauvre femme la trouva trop
indulgente pour elle, et lui répondit:

--Vous dites tout cela par pitié! vous ne le pensez pas, vous êtes bonne
jusqu'à mentir. Je vois bien que je vous lasse et vous ennuie, je ne
reviendrai plus; mais vous pouvez me faire du bien de loin. Rappelez
Paul à vos dîners et à vos soirées, voilà tout ce que je vous demande.

--Alors vous n'êtes plus jalouse, c'est fini?

--Non, ce n'est pas fini, je suis jalouse toujours. Plus je vous
regarde, plus je vois qu'il est impossible de ne pas vous aimer plus que
tout; mais, quelque idiote que je sois, j'ai plus de coeur et plus de
force que vous ne pensez, plus que Paul lui-même ne le croit. Vous le
verrez avec le temps. Je suis capable d'aimer jusqu'à me faire un
devoir, une vertu et peut-être un bonheur de ma jalousie.

--C'est très-profond ce qu'elle dit là, observa Césarine dès qu'elle se
retrouva seule avec moi. Elle exprime à sa manière un sentiment qui la
ferait très-grande, si elle était capable de l'avoir. Aimer Paul jusqu'à
me bénir de lui inspirer l'amour qu'il ne peut avoir pour elle, ce
serait un sacrifice sublime de sa personnalité farouche; mais elle aime
à se vanter, la pauvre créature, et si par moments elle est capable de
concevoir une noble ambition, il ne dépend pas d'elle de la réaliser. Ce
ne sont point là travaux de villageoise, et ce n'est pas en battant la
lessive qu'on apprend à tordre son coeur comme un linge pour l'épurer et
le blanchir.

--Qui sait, grande Césarine? Il y a une chose que savent quelquefois ces
natures primitives, et que vos travaux métaphysiques et autres ne vous
apprendront jamais....

--Et cette chose, c'est....

--C'est l'abnégation.

--Qu'est-donc que ma vie alors? Je croyais n'avoir pas fait autre chose
que de sacrifier tous mes premiers mouvements....

--À quoi? À la volonté de réussir en vue de toi-même. La volonté
d'échouer pour qu'un autre triomphe, tu ne l'auras jamais. Cela est bien
plus au-dessus de toi que de Marguerite.

--Tu vas faire d'elle une martyre, une sainte? Nouveau point de vue!

--Ce qu'elle vient de faire en te priant de lui garder son mari tous les
soirs, aux heures où elle s'inquiète et s'ennuie, est déjà assez
généreux. Tu ne daignes pas y prendre garde, moi j'en suis frappée.

--Il n'y a pas de quoi; Paul s'ennuie avec elle, elle l'a dit; elle a
peur qu'il ne s'ennuie trop et ne cherche quelque distraction moins
noble que ma conversation.

--Tu cherches à la rabaisser; tu es peut-être plus jalouse d'elle
qu'elle ne l'est de toi.

--Jalouse, moi, de cette créature?

--Tu la hais, puisque tu l'injuries.

--Je ne peux pas la haïr, je la dédaigne.

--Et toute cette bonté que tu dépenses pour la charmer et la soumettre,
c'est l'hypocrisie de ton instinct dominateur.

--La pitié s'allie fort bien avec le dédain, elle ne peut même s'allier
qu'avec lui. La souffrance noble inspire le respect. La pitié est
l'aumône qu'on fait aux coupables ou aux faibles.

Césarine s'attendait à voir revenir Paul le soir même. Il ne revint
pas, et, quelque sincère que fût le repentir de Marguerite, il ne
reparut à l'hôtel Dietrich que rarement et pour échanger quelques
paroles à propos du livre dont les premières épreuves étaient tirées. Il
approuvait les changements que l'auteur y avait faits, mais il ne me
cachait pas que ces améliorations ne réalisaient point ce qu'il avait
attendu d'une refonte totale de l'ouvrage. Césarine n'avait pas atteint,
selon lui, le complet développement de sa lucidité. Il n'osait pas
l'engager à recommencer encore, et, comme je lui reprochais de manquer à
sa probité littéraire accoutumée, il me répondit:

--Je ne crois pas y manquer, je ne vois pas pourquoi la marquise de
Rivonnière serait obligée de faire un chef-d'oeuvre; c'est ma faute de
m'être imaginé qu'elle en était capable. Ce qu'elle m'a demandé, je l'ai
fait; j'ai dit mon opinion, j'ai signalé les endroits mauvais, les
endroits excellents, les endroits faibles. J'ai discuté avec elle, je
lui ai indiqué les sources d'instruction et les sujets de réflexion. Ce
qu'elle désirait, disait-elle, c'était de faire un travail très-lisible
et un peu profitable; elle est arrivée à ce but. Je suis convaincu
encore qu'avec plus de maturité elle arriverait à un résultat vraiment
sérieux; mais son entourage ne lui en demande pas tant; elle se fait
illusion sur le mérite de son oeuvre, comme il arrive à tous ceux qui
écrivent, ou bien elle est douée d'une extrême modestie et se contente
d'un médiocre effet. Je n'ai pas le droit d'être plus sévère et plus
exigeant qu'elle ne l'est pour elle-même. Si on lit peu son livre, si on
n'en parle que dans son cercle, ce ne sera point un obstacle à un livre
meilleur par la suite.

J'aimais toujours Césarine malgré nos querelles, qui devenaient de plus
en plus vives, et je l'aimais peut-être d'autant plus que je la voyais
se fourvoyer. Il devenait évident pour moi que Paul n'avait pas pour
elle l'amitié enthousiaste, absorbante, dominant tout en lui, qu'elle se
flattait de lui inspirer. Il était capable d'une sérieuse affection,
d'une reconnaissance volontairement acquittée par le dévouement; mais la
passion n'éclatait pas du tout, et il ne semblait nullement éprouver le
besoin que Césarine et Marguerite lui attribuaient de s'enflammer pour
un idéal.

Déçue bientôt de ce côté-là, que deviendrait la terrible volonté de
Césarine, si elle ne pouvait se rattacher à la gloire des lettres? Je
n'étais pas dupe de son insouciante modestie. Je voyais fort bien
qu'elle aspirait aux grands triomphes et qu'elle associait ces deux
buts: le monde soumis et Paul vaincu par l'éclat de son génie. J'aurais
souhaité qu'à défaut de l'une de ces victoires elle remportât l'autre.
Je tâchai de l'avertir, et avec le consentement de Paul je lui fis
connaître son opinion. Elle fut un peu troublée d'abord, puis elle se
remit et me dit:

--Je comprends; mon livre imprimé, il croit que j'oublierai le conseil
utile et le correcteur dévoué. Il veut prolonger nos rapports
d'intimité: il a raison; je ne l'oublierais pas, mais j'aurais moins de
motifs pour le voir souvent. Dis-lui que j'ai reconnu la supériorité de
son jugement; qu'il arrête le tirage; je recommencerai tout. Dis-lui
aussi que cela ne me coûte pas, s'il me croit capable de faire quelque
chose de bon.

Tant de sagesse et de douceur, dont il ne m'était plus permis de lui
dire la cause véritable, désarma Paul, et fit faire à Césarine un grand
pas dans son estime; mais plus ce sentiment entrait en lui, plus il
paraissait s'y installer pur et tranquille. Césarine ne s'attendait pas
à l'obstination qu'il mit à rester chez lui le soir; on eût dit qu'il
s'y plaisait. J'allais le voir le dimanche.

--Marguerite va moralement beaucoup mieux, me disait-il. J'ai réussi à
lui persuader qu'il m'était plus agréable de lui faire plaisir que de me
procurer des distractions en dehors d'elle. Au fond, c'est la vérité;
certes sa conversation n'est pas brillante toujours et ne vaut pas celle
de la marquise et de ses commensaux; mais je suis plus content de la
voir satisfaite que je ne souffre de mes sacrifices personnels. Mon
devoir est de la rendre heureuse, et un homme de coeur ne doit pas
savoir s'il y a quelque chose de plus intéressant que te devoir.

Marguerite se disait heureuse. N'étant plus forcée de travailler pour
vivre, elle lisait tout ce qu'elle pouvait comprendre et se formait
véritablement un peu; maie elle était malade, et sa beauté s'altérait.
Le médecin de Césarine, qui la voyait quelquefois, me dit en confidence
qu'il la croyait atteinte d'une maladie chronique du foie ou de
l'estomac. Elle savait si mal rendre compte de ce qu'elle éprouvait,
qu'à moins d'un examen sérieux auquel elle ne voulait pas se prêter, il
ne pouvait préciser sa maladie. J'avertis Paul, qui exigea l'examen. La
tuméfaction du foie fut constatée, l'état général était médiocre; des
soins quotidiens étaient nécessaires, et on ne pouvait se procurer à la
campagne tout ce qui était prescrit. La petite famille alla s'établir
rue de Vaugirard dans un appartement plus comfortable que celui de la
rue d'Assas et tout près des ombrages du Luxembourg. Paul vint nous dire
qu'il était désormais à nos ordres à toute heure. Il avait un commis
pour tenir son bureau et n'était plus esclave à la chaîne. Il avait fait
gagner de l'argent; ses relations le rendaient précieux à M. Latour. Il
arrivait beaucoup plus vite qu'il ne l'avait espéré à l'aisance et à la
liberté. On se vit donc davantage, c'est-à-dire plus souvent, mais sans
que Paul prolongeât ses visites au delà d'une heure. Il était
véritablement inquiet de sa femme, et quand il ne la soignait pas chez
elle, il la soignait encore en la promenant, en cherchant à la
distraire; elle désirait vivement revoir sa marquise pour lui montrer,
disait-elle, qu'elle était redevenue bien raisonnable. Césarine engagea
Paul à la lui amener dîner, avec le petit Pierre, promettant de les
laisser partir à l'heure du coucher de l'enfant. Elle y mit tant
d'insistance qu'il céda. Ce fut une grande émotion et une grande joie
pour Marguerite. Elle mit sa belle robe des dimanches, sa robe de soie
noire, qui lui allait fort bien; elle se coiffa de ses cheveux avec
assez de goût. Elle fit la toilette de petit Pierre avec un soin
extrême, Paul les mit dans un fiacre et les amena à six heures à l'hôtel
Dietrich. Césarine avançait son dîner pour que l'enfant ne s'endormit
pas avant le dessert. Elle n'avait invité personne à cause de l'heure
_indue_, c'était un vrai dîner de famille. M. Dietrich vint serrer les
mains de Paul, saluer sa femme et embrasser son fils, puis il alla
s'habiller pour dîner en ville.

Césarine s'était résignée à _communier_, comme elle disait, _avec la
fille déchue_; mais elle n'en souffrait pas moins de l'espèce d'égalité
à laquelle elle se décidait à l'admettre. Il y avait plus d'un mois
qu'elle ne l'avait vue; elle fut frappée du changement qui s'était fait
en elle. Marguerite avait beaucoup maigri, ses traits amincis avaient
pris une distinction extrême. Elle avait fait de grands efforts depuis
ce peu de temps pour s'observer, et ne plus paraître vulgaire; elle ne
l'était presque plus. Elle parlait moins et plus à propos. Paul la
traitait non avec plus d'égards, il n'en avait jamais manqué avec elle,
mais avec une douceur plus suave et une sollicitude plus inquiète. Ces
changements ne passèrent pas inaperçus. Césarine reçut un grand coup
dans la poitrine, et en même temps qu'un sourire de bienveillance
s'incrustait sur ses lèvres, un feu sombre s'amassait dans ses yeux, la
jalousie mordait ce coeur de pierre; je tremblai pour Marguerite.

Il me sembla aussi que Marguerite s'en apercevait, et qu'elle ne
pouvait se défendre d'en être contente. Le dîner fut triste, bien que le
petit Pierre, qui se comportait fort sagement et qui commençait à
babiller, réussit par moments à nous dérider. Paul eut été volontiers
enjoué, mais il voyait Césarine si étrangement distraite qu'il en
cherchait la cause, et se sentait inquiet lui-même sans savoir pourquoi.
Quand nous sortîmes de table, il me demanda tout bas si la marquise
avait quelque sujet de tristesse. Il craignait que le jugement porté sur
son livre, ne lui eût, par réflexion, causé quelque découragement.
Césarine entendait tout avec ses yeux: si bas qu'on pût parler, elle
comprenait de quoi il était question.

--Vous me trouvez triste, dit-elle sans me laisser le temps de répondre;
j'en demande pardon à Marguerite, que j'aurais voulu mieux recevoir,
mais je suis très-troublée: j'ai reçu tantôt de mauvaises nouvelles du
marquis de Rivonnière.

Comme elle ne me l'avait pas dit, je crus qu'elle improvisait ce
prétexte. La dernière lettre de M. de Valbonne à M. Dietrich n'était pas
de nature à donner des inquiétudes immédiates. J'en fis l'observation.
Elle y répondit en nous lisant ce qui suit:

«Mon pauvre ami m'inquiète chaque jour davantage. Sa vie n'est plus
menacée, mais ses souffrances ne paraissent pas devoir se calmer de si
tôt. Il me charge de vous présenter ses respecte, ainsi qu'à madame de
Rivonnière.

                              «Vicomte de Valbonne»

Cette lettre parut bizarre à Paul.

--Quelles sont donc, dit-il, ces souffrances qui ne menacent plus sa vie
et qui persistent de manière à inquiéter? Est-ce que M. de Valbonne
n'écrit jamais plus clairement?

--Jamais, répondit Césarine. C'est un esprit troublé, dont l'expression
affecte la concision et n'arrive qu'au vague; mais ne parlons plus de
cela, ajouta-t-elle avec un air de commisération pour Marguerite: nous
oublions qu'il y a ici une personne à qui le souvenir et le nom de mon
mari sont particulièrement désagréables.

Paul trouva cette délicatesse peu délicate, et avec la promptitude et la
netteté d'appréciation dont il était doué, il répondit très-vite et sans
embarras:

--Marguerite entend parler de M. de Rivonnière sans en être froissée.
Elle ne le connaît pas, elle ne l'a jamais connu.

--Je croyais qu'elle avait eu à se plaindre de lui, reprit Césarine en
la regardant pour lui faire perdre contenance, et certes elle sait que
je ne plaide pas auprès d'elle la cause de mon mari en cette
circonstance.

--Vous avez tort, ma marquise, répondit Marguerite avec une douceur
navrée; il faut toujours défendre son mari.

--Surtout lorsqu'il est absent, reprit Paul avec fermeté. Quant à nous,
les offenses punies n'existent plus. Nous ne parlons jamais d'un homme
que j'ai eu le cruel devoir de tuer. Celui qui vit aujourd'hui est
absous, et la femme vengée n'a plus jamais lieu de rougir.

Il parlait avec une énergie tranquille, dont Césarine ne pouvait
s'offenser, mais qui faisait entrer la rage et le désespoir dans son
âme. Marguerite, les yeux humides, regardait Paul avec le ravissement de
la reconnaissance. Je vis que Césarine allait dire quelque chose de
cruel.
                
Go to page: 12345678910
 
 
Хостинг от uCoz