George Sand

Cesarine Dietrich
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OEUVRES DE GEORGE SAND




CÉSARINE DIETRICH

PAR

GEORGE SAND

(L.-A. AURORE DUPIN)

VEUVE DE M. LE BARON DUDEVANT



PARIS

CALMANN LÉVY, ÉDITEUR

MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES 3, RUE AUBER, 3

1897





CÉSARINE

DIETRICH

I


J'avais trente-cinq ans, Césarine Dietrich en avait quinze et venait de
perdre sa mère, quand je me résignai à devenir son institutrice et sa
gouvernante.

Comme ce n'est pas mon histoire que je compte raconter ici, je ne
m'arrêterai pas sur les répugnances que j'eus à vaincre pour entrer, moi
fille noble et destinée à une existence aisée, chez une famille de
bourgeois enrichis dans les affaires. Quelques mots suffiront pour dire
ma situation et le motif qui me détermina bientôt à sacrifier ma
liberté.

Fille du comte de Nermont et restée orpheline avec ma jeune soeur, je
fus dépouillée par un prétendu ami de mon père qui s'était chargé de
placer avantageusement notre capital, et qui le fit frauduleusement
disparaître. Nous étions ruinées; il nous restait à peine le nécessaire,
je m'en contentai. J'étais laide, et personne ne m'avait aimée. Je ne
devais pas songer au mariage; mais ma soeur était jolie; elle fut
recherchée et épousée par le docteur Gilbert, médecin estimé, dont elle
eut un fils, mon filleul bien-aimé, qui fut nommé Paul; je m'appelle
Pauline.

Mon beau-frère et ma pauvre soeur moururent jeunes à quelques années
d'intervalle, laissant bien peu de ressources au cher enfant, alors au
collège. Je vis que tout serait absorbé par les frais de son éducation,
et que ses premiers pas dans la vie sociale seraient entravés par la
misère; c'est alors que je pris le parti d'augmenter mes faibles
ressources par le travail rétribué. Dans une vie de célibat et de
recueillement, j'avais acquis quelques talents et une assez solide
instruction. Des amis de ma famille, qui m'étaient restés dévoués,
s'employèrent pour moi. Ils négocièrent avec la famille Dietrich, où
j'entrai avec des appointements très-honorables.

Je me hâte de dire que je n'eus point à regretter ma résolution; je
trouvai chez ces Allemands fixés à Paris une hospitalité cordiale, des
égards, un grand savoir-vivre, une véritable affection. Ils étaient deux
frères associés, Hermann et Karl. Leur fortune se comptait déjà par
millions, sans que leur honorabilité eût jamais pu être mise en doute.
Une soeur aînée s'était retirée chez eux et gouvernait la maison avec
beaucoup d'ordre, d'entrain et de douceur; elle était à tous autres
égards assez nulle, mais elle recevait avec politesse et discrétion, ne
parlant guère et agissant beaucoup, toujours en vue du bien-être de ses
hôtes.

M. Dietrich aîné, le père de Césarine, était un homme actif, énergique,
habile et obstiné. Son irréprochable probité et son succès soutenu lui
donnaient un peu d'orgueil et une certaine dureté apparente avec les
autres hommes. Il se souciait plus d'être estimé et respecté que d'être
aimé; mais avec sa fille, sa soeur et avec moi il fut toujours d'une
bonté parfaite et même délicate et courtoise.

Je me trouvai donc aussi heureuse que possible dans ma nouvelle
condition, j'y fus appréciée, et je pus envisager avec une certaine
sécurité l'avenir de mon filleul.

L'hôtel Dietrich était une des plus belles villas du nouveau Paris, dans
le voisinage du bois de Boulogne et dans un retrait de jardins assez
bien choisi pour qu'on n'y fût pas incommodé par la poussière et le
bruit des chevaux et des voitures. Au milieu d'une population affolée de
luxe et de mouvement, on trouvait l'ombre, la solitude et un silence
relatif derrière les grilles et les massifs de verdure de notre petit
parc. Ce n'était certes pas la campagne, et il était difficile d'oublier
qu'on n'y était pas; mais c'était comme un boudoir mystérieux, séparé du
tumulte par un rideau de feuilles et de fleurs.

La défunte madame Dietrich avait aimé le monde, elle avait beaucoup
reçu, donné de beaux dîners, et des bals dont parlaient encore les gens
de la maison quand je m'y installai. À présent l'on était en deuil, et
il n'était pas à présumer que M. Dietrich reprit jamais le brillant
train de vie que sa femme avait mené. Il avait des goûts tout différents
et ne souhaitait pour société qu'un choix de parents et d'amis; les
grands salons étaient fermés, et, tout en me les montrant à travers
l'ombre bleue des rideaux un moment entrouverts, il me dit:

--Cela ne vaut pas la peine d'être regardé par une femme de goût et de
bon sens comme vous; c'est de l'éclat, rien de plus; ma pauvre chère
compagne aimait à montrer que nous étions riches. Je n'ai jamais voulu
la priver de ses plaisirs; mais je ne m'y associais que par
complaisance. Je désire que ma fille ait comme moi des goûts modestes,
auquel cas je pourrai vieillir tranquille chez moi,--triste consolation
au malheur d'être seul, mais dont il m'est permis de profiter.

--Vous ne serez pas seul, lui dis-je, votre fille deviendra votre amie,
je suis sûre qu'elle l'est déjà un peu.

--Pas encore, reprit-il; ma pauvre enfant est trop absorbée par sa
propre douleur pour songer beaucoup à la mienne. Espérons qu'elle s'en
avisera plus tard.

C'était comme un reproche involontaire à Césarine; je ne répliquai pas,
ne sachant encore rien du caractère et des sentiments de cette jeune
fille, que je voulais juger par moi-même et que j'eusse craint
d'aborder avec une prévention quelconque.

On nous avait présentées l'une à l'autre. Elle était admirablement jolie
et même belle, car, si elle avait encore la ténuité de l'adolescence,
elle possédait déjà l'élégance et la grâce. Ses traits purs et réguliers
avaient le sérieux un peu imposant de la belle sculpture. Son deuil et
sa tristesse lui donnaient quelque chose de touchant et d'austère,
tellement qu'à première vue je m'étais sentie portée à la respecter
autant qu'à la plaindre.

Quand je fus pour la première fois seule avec elle, je crus devoir
établir nos rapports avec la gravité que comportait la circonstance.

--Je n'ai pas, lui dis-je, la prétention de remplacer, même de
très-loin, auprès de vous, la mère que vous pleurez; je ne puis même
vous offrir mon dévouement comme une chose qui vous paraisse désirable.
On m'a dit que je vous serais utile, et je compte essayer de l'être.
Soyez certaine que, si l'on s'est trompé, je m'en apercevrai la
première, et tout ce que je vous demande, c'est de ne pas me croire
engagée par un intérêt personnel à vous continuer mes soins, s'ils ne
vous sont pas très-sérieusement profitables.

Elle me regarda fixement comme si elle n'eût pas bien compris, et
j'allais expliquer mieux ma résolution, lorsqu'elle posa sa petite main
sur la mienne en me disant:

--Je comprends très-bien, et si je suis étonnée, ce n'est pas de ce que
vous êtes fière et digne, on me l'avait dit je le savais; mais je vous
croyais tendre, et je m'attendais à ce que, avant tout, vous me
promettriez de m'aimer.

--Peut-on promettre son affection à qui ne vous la demande pas?

--C'est-à-dire que j'aurais dû parler la première? Eh bien! je vous la
demande, voulez-vous me l'accorder?

Si sa physionomie eût répondu à ses paroles, je l'eusse embrassée avec
effusion, cette charmante enfant; mais j'étais beaucoup sur mes gardes,
et je crus lire dans ses yeux qu'elle m'examinait et me tâtait au moins
autant que je l'éprouvais et j'observais pour mon compte.

--Vous ne pouvez pas désirer mon amitié, lui dis-je, avant de savoir si
je mérite la vôtre. Nous ne nous connaissons encore que par le bien
qu'on nous a dit l'une de l'autre. Attendons que nous sachions bien qui
nous sommes; je suis résolue à vous aimer tendrement, si vous êtes telle
que vous paraissez.

--Et qu'est-ce que je parais? reprit-elle en me regardant avec un peu de
méfiance; je suis triste, et rien que triste: vous ne pouvez pas me
juger.

--Votre tristesse vous honore et vous embellit C'est le deuil que vous
avez dans l'âme et dans des yeux qui m'attire vers vous.

--Alors vous désirez pouvoir m'aimer? Je tâcherai de vous paraître
aimable; j'ai besoin qu'on m'aime, moi! J'étais habituée à la tendresse,
ma pauvre mère m'adorait et me gâtait. Mon père me chérit aussi, mais
il ne me gâtera pas et je suis encore dans l'âge où, quand on n'est pas
gâtée, on a peine à comprendre qu'on soit aimée véritablement. Est-ce
que vous ne comprenez pas cela?

--Si fait, et me voilà résolue à vous gâter.

--Par pitié, n'est-ce pas?

--Par besoin de ma nature. Je n'aime pas à demi, et je suis malheureuse
quand je ne peux pas donner un peu de bonheur à ceux qui m'entourent;
mais quand je crois voir qu'ils abusent, je m'enfuis pour ne pas leur
devenir nuisible.

--C'est-à-dire que vous croyez dangereux d'aimer trop les gens? Vous
pensez donc comme mon père, qui s'imagine des choses bizarres selon moi?
Il dit que l'on est au monde pour lutter et par conséquent pour
souffrir, et qu'on a le tort aujourd'hui de rendre les enfants trop
heureux. Il prétend que beaucoup de contrariétés et de privations leur
seraient nécessaires pour les rompre au travail de la vie. Voilà les
paroles de mon cher papa, je les sais par coeur; je ne me révolte pas,
parce que je l'aime et le respecte, mais je ne suis pas persuadée, et,
quand on est doux et tendre avec moi, j'en suis reconnaissante et
heureuse, meilleure par conséquent. Vous verrez! Puisque vous ne voulez
vous engager à rien, attendons, vous m'étudierez, et vous verrez bientôt
que la méthode de ma pauvre chère maman était la bonne, la seule bonne
avec moi.

--Puis-je vous demander?... Mais non, vos beaux yeux se remplissent de
larmes et me donnent envie de pleurer avec vous, par conséquent de vous
aimer trop et trop vite.

Elle me jeta ses bras autour du cou et pleura avec effusion. Je fus
vaincue. Elle ne me disait rien, ne pouvant parler; mais il y avait tant
d'abandon et de confiance dans ses pleurs sur mon épaule, elle avait
tellement l'air, malgré l'énergie de sa physionomie, d'un pauvre être
brisé qui demande protection, que je me mis à l'adorer dès le premier
jour sans me demander si elle n'allait pas s'emparer de moi au lieu de
subir mon influence.

Cette crainte ne me vint qu'après un certain temps, car, durant les
premières semaines, elle fut d'une douceur angélique et d'une amabilité
vraiment irrésistible. Il est vrai que je n'exigeais pas beaucoup
d'elle; elle avait encore tant de chagrin que sa santé s'en ressentait,
et d'ailleurs je la voyais douée d'une telle intelligence que je ne
pouvais croire à la nécessité de hâter beaucoup ses études.

Nous vivions presque tête à tête dans ce petit palais, devenu trop
grand. On avait reçu toutes les visites de condoléance, et, sauf
quelques vieux amis, on ne recevait plus personne; M. Dietrich le
voulait ainsi. Profondément affecté de la perte de sa femme, il aspirait
au printemps, pour se retirer durant toute la belle saison à la
campagne, dans une solitude plus profonde encore. Il quittait les
affaires, il les eût quittées plus tôt sans les goûts dispendieux de sa
femme. Il se trouvait assez riche, trop riche, disait-il, il comptait
s'adonner à l'agriculture et régir lui-même sa propriété territoriale.

Il eut même l'idée de vendre ou de louer son hôtel, et pour la première
fois je vis poindre un désaccord entre lui et sa fille. Elle aimait la
campagne autant que Paris, disait-elle, mais elle aimait Paris autant
que la campagne, et ne voyait pas sans effroi le parti exclusif que son
père voulait prendre. Elle avait dès lors des raisonnements très-serrés
qui paraissaient très-justes, et qu'elle exprimait avec une netteté dont
je n'eusse pas été capable à son âge. M. Dietrich, qui était fier de son
intelligence, la laissait et la faisait même discuter pour avoir le
plaisir de lui répondre, car il était obstiné, et ne croyait pas que
personne put jamais avoir définitivement raison contre lui.

Quand la discussion fut épuisée et qu'il crut avoir répondu
victorieusement à sa fille, prenant son silence pour une défaite, il vit
qu'elle pleurait. Ces grosses larmes qui tombaient sur les mains de
l'enfant sans qu'elle parût les sentir le troublèrent étrangement, et je
vis sur sa belle figure froide un mélange de douleur et d'impatience.

--Pourquoi pleurez-vous donc? lui dit-il après avoir essayé Jurant
quelques instans de ne pas paraître s'apercevoir de ce muet reproche.
Voyons! dites-le, je n'aime pas qu'on boude, vous savez que cela me fait
mal et me fâche.

--Je vous le dirai, mon cher papa, répondit Césarine en allant à lui et
en l'embrassant, caresse à laquelle il me parut plus sensible qu'il ne
voulait le paraître; oui, je vous le dirai, puisque vous ne le devinez
pas. Ma mère aimait cette maison, elle l'avait choisie, arrangée, ornée
elle-même. Vous n'étiez pas toujours d'accord avec elle, vous entendiez
le beau autrement qu'elle. Moi je ne m'y connais pas: je ne sais pas si
notre luxe est de bon ou de mauvais goût; mais je revois maman dans tout
ce qui est ici, et j'aime ce qu'elle aimait, par la seule raison qu'elle
l'aimait. Vous êtes si bon que vous ne vouliez jamais la contrarier,
vous lui disiez toujours: Après tout, c'est votre maison.... Eh bien!
moi, je me dis:--C'est la maison de maman. Je veux bien aller à la
campagne, où elle ne se plaisait pas: je m'y plairai, mon papa, parce
que j'y serai avec vous; mais, à l'idée que je ne reviendrai plus ici,
où que je verrai des étrangers installés dans la maison de ma mère, je
pleure, vous voyez! je pleure malgré moi, je ne peux pas m'en empêcher;
il ne faut pas m'en vouloir pour cela.

--Allons, dit M. Dietrich en se levant, on ne vendra pas et on ne louera
pas!

Il sortit un peu brusquement en me faisant à la dérobée un signe que je
ne compris pas bien, mais auquel je crus donner la meilleure
interprétation possible en allant le rejoindre au jardin au bout de
quelques instants.

J'avais bien deviné, il voulait me parler.

--Vous voyez, ma chère mademoiselle de Nermont, me dit-il en me tendant
la main; cette pauvre enfant va continuer sa mère, elle n'entrera dans
aucun de mes goûts. La sagesse de mes raisonnements entrera par une de
ses oreilles et sortira par l'autre.

--Je n'en crois rien, lui dis-je, elle est trop intelligente.

--Sa mère aussi était intelligente. Ne croyez pas que ce fût par manque
d'esprit qu'elle me contrariait. Elle savait bien qu'elle avait tort,
elle en convenait, elle était bonne et charmante, mais elle subissait la
maladie du siècle; elle avait la fièvre du monde, et, quand elle m'avait
fait le sacrifice de quelque fantaisie, elle souffrait, elle pleurait,
comme Césarine pleurait et souffrait tout à l'heure. Je sais résister à
n'importe quel homme, mon égal en force et en habileté; mais comment
résister aux êtres faibles, aux femmes et aux enfants?

Je lui remontrai que l'attachement de Césarine pour la _maison de sa
mère_ n'était pas une fantaisie vaine, et qu'elle avait donné des
raisons de sentiment vraiment respectables et touchantes.

--Si ces motifs sont bien sincères, reprit-il, et vous voyez que je n'en
veux pas douter, c'était raison de plus pour qu'elle me fit le sacrifice
de subir le petit chagrin que je lui imposais.

--Vous êtes donc réellement persuadé, monsieur Dietrich, que la jeunesse
doit être habituée systématiquement à la souffrance, ou tout au moins au
déplaisir?

--N'est-ce pas aussi votre opinion? s'écria-t-il avec une énergie de
conviction qui ne souffrait guère de réplique.

--Permettez, lui dis-je, j'ai été gâtée comme les autres dans mon
enfance; je n'ai passé par ce qu'on appelle l'école du malheur que dans
l'âge où l'on a toute sa force et toute sa raison, et c'est de quoi je
remercie Dieu, car j'ignore comment j'eusse subi l'infortune, si elle
m'eût saisie sans que je fusse bien armée pour la recevoir.

--Donc, reprit-il en poursuivant son idée sans s'arrêter aux objections,
vous valez mieux depuis que vous avez souffert? Vous n'étiez auparavant
qu'une âme sans conscience d'elle-même?... Je me rappelle bien aussi mon
enfance; j'ai été nul jusqu'au moment où il m'a fallu combattre à mes
risques et périls.

--C'est la force des choses qui amène toujours cette lutte sous une
forme quelconque pour tous ceux qui entrent dans la vie. La société est
dure à aborder, quelquefois terrible: croyez-vous donc qu'il faille
inventer le chagrin pour les enfants? Est-ce que dès l'adolescence ils
ne le rencontreront pas? Si la vie n'a d'heureux que l'âge de
l'ignorance et de l'imprévoyance, ne trouvez-vous pas cruel de supprimer
cette phase si courte, sous prétexte qu'elle ne peut pas durer?

--Alors vous raisonnez comme ma femme; hélas! toutes les femmes
raisonnent de même. Elles ont pour la faiblesse, non pas seulement des
égards et de la pitié, mais du respect, une sorte de culte. C'est bien
fâcheux, mademoiselle de Nermont, c'est malheureux, je vous assure!

--Si vous blâmez ma manière de voir, cher monsieur Dietrich, je regrette
de n'avoir pas mieux connu la vôtre avant d'entrer chez vous; mais....

--Mais vous voilà prête à me quitter, si je ne pense pas comme vous?
Toujours la femme avec sa tyrannique soumission! Vous savez bien que
vous me feriez un chagrin mortel en renonçant à la tâche qu'on a eu tant
de peine à vous faire accepter. Vous savez bien aussi que je
n'essayerais même pas de vous remplacer, tant il m'est prouvé que vous
êtes l'ange gardien nécessaire à ma fille. Ce n'est pas sa tante qui
saurait l'élever. D'abord elle est ignorante, en outre elle a les
défauts de son sexe, elle aime le monde....

--Elle n'en a pourtant pas l'air.

--Son air vous trompe. Elle a d'ailleurs aussi à un degré éminent les
vertus de son sexe: elle est laborieuse, économe, rangée, ingénieuse
dans les devoirs de l'hospitalité. Ne croyez pas que je ne lui rende pas
justice, je l'aime et l'estime infiniment; mais je vous dis qu'elle aime
le monde parce que toute femme, si sérieuse qu'elle soit, aime les
satisfactions de l'amour-propre. Ma pauvre soeur Helmina n'est ni jeune,
ni belle, ni brillante de conversation; mais elle reçoit bien, elle
ordonne admirablement un dîner, un ambigu, une fête, une promenade; elle
le sait, on lui en fait compliment, et plus il y a de monde pour rendre
hommage à ses talents de ménagère et de majordome, plus elle est fière,
plus elle est consolée de sa nullité sous tous les autres rapports.

--Vous êtes un observateur sévère, monsieur Dietrich, et je crains que
mon tour d'être jugée avec cette impartialité écrasante ne vienne
bientôt; cela me fait peur, je l'avoue, car je suis loin de me sentir
parfaite.

--Vous êtes relativement parfaite, mon jugement est tout porté, vous
gâterez Césarine d'autant plus. Ce ne sera pas par égoïsme comme les
autres, qui regrettent le plaisir et rêvent de le voir repousser avec
elle dans la maison; ce sera par bonté, par dévouement, par tendresse
pour elle, car elle a déjà, cette petite, des séductions
irrésistibles....

--Que vous subissez tout le premier!

--Oui, mais je m'en défends; défendez-vous aussi, voilà tout ce que je
vous demande; faites cet effort dans son intérêt, promettez-le-moi.

--Oui, certes, je vous le promets, si je vois qu'elle abuse de ma
condescendance pour exiger ce qui lui serait nuisible; mais cela n'est
point encore arrivé, et je ne puis me tourmenter d'une prévision que
rien ne justifie encore.

--Vous comptez pour rien sa résistance à mon désir de vendre l'hôtel?

--Dois-je l'engager à se soumettre sans faiblesse à ce désir?

--Oui, je vous en prie.

--Oserai-je vous dire que cela me semble cruel?

--Non, car je ne te vendrai pas; je veux faire semblant pour que
Césarine apprenne à me céder de bonne grâce. Soyez certaine que, si on
n'apprend pas aux enfants à renoncer à ce qui leur plaît, ils ne
l'apprendront jamais d'eux-mêmes. Le bonheur qu'on prétend leur donner
en fait des malheureux pour le reste de leur vie.

Il avait peut-être raison. Je n'osai pas insister, et j'allai rejoindre
mon élève avec l'intention de faire ce qui m'était prescrit, mais je la
trouvai souriante.

--Épargnez-vous la peine de me persuader, me dit-elle dès les premiers
mots; j'ai entendu par hasard tout ce que papa vous a dit et tout ce que
vous lui avez répondu. J'étais dans le jardin, à deux pas de vous,
derrière la fontaine, et le petit bruit de l'eau ne m'a pas fait perdre
une de vos paroles. Il n'y a pas de mal à cela, vous êtes deux anges
pour moi, mon père et vous: lui, un ange à figure sévère qui veut mon
bonheur par tous les moyens,--vous, un ange de douceur qui veut la même
chose par les moyens qui sont dans sa nature; mais voyez comme vous êtes
plus dans la vérité que mon père! Vous vouliez le faire renoncer à sa
méthode, vous sentiez bien qu'elle pouvait me conduire à l'hypocrisie.
Où en serait-il, mon pauvre cher papa, si, après m'avoir vue bien
résignée, il découvrait que je n'ai pas pris au sérieux ses menaces?
Vraiment, si je dois être gâtée, comme on dit, c'est-à-dire corrompue
moralement, ce sera par lui! Il m'habituera à faire semblant d'être
sacrifiée et à lui imposer ainsi, sans qu'il s'en doute, le sacrifice de
sa volonté. Allons, Dieu merci, je suis meilleure qu'il ne pense», je
céderai à tout par amitié pour lui, je vous chérirai pour celle que vous
me montrez sans pédanterie, je vous rendrai très-heureux, seulement....

--Seulement quoi? dites, ma chérie.

--Rien, répondit-elle en me baisant la main; mais son bel oeil caressant
et fier acheva clairement sa phrase; je vous rendrai très-heureux,
seulement vous ferez toutes mes volontés.

Elle savait bien ce qu'elle disait là, l'énergique, l'obstinée, la
puissante fillette! Elle réunissait en elle la souplesse instinctive de
sa mère et l'entêtement voulu de son père. Au dire du vieux médecin de
la famille, que je consultais souvent sur le régime à lui faire suivre,
elle avait comme une double organisation, toute la patience de la femme
adroite pour arriver à ses fins, toute l'énergie de l'homme d'action
pour renverser les obstacles et faire plier les résistances.--En ce
cas, pensais-je, de quoi donc se tourmente son père? Il la veut forte,
eue est invincible. Il cherche à la bronzer, elle est le feu qui bronze
les autres. Il prétend lui apprendre à souffrir, comme si elle n'était
pas destinée à vaincre! Ceux qui savent dominer souffrent-ils?

Elle m'effraya; je me promis de la bien étudier avant de me décider à
graviter comme un satellite autour de cet astre. Il s'agissait de savoir
si elle était bonne autant qu'aimable, si elle se servirait de sa force
pour faire le bien ou le mal.

Cela n'était pas facile à deviner, et j'y consacrai plus d'une année. Un
jour, à la campagne, je fus importunée par les cris d'un petit oiseau
qu'elle élevait en cage et qui n'avait rien à manger. Comme il troublait
la leçon de musique et que d'ailleurs je ne puis voir souffrir, je me
levai pour lui donner du pain. Césarine parut ne pas s'en apercevoir;
mais après la leçon elle emporta la cage dans sa chambre, et j'entendis
bientôt que le jeûne et les cris de détresse recommençaient de plus
belle. Je lui demandai pourquoi, puisque cette petite bête savait
manger, elle ne lui laissait pas de nourriture à sa portée.

--C'est bien simple, répondit-elle. S'il peut se passer de moi, il ne se
souciera plus de moi.

--Mais si vous l'oubliez?

--Je ne l'oublierai pas.

--Alors c'est volontairement que vous le condamnez au supplice de
l'attente et aux tortures de la faim, car il crie sans cesse.

--C'est volontairement; j'essaye sur lui la méthode de mon père.

--Non, ceci est une méchante plaisanterie; cette méthode n'est pas
applicable aux êtres qui ne raisonnent pas. Dites plutôt que vous aimez
votre oiseau d'une amitié égoïste et cruelle. Peu vous importe qu'il
souffre, pourvu qu'il s'attache à vous. Prenez garde de traiter de même
les êtres de votre espèce!

--En ce cas, dit-elle en riant, ma méthode diffère de celle de mon père,
puisqu'elle ne s'applique qu'aux êtres qui ne raisonnent pas.

J'essayai de lui prouver qu'il faut rendre heureux les êtres dont on se
charge, même les plus infimes, et surtout les plus faibles.

--Qu'est-ce que le bonheur d'un être qui ne songe qu'à manger?
reprit-elle en haussant doucement les épaules.

--C'est de manger. Les enfants à la mamelle n'ont point d'autre souci.
Faut-il les faire jeûner pour qu'ils s'attachent à leur nourrice?

--Mon père doit te penser.

--Il ne le pense pas, vous ne le pensez pas non plus. Pourquoi cette
taquinerie obstinée contre votre père absent? Admettons que sa méthode
ne soit pas incontestable....

--Voilà ce que je voulais vous faire dire!

--Et c'est pour cela que vous torturiez votre petit oiseau?

--Non, je n'y songeais pas; je voulais me rendre nécessaire, moi
exclusivement, à son existence; mais c'est prendre trop de peine pour
une aussi sotte bête, et, puisqu'il a des ailes, je vais lui donner la
volée.

--Attendez! Dites-moi toute votre idée; en le rendant à la liberté,
faites-vous un sacrifice?

--Ah! vous voulez me _disséquer_, ma bonne amie?

--Je tiens à ce que vous vous rendiez compte de vous-même.

--Je me connais.

--Je n'en crois rien.

--Vous pensez que c'est impossible à mon âge? Est-ce que vous ne m'y
poussez pas en m'interrogeant sans cesse? Cette curiosité que vous avez
de moi me force à m'examiner du matin au soir. Elle me mûrit trop vite,
je vous en avertis; vous feriez mieux de ne pas tant fouiller dans ma
conscience et de me laisser vivre, j'en vaudrais mieux. Je deviendrai si
raisonnable avec vos raisonnements que je ne jouirai plus de rien. Ah!
maman me comprenait mieux. Quand je lui faisais des questions, elle me
répondait:

«--Tu n'as pas besoin de savoir.

«Et si elle me voyait réfléchir, elle me parlait des belles robes de ma
poupée ou des miennes; elle voulait que je fusse une femme et rien de
plus, rien de mieux. Mon père veut que je pense comme un homme, et vous,
vous rêvez de m'élever à l'état d'ange. Heureusement je sais me
défendre, et je saurai me faire aimer de vous comme Je suis.

--C'est fait, je vous aime; mais vous l'avez compris, je vous veux
parfaite, vous pouvez l'être.

--Si je veux, peut-être; mais je ne sais pas si je le veux, j'y
penserai.

Ainsi je n'avais jamais le dernier mot avec elle, et c'était à
recommencer toutes les fois qu'une observation sur le fond de sa pensée
me paraissait nécessaire. L'occasion était rare, car à la surface et
dans l'habitude de la vie elle était d'une égalité d'humeur
incomparable, je dirais presque invraisemblable à son âge et dans sa
position. Jamais je n'eus à lui reprocher un instant de langueur, une
ombre de résistance dans ses études. Elle était toujours prête, toujours
attentive. Sa compréhension, sa mémoire, la logique et te pénétration de
son esprit tenaient du prodige. Elle me paraissait dépourvue
d'enthousiasme et de sensibilité» mais elle avait un grand sens
critique, un grand mépris pour le mal, une si haute probité d'instincts
qu'elle ne comprenait pas que l'héroïsme parût difficile et méritât de
grandes louanges. J'osais à peine solliciter son admiration pour les
grands caractères et les grandes actions; elle semblait me dire:

--Que trouvez-vous donc là d'étonnant? est-ce que vous ne seriez pas
capable de ces choses si naturelles?

Ou bien:

--Me croyez-vous inférieure à ces hautes natures qui vous confondent?

Tant que l'on ne s'attaquait pas à son for intérieur, elle était calme,
polie, délicate et charmante. Elle avait des prévenances irrésistibles,
des louanges fines, des élans de tendresse apparente, et, si parfois
elle était mécontente de moi, je ne m'en apercevais qu'à un redoublement
de déférence et d'égards.

Comment gouverner, comment espérer de modifier une telle personne?
J'avais lutté contre moi-même dans ma vie de revers et de douleur. Je ne
m'étais jamais exercée à lutter contre les autres. Ce qui me consolait
de mon impuissance, c'est que M. Dietrich, avec toute l'énergie acquise
dans sa vie de travail et de calcul, n'avait pas plus de prise que moi
sur les convictions de sa fille.

Ces convictions étaient fort mystérieuses, je ne réussissais pas à m'en
emparer, tant elles étaient contradictoires. À l'heure qu'il est, je ne
saurais dire encore si le désordre de ses assertions sur elle-même
tenait à l'incertitude où flotte une vive intelligence en voie
d'éclosion trop rapide, ou bien simplement au besoin de prendre le
contre-pied de ce qu'on voulait lui persuader. Cette grande logique
qu'elle portait dans l'étude disparaissait de son caractère dans
l'application. Elle avait des goûts qui se contrariaient sans l'étonner.

--Je veux m'arranger, disait-elle alors, pour vivre en bonne
intelligence avec les extrêmes que je porte en moi. J'aime l'éclat et
l'ombre, le silence et le bruit. Il me semble qu'on est heureux quand on
peut faire bon ménage avec les contrastes.

--Oui, lui disais-je, c'est possible dans certains cas; mais il y a le
grand, l'éternel contraste du mal et du bien, qui ne se logeront jamais
dans le même coeur sans que l'un étouffe l'autre.

--Je vous répondrai, reprenait-elle, quand je saurai ce que cela veut
dire. Vous me permettrez, à l'âge que j'ai de ne pas savoir encore ce
que c'est que le mal.

Et elle s'arrangeait pour ne pas paraître le savoir. Si je surprenais en
elle un mouvement d'égoïsme et de cruauté, comme dans l'histoire du
petit oiseau, sa figure exprimait un étonnement candide.

--Je n'avais pas songé à cela, disait-elle.

Mais jamais elle ne s'avouait coupable ni résolue à ne plus l'être. Elle
promettait d'y réfléchir, d'examiner, de se faire une opinion. Elle ne
croyait pas qu'on eût le droit de lui en demander davantage, et
protestait assez habilement contre les convictions imposées.

Nous passâmes huit mois à la campagne dans un véritable Éden et dans une
solitude qu'interrompaient peu agréablement de rares visites de
cérémonie. M. Dietrich se passionnait pour l'agriculture, et peu à peu
il ne se montra plus qu'aux repas. Mademoiselle Helmina Dietrich était
absorbée par les soins du ménage. Césarine était donc condamnée à vivre
entre deux vieilles filles, l'une très-gaie (Helmina aimait à être
taquinée par sa nièce, qui la traitait amicalement comme une enfant),
mais sans influence aucune sur elle; l'autre, sérieuse, mais irrésolue
et inquiète encore. J'avoue que je n'osais rien, craignant d'irriter
secrètement un amour-propre que la lutte eût exaspéré. Nous revînmes à
Paris au milieu de l'hiver. Césarine, qui n'avait pas marqué le moindre
dépit de rester si longtemps à la campagne, ne fit pas paraître toute sa
joie de revoir Paris, sa chère maison et ses anciennes connaissances;
mais je vis bien que son père avait raison de penser qu'elle aimait le
monde. Sa santé, qui n'avait pas été brillante depuis la mort de sa
mère, prit le dessus rapidement dès qu'on put lui procurer quelques
distractions.

Cette victoire, qui fût définitive dans son équilibre physique, la
rendit en peu de temps si belle, si séduisante d'aspect et de manières,
qu'à seize ans elle avait déjà tout le prestige d'une femme faite. Son
intelligence progressa dans la même proportion. Je la voyais éclore
presque instantanément. Elle devinait ce qu'elle n'avait pas le temps
d'apprendre; les arts et la littérature se révélaient à elle comme par
magie. Son goût devenait pur. Elle n'avait plus de paradoxes, elle se
corrigeait de poser l'originalité. Enfin elle devenait si remarquable
qu'au bout de mon année d'examen je me résumai ainsi avec M. Dietrich:

--Je resterai. Je ne suis pas nécessaire à votre fille. Personne ne lui
est et ne lui sera, peut-être jamais nécessaire, car, ne vous y trompez
pas, elle est une personne supérieure par elle-même; mais je peux lui
être utile, en ce sens que je peux la confirmer dans l'essor de ses bons
instincts. S'il venait à s'en produire de mauvais, je ne les détruirais
pas, et vous ne les détruiriez pas plus que moi; mais à nous deux nous
pourrions en retarder le développement ou en amortir les effets. Elle me
le dit du moins, elle a pris de l'affection pour moi et me prie avec
ardeur de ne pas la quitter. Moi, je me dis qu'elle mérite que je
m'attache à elle, fallût-il souffrir quelquefois de mon dévouement.

M. Dietrich m'exprima une très-vive reconnaissance, et je m'installai
définitivement chez lui. Je donnai congé du petit appartement que
j'avais voulu garder jusque-là, j'apportai mon modeste mobilier, mes
petits souvenirs de famille, mes livres et mon piano à l'hôtel Dietrich,
et je consentis à y occuper un très-joli pavillon que j'avais jusque-là
refusé par discrétion. C'était le logement de mademoiselle Helmina, qui
prenait celui de sa défunte belle-soeur et se trouvait ainsi sous la
même clef que Césarine.

J'eus dès lors une indépendance plus grande que je ne l'avais espéré. Je
pouvais recevoir mes amis sans qu'ils eussent à défiler sous les yeux
de la famille Dietrich. Le nombre en était bien restreint; mais je
pouvais voir mon cher filleul tout à mon aise et le soustraire aux
critiques probablement trop spirituelles que Césarine eût pu faire
tomber sur sa gaucherie de collègien.

Cette gaucherie n'existait plus heureusement. Ce fut une grande joie
pour moi de retrouver mon cher enfant grandi et en bonne santé. Il
n'était pas beau, mais il était charmant, il ressemblait à ma pauvre
soeur: de beaux yeux noirs doux et pénétrants, une bouche parfaite de
distinction et de finesse, une pâleur intéressante sans être maladive,
des cheveux fins et ondulés sur un front ferme et noble. Il n'était pas
destiné à être de haute taille, ses membres étaient délicats, mais
très-élégants, et tous ses mouvements avaient de l'harmonie comme toutes
les inflexions de sa voix avaient du charme.

Il venait de terminer ses études et de recevoir son diplôme de
bachelier. Je m'étais beaucoup inquiétée de la carrière qu'il lui
faudrait embrasser. M. Dietrich, à qui j'en avais plusieurs fois parlé,
m'avait dit:

--Ne vous tourmentez pas; je me charge de lui. Faites-le moi connaître,
je verrai à quoi il est porté par son caractère et ses idées.

Toutefois, quand je voulus lui présenter Paul, celui-ci me répondit avec
une fermeté que je ne lui connaissais pas:

--Non, ma tante, pas encore! Je n'ai pas voulu attendre ma sortie du
collège pour me préoccuper de non avenir. J'ai eu pour ami particulier
dans mes dernières classes le fils d'un riche éditeur-libraire qui m'a
offert d'entrer avec lui comme commis chez son père. Pour commencer,
nous n'aurons que le logement et la nourriture, mais peu à peu nous
gagnerons des appointements qui augmenteront en raison de notre travail.
J'ai six-cents francs de rente, m'avez-vous dit; c'est plus qu'il ne
m'en faut pour m'habiller proprement et aller quelquefois à l'Opéra ou
aux Français. Je suis donc très-content du parti que j'ai pris, et comme
j'ai reçu la parole de M. Latour, je ne dois pas lui reprendre la
mienne.

--Il me semble, lui dis-je, qu'avant de t'engager ainsi tu aurais dû me
consulter.

--Le temps pressait, répondit-il, et j'étais sûr que vous
m'approuveriez. Cela s'est décidé hier soir.

--Je ne suis pas si sûre que cela de t'approuver. J'ignore si tu as pris
un bon parti, et j'aurais aimé à consulter M. Dietrich.

--Chère tante, je ne désire pas être protégé; je veux n'être l'obligé de
personne avant de savoir si je peux aimer l'homme qui me rendra service.
Vous voyez, je suis aussi fier que vous pouvez désirer que je le sois.
J'ai beaucoup réfléchi depuis un an. Je me suis dit que, dans ma
position, il fallait faire vite aboutir les réflexions, et que je
n'avais pas le droit de rêver une brillante destinée difficile à
réaliser. Je m'étais juré d'embrasser la première carrière qui
s'ouvrirait honorablement devant moi. Je l'ai fait. Elle n'est pas
brillante, et peut-être, grâce à la bienveillance de M. Dietrich,
aviez-vous rêvé mieux pour moi. Peut-être M. Dietrich, par une faveur
spéciale, m'eût-il fait sauter par-dessus les quelques degrés
nécessaires à mon apprentissage. C'est ce que je ne désire pas, je ne
veux pas appartenir à un BIENFAITEUR, quel qu'il soit. M. Latour
m'accepte parce qu'il sait que je suis un garçon sérieux. Il ne me fait
et ne me fera aucune grâce. Mon avenir est dans mes mains, non dans les
siennes. Il ne m'a accordé aucune parole de sympathie, il ne m'a fait
aucune promesse de protection. C'est un positiviste très-froid, c'est
donc l'homme qu'il me faut. J'apprendrai chez lui le métier de
commerçant et en même temps j'y continuerai mon éducation, son magasin
étant une bibliothèque, une encyclopédie toujours ouverte. Il faudra que
j'apprenne à être une machine le jour, une intelligence à mes heures de
liberté; mais, comme il m'a dit que j'aurais des épreuves à corriger, je
sais qu'on me laissera lire dans ma chambre: c'est tout ce qu'il me faut
en fait de plaisirs et de liberté.

Il fallut me contenter de ce qui était arrangé ainsi. Paul n'était pas
encore dans l'âge des passions; tout à sa ferveur de novice, il croyait
être toujours heureux par l'étude et n'avoir jamais d'autre curiosité.

M. Dietrich, à qui je racontai notre entrevue sans lui rien cacher, me
dit qu'il augurait fort bien d'un caractère de cette trempe, à moins que
ce ne fût un éclair fugitif d'héroïsme, comme tous les jeunes gens
croient en avoir; qu'il fallait le laisser voler de ses propres ailes
jusqu'à ce qu'il eût donné la mesure de sa puissance sur lui-même, que
dans tous les cas il était prêt à s'intéresser à mon neveu dès la
moindre sommation de ma part.

Je devais me tenir pour satisfaite, et je feignis de l'être; mais la
précoce indépendance de Paul me rendait un peu soucieuse. Je faisais de
tristes réflexions sur l'esprit d'individualisme qui s'empare de plus en
plus de la jeunesse. Je voyais, d'une part, Césarine s'arrangeant, avec
des calculs instinctifs assez profonds, pour gouverner tout le monde.
D'autre part, je voyais Paul se mettant en mesure, avec une hauteur
peut-être irréfléchie, de n'être dirigé par personne. Que mon élève,
gâtée par le bonheur, crût que tout avait été créé pour elle, c'était
d'une logique fatale, inhérente à sa position; mais que mon pauvre
filleul, aux prises avec l'inconnu, déclarât qu'il ferait sa place tout
seul et sans aide, cela me semblait une outrecuidance dangereuse, et
j'attendais son premier échec pour le ramener à moi comme à son guide
naturel.

Peu à peu, l'influence de Césarine agissant à la sourdine et sans
relâche, aidée du secret désir de sa tante Helmina, les relations que sa
mère lui avait créées se renouèrent. Les échanges de visites devinrent
plus fréquents; des personnes qu'on n'avait pas vues depuis un an furent
adroitement ramenées: on accepta quelques invitations d'intimité, et à
la fin du deuil on parla de payer les affabilités dont on avait été
l'objet en rouvrant les petits salons et en donnant de modestes dîners
aux personnes les plus chères. Cela fut concerté et amené par la tante
et la nièce avec tant d'habileté que M. Dietrich ne s'en douta qu'après
un premier résultat obtenu. On lui fit croire que la réunion avait été,
par l'effet du hasard, plus nombreuse qu'on ne l'avait désiré. Un second
dîner fut suivi d'une petite soirée où l'on fit un peu de musique
sérieuse, toujours par hasard, par une inspiration de la tante, qui
avait vu l'ennui se répandre parmi les invités, et qui croyait faire son
devoir en s'efforçant de les distraire.

La semaine suivante, la musique sacrée fit place à la profane. Les
jeunes amis des deux sexes chantaient plus ou moins bien. Césarine
n'avait pas de voix, mais elle accompagnait et déchiffrait on ne peut
mieux. Elle était plus musicienne que tous ceux qu'elle feignait de
faire briller, et dont elle se moquait intérieurement avec un ineffable
sourire d'encouragement et de pitié.

Au bout de deux mois, une jeune étourdie joua sans réflexion une valse
entraînante. Les autres jeunes filles bondirent sur le parquet. Césarine
ne voulut ni danser, ni faire danser; on dansa cependant, à la grande
joie de mademoiselle Helmina et à la grande stupéfaction des
domestiques. On se sépara en parlant d'un bal pour les derniers jours de
l'hiver.

M. Dietrich était absent. Il faisait de fréquents voyages à sa propriété
de Mireval. On ne l'attendait que le surlendemain. Le destin voulut que,
rappelé par une lettre d'affaires, il arrivât le lendemain de cette
soirée, à sept heures du matin. On s'était couché tard, les valets
dormaient encore, et les appartements étaient restés en désordre. M.
Dietrich, qui avait conservé les habitudes de simplicité de sa jeunesse,
n'éveilla personne; mais, avant de gagner sa chambre, il voulut se
rendre compte par lui-même du tardif réveil de ses gens, et il entra
dans le petit salon où la danse avait commencé. Elle y avait laissé peu
de traces, vu que, s'y trouvant trop à l'étroit, on avait fait invasion,
tout en sautant et pirouettant, dans la grande salle des fêtes. On y
avait allumé à la hâte des lustres encore garnis des bougies à demi
consumées qui avaient éclairé les derniers bals donnés par madame
Dietrich. Elles avaient vite brûlé jusqu'à faire éclater les bobèches,
ce qui avait été cause d'un départ précipité: des voiles et des écharpes
avaient été oubliés, des cristaux et des porcelaines où l'on avait servi
des glaces et des friandises étaient encore sur les consoles. C'était
l'aspect d'une orgie d'enfants, une débauche de sucreries, avec des
enlacements de traces de petits pieds affolés sur les parquets poudreux.
M. Dietrich eut le coeur serré, et, dans un mouvement d'indignation et
de chagrin, il vint écouter à ma porte si j'étais levée. Je l'étais en
effet; je reconnus son pas, je sortis avec lui dans la galerie,
m'attendant à des reproches.

Il n'osa m'en faire:

--Je vois, me dit-il avec une colère contenue, que vous n'avez pas pris
part à des folies que vous n'avez pu empêcher....

--Pardon, lui dis-je, je n'ai eu aucune velléité d'amusement, mais je
n'ai pas quitté Césarine d'un instant, et je me suis retirée la
dernière. Si vous me trouvez debout, c'est que je n'ai pas dormi.
J'avais du souci en songeant qu'on vous cacherait cette petite fête et
en me demandant si je devais me taire ou faire l'office humiliant de
délateur. Nous voici, monsieur Dietrich, dans des circonstances que je
n'ai pu prévoir et aux prises avec des obligations qui n'ont jamais été
définies. Que dois-je faire à l'avenir? Je ne crois pas possible
d'imposer mon autorité, et je n'accepterais pas le rôle désagréable de
pédagogue trouble-fête; mais celui d'espion m'est encore plus
antipathique, et je vous prie de ne pas tenter de me l'imposer.

--Je ne vois rien d'embrouillé dans les devoirs que vous voulez bien
accepter, reprit-il. Vous ne pouvez rien empêcher, je le sais; vous ne
voulez rien trahir, je le comprends; mais vous pouvez user de votre
ascendant pour détourner Césarine de ses entraînements. N'avez-vous rien
trouvé à lui dire pour la faire réfléchir, ou bien vous a-t-elle
ouvertement résisté?

--Je puis heureusement vous dire mot pour mot ce qui s'est passé.
Césarine n'a rien provoqué, elle a laissé faire. Je lui ai dit à
l'oreille:

»--C'est trop tôt, votre père blâmera peut-être.

»Elle m'a répondu:

»--Vous avez raison; c'est probable.

» Elle a voulu avertir ses compagnes, elle ne l'a pas fait. Au moment où
la danse tournoyait dans le petit salon, mademoiselle Helmina, voyant
qu'on étouffait, a ouvert les portes du grand salon, et l'on s'y est
élancé. En ce moment, Césarine a tressailli et m'a serré convulsivement
la main; j'ai cru inutile de parler, j'ai cru qu'elle allait agir. Je
l'ai suivie au salon; elle me tenait toujours la main, elle s'est assise
tout au fond, sur l'estrade destinée aux musiciens, et là, derrière un
des socles qui portent les candélabres, elle a regardé la danse avec des
yeux pleins de larmes.

--Elle regrettait de n'oser encore s'y mêler! s'écria M. Dietrich
irrité.

--Non, repris-je, ses émotions sont plus compliquées et plus
mystérieuses.--Mon amie, m'a-t-elle dit, je ne sais pas trop ce qui se
passe en moi. Je fais un rêve, je revois la dernière fête qu'on a donnée
ici, et je crois voir ma mère déjà malade, belle, pâle, couverte de
diamants, assise là-bas tout au fond, en face de nous, dans un véritable
bosquet de fleurs, respirant avec délices ces parfums violents qui la
tuaient et qu'elle a redemandés jusque sur son lit d'agonie. Ceci vous
résume la vie et la mort de ma pauvre maman. Elle n'était pas de force à
supporter les fatigues du monde, et elle s'enivrait de tout ce qui lui
faisait mal. Elle ne voulait rien ménager, rien prévoir. Elle souffrait
et se disait heureuse. Eue l'était, n'en doutez pas. Que nos tendances
soient folles ou raisonnables, ce qui fait notre bonheur, c'est de les
assouvir. Elle est morte jeune, mais elle a vécu vite, beaucoup à la
fois, tant qu'elle a pu. Ni les avertissements des médecins, ni les
prières des amis sérieux, ni les reproches de mon père n'ont pu la
retenir, et en ce moment, en voyant l'ivresse et l'oubli assez indélicat
de mes compagnes, je me demande si nous n'avions pas tort de gâter par
des inquiétudes et de sinistres prédictions les joies si intenses et si
rapides de notre chère malade. Je me demande aussi si elle n'avait pas
pris le vrai chemin qu'elle devait suivre, tandis que mon père, marchant
sur un sentier plus direct et plus âpre, n'arrivera jamais au but qu'il
poursuit, la modération. Vous ne le connaissez pas, ma chère Pauline, il
est le plus passionné de la famille. Il a aimé les affaires avec rage.
C'était un beau joueur, calme et froid en apparence, mais jamais
rassasié de rêves et de calculs. Aujourd'hui l'amour de la terre se
présente à lui comme une lutte nouvelle, comme une fièvre de défis jetés
à la nature. Vous verrez qu'il ne jouira d'aucun succès, parce qu'il
n'avouera jamais qu'il ne sait pas supporter un seul revers. Ses
passions ne le rendent pas heureux, parce qu'il les subit sans vouloir
s'y livrer. Il se croit plus fort qu'elles, voilà l'erreur de sa vie; ma
mère n'en était pas dupe, je ne le suis pas non plus. Elle m'a appris à
le connaître, à le chérir, à le respecter, mais à ne pas le craindre. Il
sera mécontent quand il saura ce qui se passe ici, soit! Il faudra bien
qu'il m'accepte pour sa fille, c'est-à-dire pour un être qui a aussi des
passions. Je sens que j'en ai ou que je suis à la veille d'en avoir. Par
exemple, je ne sais pas encore lesquelles. Je suis en train de chercher
si la vue de cette danse m'enivre ou si elle m'agace, si je reverrai
avec joie les fêtes qui ont charmé mon enfance, ou si elles ne me seront
pas odieuses, si je n'aurai pas le goût effréné des voyages ou un besoin
d'extases musicales, ou bien encore la passion de n'aimer rien et de
tout juger. Nous verrons. Je me cherche, n'est-ce pas ce que vous
voulez?

«On est venu nous interrompre. On partait, car en somme on n'a pas dansé
dix minutes, et, pour se débarrasser plus vite de la gaieté de ses amis,
Césarine, qui, vous le voyez, était fort sérieuse, a promis que l'année
prochaine on danserait tant qu'on voudrait chez elle.

--L'année prochaine! C'est dans quinze jours, s'écria M. Dietrich, qui
m'avait écoutée avec émotion.

--Ceci ne me regarde pas, repris-je, je n'ai ni ordre ni conseils à
donner chez vous.

--Mais vous avez une opinion; ne puis-je savoir ce que vous feriez à ma
place?

--J'engagerais Césarine à ne pas livrer si vite aux violons et aux
toilettes cette maison qui lui était sacrée il y a un an. Je lui ferais
promettre qu'on n'y dansera pas avant une nouvelle année révolue: ce
qu'elle aura promis, elle le tiendra; mais je ne la priverais pas des
réunions intimes, sans lesquelles sa vie me paraîtrait trop austère. La
solitude et la réflexion sans trêve ont de plus grands dangers pour elle
que le plaisir. Je craindrais aussi que ses grands partis-pris de
soumission n'eussent pour effet de lui créer des résistances
intérieures invincibles, et qu'en la séparant du monde vous n'en fissiez
une mondaine passionnée.

M. Dietrich me donna gain de cause et me quitta d'un air préoccupé. Le
jugement que sa fille avait porté sur lui, et que je n'avais pas cru
devoir lui cacher, lui donnait à réfléchir. Dès le lendemain, il reprit
avec moi la conversation sur ce sujet.

--Je n'ai fait aucun reproche, me dit-il. J'ai fait semblant de ne
m'être aperçu de rien, et je n'ai pas eu besoin d'arracher la promesse
de ne pas danser avant un an; Césarine est venue d'elle-même au-devant
de mes réflexions. Elle m'a raconté la soirée d'avant-hier; elle a
doucement blâmé l'irréflexion, pour ne pas dire la légèreté de sa tante;
elle m'a fait l'aveu qu'elle avait promis de m'engager à rouvrir les
salons, en ajoutant qu'elle me suppliait de ne pas le permettre encore.
Je n'ai donc eu qu'à l'approuver au lieu de la gronder; elle s'était
arrangée pour cela, comme toujours!

--Et vous croyez qu'il en sera toujours ainsi?

--J'en suis sûr, répondit-il avec abattement; elle est plus forte que
moi, elle le sait; elle trouvera moyen de n'avoir jamais tort.
                
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