George Sand

Cesarine Dietrich
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--L'enfant s'endort, m'écriai-je. Il ne faut pas vous attarder plus
longtemps. Votre fiacre est en bas. Prends M. Pierre, mon cher Paul, il
est trop lourd pour moi....

En ce moment, Bertrand vint annoncer que le fiacre demandé était arrivé,
et il ajouta avec sa parole distincte et son inaltérable sérénité:

--M. le marquis de Rivonnière vient d'arriver aussi.

--Où! s'écria Césarine comme frappée de la foudre.

--Chez madame la marquise, répondit Bertrand avec le même calme; il
monte l'escalier.

--Nous vous laissons, dit Paul en prenant le bras de Marguerite sous le
sien et son enfant sur l'autre bras.

--Non, restez, il le faut! reprit Césarine éperdue.

--Pourquoi? dit Paul étonné.

--Il le faut, vous dis-je, je vous en prie.

--Soit, répondit-il en reculant vers le sofa, où il coucha l'enfant
endormi, et fit asseoir Marguerite auprès de lui.

Césarine craignait-elle la jalousie de son mari et tenait-elle à lui
faire voir qu'elle recevait Paul en compagnie de sa femme, ou bien, plus
préoccupée de son dépit que de tout le reste, se trouvait-elle vengée
par une nouvelle rencontre de Marguerite avec son séducteur sous les
yeux de Paul? Peut-être était-elle trop troublée pour savoir ce qu'elle
voulait et ce qu'elle faisait; mais, prompte à se dominer, elle sortit
pour aller à la rencontre du marquis. Nous l'entendîmes qui lui disait
de l'escalier à voix haute:

--Quelle bonne surprise! Comment, guéri? quand on nous écrivait que vous
étiez plus mal....

--Valbonne est fou, répondit le marquis d'une voix forte et pleine, je
me porte bien; je suis guéri, vous voyez. Je marche, je parle, je monte
l'escalier tout seul....

...Et entrant dans l'antichambre qui précédait le petit salon, il
ajouta:

--Vous avez du monde?

--Non, répondit Césarine, entrant la première; des amis à vous et à moi
qui partaient, mais qui veulent d'abord vous serrer les mains.

--Des amis? répéta le marquis en se trouvant en face de Paul, qui venait
à lui. Des amis? je ne reconnais pas....

--Vous ne reconnaissez pas M. Paul Gilbert et sa femme?

--Ah! pardon! il fait si sombre chez vous! mon cher ami!...

Il serra les mains de Paul.

--Madame, je vous présente mon respect.

Il salua profondément Marguerite.

--Ah! mademoiselle de Nermont! Heureux de vous revoir.

Il me baisa les mains.

--Vous ma paraissez tous en bonne santé.

--Mais vous? lui dit Paul.

--Moi, parfaitement, merci; je supporte très-bien les voyages.

--Mais comment arrivez-vous sans vous faire annoncer? lui dit Césarine.

--J'ai eu l'honneur de vous écrire.

--Je n'ai rien reçu.

--Quand je vous dis que Valbonne est fou!

--Mon cher ami, je n'y comprends rien. Pourquoi se permet-il de
supprimer vos lettres?

--Ce serait toute une histoire à vous raconter, histoire de médecins
déraisonnant autour d'un malade en pleine révolte qui ne se souciait
plus de courir après une santé recouvrée autant que possible.

--Vous arrivez d'Italie? lui demanda Paul.

--Oui, mon cher, un pays bien surfait, comme tout ce qu'on vante à
l'étranger. Moi je n'aime que la France, et en France je n'aime que
Paris. Donnez-moi donc des nouvelles de votre jeune ami, M. Latour?

--Il va fort bien.

--M. Dietrich est sorti, à ce qu'on m'a dit; mais il doit rentrer de
bonne heure. Madame la marquise me permettra-t-elle de l'attendre ici?

--Oui certainement, mon ami Avez-vous dîné?

--J'ai dîné, merci.

Paul échangea encore quelques paroles insignifiantes et polies avec le
marquis et Césarine avant de se retirer. L'arrivée foudroyante de M. de
Rivonnière avait amené un calme plat dans la situation. Il était doux,
content, presque bonhomme. Il n'était ému ni étonné de rien,
c'est-à-dire qu'il était redevenu du monde comme s'il ne l'eût jamais
quitté. Il revenait de la mort comme il fût revenu de Pontoise. Il se
retrouvait chez sa femme, devant son rival et son meurtrier, en face de
la femme dont il avait payé la possession de son sang, tout cela à la
fois, sans paraître se souvenir d'autre chose que des lois du
savoir-vivre et des habitudes d'aisance que comporte toute rencontre, si
étrange qu'elle puisse être. L'impassibilité du parfait gentilhomme
couvrait tout.

Mal avec sa conscience, Césarine avait été un moment terrifiée; mais,
forte de quelque chose de plus fort que l'usage du monde, forte de sa
volonté de femme intrépide, elle avait vite recouvré sa présence
d'esprit. Toutefois elle éprouvait encore quelque inquiétude de se
trouver seule avec son mari, et elle me pria de rester, m'adressant ce
mot à la dérobée pendant qu'on allumait les candélabres.

--Enfin, dit le marquis quand Bertrand fut sorti, je vous vois donc,
madame la marquise, plus belle que jamais et avec votre splendide rayon
de bonté dans les yeux. Vrai, on dirait que vous êtes contente de me
revoir! La figure de Césarine n'exprimait pas précisément cette joie.
Je me demandai s'il raillait ou s'il se faisait illusion.

--Je ne réponds pas à une pareille question, lui dit-elle en souriant du
mieux qu'elle put; c'est à mon tour de vous regarder. Vrai, vous êtes
bien portant, on le jurerait! Qu'est-ce que signifient donc les craintes
de votre ami, qui parlait de vous comme d'un incurable!

--Valbonne est très-exalté. C'est un ami incomparable, mais il a la
faiblesse de voir en noir, d'autant plus qu'il croit aux médecins. Vous
me direz que j'ai sujet d'y croire aussi, étant revenu de si loin. Je ne
crois qu'en Nélaton, qui m'a ôté une balle de la poitrine. La cause
enlevée, ces messieurs ont prétendu me délivrer des effets, comme s'il y
avait des effets sans cause; au lieu de me laisser guérir tout seul, ils
m'ont traité comme font la plupart d'entre eux, de la manière la plus
contraire à mon tempérament. Quand, il y a un an bientôt, j'ai secoué
leur autorité pour faire à ma tête, je me suis senti mieux tout de
suite. Je suis parti; trois jours après, je me sentais guéri. Il m'est
resté de fortes migraines, voilà tout; mais j'en ai eu deux ou trois ans
de suite avant d'avoir l'honneur de vous connaître, et je m'en suis
débarrassé en ne m'en occupant plus, Valbonne, en m'emmenant cette
fois-ci, m'avait affublé d'un jeune médecin intelligent, mais têtu en
diable, qui, mécontent de me voir guérir si vite, rien que par la vertu
de ma bonne constitution, a voulu absolument me délivrer de ces
migraines et les a rendues beaucoup plus violentes. Il m'a fallu
l'envoyer promener, me quereller un peu avec mon pauvre Valbonne, et les
planter là pour ne pas devenir victime de leur dévouement à ma personne.

--Les planter la! dit Césarine; vous n'êtes donc pas revenu avec eux?

--Je suis revenu tout seul avec mon pauvre Dubois, qui est mon meilleur
médecin, lui! Il sait bien qu'il ne faut pas s'acharner à contrarier les
gens, et quand je souffre, il patiente avec moi. C'est tout ce qu'il y a
de mieux à faire.

--Et les autres, où sont-ils?

--Valbonne et le médecin? Je n'en sais rien; je les ai quittés à
Marseille, d'où ils voulaient me faire embarquer pour la Corse, sous
prétexte que j'y trouverais un climat d'été à ma convenance. J'en avais
accepté le projet, mais je ne m'en souciais plus. J'ai confié à Dubois
ma résolution de venir me reposer à Paris, et nous sommes partis tous
deux, laissant les autres aux douceurs du premier sommeil. Ils ont dû
courir après nous, mais nous avions douze heures et je pense qu'ils
seront ici demain.

--Tout ce que vous me contez là est fort étrange, reprit Césarine; je ne
vous savais pas si écolier que cela, et je ne comprends pas un médecin
et un ami tyranniques à ce point de forcer un malade à prendre la fuite.
Ne dois-je pas plutôt penser que vous avez eu la bonne idée de me
surprendre, et que vous n'avez pas voulu laisser à vos compagnons de
voyage le temps de m'avertir?

--Il y a peut-être aussi de cela, ma chère marquise.

--Pourquoi me surprendre? à quelle intention?

--Pour voir si le premier effet de votre surprise serait la joie ou le
déplaisir.

--Voilà un très-mauvais sentiment, mon ami. C'est une méfiance de coeur
qui me prouve que vous n'êtes pas aussi bien guéri que vous le dites.

--Il est permis de se méfier du peu qu'on vaut.

Pendant que Césarine causait ainsi avec son mari, j'observais ce
dernier, et, d'abord émerveillée de l'aspect de force et de santé qu'il
semblait avoir, je commençais à m'inquiéter d'un changement
très-singulier dans sa physionomie. Ses yeux n'étaient plus les mêmes;
ils avaient un brillant extraordinaire, et cet éclat augmentait à mesure
que, provoqué aux explications, il se renfermait dans une courtoisie
plus contenue. Était-il dévoré d'une secrète jalousie? avait-il un reste
ou un retour de fièvre? ou bien encore cet oeil étincelant, qui semblait
s'isoler de la paupière supérieure, était-il la marque ineffaçable que
lui avait laissée la contraction nerveuse des grandes souffrances
physiques?

En ce moment, Bertrand entra pour dire au marquis que Dubois était à ses
ordres.

--Je comprends, répondit M. de Rivonnière: il veut m'emmener. Il craint
que je ne sois fatigué, dites-lui que je suis très-bien et que j'attends
M. Dietrich.

Puis il reprit son paisible entretien avec sa femme, la questionnant
sur toutes les personnes de son entourage et ne paraissant pas avoir
perdu la mémoire du moindre détail qui pût l'intéresser. Son oeil
étrange m'étonnait toujours; il ne sembla entendre la voix de Dubois
dans la pièce voisine. Je me levai comme sans intention, et je me hâtai
d'aller le questionner.

--Il faut que madame la marquise renvoie M. le marquis, répondit-il à
voix basse; c'est bientôt l'heure de son accès.

--Son accès de quoi?

Dubois porta d'un air triste la main à son front.

--Quoi donc? des migraines?

--Des migraines terribles.

--Qui l'abattent ou qui l'exaspèrent?

--D'abord l'un, et puis l'autre.

--Est-ce qu'il y a du délire?

--Hélas oui? Ces dames ne le savent donc pas?

--Nous ne savons rien.

--Alors M. de Valbonne a voulu le cacher; mais à présent il faut bien
qu'on le sache ici. C'est un secret à garder pour le monde seulement.

--Est-ce qu'il a la fièvre dans ces accès de souffrance et d'exaltation?

--Non, c'est ce qui fait que j'espère toujours.

--C'est peut-être ce qui doit nous inquiéter le plus. Tranchons le mot,
Dubois; votre maître est fou?

--Eh bien! oui, sans doute, mais il l'a déjà été deux fois, et il a
toujours guéri. Est-ce que mademoiselle croit qu'il était dans son bon
sens quand il a séduit et abandonné la pauvre fille?...

--C'est la femme de mon neveu à présent.

--Ah! j'oubliais; pardon, je n'ai que du bien dire d'elle, un ange
d'honnêteté et de désintéressement. M. le marquis n'eût pas commis cette
faute-là dans son état naturel, et plus tard, quand il prenait des
déguisements pour surveiller les démarches de mademoiselle Dietrich, je
voyais bien, moi, qu'il n'avait pas sa tête. Il souffrait la nuit, comme
il souffre à présent, et il n'avait pas ses journées lucides comme il
les a.

--Est-ce qu'il est fou furieux la nuit?

--Furieux, non, mais fantasque et violent. Avec moi, il n'y a pas de
danger. Il me résiste, il se fâche, et puis il cède. Il ne me maltraite
jamais. Tout autre l'exaspère. Il avait pris son médecin en aversion et
M. de Valbonne en grippe. Je lui ai conseillé de quitter Marseille, où
son état ne pouvait pas rester caché, et je lui ai donné pour raison
qu'on le soignait mal. On le soignait très-bien au contraire; mais,
quand un malade est irrité, il faut changer son milieu et le distraire
avec d'autres visages. J'ai donné rendez-vous pour ce soir à son ancien
médecin: je veux qu'il le voie dans sa crise; mais c'est vers neuf
heures que cela commence, et il faut décider madame la marquise à le
renvoyer. Je ne crois pas qu'il lui résiste; il l'aime tant!

--Il l'aime toujours?

--Plus que jamais.

--Et il n'est plus jaloux d'elle?

--Ah! voilà ce que je ne sais pas; mais je crains qu'il ne me cache la
vraie cause de son mal.

--De qui donc serait-il jaloux?

--Toujours de _la même personne_.

Un coup de sonnette sec et violent nous interrompit. Je rentrai au plus
vite au salon en même temps que Bertrand; Dubois se tenait sur le seuil
avec anxiété.

--M. le marquis veut se retirer, nous dit Césarine avec précipitation.

C'était comme un ordre irrité qu'elle donnait à son mari de s'en aller.

Le marquis éclata de rire; ce rire convulsif était effrayant.

--Allons donc! dit-il, je n'ai pas le droit d'attendre mon beau-père
chez ma femme? Je l'attendrai, mordieu, ne vous en déplaise! Qu'on me
laisse seul avec elle; je n'ai pas fini de l'interroger!

--Bertrand, s'écria Césarine, reconduira M. le marquis à sa voiture.

Elle s'adressait d'un ton de détresse au champion dévoué à sa défense
dans les grandes occasions. Il s'avançait impassible, prêt à emporter le
marquis dans ses bras nerveux, lorsque Dubois s'élança et le retint. Il
prit le bras de son maître en lui disant:

--Monsieur le marquis m'a donné sa parole de rentrer à neuf heures, et
il est neuf heures et demie.

Le marquis sembla s'éveiller d'un rêve, il regarda son serviteur en
cheveux blancs avec une sorte de crainte enfantine:

--Tu viens m'ennuyer, toi? lui dit-il d'un air hébété; tu me payeras ça!

--Oui, à la maison, je veux bien; mais venez.

--Vieille bête! je cède pour aujourd'hui; mais demain....

Dubois l'emmena sans qu'il fit résistance. Bertrand les suivit, toujours
disposé à prêter main-forte au besoin. Nous restâmes muettes à les
suivre tous trois des yeux; puis, ayant vu le marquis monter dans sa
voiture, Bertrand revint pour nous dire:

--Il est parti.

--Bertrand, lui dit Césarine, s'il arrive à M. de Rivonnière de se
présenter encore chez moi en état d'ivresse, dites-lui que je n'y suis
pas et empêchez-le d'entrer.

--M. le marquis n'est pas ivre, répondit Bertrand de son ton magistral,
et, d'un geste expressif et respectueux, m'engageant à tout expliquer,
il se retira.

--Qu'est-ce qu'il veut dire? s'écria Césarine.

--Tu crois, lui dis-je, que ton mari s'enivre?

--Oui certes! il est ivre ce soir, ses yeux étaient égarés. Pourquoi
nous as-tu laissés ensemble? Je t'avais priée de rester. À peine
étions-nous seuls, qu'il s'est jeté à mes genoux en me faisant les
protestations d'amour les plus ridicules, et quand je lui ai rappelé les
engagements pris avec moi, il ne se souvenait plus de rien. Il devenait
méchant, idiot, presque grossier.... Ah! je le hais, cet homme qui
prétend que je lui appartiens et à qui je n'appartiendrai jamais!

--Ne le hais pas, plains-le; il n'est pas ivre, il est aliéné!

Elle tomba sur un fauteuil sans pouvoir dire un mot, puis elle me fit
quelques questions rapides. Je lui racontai tout ce que m'avait dit
Dubois; elle m'écoutait, l'oeil fixe, presque hagard.

--Voilà, dit-elle enfin, une horrible éventualité qui ne s'était pas
présentée à mon esprit,--être la femme d'un fou! avoir la plus
répugnante des luttes à soutenir contre un homme qui n'a plus ni
souvenir de ses promesses ni conscience de mon droit! Combattre non plus
une volonté, mais un instinct exaspéré, se se sentir liée, saine et
vivante, à une brute privée de raison! Cela est impossible; une telle
chaîne est rompue par le seul fait de la folie. Il faut faire constater
cela. Il faut que tout le monde le sache, il faut qu'on enferme cet
homme et qu'on me préserve de ses fureurs! Je ne peux pas vivre avec
cette épouvante d'être à la merci d'un possédé; je n'ai fait aucune
action criminelle pour qu'on m'inflige ce supplice de tous les instants.
Ah! ce Valbonne qui me hait, comme il m'a trompée! Il le savait, lui,
qu'il me faisait épouser un fou! Je dévoilerai sa conduite, je le ferai
rougir devant le monde entier.

M. Dietrich rentrait, elle l'informa en peu de mots, et continua
d'exhaler sa colère et son chagrin en menaces et en plaintes, adjurant
son père de la protéger et d'agir au plus vite pour faire rompre son
mariage. Elle voulait le faire déclarer nul, la séparation ne lui
suffisait pas. M. Dietrich, accablé d'abord, se releva bientôt lorsqu'il
vit sa fille hors d'elle-même. S'il la chérissait avec tendresse, il
n'en était pas moins, avant tout, homme de bien, admirablement lucide
dans les grandes crises.

--Vous parlez mal, ma fille, lui dit-il, et vous ne pensez pas ce que
vous dites. De ce que Jacques a des nuits agitées et des heures
d'égarement, il ne résulte pas qu'il soit fou, puisqu'un pauvre vieux
homme comme Dubois suffit à le contenir et vient à bout de cacher son
état. Nous aurons demain plus de détails; mais pour aujourd'hui ce que
nous savons ne suffit pas pour provoquer la cruelle mesure d'une
séparation légale. Songez qu'il nous faudrait porter un coup mortel à la
dignité de celui dont vous avez accepté le nom. Il faudrait accuser lui
et les siens de supercherie, et qui vous dit qu'un tribunal se
prononcerait contre lui? En tout cas, l'opinion vous condamnerait, car
personne n'est dispensé de remplir un devoir, quelque pénible qu'il
soit. Le vôtre est d'attendre patiemment que la situation de votre mari
s'éclaircisse, et de faire tout ce qui, sans compromettre votre fierté
ni votre indépendance, pourra le calmer et le guérir. Si, après avoir
épuisé les moyens de douceur et de persuasion, nous sommes forcés de
constater que le mal s'aggrave et ne laisse aucun espoir, il sera temps
de songer à prendre des mesures plus énergiques; sinon, vous serez
cruellement et justement blâmée de lui avoir refusé vos soins et vos
consolations.

Césarine, atterrée, ne répondit rien, et passa la nuit dans un
désespoir dont la violence m'effraya. Je n'osai la quitter avant le
jour; je craignais qu'elle ne se portât à quelque acte de désespoir.
Cette fois elle ne posait pas pour attendrir les autres, elle se
retenait au contraire, et n'eut point d'attaque de nerfs; mais son
chagrin était profond, les larmes l'étouffaient, elle jugeait son avenir
perdu, sa vie sacrifiée à quelque chose de plus sombre que le veuvage,
l'obligation incessante d'employer son intelligence supérieure à
contenir les emportements farouches ou à subir les puériles
préoccupations d'un idiot méchant à ses heures, toujours jaloux et osant
se dire épris d'elle.

Le châtiment était cruel en effet, mais c'est en vain qu'elle me le
présentait comme une injustice du sort. Elle avait épousé ce moribond,
moitié par ostentation de générosité, moitié pour se relever aux yeux de
Paul, un peu aussi pour être marquise et indépendante par-dessus le
marché.

Le lendemain, M. Dietrich alla dès le matin voir son gendre. Il le
trouva endormi et put causer longuement avec Dubois et le médecin qui
avait passé la nuit à observer son malade. Le résumé de cet examen fut
que le marquis n'était ni fou ni lucide absolument. Il avait les organes
du cerveau tour à tour surexcités et affaiblis par la surexcitation.
Quelques heures de sa journée, entre le repos du matin, qui était
complet, et le retour de l'accès du soir, pouvaient offrir une parfaite
sanité d'esprit, et nulle consultation médicale dressée avec loyauté
n'eût pu faire prononcer qu'il était incapable de gérer ses affaires ou
de manquer d'égards à qui que ce soit. Il avait causé avec lui après
l'accès et l'avait trouvé bien portant de corps et d'esprit. Il ne
jugeait point qu'il eût jamais eu le cerveau faible. Il le croyait en
proie à une maladie nerveuse, résultat de sa blessure ou de la grande
passion sans espoir qu'il avait eue et qu'il avait encore pour sa femme.

Là se présentait une alternative sans issue. En cédant à son amour,
Césarine le guérirait-elle? S'il en était ainsi, n'était-il pas à
craindre que les enfants résultant de cette union ne fussent prédisposés
à quelque trouble essentiel dans l'organisation? Le médecin ne pouvait
et ne voulait pas se prononcer. M. Dietrich sentait que sa fille se
tuerait plutôt que d'appartenir à un homme qui lui faisait peur, et dont
elle eût rougi de subir la domination. Il se retira sans rien conclure.
Il n'y avait qu'à patienter et attendre, essayer un rapprochement
purement moral, en observer les effets, séparer les deux époux, si le
résultat des entrevues était fâcheux pour le marquis; alors on tenterait
de le faire voyager encore. On ne pouvait s'arrêter qu'à des
atermoiements; mais en tout cas, jusqu'à nouvel ordre, M. Dietrich
voulait que l'état du marquis fût tenu secret, et Dubois affirmait que
la chose était possible vu les dispositions locales de son hôtel et la
discrétion de ses gens, qui lui étaient tous aveuglément dévoués.

Deux heures plus tard, M. de Valbonne, arrivé dans la nuit, venait
s'entretenir du même sujet avec M. Dietrich: M. de Valbonne était absolu
et cassant Il n'aimait pas Césarine, pour l'avoir peut-dire aimée sans
espoir avant son mariage. Il la jugeait coupable de ne pas vouloir se
réunir è son ami, et quand M. Dietrich lui rappela le pacte d'honneur
par lequel, en cas de guérison, Jacques s'était engagé à ne pas réclamer
ses droits, il jura que Jacques était trop loyal pour songer à les
réclamer; c'était lui faire injure que de le craindre.

--Pourtant, dit M. Dietrich, il a fait hier soir une scène inquiétante,
et dans ses moments de crise il ne se rappelle plus rien.

--Oui, reprit Valbonne, il est alors sous l'empire de la folie, j'en
conviens, et si sa femme n'eût été là cause volontaire ou inconsciente
de cette exaltation en le gardant sous sa dépendance durant cinq ans,
elle aurait le droit d'être impitoyable envers lui; mais elle l'a voulu
pour ami et pour serviteur. Elle l'a rendu trop esclave et trop
malheureux, je dirai même qu'elle l'a trop avili pour ne pas lui devoir
tous les sacrifices, à l'heure qu'il est.

--Je ne vous permets pas de blâmer ma fille, monsieur le vicomte. Je
sais qu'en épousant votre ami contre son inclination, elle n'a eu en vue
que de le relever de l'espèce d'abaissement où tombe dans l'opinion un
homme trop soumis et trop dévoué.

--Oui, mais les devoirs changent avec les circonstances: Jacques était
condamné. La réparation donnée par mademoiselle Dietrich était
suffisante alors et facile, permettez-moi de vous le dire; elle y
gagnait un beau nom....

--Sachez, monsieur, qu'elle n'était pas lasse de porter le mien, et
rappelez-vous qu'elle n'a pas voulu accepter la fortune de son mari.

--Elle l'aura quand même, elle en jouira du moins, car elle y a droit,
elle est sa femme; rien ne peut l'empêcher de l'être, et la loi l'y
contraint.

--Vous parlez de moi, dit Césarine, qui entrait chez son père et qui
entendit les derniers mots. Je suis bien aise de savoir votre opinion,
monsieur de Valbonne, et de vous dire, en guise de salut de bienvenue,
que ce ne sera jamais la mienne.

M. de Valbonne s'expliqua, et, la rassurant de son mieux sur la loyauté
du marquis, il exprima librement son opinion personnelle sur la
situation délicate où l'on se trouvait. Si Césarine m'a bien rapporté
ses paroles, il y mit peu de délicatesse et la blessa cruellement en lui
faisant entendre qu'elle devait abjurer toute autre affection secrète,
si pure qu'elle pût être, pour rendre l'espoir, le repos et la raison à
l'homme dont elle s'était jouée trop longtemps et trop cruellement.

Il s'ensuivit une discussion très-amère et très-vive que M. Dietrich
voulut en vain apaiser; Césarine rappela au vicomte qu'il avait prétendu
à lui plaire, et qu'elle l'avait refusé. Depuis ce jour, il l'avait
haïe, disait-elle, et son dévoûment pour Jacques de Rivonnière couvrait
un atroce sentiment de vengeance. La querelle s'envenimait lorsque
Bertrand entra pour demander si l'on avait vu le marquis. Il l'avait
introduit dans le grand salon, où le marquis lui avait dit avec beaucoup
de calme vouloir attendre madame la marquise. Bertrand avait cherché
madame chez elle, et, ne l'y trouvant pas, il était retourné au salon
d'honneur pour dire à M. de Rivonnière qu'il allait la chercher dans le
corps de logis habité par M. Dietrich; mais le marquis n'était plus là,
et les autres domestiques assuraient l'avoir vu aller au jardin. Dans le
jardin, Bertrand ne l'avait pas trouvé davantage, non plus que dans les
appartements de la marquise. Il était pourtant certain que M. de
Rivonnière n'avait pas quitté l'hôtel.

M. Dietrich et M. de Valbonne se mirent à sa recherche; Césarine rentra
dans son appartement, où le marquis s'était glissé inaperçu et
l'attendait; elle eut un mouvement d'effroi et voulut sonner. Il l'en
empêcha en se plaçant entre elle et la sonnette.

--Écoutez-moi, lui dit-il, c'est pour la dernière fois! Je connais trop
votre maison pour y errer à l'aventure. Je voulais parler à votre père,
j'ai pénétré tout à l'heure dans son cabinet, j'ai entendu votre voix et
celle de Valbonne. J'ai écouté. Un homme condamné a le droit de
connaître les motifs de sa sentence. J'ai appris une chose que
j'ignorais, c'est que je suis fou, et une chose dont je voulais encore
douter, c'est que votre indifférence pour moi s'était changée en terreur
et en aversion. Je suis bien malheureux, Césarine; mais je vous absous,
moi, d'avoir fait sciemment mon malheur. Vous n'avez jamais connu
l'amour et ne le connaîtrez jamais, c'est pourquoi vous ne vous êtes pas
doutée de la violence du mien. Vous n'avez jamais cru qu'on en pût
devenir fou; vous avez toujours raillé mes plaintes et mes transports.
C'est assez souffrir, vous ne me ferez plus de mal. Puissiez-vous
oublier celui que vous m'avez fait et n'en jamais apprécier l'étendue,
car vous auriez trop de remords! Je vous les épargne, ces reproches,
car, aliéné ou non, je me sens calme en ce moment comme si j'étais mort.
Adieu. Si j'étais vindicatif, je serais content de penser que votre
passion du moment est de réduire un autre homme que vous ne réduirez
pas. Il vous préférera toujours sa femme. Je l'ai vu tantôt, je sais ce
qu'il pense et ce qu'il vaut. Vous souffrirez dans votre orgueil, car il
est plus fort de sa vertu que vous de votre ambition; mais je ne suis
pas inquiet de votre avenir; vous chercherez d'autres victimes, et vous
en trouverez. D'ailleurs ceux qui n'aiment pas résistent à toutes les
déceptions. Soyez donc heureuse à votre manière; moi, je vais oublier la
funeste passion qui a troublé ma raison et avili mon existence.

J'étais entrée chez Césarine dès les premiers mots du marquis. Il se
dirigea vers moi, prit ma main qu'il porta à ses lèvres sans me rien
dire, et sortit sans se retourner.

Inquiète, je voulais le suivre.

--Laissons-le partir, dit Césarine en faisant signe à Bertrand, qui se
tenait dans l'antichambre et qui suivit le marquis. Il se rend justice à
lui-même. Ses reproches sont injustes et cruels, mais je n'y veux pas
répondre. À la moindre excuse, à la moindre consolation que je lui
donnerais, il me reparlerait de ses droits et de ses espérances.
Laissons-le rompre tout seul ce lien odieux.

Bertrand revint nous dire que M. de Rivonnière était remonté dans sa
voiture et avait donné l'ordre de retourner chez lui.

--Dubois l'a-t-il accompagné ici?

--Non, madame la marquise. Dubois veille M. le marquis toutes les nuits,
il dort le jour; mais M. de Valbonne, qui n'avait pas encore quitté
l'hôtel, est monté en voiture avec M. de Rivonnière.

--N'importe, Bertrand, allez savoir ce qui se passe à l'hôtel
Rivonnière; vous viendrez me le dire.

Bertrand obéit en annonçant mon neveu.

--Venez, s'écria Césarine en courant à lui; donnez-moi conseil,
jugez-moi, aidez-moi, j'ai la tête perdue, soyez mon ami et mon guide!

--Je sais tout, répondit Paul. Je viens de voir M. Dietrich. Il ne songe
qu'à vous préserver. Vous ne songez pas non plus à autre chose. Le
conseil que vous donnerait ma conscience, vous ne le suivriez pas.

--Je le suivrai! répondit Césarine avec exaltation.

--Eh bien! demandez votre voiture et courez chez votre mari, car je l'ai
vu sortir d'ici d'un air si abattu que je crains tout. Il m'a serré la
main en passant, et son regard semblait m'adresser un éternel adieu.

--J'y cours, dit Césarine en tirant la sonnette.

--Mais ce n'est pas tout d'aller lui donner quelques vagues
consolations, reprit Paul. Il faut rester près de lui, il faut le
veiller dans son délire, il faut le distraire et le rassurer à ses
heures de calme. S'il veut quitter Paris, il faut le suivre; il faut
être sa femme, en un mot, dans le sens chrétien et humain le plus
logique et le plus dévoué.

--Ah!... voilà... ce que vous conseillez? s'écria Césarine en portant
convulsivement un verre d'eau froide à ses lèvres desséchées et
frémissantes, c'est vous qui me dites d'être la femme de M. de
Rivonnière!

--Et pourquoi, reprit-il, ne serait-ce pas moi? Je suis le plus nouveau
et le plus désintéressé de vos amis; vous me consultez, je ne me serais
pas permis, sans cela, de vous dire ce que je pense.

--Ce que vous pensez est odieux: une femme ne doit pas se respecter,
elle doit se donner sans amour comme une esclave vendue?

--Non, jamais; mais si elle est noblement femme, si elle a du coeur, si
elle plaint le malheur qu'elle a volontairement causé, elle fait entrer
l'amour dans la pitié. Qu'est-ce donc que l'amour, sinon la charité à sa
plus haute puissance?

--Ah oui! vous pensez cela, vous! vous voulez que j'aime mon mari par
charité comme vous aimez votre femme....

--Je n'ai pas dit par _charité_, j'ai dit _avec charité_. J'ai invoqué
ce qu'il y a de plus pur et de plus grand, ce qui sanctifie l'amour et
fait du mariage une chose sacrée.

--C'est bien, dit Césarine tout à coup froide et calme, vous avez
prononcé, j'obéis....

Elle sortit sans me permettre de la suivre.

--Oui, c'est bien, Paul, dis-je à mon neveu en l'embrassant: toi seul as
eu le courage de lui tracer son devoir!

Mais il repoussa doucement mes caresses, et, tombant sur un fauteuil,
il éclata d'un rire nerveux entrecoupé de sanglots étouffés.

--Qu'est-ce donc? m'écriai-je, qu'as-tu! es-tu malade? es-tu fou?

--Non, non! répondit-il avec un violent effort sur lui-même pour se
calmer, ce n'est rien. Je souffre, mais ce n'est rien.

--Mais enfin... cette souffrance.... Malheureux enfant, tu l'aimes
donc?

--Non, ma tante, je ne l'aime pas dans le sens que vous attachez à ce
mot-là; elle n'est pas mon idéal, le but de ma vie. Si elle le croit,
détrompez-la, elle n'est même pas mon amie, ma soeur, mon enfant, comme
Marguerite; elle n'est rien pour moi qu'une émouvante beauté dont mes
sens sont follement et grossièrement épris. Si elle veut le savoir,
dites-le-lui pour la désillusionner; mais, non, ne lui dites rien, car
elle se croirait vengée de ma résistance, et elle est femme à se réjouir
de mon tourment. Cela n'est pourtant pas si grave qu'elle le croirait.
Les femmes s'exagèrent toujours les supplices qu'elles se plaisent à
nous infliger. Je ne suis pas M. de Rivonnière, moi! Je ne deviendrai
pas fou, je ne mourrai pas de chagrin, je ne souffrirai même pas
longtemps. Je suis un homme, et jamais une convoitise de l'esprit ni de
la chair, comme disent les catholiques, n'a envahi ma raison, ma
conscience et ma volonté. Le conseil que je viens de donner m'a coûté,
je l'avoue. Il m'a passé devant les yeux des lueurs étranges, mon sang a
bourdonné dans mes oreilles, j'ai cru que j'allais tomber foudroyé;
puis j'ai résisté, je me suis raillé moi-même, et cela s'est dissipé
comme toutes les vaines fumées qu'un cerveau de vingt-cinq ans peut fort
bien exhaler sans danger d'éclater. Ne me dites rien, ma tante, je ne
suis pas un héros, encore moins un martyr; je suis homme, et rien de ce
qui est humain ne m'est étranger, comme porte la consigne du sage: aussi
la prudence, le point d'honneur, le respect de moi-même, me sont-ils
aussi familiers que les émotions de la jeunesse. Je donne la préférence
à ce qui est bien sur ce qui ne serait qu'agréable. Le devoir avant le
plaisir, toujours! et, grâce à ce système, tout devoir me devient
doux.... À présent parlons de Marguerite, ma bonne tante; cela me
touche, me pénètre et m'intéresse beaucoup plus. Elle n'est pas bien et
m'inquiète chaque jour davantage. On dirait qu'elle me cache encore
quelque chose qui la fait souffrir, et que je cherche en vain à deviner.
Venez la voir un de ces jours, je vous laisserai ensemble et vous
tâcherez de la confesser. Je m'en retourne auprès d'elle. Puis-je boire
le verre d'eau qui est là? Cela achèvera de me remettre.

Il prit le verre, puis, se souvenant que Césarine agitée y avait trempé
ses lèvres, il le reposa et en prit un autre sur le plateau en disant
avec un sourire demi-amer, demi-enjoué:

--Je n'ai pas besoin de savoir sa pensée, je la sais de reste.

--Tu crois la connaître?

--Je l'ai connue, puis je m'y suis trompé. Après l'avoir trop accusée,
je l'ai trop justifiée; mais tout à l'heure, quand elle m'a dit:

«--C'est vous qui me conseiller d'être la femme d'un autre?»

J'ai compris son illusion, son travail, son but. Déjà je les avais
pressentis hier dans son attitude vis-à-vis de Marguerite, dans son
sourire amer, dans ses paroles blessantes; elle n'est pas si forte
qu'elle le croit, elle ne l'est du moins pas plus que moi. Et pourtant
je ne suis pas un héros, je vous le répète, ma tante; je suis l'homme de
mon temps, que la femme ne gouvernera plus, à moins de devenir loyale et
d'aimer pour tout de bon! Encore un peu de progrès, et les coquettes,
comme tous les tyrans, n'auront plus pour adorateurs que des hommes
corrompus ou efféminés!

Il me laissa rassurée sur son compte, mais inquiète de Césarine. Je
n'osais la rejoindre; je demandai à voir M. Dietrich, il était sorti
avec elle.

Bertrand vint au bout d'une heure me dite, de la part de la marquise,
que M. de Rivonnière était calme et qu'elle me priait de venir passer la
soirée chez lui à huit heures. Je fus exacte. Je trouvai le marquis
mélancolique, attendri, reconnaissant. Césarine me dit devant lui dès
que j'entrai:

--Nous ne t'avons pas invitée à dîner parce qu'ici rien n'est en ordre.
Le marquis nous a fait très-mal dîner; ce n'est pas sa faute. Demain je
m'occuperai de son ménage avec Dubois, et ce sera mieux. En revanche,
naos avons fait une charmante promenade au bois, par un temps délicieux;
tout Paris y était.

Elle était si tranquille, si dégagée, que j'eus peine à cacher ma
surprise.

--Prends ton ouvrage, si tu veux, ajouta-t-elle, tu n'aimes pas à rester
sans rien faire. Mon père était en train de nous raconter la séance de
la chambre.

M. Dietrich continua de parler politique au marquis, voulant peut-être
s'assurer de la lucidité de son esprit, mais procédant avec lui comme
s'il n'en eût jamais douté. Je vis que c'était une cure
consciencieusement entreprise. Le marquis écoutait avec une sorte
d'effort, mais répondait à propos. De temps en temps il paraissait
éprouver quelque anxiété en regardant la pendule. Le malheureux, depuis
qu'il se savait réputé fou, semblait avoir conscience de son mal et en
redouter l'approche.

Il s'observa sans doute beaucoup, car il triompha de l'heure fatale, et
arriva jusqu'à près de dix heures sans perdre sa présence d'esprit et
sans paraître souffrir. Alors il tomba dans une sorte d'abattement
méditatif, répondit de moins en moins aux paroles qu'on lui adressait,
et finit par ne plus répondre du tout.

--Je vois que vous souffrez beaucoup, lui dit Césarine; vous allez vous
coucher, nous resterons au salon jusqu'à ce que vous dormiez. Nous
jouerons aux échecs, mon père et moi. Si vous ne dormez pas, vous
viendrez nous trouver.

Il répondit par un vague sourire, sans qu'on sût s'il avait bien
compris. Dubois l'emmena. M. Dietrich se glissa dans une pièce voisine
de la chambre à coucher de son gendre; il voulait écouter et observer
les phénomènes de l'accès, Dubois laissa les portes ouvertes sous la
tenture rabattue.

Césarine, restée au salon avec moi, allait et venait sans bruit. Bientôt
elle m'appela pour écouter aussi. Le marquis souffrait beaucoup et se
plaignait à Dubois comme un enfant. Le brave homme le réconfortait, lui
répétant sans se lasser:

--Ça passera, monsieur, ça va passer.

La souffrance augmenta, le malade demanda ses pistolets, et ce fut une
exaspération d'une heure environ, durant laquelle il accabla Dubois
d'injures et de reproches de ce qu'il voulait lui conserver la vie; mais
il n'avait pas l'énergie nécessaire pour faire acte de rébellion, la
souffrance paralysait sa volonté. Tout à coup elle cessa comme par
enchantement, il se mit à déraisonner. Il parlait assez bas; nous ne
pûmes rien suivre et rien comprendre, sinon qu'il passait d'un sujet à
un autre et que ses préoccupations étaient puériles. Nous entendions
mieux les réponses de Dubois, qui le contredisait obstinément; à ce
moment-là il ne craignait plus de l'irriter:

--Vous savez bien, lui disait-il, qu'il n'y a pas un mot de vrai dans ce
que vous me dites. Vous êtes à Paris et non à Genève; l'horloger n'a pas
dérangé votre montre pour vous jouer un mauvais tour. Votre montre va
bien, aucun horloger n'y a touché.

Nous entendîmes le marquis lui dure:

--Ah! voilà! tu me crois fou! c'est ton idée!

--Non, monsieur, répondit le patient vieillard. Je vous ai connu tout
petit, je vous ai, pour ainsi dire, élevé: vous n'êtes pas fou, vous ne
l'avez jamais été; mais vous étiez fort railleur, et vous l'êtes encore;
vous me faisiez un tas de contes pour vous moquer de moi, et c'est une
habitude que vous avez gardée. Moi, je me suis habitué à vous écouter et
à ne rien croire de ce que vous me dites.

Le marquis parla encore bas; puis, distinctement et raisonnablement:

--Mon ami, dit-il, je sens que ma tête va tout à fait bien, et que je
vais dormir; mais il faut que tu me rappelles ce que j'ai fait hier, je
ne m'en souviens plus du tout.

--Et moi, je ne veux pas vous le dire, parce que vous ne dormiriez pas.
Quand on veut bien dormir, il faut ne se souvenir de rien et ne penser à
rien. Allons, couchez-vous; demain matin, vous vous souviendrez.

--C'est comme tu voudras; pourtant j'ai quelque chose qui me tourmente:
est-ce que j'ai été méchant tantôt?

--Vous! jamais!

--Je ne t'ai pas brutalisé pendant que je souffrais?

--Cela ne vous est jamais arrivé que je sache.

--Tu mens, Dubois! Je t'ai peut-être frappé?

--Quelle idée avez-vous là, et pourquoi me dites-vous cela aujourd'hui?

--Parce qu'il me semble que je me souviens un peu, à moins que ce ne
soit encore un rêve; rêve ou non, embrasse-moi, mon pauvre Dubois, et va
te coucher; je suis très-bien.

Un quart d'heure après, nous entendîmes sa respiration égale et forte;
il dormait profondément, Dubois vint nous trouver.

--M. le marquis est sauvé, nous dit-il. Il n'a pas encore conscience du
bien que vous lui avez fait; mais il l'éprouve, son accès a été plus
court et plus doux de moitié que les autres jours; continuez, et vous
verrez qu'il ira de mieux en mieux; c'est le chagrin qui l'a brisé, le
bonheur le guérira, je n'en doute plus.

M. Dietrich lui demanda si c'était la première fois que le marquis avait
une vague conscience de ses emportements.

--Oui, monsieur, c'est la première fois, vous voyez que son bon coeur se
réveille, et comme il m'a embrassé, le pauvre enfant! C'est comme quand
il était petit.

Il était quatre heures du matin, Dubois avait fait préparer pour nous
l'appartement qu'occupait madame de Montherme lorsqu'elle venait soigner
son frère; elle ignorait son retour, et passait l'été à Rouen, où son
mari avait des intérêts à surveiller.

Nous prîmes donc du repos, et nous pûmes assister en quelque sorte au
réveil du marquis en nous tenant dans la pièce d'où nous l'avions écouté
durant la nuit. Il éveilla Dubois à neuf heures, et se jetant à son cou:

--Mon ami, lui dit-il, je me souviens d'hier, j'ai été bien cruellement
éprouvé! J'ai appris que j'étais fou et que ma femme avait peur de moi;
mais ensuite elle est venue au moment où de sang-froid j'étais résolu à
me faire sauter la cervelle. Elle a été bonne comme un ange, son père
excellent; ils n'ont pas voulu discuter avec moi. Ils m'ont traité
comme un enfant, mais comme un enfant qu'on aime. Ils m'ont pris, bon
gré, mal gré, dans leur voiture, et ils m'ont promené à travers toutes
les élégances de Paris, pour bien montrer que j'étais guéri, pour faire
croire que je n'étais pas aliéné, et que ma femme prétendait vivre avec
moi. Cela m'a fait du mal et du bien; je vois qu'elle se préoccupe de ma
dignité, et qu'elle veut sauver le ridicule de ma situation. Je lui en
sais gré; elle agit noblement, en femme qui veut faire respecter le nom
qu'elle porte. Elle me fait encore un plus grand bien, elle détruit ma
jalousie, car, en feignant d'être à moi, elle rompt avec les espérances
qu'elle a pu encourager. Il n'y a qu'un lâche qui accepterait ce partage
même en apparence, et l'homme que je soupçonnais de l'aimer malgré lui
est homme de coeur et très-orgueilleux; tout cela est bon et bien de la
part de ma femme et de son père, et aussi de cette excellente Nermont,
qui a toujours donné les meilleurs conseils.

--Monsieur ne sait pas qu'ils ont passé la nuit ici, et qu'ils y sont
encore?

--Que me dis-tu là? Malheur à moi! ils m'ont vu dans mon accès!

--Non, monsieur, mais ils auraient pu vous voir. Vous n'avez pas eu
d'accès.

--Tu mens, Dubois; j'en ai toutes les nuits! Valbonne l'a avoué; j'ai
bien entendu, je me souviens bien! Ma femme a voulu s'assurer de la
vérité, elle sait à présent que je ne suis plus un homme, et qu'elle ne
pourra jamais m'aimer!

Césarine entra en l'entendant sangloter. Elle le trouva en robe de
chambre, assis devant sa toilette et pleurant avec amertume. Elle
l'embrassa et lui dit:

--Votre folie, c'est de vous croire fou; vous n'en avez pas d'autre.
Nous avons été trompés, vous avez votre raison. Qu'elle se trouble un
peu à certaines heures de la nuit, c'est de quoi je ne m'inquiète plus à
présent. Je me charge de vous guérir en restant près de vous pour vous
consoler, vous distraire et vous prouver que je n'ai pas de meilleur et
de plus cher ami que vous.

--Restez donc! répondit-il en se jetant à ses genoux. Restez sans
crainte et guérissez-moi! Je veux guérir; il faut que l'homme dont vous
vous êtes déclarée la femme en vous montrant en public avec lui ne soit
pas un insensé ou un idiot. Je vous serai soumis comme un enfant, et ma
reconnaissance sera plus forte que ma passion, car je n'oublierai plus
mes serments, et ce que j'ai juré, je le tiendrai; soignez donc votre
ami, votre frère, jusqu'à ce qu'il soit digne d'être votre protecteur.

C'était là que Césarine avait voulu l'amener, c'était en somme ce
qu'elle pouvait faire de mieux, et elle l'avait fait avec vaillance.
Elle s'installa chez son mari et me pria d'y rester avec elle. M.
Dietrich retourna chez lui, et vint tous les jours dîner avec nous.
Bertrand passa les nuits à surveiller toutes choses, toujours prêt à
contenir le malade s'il arrivait à la fureur, bien que Dubois ne fût ni
inquiet ni fatigué de sa tâche. En très-peu de jours, les accès,
toujours plus faibles, disparurent presque entièrement, et tout fit
présager une guérison complète et prochaine. On fit des visites, on en
rendit; un bruit vague de démence avait couru. Toutes les apparences et
bientôt la réalité le démentirent.

Je voyais Marguerite assez souvent, et je n'étais pas aussi rassurée sur
son compte que sur celui du marquis. Elle allait toujours plus mal;
minée par une lièvre lente, elle n'avait presque plus la force de se
lever. Paul voyait avec effroi l'impuissance absolue des remèdes. Après
une consultation de médecins qui par sa réserve aggrava nos inquiétudes,
Marguerite vit malgré nous qu'elle était presque condamnée.

--Écoutez, me dit-elle un jour que nous étions seules ensemble, je
meurs; je le sais et je le sens. Il est temps que je parle pendant que
je peux encore parler. Je meurs parce que je dois, parce que je veux
mourir; j'ai commis une très-mauvaise action. Je vous la confie comme à
Dieu. Réparez-la, si vous le jugez à propos. J'ai surpris une lettre qui
était pour Paul; je l'ai ouverte; je l'ai lue, je la lui ai cachée, il
ne la connaît pas! Seulement laissez-moi vous dire qu'en faisant cette
bassesse j'avais, déjà pris la résolution de me laisser mourir, parce
que j'avais tout deviné; à présent lisez.

Elle me remit un papier froissé, humide de sa fièvre et de ses larmes,
qu'elle portait sur elle comme un poison volontairement savouré. C'était
l'écriture de Césarine, et elle datait d'une quinzaine.

«Paul, vous l'avez voulu. Je suis chez _lui_. Je le sauverai; il est
déjà sauvé. Je suis perdue, moi, car dès qu'il sera guéri, je n'aurai
plus de motifs pour le quitter et pour réclamer ma liberté. Il faudra
que je sois sa femme, entendez-vous? Son amour est invincible; c'est sa
vie, et, s'il perd encore une fois l'espérance, il se tuera. Vous l'avez
voulu, je serai sa femme! Mais sachez qu'auparavant je veux être à vous.
Vous m'aimez, je le sais, nous devons nous quitter pour jamais, nos
devoirs nous le prescrivent, et nous ne serons point lâches; mais nous
nous dirons adieu, et nous aurons vécu un jour, un jour qui résumera
pour nous toute une vie. Je vous ferai connaître ce jour de suprême
adieu, je trouverai un prétexte pour m'absenter, un prétexte qui vous
servira aussi. Ne me répondez pas et soyez calme en apparence.»

Je relus trois fois ce billet. Je croyais être hallucinée, je voulais
douter qu'il fût de la main de Césarine. Le doute était impossible. La
passion l'avait terrassée, elle abjurait sa fierté, sa pudeur; elle
descendait des nuées sublimes où elle avait voulu planer au-dessus de
toutes les faiblesses humaines; elle se jugeait d'avance avilie par
l'amour de son mari; elle voulait se rendre coupable auparavant. Étrange
et déplorable folie dont je rougis pour elle au point de ne pouvoir
cacher à Marguerite l'indignation que j'éprouvais!

La pauvre femme ne me comprit pas.

--N'est-ce pas que c'est bien mal? me dit-elle en entendant mes
exclamations. Oui, c'est bien mal à moi d'avoir intercepté une lettre
comme celle-là! Que voulez-vous? je n'ai pas eu le courage qu'il
fallait. Je me suis dit:

«--Puisque je vais mourir!»

Il l'aime, elle le lui dit. Il me trompe par vertu, par bonté, mais il
l'aime, c'est bien sûr. S'il ne le lui a pas dit, elle l'a bien vu, et
moi aussi d'ailleurs je le voyais bien.... Pauvre Paul, comme il a été
malheureux à cause de moi! comme il s'est défendu, comme il a été grand
et généreux! J'ai eu tort de lui cacher son bonheur. Il n'en eût pas
profité tant que j'aurais vécu; c'est pour cela qu'il faut que je me
dépêche de partir. Je reste trop longtemps; chaque jour que je vis, il
me semble que je le lui vole. Ah! j'ai été lâche, j'aurais dû lui dire:

«--Laisse-moi encore quelques semaines pour bien regarder mon pauvre
enfant; je voudrais ne pas l'oublier quand je serai morte! Va donc à ce
rendez-vous, ce ne sera pas le dernier: vous vous aimez tant que vous ne
saurez pas si vous êtes coupables de vous aimer; seulement ne me dis
rien. Laisse-moi croire que tu n'iras peut-être pas. Pardonne-moi
d'avoir été ton fardeau, ton geôlier, ton supplice; mais sache que je
t'aimais encore puisqu'elle ne t'aime, car je meurs pour que tu aies son
amour, et elle n'eût pas fait cela pour toi....»

Elle parla encore longtemps ainsi avec exaltation et une sorte
d'éloquence; je ne l'interrompais point, car Paul était entré sans
bruit. Il se tenait derrière son rideau et l'écoutait avec attention. Il
voulait tout savoir. De son côté, elle m'avouait tout.

--Vous me justifierez quand je n'y serai plus, disait-elle; faites-lui
connaître que, si je ne suis pas morte plus tôt, ce n'est pas ma faute.
J'ai fait mon possible pour en finir bien vite: tous les remèdes qu'on
me présente, je les mets dans ma bouche, mais je ne les avale que quand
on m'y force en me regardant bien. La nuit, quand on dort un instant, je
me lève, je prends froid. Si on me dit de prendre de l'opium, j'en
prends trop. Je cherche tout ce qui peut me faire mal. Je fais semblant
de ne pouvoir dormir que sur la poitrine, et je _m'étouffe le coeur_
jusqu'à ce que je perde connaissance. Je voudrais savoir autre chose
pour me faire mourir!

--Assez, Marguerite! lui dit Paul en se montrant. J'en sais assez pour
te sauver, et je te sauverai; tu le voudras, et nous serons heureux, tu
verras! Nous oublierons tout ce que nous avons souffert. Montre-moi
cette lettre dont tu parles, et ne crains rien.

Il lui prit doucement la lettre, la lut sans émotion, la jeta par terre
et la roula sous son pied.

--C'est une lettre infâme! s'écria-t-il; c'est une insulte à mon
honneur! Comment, j'aurais tendu la main à son mari après le duel,
j'aurais accepté ses excuses, pardonné à son repentir, conseillé le
mariage, et après le mariage le rapprochement, tout cela pour le
tromper, pour posséder sa femme avant lui et m'avilir à ses yeux plus
qu'il n'était avili aux miens par sa conduite envers toi! Tiens, cette
femme est plus folle que lui, et sa démence n'a rien de noble. C'est
l'égarement d'une conscience malade, d'un esprit faux, d'un méchant
coeur. Je devrais la haïr, car son but n'est pas même la passion
aveugle: elle a espéré me punir des conseils sévères que je lui ai
donnés en mettant dans ma vie ce qu'elle jugeait devoir être un regret
poignant, éternel. Eh bien! sais-tu ce que j'eusse fait vis-à-vis d'une
pareille femme, si ni Jacques de Rivonnière, ni ma tante, ni toi,
n'eussiez jamais existé? J'aurais été à son rendez-vous, et je lui
aurais dit en la quittant:
                
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