Voilà tout simplement quel sera le texte de mon récit, et pourquoi je
prends la peine de l'écrire, bien qu'il ne me soit point agréable de le
faire, et que je me fusse promis, en commençant, de me garder le plus
possible des impressions personnelles; mais il me semble à présent que
cette paresse serait une lâcheté, et je me rétracte.
V
Nous arrivâmes à Palma au mois de novembre 1838, par une chaleur
comparable à celle de notre mois de juin. Nous avions quitté Paris
quinze jours auparavant, par un temps extrêmement froid; ce nous fut un
grand plaisir, après avoir senti les premières atteintes de l'hiver,
de laisser l'ennemi derrière nous. A ce plaisir se joignit celui
de parcourir une ville très-caractérisée, et qui possède plusieurs
monuments de premier ordre comme beauté ou comme rareté.
[Illustration: Son Vent.]
Mais la difficulté de nous établir vint nous préoccuper bientôt, et nous
vîmes que les Espagnols qui nous avaient recommandé Majorque comme le
pays le plus hospitalier et le plus fécond en ressources s'étaient fait
grandement illusion, ainsi que nous. Dans une contrée aussi voisine des
grandes civilisations de l'Europe, nous ne nous attendions guère à ne
pas trouver une seule auberge. Cette absence de pied-à-terre pour les
voyageurs eût dû nous apprendre, en un seul fait, ce qu'était Majorque
par rapport au reste du monde, et nous engager à retourner sur-le-champ
à Barcelone, où du moins il y a une méchante auberge appelée
emphatiquement _l'hôtel des Quatre-Nations_.
A Palma, il faut être recommandé et annoncé à vingt personnes des plus
marquantes, et attendu depuis plusieurs mois, pour espérer de ne pas
coucher en plein champ. Tout ce qu'il fut possible de faire pour
nous, ce fut de nous assurer deux petites chambres garnies, ou plutôt
dégarnies, dans une espèce de mauvais lieu, où les étrangers sont bien
heureux de trouver chacun un lit de sangle avec un matelas douillet et
rebondi comme une ardoise, une chaise de paille, et, en fait d'aliments,
du poivre et de l'ail à discrétion.
En moins d'une heure, nous pûmes nous convaincre que, si nous n'étions
pas enchantés de cette réception, nous serions vus de mauvais oeil,
comme des impertinents et des brouillons, ou tout au moins regardés
en pitié comme des fous. Malheur à qui n'est pas content de tout en
Espagne! La plus légère grimace que vous feriez en trouvant de la
vermine dans les lits et des scorpions dans la soupe vous attirerait le
mépris le plus profond et soulèverait l'indignation universelle contre
vous. Nous nous gardâmes donc bien de nous plaindre, et peu à peu nous
comprîmes à quoi tenaient ce manque de ressources et ce manque apparent
d'hospitalité.
Outre le peu d'activité et d'énergie des Majorquins, la guerre civile,
qui bouleversait l'Espagne depuis si longtemps, avait intercepté, à
cette époque, tout mouvement entre la population de l'île et celle du
continent.
[Illustration]
Palma.
Majorque était devenue le refuge d'autant d'Espagnols qu'il y en pouvait
tenir, et les indigènes, retranchés dans leurs foyers, se gardaient bien
d'en sortir pour aller chercher des aventures et des coups dans la mère
patrie.
A ces causes il faut joindre l'absence totale d'industrie et les
douanes, qui frappent tous les objets nécessaires au bien-être[4] d'un
impôt démesure. Palma est arrangée pour un certain nombre d'habitants;
à mesure que la population augmente, on se serre un peu plus, et on
ne bâtit guère. Dans ces habitations, rien ne se renouvelle. Excepté
peut-être chez deux ou trois familles, le mobilier n'a guère changé
depuis deux cents ans. On ne connaît ni l'empire de la mode, ni le
besoin du luxe, ni celui des aises de la vie. Il y a apathie d'une part,
difficulté de l'autre; on reste ainsi. On a le strict nécessaire., mais
on n'a rien de trop. Aussi toute l'hospitalité se passe en paroles.
[Note 4: Pour on piano que nous fîmes venir de France, on exigeait
de nous 700 francs de droits d'entrée; c'était presque la valeur de
l'instrument. Nous voulûmes le renvoyer, cela n'est point permis; le
laisser dans le port jusqu'à nouvel ordre, cela est défendu; le faire
passer hors de la ville (nous étions à la campagne), afin d'éviter au
moins les droits de la porte, qui sont distincts des droits de douane,
cela était contraire aux lois; le laisser dans la ville, afin d'éviter
les droits de sortie, qui sont autres que les droits d'entrée, cela ne
se pouvait pas; le jeter à la mer c'est tout au plus si nous en avions
le droit. Après quinze jours de négociations, nous obtînmes qu'au lieu
de sortir de la ville par une certaine porte, il sortirait par une
autre, et nous en fûmes quittes pour 400 francs environ.]
Il y a une phrase consacrée à Majorque, comme dans toute l'Espagne, pour
se dispenser de rien prêter; elle consiste à tout offrir: _La maison et
tout ce qu'elle contient est à votre disposition_. Vous ne pouvez pas
regarder un tableau, toucher une étoffe, soulever une chaise, sans qu'on
vous dise avec une grâce parfaite: _Es a la disposition de uste_. Mais
gardez-vous bien d'accepter, fût-ce une épingle, car ce serait une
indiscrétion grossière.
Je commis une impertinence de ce genre dès mon arrivée à Palma, et je
crois bien que je ne m'en relèverai jamais dans l'esprit du marquis de
***. J'avais été très-recommandé à ce jeune lion palmesan, et je crus
pouvoir accepter sa voiture pour faire une promenade. Elle m'était
offerte d'une manière si aimable! Mais le lendemain un billet de lui me
fit bien sentir que j'avais manqué à toutes les convenances, et je me
hâtai de renvoyer l'équipage sans m'en être servi.
J'ai pourtant trouvé des exceptions à cette règle, mais c'est de la part
de personnes qui avaient voyagé, et qui, sachant bien le monde,
étaient véritablement de tous les pays. Si d'autres étaient portées à
l'obligeance et à la franchise par la bonté de leur coeur, aucune (il
est bien nécessaire de le dire pour constater la gêne que la douane et
le manque d'industrie ont apportée dans ce pays si riche), aucune n'eût
pu nous céder un coin de sa maison sans s'imposer de tels embarras et
de telles privations, que nous eussions été véritablement indiscrets de
l'accepter.
Ces impossibilités de leur part, nous fûmes bien à même de les
reconnaître lorsque nous cherchâmes à nous installer. Il était
impossible de trouver dans toute la ville un seul appartement qui fût
habitable.
Un appartement à Palma se compose de quatre murs absolument nus, sans
portes ni fenêtres. Dans la plupart des maisons bourgeoises, on ne se
sert pas de vitres; et lorsqu'on veut se procurer cette douceur, bien
nécessaire en hiver, il faut faire faire les châssis. Chaque locataire,
en se déplaçant (et l'on ne se déplace guère), emporte donc les
fenêtres, les serrures, et jusqu'aux gonds des portes. Son successeur
est obligé de commencer par les remplacer, à moins qu'il n'ait le goût
de vivre en plein vent, et c'est un goût fort répandu à Palma.
Or, il faut au moins six mois pour faire faire non seulement les portes
et fenêtres, mais les lits, les tables, les chaises, tout enfin,
si simple et si primitif que soit l'ameublement. Il y a fort peu
d'ouvriers; ils ne vont pas vite, ils manquent d'outils et de matériaux.
Il y a toujours quelque raison pour que le Majorquin ne se presse pas.
La vie est si longue! Il faut être Français, c'est-à-dire extravagant et
forcené, pour vouloir qu'une chose soit faite tout de suite. Et si vous
avez attendu déjà six mois, pourquoi n'attendriez-vous pas six mois de
plus? Et si vous n'êtes pas content du pays, pourquoi y restez-vous?
Avait-on besoin de vous ici? On s'en passait fort bien. Vous croyez donc
que vous allez mettre tout sens dessus dessous? Oh! que non pas!
Nous autres, voyez-vous, nous laissons dire, et nous faisons à notre
guise.-Mais n'y a-t-il donc rien à louer?-Louer? qu'est-ce que cela?
louer des meubles? Est-ce qu'il y en a de trop pour qu'on en loue?-Mais
il n'y en a donc pas à vendre?-Vendre? il faudrait qu'il y en eût de
tout faits. Est-ce qu'on a du temps de reste pour faire des meubles
d'avance? Si vous en voulez, faites-en venir de France, puisqu'il y a de
tout dans ce pays là.-Mais pour faire venir de France, il faut attendre
six mois tout au moins, et payer les droits. Or donc, quand on fait la
sottise de venir ici, la seule manière de la réparer, c'est de s'en
aller?-C'est ce que je vous conseille, ou bien prenez patience, beaucoup
de patience; _mucha calma_, c'est là sagesse majorquine.
Nous allions mettre ce conseil à profit, lorsqu'on nous rendit, à bonne
intention certainement, le mauvais service de nous trouver une maison de
campagne à louer.
C'était la villa d'un riche bourgeois qui pour un prix très-modéré,
selon nous, mais assez élevé pour le pays (environ cent francs par
mois), nous abandonna toute son habitation. Elle était meublée comme
toutes les maisons de plaisance du pays. Toujours les lits de sangle
ou de bois peint en vert, quelques-uns composés de deux tréteaux sur
lesquels on pose deux planches et un mince matelas; les chaises de
paille; les tables de bois brut; les murailles nues bien blanchies à
la chaux, et, par surcroît de luxe, des fenêtres vitrées dans presque
toutes les chambres; enfin, en guise de tableaux, dans la pièce qu'on
appelait le salon, quatre horribles devants de cheminée, comme ceux
qu'on voit dans nos plus misérables auberges de village, et que le señor
Gomez, notre propriétaire, avait eu la naïveté de faire encadrer avec
soin comme des estampes précieuses, pour en décorer les lambris de
son manoir. Du reste, la maison était vaste, aérée (trop aérée), bien
distribuée, et dans une très-riante situation, au pied de montagnes
aux flancs arrondis et fertiles, au fond d'une vallée plantureuse que
terminaient les murailles jaunes de Palma, la masse de sa cathédrale, et
la mer étincelante à l'horizon.
Les premiers jours que nous passâmes dans cette retraite furent assez
bien remplis par la promenade et la douce _flânerie_ à laquelle nous
conviaient un climat délicieux, une nature charmante et tout à fait
neuve pour nous.
Je n'ai jamais été bien loin de mon pays, quoique j'aie passé une grande
partie de ma vie sur les chemins. C'était donc la première fois que
je voyais une végétation et des aspects de terrain essentiellement
différents de ceux que présentent nos latitudes tempérées. Lorsque je
vis l'Italie, je débarquai sur les plages de la Toscane, et l'idée
grandiose que je m'étais faite de ces contrées m'empêcha d'en goûter la
beauté pastorale et la grâce riante. Aux bords de l'Arno, je me croyais
sur les rives de l'Indre, et j'allai jusqu'à Venise sans m'étonner
ni m'émouvoir de rien. Mais à Majorque il n'y avait pour moi aucune
comparaison à faire avec des sites connus. Les hommes, les maisons, les
plantes, et jusqu'aux moindres cailloux du chemin, avaient un caractère
à part. Mes enfants en étaient si frappés, qu'ils faisaient collection
de tout, et prétendaient remplir nos malles de ces beaux pavés de quartz
et de marbres veinés de toutes couleurs, dont les talus à _pierres
sèches_ bordent tous les enclos. Aussi les paysans, en nous voyant
ramasser jusqu'aux branches mortes, nous prenaient les uns pour des
apothicaires, les autres nous regardaient comme de francs idiots.
VI.
L'île doit la grande variété de ses aspects au mouvement perpétuel que
présente un sol labouré et tourmenté par des cataclysmes postérieurs
à ceux du mon le primitif. La partie que nous habitions alors, nommée
_Establiments_, renfermait, dans un horizon de quelques lieues, des
sites fort divers.
Autour de nous, toute la culture, inclinée sur des tertres fertiles,
était disposée en larges gradins irrégulièrement jetés autour de ces
monticules. Cette culture en terrasse, adoptée dans toutes les parties
de l'île, que les pluies et les crues subites des ruisseaux menacent
continuellement, est très-favorable aux arbres, et donne à la campagne
l'aspect d'un verger admirablement soigné.
À notre droite, les collines s'élevaient progressivement depuis le
pâturage en pente douce jusqu'à la montagne couverte de sapins. Au pied
de ces montagnes coule, en hiver et dans les orages de l'été, un torrent
qui ne présentait encore à notre arrivée qu'un lit de cailloux en
désordre. Mais les belles mousses qui couvraient ces pierres, les petits
ponts verdis par l'humidité, fendus par la violence des courants, et à
demi cachés dans les branches pendantes des saules et des peupliers,
l'entrelacement de ces beaux arbres sveltes et touffus qui se penchaient
pour faire un berceau de verdure d'une rive à l'autre, un mince filet,
d'eau qui courait sans bruit parmi les joncs et les myrtes, et toujours
quelque groupe d'enfants, de femmes et de chèvres accroupis dans les
encaissements mystérieux, faisaient de ce site quelque chose d'admirable
pour la peinture. Nous allions tous les jours nous promener dans le lit
du torrent, et nous appelions ce coin de paysage _le Poussin_, parce que
cette nature libre, élégante et fière dans sa mélancolie, nous rappelait
les sites que ce grand maître semble avoir chéris particulièrement.
A quelques centaines de pas de notre ermitage, le torrent se divisait en
plusieurs ramifications, et son cours semblait se perdre dans la plaine.
Les oliviers et les caroubiers pressaient leurs rameaux au-dessus de
la terre labourée, et donnaient à cette région cultivée l'aspect d'une
forêt.
Sur les nombreux mamelons qui bordaient cette partie boisée s'élevaient
des chaumières d'un grand style, quoique d'une dimension réellement
lilliputienne. On ne se figure pas combien de granges, de hangars,
d'étables, de cours et de jardins, un _payés_ (paysan propriétaire)
accumule dans un arpent de terrain, et quel goût inné préside à son
insu à cette disposition capricieuse. La maisonnette est ordinairement
composée de deux étages avec un toit plat dont le rebord avancé ombrage
une galerie percée à jour, comme une rangée de créneaux que surmonterait
un toit florentin. Ce couronnement symétrique donne une apparence de
splendeur et de force aux constructions les plus frêles et les plus
pauvres, et les énormes grappes de maïs qui sèchent à l'air, suspendues
entre chaque ouverture de la galerie, forment un lourd feston alterné
de rouge et de jaune d'ambre, dont l'effet est incroyablement riche et
coquet. Autour de cette maisonnette s'élève ordinairement une forte
haie de cactus ou nopals, dont les raquettes bizarres s'entrelacent
en muraille et protègent contre les vents du froid les frêles abris
d'algues et de roseaux qui servent à serrer les brebis. Comme ces
paysans ne se volent jamais entre eux, ils n'ont pour fermer leurs
propriétés qu'une barrière de ce genre. Des massifs d'amandiers et
d'orangers entourent le jardin, où l'on ne cultive guère d'autre légume
que le piment et la pomme d'amour; mais tout cela est d'une couleur
magnifique, et souvent, pour couronner le joli tableau que forme cette
habitation, un seul palmier déploie au milieu son gracieux parasol, ou
se penche sur le côté avec grâce, comme une belle aigrette.
Cette région est une des plus florissantes de l'île, et les motifs qu'en
donne M. Grasset de Saint-Sauveur dans son Voyage aux îles Baléares
confirment ce que j'ai dit précédemment de l'insuffisance de la culture
en général à Majorque. Les remarques que ce fonctionnaire impérial
faisait, en 1807, sur l'apathie et l'ignorance des pages majorquins le
conduisirent à en rechercher les causes. Il en trouva deux principales.
La première, c'est la grande quantité de couvents, qui absorbait une
partie de la population déjà si restreinte. Cet inconvénient a disparu,
grâce au décret énergique de M. Mendizabal, que les dévots de Majorque
ne lui pardonneront jamais.
La seconde est l'esprit de domesticité qui règne chez eux, et qui les
parque par douzaines au service des riches et des nobles. Cet abus
subsiste encore dans toute sa vigueur. Tout aristocrate majorquin a une
suite nombreuse que son revenu suffit à peine à entretenir, quoiqu'elle
ne lui procure aucun bien-être; il est impossible d'être plus mal servi
qu'on ne l'est par cette espèce de serviteurs honoraires. Quand on se
demande à quoi un riche majorquin peut dépenser son revenu dans un pays
où il n'y a ni luxe ni tentations d'aucun genre, on ne se l'explique
qu'en voyant sa maison pleine de sales fainéants des deux sexes, qui
occupent une portion des bâtiments réservée à cet usage, et qui, dès
qu'ils ont passé une année au service du maître, ont droit pour toute
leur vie au logement, à l'habillement et à la nourriture. Ceux qui
veulent se dispenser du service le peuvent en renonçant à quelques
bénéfices; mais l'usage les autorise encore à venir chaque matin manger
le chocolat avec leurs anciens confrères, et à prendre part, comme
Sancho chez Gamache, à toutes les bombances de la maison.
Au premier abord, ces moeurs semblent patriarcales, et on est tenté
d'admirer le sentiment républicain qui préside à ces rapports de maître
à valet; mais on s'aperçoit bientôt que c'est un républicanisme à la
manière de l'ancienne Rome, et que ces valets sont des clients enchaînés
par la paresse ou la misère à la vanité de leurs patrons. C'est un luxe
à Majorque d'avoir quinze domestiques pour un état de maison qui en
comporterait deux tout au plus. Et quand on voit de vastes terrains
en friche, l'industrie perdue, et toute idée de progrès proscrite par
l'ineptie et la nonchalance, on ne sait lequel mépriser le plus, du
maître qui encourage et perpétue ainsi l'abaissement moral de ses
semblables, ou de l'esclave qui préfère une oisiveté dégradante au
travail qui lui ferait recouvrer une indépendance conforme à la dignité
humaine.
Il est arrivé cependant qu'à force de voir augmenter le budget de leurs
dépenses et diminuer celui de leurs revenus, de riches propriétaires
majorquins se sont décidés à remédier à l'incurie de leurs tenanciers et
à la disette des travailleurs. Ils ont vendu une partie de leurs terres
en viager à des paysans, et M. Grasset de Saint-Sauveur s'est assuré
que, dans toutes les grandes propriétés où l'on avait essayé de ce
moyen, la terre, frappée en apparence de stérilité, avait produit en
telle abondance entre les mains d'hommes intéressés à son amélioration,
qu'en peu d'années les parties contractantes s'étaient trouvées
soulagées de part et d'autre.
Les prédictions de M. Grasset à cet égard se sont réalisées tout à fait,
et aujourd'hui la région d'Establiments, entre autres, est devenue un
vaste jardin; la population y a augmenté, de nombreuses habitations se
sont élevées sur les tertres, et les paysans y ont acquis une certaine
aisance qui ne les a pas beaucoup éclairés encore, mais qui leur a donné
plus d'aptitude au travail. Il faudra bien des années encore pour que
le Majorquin soit actif et laborieux; et s'il faut que, comme nous,
il traverse la douloureuse phase de l'âpreté au gain individuel pour
arriver à comprendre que ce n'est pas encore le le but de l'humanité,
nous pouvons bien lui laisser sa guitare et son rosaire pour tuer le
temps. Mais sans doute de meilleures destinées que les nôtres sont
réservées à ces peuples enfants que nous initierons quelque jour à une
civilisation véritable, sans leur reprocher tout ce que nous aurons
fait pour eux. Ils ne sont pas assez grands pour braver les orages
révolutionnaires que le sentiment de notre perfectibilité a soulevés sur
nos têtes. Seuls, désavoués, raillés et combattus par le reste de la
terre, nous avons fait des pas immenses, et le bruit de nos luttes
gigantesques n'a pas éveillé de leur profond sommeil ces petites
peuplades qui dorment à la portée de notre canon au sein de la
Méditerranée. Un jour viendra où nous leur conférerons le baptême de la
vraie liberté, et ils s'assiéront au banquet comme les ouvriers de la
douzième heure. Trouvons le mot de notre destinée sociale, réalisons nos
rêves sublimes; et tandis que les nations environnantes entreront peu à
peu dans notre église révolutionnaire, ces malheureux insulaires, que
leur faiblesse livre sans cesse comme une proie aux nations marâtres qui
se les disputent, accourront à notre communion.
En attendant ce jour où, les premiers en Europe, nous proclamerons la
loi de l'égalité pour tous les hommes et de l'indépendance pour tous les
peuples, la loi du plus fort à la guerre ou du plus rusé au jeu de la
diplomatie gouverne le monde; le droit des gens n'est qu'un mot, et
le sort de toutes les populations isolées et Restreintes, comme le
Transylvain, le Turc on le Hongrois[5], est d'être dévorées par le
vainqueur. S'il en devait être toujours ainsi, je ne souhaiterais à
Majorque ni l'Espagne, ni l'Angleterre, ni même la France pour tutrice,
et je m'intéresserais aussi peu à l'issue fortuite de son existence,
qu'à la civilisation étrange que nous portons en Afrique.
[Note 5: La Fontaine, fable des _Voleurs et l'Âne_.]
VII.
Nous étions depuis trois semaines à Establiments lorsque les pluies
commencèrent. Jusque-là nous avions eu un temps adorable; les
citronniers et les myrtes étaient encore en fleurs, et, dans les
premiers jours de décembre, je restai en plein air sur une terrasse
jusqu'à cinq heures du matin, livré au bien-être d'une température
délicieuse. On peut s'en rapporter à moi, car je ne connais personne au
monde qui soit plus frileux, et l'enthousiasme de la belle nature n'est
pas capable de me rendre insensible au moindre froid. D'ailleurs, malgré
le charme du paysage éclairé par la lune et le parfum des fleurs qui
montait jusqu'à moi, ma veillée n'était pas fort émouvante. J'étais là,
non comme eût fait un poëte cherchant l'inspiration, mais comme un oisif
qui contemple et qui écoute. J'étais fort occupé, je m'en souviens, à
recueillir les bruits de la nuit et à m'en rendre compte.
Il est bien certain, et chacun le sait, que chaque pays a ses harmonies,
ses plaintes, ses cris, ses chuchotements mystérieux, et cette langue
matérielle des choses n'est pas un des moindres signes caractéristiques
dont le voyageur est frappé. Le clapotement mystérieux de l'eau sur les
froides parois des marbres, le pas pesant et mesuré des sbires sur le
quai, le cri aigu et presque enfantin des mulots, qui se poursuivent et
se querellent sur les dalles limoneuses, enfin tous les bruits furtifs
et singuliers qui troublent faiblement le morne silence des nuits de
Venise, ne ressemblent en rien au bruit monotone de la mer, au _quien
vive_ des sentinelles et au chant mélancolique des _serenos_ de
Barcelone. Le lac Majeur a des harmonies différentes de celles du lac de
Genève. Le perpétuel craquement des pommes de pin dans les forêts de
la Suisse ne ressemble en rien non plus aux craquements qui se font
entendre sur les glaciers.
A Majorque, le silence est plus profond que partout ailleurs. Les
ânesses et les mules qui passent la nuit au pâturage l'interrompent
parfois en secouant leurs clochettes, dont le son est moins grave et
plus mélodique que celles des vaches suisses. Le boléro y résonne dans
les lieux les plus déserts et dans les plus sombres nuits. Il n'est pas
un paysan qui n'ait sa guitare et qui ne marche avec elle à toute heure.
De ma terrasse, j'entendais aussi la mer, mais si lointaine et si faible
que la poésie étrangement fantastique et saisissante des Djinns me
revenait en mémoire.
J'écoute.
Tout fuit.
On doute,
La nuit,
Tout passe;
L'espace
Efface
Le bruit.
Dans la ferme voisine, j'entendais le vagissement d'un petit enfant, et
j'entendais aussi la mère, qui, pour t'endormir, lui chantait un joli
air du pays, bien monotone, bien triste, bien arabe. Mais d'autres voix
moins poétiques vinrent me rappeler la partie grotesque de Majorque.
Les cochons s'éveillèrent et se plaignirent sur un mode que je ne
saurais point définir. Alors le _pagès_ père de famille, s'éveilla à la
voix de ses porcs chéris comme la mère s'était éveillée aux pleurs de
son nourrisson. Je l'entendis mettre la tête à la fenêtre et gourmander
les hôtes de l'étable voisine d'une voix magistrale. Les cochons
l'entendirent fort bien, car ils se turent. Puis le pagès, pour se
rendormir apparemment se mit à réciter son rosaire d'une voix lugubre,
qui, à mesure que le sommeil venait et se dissipait, s'éteignait ou se
ranimait comme le murmure lointain des vagues. De temps en temps encore
les cochons laissaient échapper un cri sauvage; le pages élevait alors
la voix san interrompre sa prière, et les dociles animaux, calmé par
un _Ora pro nobis_ ou un _Ave Maria_ prononcé d'une certaine façon, se
taisaient aussitôt. Quant à l'enfant, il écoutait sans doute, les yeux
ouverts, livré à l'espèce de stupeur où tes bruits incompris plongent
cette pensée naissante de l'homme au berceau, qui fait un si mystérieux
travail sur elle-même avant de se manifester.
Mais tout à coup, après des nuits si sereines, le déluge commença. Un
matin, après que le vent nous eut bercés toute la nuit de ses longs
gémissements, tandis que la pluie battait nos vitres, nous entendîmes, à
notre réveil, le bruit du torrent qui commençait à se frayer une route
parmi les pierres de son lit. Le lendemain, il parlait plus haut; le
surlendemain, il roulait les roches qui gênaient sa course. Toutes les
fleurs des arbres étaient tombées, et la pluie ruisselait dans nos
chambres mal closes.
On ne comprend pas le peu de précautions que prennent les Majorquins
contre ces fléaux du vent et de la pluie. Leur illusion ou leur
fanfaronnade est si grande à cet égard, qu'ils nient absolument ces
inclémences accidentelles, mais sérieuses, de leur climat. Jusqu'à
la fin des deux mois de déluge que nous eûmes à essuyer, ils nous
soutinrent qu'il ne pleuvait jamais à Majorque. Si nous avions mieux
observé la position des pics de montagne et la direction habituelle des
vents, nous nous serions convaincus d'avance des souffrances inévitables
qui nous attendaient.
Mais une autre déception nous était réservée: c'est celle que j'ai
indiquée plus haut, lorsque j'ai commencé à raconter mon voyage par la
fin. Un d'entre nous tomba malade. D'une complexion fort délicate,
étant sujet à une forte irritation du larynx, il ressentit bientôt les
atteintes de l'humidité. La Maison du Vent (_Son-Vent_ en patois),
c'est le nom de la villa que le señor Gomez nous avait louée, devint
inhabitable. Les murs en étaient si minces, que la chaux dont nos
chambres étaient crépies se gonflait comme une éponge. Jamais, pour mon
compte, je n'ai tant souffert du froid, quoiqu'il ne fit pas très-froid
en réalité: mais pour nous, qui sommes habitués à nous chauffer en
hiver, cette maison sans cheminée était sur nos épaules comme un manteau
de glace, et je me sentais paralysé.
Nous ne pouvions nous habituer à l'odeur asphyxiante des braseros, et
notre malade commença à souffrir et à tousser.
De ce moment nous devînmes un objet d'horreur et d'épouvanté pour la
population. Nous fûmes atteints et convaincus de phtisie pulmonaire, ce
qui équivaut à la peste dans les préjugés contagionistes de la médecine
espagnole. Un riche médecin, qui, pour la modique rétribution de 45
francs, daigna venir nous faire une visite, déclara pourtant que ce
n'était rien, et n'ordonna rien. Nous l'avions surnommé _Malvavisco_, à
cause de sa prescription unique.
Un autre médecin vint obligeamment à notre secours; mais la pharmacie de
Palma était dans un tel dénûment que nous ne pûmes nous procurer que des
drogues détestables. D'ailleurs, la maladie devait être aggravée par
des causes qu'aucune science et aucun dévouement ne pouvaient combattre
efficacement.
* * * * *
Un matin, que nous étions livrés à des craintes sérieuses sur la durée
de ces pluies et de ces souffrances qui étaient liées les unes aux
autres, nous reçûmes une lettre du farouche Gomez, qui nous déclarait,
dans le style espagnol, que nous _tenions_ une personne, laquelle
_tenait_ une maladie qui portait la contagion dans ses foyers, et
menaçait par anticipation les jours de sa famille; en vertu de quoi il
nous priait de déguerpir de son palais dans le plus bref délai possible.
Ce n'était pas un grand regret pour nous, car nous ne pouvions plus
rester là sans crainte d'être noyés dans nos chambres; mais notre malade
n'était pas en état d'être transporté sans danger, surtout avec les
moyens de transport qu'on a à Majorque, et le temps qu'il faisait. Et
puis la difficulté était de savoir où nous irions; car le bruit de notre
phtisie s'était répandu instantanément, et nous ne devions plus espérer
de trouver un gîte nulle part, fût-ce à prix d'or, fût-ce pour une nuit.
Nous savions bien que les personnes obligeantes qui nous en feraient
l'offre n'étaient pas elles mêmes à l'abri du préjugé, et que d'ailleurs
nous attirerions sur elles, en les approchant, la réprobation qui pesait
sur nous. Sans l'hospitalité du consul de France, qui fit des miracles
pour nous recueillir tous sous son toit, nous étions menacés de camper
dans quelque caverne comme des Bohémiens véritables.
Un autre miracle se fit, et nous trouvâmes un asile pour l'hiver. Il
y avait à la chartreuse de Valldemosa un Espagnol réfugié qui s'était
caché là pour je ne sais quel motif politique. En allant visiter la
chartreuse, nous avions été frappés de la distinction de ses manières,
de la beauté mélancolique de sa femme, et de l'ameublement rustique et
pourtant confortable de leur cellule. La poésie de cette chartreuse
m'avait tourné la tête. Il se trouva que le couple mystérieux voulut
quitter précipitamment le pays, et qu'il fut aussi charmé de nous céder
son mobilier et sa cellule que nous l'étions d'en faire l'acquisition.
Pour la modique somme de mille francs, nous eûmes donc un ménage
complet, mais tel que nous eussions pu nous le procurer en France pour
cent écus, tant les objets de première nécessité sont rares, coûteux, et
difficiles à rassembler à Majorque.
Comme nous passâmes alors quatre jours à Palma, quoique j'y aie peu
quitté cette fois la cheminée que le consul avait le bonheur de posséder
(le déluge continuant toujours), je ferai ici une lacune à mon récit
pour décrire un peu la capitale de Majorque. M. Laurens, qui vint
l'explorer et en dessiner les plus beaux aspects l'année suivante,
sera le cicérone que je présenterai maintenant au lecteur, comme plus
compétent que moi sur l'archéologie.
DEUXIÈME PARTIE
I.
Quoique Majorque ait été occupée pendant quatre cents ans par les
Maures, elle a gardé peu de traces réelles de leur séjour. Il ne reste
d'eux à Palma qu'une petite salle de bains.
Des Romains, il ne reste rien, et des Carthaginois, quelques débris
seulement vers l'ancienne capitale Alcadia, et la tradition de la
naissance d'Annibal, que M. Grasset de Saint-Sauveur attribue à
l'outrecuidance majorquine, quoique ce fait ne soit pas dénué de
vraisemblance.[6]
[Note 6: «Les Majorquins prétendent qu'Hamilcar, passant d'Afrique
en Catalogne avec sa femme, alors enceinte, s'arrêta sur une pointe de
l'île où était bâti un temple dédié à Lucine, et qu'Annibal naquit en
cet endroit. On trouve ce même conte dans l'_Histoire de Majorque_, par
Dameto.» (Grasset de Saint-Sauveur.)]
Mais le goût mauresque s'est perpétué dans les moindres constructions,
et il était nécessaire que M. Laurens redressât toutes les erreurs
archéologiques de ses devanciers, pour que les voyageurs ignorants comme
moi ne crussent pas retrouver à chaque pas d'authentiques vestiges de
l'architecture arabe.
«Je n'ai point vu dans Palma, dit M. Laurens, de maisons dont la date
parût fort ancienne. Les plus intéressantes par leur architecture et
leur antiquité appartenaient toutes au commencement du seizième siècle;
mais l'art gracieux et brillant de cette époque ne s'y montre pas sous
la même forme qu'en France.
«Ces maisons n'ont au-dessus du rez-de-chaussée qu'un étage et un
grenier très bas.[7] L'entrée, dans la rue, consiste en une porte à
plein cintre, sans aucun ornement; mais la dimension et le grand nombre
de pierres disposées en longs rayons lui donnent une grande physionomie.
Le jour pénètre dans les grandes salles du premier étage à travers de
hautes fenêtres divisées par des colonnes excessivement effilées, qui
leur donnent une apparence entièrement arabe.
[Note 7: Ce ne sont pas précisément des greniers, mais bien des
étendoirs, appelés dans le pays _porchos_.]
«Ce caractère est si prononcé, qu'il m'a fallu examiner plus de vingt
maisons construites d'une manière identique, et les étudier dans toutes
les parties de leur construction pour arriver à la certitude que ces
fenêtres n'avaient pas été enlevées à quelques murs de ces palais
mauresques, vraiment féeriques, dont l'Alhambra de Grenade nous reste
comme échantillon.
«Je n'ai rencontré qu'à Majorque des colonnes qui, avec une hauteur de
six pieds, n'ont qu'un diamètre de trois pouces. La finesse des marbres
dont elles sont faites, le goût du chapiteau qui les surmonte, tout cela
m'avait fait supposer une origine arabe. Quoi qu'il en soit, l'aspect de
ces fenêtres est aussi joli qu'original.
«Le grenier qui constitue l'étage supérieur est une galerie, ou plutôt
une suite de fenêtres rapprochées et copiées exactement sur celles qui
forment le couronnement de la _Lonja_. Enfin, un toit fort avancé,
soutenu par des poutres artistement ciselées, préserve cet étage de la
pluie ou du soleil, et produit des effets piquants de lumière par les
longues ombres qu'il projette sur la maison, et par l'opposition de la
masse brune de la charpente avec les tons brillants du ciel.
«L'escalier, travaillé avec un grand goût, est placé dans une cour, au
centre de la maison, et séparé de l'entrée sur la rue par un vestibule
où l'on remarque des pilastres dont le chapiteau est orné de feuillages
sculptés, ou de quelque blason supporté par des anges.
«Pendant plus d'un siècle encore après la renaissance, les Majorquins
ont mis un grand luxe dans la construction de leurs habitations
particulières. Tout en suivant la même distribution, ils ont apporté
dans les vestibules et dans les escaliers les changements de goût que
l'architecture devait amener. Ainsi l'on trouve partout la colonne
toscane ou dorienne; des rampes, des balustrades, donnent toujours une
apparence somptueuse aux demeures de l'aristocratie.
«Cette prédilection pour l'ornement de l'escalier et ce souvenir du
goût arabe se retrouvent aussi dans les plus humbles habitations, même
lorsqu'une seule échelle conduit directement de la rue au premier étage.
Alors, chaque marche est recouverte de carreaux en faïence peinte de
fleurs brillantes, bleues, jaunes ou rouges.»
Cette description est fort exacte, et les dessins de M. Laurens rendent
bien l'élégance de ces intérieurs dont le péristyle fournirait à nos
théâtres de beaux décors d'une extrême simplicité.
Ces petites cours pavées en dalles, et parfois entourées de colonnes
comme le _cortile_ des palais de Venise, ont aussi pour la plupart un
puits d'un goût très pur au milieu. Elles n'ont ni le même aspect ni
le même usage que nos cours malpropres et nues. On n'y place jamais
l'entrée des écuries et des remises. Ce sont de véritables préaux,
peut-être un souvenir de l'atrium des Romains. Le puits du milieu y
tient évidemment la place de l'impluvium.
Lorsque ces péristyles sont ornés de pots de fleurs et de tendines de
jonc, ils ont un aspect à la fois élégant et sévère, dont les seigneurs
majorquins ne comprennent nullement la poésie; car ils ne manquent guère
de s'excuser sur la vétusté de leurs demeures; et si vous en admirez
le style, ils sourient, croyant que vous les raillez, ou méprisant
peut-être en eux-mêmes ce ridicule excès de courtoisie française.
Au reste, tout n'est pas également poétique dans la demeure des nobles
majorquins. Il est certains détails de malpropreté dont je serais fort
embarrassé de donner l'idée à mes lecteurs, à moins, comme écrivait
Jacquemont en parlant des moeurs indiennes, d'achever ma lettre en
latin.
Ne sachant pas le latin, je renvoie les curieux au passage que M.
Grasset de Saint-Sauveur, écrivain moins sérieux que M. Laurens, mais
fort véridique sur ce point, consacre à la situation des garde-manger à
Majorque et dans beaucoup d'anciennes maisons d'Espagne et d'Italie.
Ce passage est remarquable à cause d'une prescription de la médecine
espagnole qui règne encore dans toute sa vigueur à Majorque, et qui est
des plus étranges.[8] L'intérieur de ces palais ne répond nullement à
l'extérieur. Rien de plus significatif, chez les nations comme chez les
individus, que la disposition et l'ameublement des habitations.
[Note 8: Voyez Grasset de Saint-Sauveur, p. 119.]
A Paris, où les caprices de la mode et l'abondance des produits
industriels font varier si étrangement l'aspect des appartements, il
suffit bien, n'est-ce pas, d'entrer chez une personne aisée pour se
faire en un clin d'oeil une idée de son caractère, pour se dire si elle
a du goût ou de l'ordre, de l'avarice ou de la négligence, un esprit
méthodique ou romanesque, de l'hospitalité ou de l'ostentation.
J'ai mes systèmes là-dessus, comme chacun a les siens, ce qui ne
m'empêche pas de me tromper fort souvent dans mes inductions, ainsi
qu'il arrive à bien d'autres.
J'ai particulièrement horreur d'une pièce peu meublée et très-bien
rangée. A moins qu'une grande intelligence et un grand coeur, tout à
fait emportés hors de la sphère des petites observations matérielles,
n'habitent là comme sous une lente, je m'imagine que l'hôte de cette
demeure est une tête vide et un coeur froid.
Je ne comprends pas que, lorsqu'on habite réellement entre quatre
murailles, on n'éprouve pas le besoin de les remplir, ne fût-ce que de
bûches et de paniers, et d'y voir vivre quelque chose autour de soi, ne
fût-ce qu'une pauvre giroflée ou un pauvre moineau.
Le vide et l'immobile me glacent d'effroi, la symétrie et l'ordre
rigoureux me navrent de tristesse; et si mon imagination pouvait se
représenter la damnation éternelle, mon enfer serait certainement de
vivre à jamais dans certaines maisons de province où règne l'ordre le
plus parfait, où rien ne change jamais de place, où l'on ne voit rien
traîner, où rien ne s'use ni se brise, et où pas un animal ne pénètre,
sous prétexte que les choses animées gâtent les choses inanimées. Eh!
périssent tous les tapis du monde, si je ne dois en jouir qu'à la
condition de n'y jamais voir gambader un enfant, un chien ou un chat.
Cette propreté rigide ne prend pas sa source dans l'amour véritable de
la propreté, mais dans une excessive paresse, ou clans une économie
sordide. Avec un peu plus de soin et d'activité, la _ménagère_
sympathique à mes goûts peut maintenir dans notre intérieur cette
propreté, dont je ne puis pas me passer non plus.
Mais que dire et que penser des moeurs et des idées d'une famille dont
le _home_ est vide et immobile, sans avoir l'excuse ou le prétexte de la
propreté?
S'il arrive qu'on se trompe aisément, comme je le disais tout à l'heure,
dans les inductions particulières, il est difficile de se tromper dans
les inductions générales. Le caractère d'un peuple se révèle dans son
costume et dans son ameublement, aussi bien que dans ses traits et dans
son langage.
Ayant parcouru Palma pour y chercher des appartements, je suis entré
dans un assez grand nombre de maisons; tout s'y ressemblait si
exactement que je pouvais conclure de là à un caractère général chez
leurs occupants. Je n'ai pénétré dans aucun de ces intérieurs sans avoir
le coeur serré de déplaisir et d'ennui, rien qu'à voir les murailles
nues, les dalles tachées et poudreuses, les meubles rares et malpropres.
Tout y portait témoignage de l'indifférence et de l'inaction; jamais un
livre, jamais un ouvrage de femme. Les hommes ne lisent pas, les femmes
ne cousent même pas. Le seul indice d'une occupation domestique, c'est
l'odeur de l'ail qui trahit le travail culinaire; et les seules traces
d'un amusement intime, ce sont les bouts de cigare semés sur le pavé.
Cette absence de vie intellectuelle fait de l'habitation quelque chose
de mort et de creux qui n'a pas d'analogue chez nous, et qui donne au
Majorquin plus de ressemblance avec l'Africain qu'avec l'Européen.
Ainsi toutes ces maisons où les générations se succèdent sans
rien transformer autour d'elles, et sans marquer aucune empreinte
individuelle sur les choses qui ordinairement participent en quelque
sorte à notre vie humaine, font plutôt l'effet de caravansérails que de
maisons véritables; et tandis que les nôtres donnent l'idée d'un nid
pour la famille, celles-là semblent des gîtes où les groupes d'une
population errante se retireraient indifféremment pour passer la nuit.
Des personnes qui connaissaient bien l'Espagne m'ont dit qu'il en était
généralement ainsi dans toute la Péninsule.
Ainsi que je l'ai dit plus haut, le péristyle ou l'_atrium_ des palais
des _chevaliers_ (c'est ainsi que s'intitulent encore les patriciens de
Majorque) ont un grand caractère d'hospitalité et même de bien-être.
Mais dès que vous avez franchi l'élégant escalier et pénétré dans
l'intérieur des chambres, vous croyez entrer dans un lieu disposé
uniquement pour la sieste. De vastes salles, ordinairement dans la forme
d'un carré long, très-élevées, très-froides, très-sombres, toutes nues,
blanchies à la chaux sans aucun ornement, avec de grands vieux portraits
de famille tout noirs et placés sur une seule ligne, si haut qu'on n'y
distingue rien; quatre ou cinq chaises d'un cuir gras et mangé aux vers,
bordées de gros clous dorés qu'on n'a pas nettoyés depuis deux cents
ans; quelques nattes valenciennes, ou seulement quelques peaux de mouton
à longs poils jetées çà et là sur le pavé; des croisées placées très
haut et recouvertes de pagnes épaisses; de larges portes de bois de
chêne noir ainsi que le plafond à solives, et parfois une antique
portière de drap d'or portant l'écusson de la famille richement brodé,
mais terni et rongé par le temps: tels sont les palais majorquins à
l'intérieur. On n'y voit guère d'autres tables que celles où l'on
mange; les glaces sont fort rares, et tiennent si peu de place dans ces
panneaux immenses, qu'elles n'y jettent aucune clarté.
On trouve le maître de la maison debout et fumant dans un profond
silence, la maîtresse assise sur une grande chaise et jouant de
l'éventail sans penser à rien. On ne voit jamais les enfants: ils vivent
avec les domestiques, à la cuisine ou au grenier, je ne sais; les
parents ne s'en occupent pas. Un chapelain va et vient dans la maison
sans rien faire. Les vingt ou trente valets font la sieste, pendant
qu'une vieille servante hérissée ouvre la porte au quinzième coup de
sonnette du visiteur.
Cette vie ne manque certainement pas de _caractère_, comme nous dirions
dans l'acception illimitée que nous donnons aujourd'hui à ce mot; mais,
si l'on condamnait à vivre ainsi le plus calme de nos bourgeois, il y
deviendrait certainement fou de désespoir, ou démagogue par réaction
d'esprit.
II.
Les trois principaux édifices de Palma sont la cathédrale, la Lonja
(bourse) et le Palacio-Real.
La cathédrale, attribuée par les Majorquins à don Jaime le Conquérant,
leur premier roi chrétien et en quelque sorte leur Charlemagne, fut en
effet entreprise sous ce règne, mais elle ne fut terminée qu'en
1604. Elle est d'une immense nudité; la pierre calcaire dont ele est
entièrement bâtie est d'un grain très-fin et d'une belle couleur
d'ambre.
Cette masse imposante, qui s'élève au bord de la mer, est d'un grand
effet lorsqu'on entre dans le port; mais elle n'a de vraiment estimable,
comme goût, que le portail méridional, signalé par M. Laurens comme le
plus beau spécimen de l'art gothique qu'il ait jamais eu occasion de
dessiner. L'intérieur est des plus sévères et des plus sombres.
Les vents maritimes pénétrant avec fureur par les larges ouvertures du
portail principal et renversant les tableaux et les vases sacrés au
milieu des offices, on a muré les portes et les rosaces de ce côté. Ce
vaisseau n'a pas moins de cinq cent quarante palmos[9] de longueur sur
trois cent soixante-quinze de largeur. Au milieu du choeur on remarque
un sarcophage de marbre fort simple, qu'on ouvre aux étrangers pour leur
montrer la momie de don Jaime II, fils du _Conquistador_, prince dévot,
aussi faible et aussi doux que son père fut entreprenant et belliqueux.
[Note 9: Le _palmo_ espagnol est le _pan_ de nos provinces
méridionales.]
Les Majorquins prétendent que leur cathédrale est très-supérieure à
celle de Barcelone, de même que leur Lonja est infiniment, selon eux,
plus belle que celle de Valence. Je n'ai pas vérifié le dernier point;
quant au premier, il est insoutenable.
Dans l'une et dans l'autre cathédrale on remarque le singulier trophée
qui orne la plupart des métropoles de l'Espagne: c'est la hideuse tête
de Maure en bois peint, coiffée d'un turban, qui termine le pendentif de
l'orgue. Cette représentation d'une tête coupée est souvent ornée d'une
longue barbe blanche et peinte en rouge en dessous pour figurer le sang
impur du vaincu.
On voit sur les clefs de voûte des nefs de nombreux écussons armoriés.
Apposer ainsi son blason dans la maison de Dieu était un privilège que
les chevaliers majorquins payaient fort cher; et c'est grâce à cet impôt
prélevé sur la vanité que la cathédrale a pu être achevée dans un siècle
où la dévotion était refroidie. Il faudrait être bien injuste pour
attribuer aux seuls Majorquins une faiblesse qui leur a été commune avec
les nobles dévots du monde entier à cotte époque.
La Lonja est le monument qui m'a le plus frappé par ses proportions
élégantes et un caractère d'originalité que n'excluent ni une régularité
parfaite ni une simplicité pleine de goût.
Cette bourse fut commencée et terminée dans la première moitié du
quinzième siècle. L'illustre Jovellanos l'a décrite avec soin, et le
_Magasin Pittoresque_ l'a popularisée pur un dessin fort intéressant,
publié il y a déjà plusieurs années. L'intérieur est une seule vaste
salle soutenue par six piliers cannelés en spirale, d'une ténuité
élégante.
Destinée jadis aux réunions des marchands et des nombreux navigateurs
qui affluaient à Palma, la Lonja témoigne de la splendeur passée
du commerce majorquin; aujourd'hui elle ne sert plus qu'aux fêtes
publiques. Ce devait être une chose intéressante de voir les Majorquins,
revêtus des riches costumes de leurs pères, s'ébattre gravement dans
cette antique salle de bal; mais la pluie nous tenait alors captifs dans
la montagne, et il ne nous fut pas possible de voir ce carnaval, moins
renommé et moins triste peut-être que celui de Venise. Quant à la Lonja,
quelque belle qu'elle m'ait paru, elle n'a pas fait fort dans mes
souvenirs à cet adorable bijou qu'on appelle la Cadoro, l'ancien hôtel
des monnaies, sur le Grand-Canal.
Le Palacio-Real de Palma, que M. Grasset de Saint-Sauveur n'hésite point
à croire romain et mauresque (ce qui lui a inspiré des émotions tout à
fait dans le goût de l'empire), a été bâti, dit-on, en 1309. M. Laurens
se déclare troublé dans sa conscience à l'endroit des petites fenêtres
géminées, et des colonnettes énigmatiques qu'il a étudiées dans ce
monument.
Serait-il donc trop audacieux d'attribuer les anomalies de goût qu'on
remarque dans tant de constructions majorquines à l'intercalation
d'anciens fragments dans des constructions subséquentes? De même qu'en
France et en Italie le goût de la renaissance introduisit des médaillons
et des bas-reliefs vraiment grecs et romains dans les ornements de
sculpture, n'est-il pas probable que les chrétiens de Majorque, après
avoir renversé tous les ouvrages mauresques[10], en utilisèrent
les riches débris et les incrustèrent de plus en plus dans leurs
constructions postérieures?
[Note 10: La prise et le sac de Palma par les chrétiens, au mois de
décembre de l'année 1229, sont très-pittoresquement décrits dans la
chronique de Marsigli (inédite ). En voici un fragment:
«Les pillards et les voleurs fouillant dans les maisons trouvaient de
très belles femmes et de charmantes filles maures qui tenaient dans
leur main des pièces de monnaie d'or et d'argent, des perles et pierres
précieuses, des bracelets en or et en argent, des saphirs et toute sorte
de joyaux de prix. Elles étalaient tous ces objets aux yeux des hommes
armes qui se présentaient à elles, et, pleurant amèrement, elles leur
disaient en sarrasin: «--Que tout ceci soit à toi, mais donne-moi
seulement de quoi vivre.»
L'avidité du gain fut telle, tel fut le déportement, que les hommes de
la maison du roi d'Aragon ne parurent de huit jours en sa présence,
occupés qu'ils étaient à chercher les objets cachés pour se les
approprier.
C'était à tel point que le lendemain, comme on n'avait pu découvrir le
cuisinier ni les officiers de la maison du roi, un noble aragonais,
Lauro, lui dit:
«-Seigneur, je vous invite parce que j'ai bien de quoi manger, et qu'on
m'annonce que j'ai à mon logis une bonne vache; là vous prendrez un
repas et coucherez cette nuit.»