George Sand

Un hiver à Majorque
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«Le roi en eut une grande joie et suivit le dit noble.»]

Quoi qu'il en soit, le Palacio-Real de Palma est d'un aspect fort
pittoresque. Rien de plus irrégulier, de plus incommode et de plus
sauvagement moyen âge que cette habitation seigneuriale; mais aussi rien
de plus fier, de plus caractérisé, de plus hidalgo que ce manoir composé
de galeries, de tours, de terrasses et d'arcades grimpant les unes
sur les autres à une hauteur considérable, et terminées par un ange
gothique, qui, du sein des nues, regarde l'Espagne par-dessus la mer.

Ce palais, qui renferme les archives, est la résidence du capitaine
général, le personnage le plus éminent de l'île. Voici comment M.
Grasset de Saint-Sauveur décrit l'intérieur de cette résidence:

«La première pièce est une espèce de vestibule servant de corps
de garde. On passe à droite dans deux grandes salles, où à peine
rencontre-t-on un siège.

La troisième est la salle d'audience; elle est décorée d'un trône en
velours cramoisi enrichi de crépons en or, porté sur une estrade de
trois marches couvertes d'un tapis. Aux deux côtés sont deux lions en
bois doré. Le dais qui couvre le trône est également de velours cramoisi
surmonté de panaches en plumes d'autruche. Au-dessus du trône sont
suspendus les portraits du roi et de la reine.

C'est dans cette salle que le général reçoit, les jours d'étiquette
ou de _gala_, les différents corps de l'administration civile, les
officiers de la garnison, et les étrangers de considération.»

Le capitaine général, faisant les fonctions de gouverneur, pour qui nous
avions des lettres, nous fit en effet l'honneur de recevoir dans cette
salle celui de nous qui se chargea d'aller les lui présenter. Notre
compagnon trouva ce haut fonctionnaire près de son trône, le même à coup
sûr que décrivait Grasset de Saint-Sauveur en 1807; car il était usé,
fané, râpé, et quelque peu taché d'huile et de bougie. Les deux lions
n'étaient plus guère dorés, mais ils faisaient toujours une grimace très
féroce. Il n'y avait de changé que l'effigie royale; cette fois, c'était
l'innocente Isabelle, monstrueuse enseigne de cabaret, qui occupait le
vieux cadre doré où ses augustes ancêtres s'étaient succédé comme les
modèles dans le _passe-partout_ d'un élève en peinture. Le gouverneur,
pour être logé comme le duc d'Irénéus d'Hoffmann, n'en était pas moins
un homme fort estimé et un prince fort affable.

Un quatrième monument fort remarquable est le palais de l'Ayuntamiento,
ouvrage du seizième siècle, dont on compare avec raison le style à celui
des palais de Florence. Le toit est surtout remarquable par l'avancement
de ses bords, comme ceux des palais florentins et des chalets suisses;
mais il a cela de particulier, qu'il est soutenu par des caissons à
rosaces fort richement sculptées sur bois, alternées avec de longues
cariatides couchées sous cet auvent, qu'elles semblent porter en
gémissant, car la plupart d'entre elles ont la face cachée dans leurs
mains.

Je n'ai pas vu l'intérieur de cet édifice, dans lequel se trouve la
collection des portraits des grands hommes de Majorque. Au nombre de ces
illustres personnages, on voit le fameux don Jaime, sous les traits d'un
_roi de carreau_. On y voit aussi un très-ancien tableau représentant
les funérailles de Raymond Lulle, Majorquin, lequel offre une série
très-intéressante et très-variée des anciens costume revêtus par
l'innombrable cortège du docteur illuminé. Enfin on voit dans ce palais
consistorial un magnifique _Saint Sébastien_ de Van Dyck, dont personne,
à Majorque, ne m'a daigné signaler l'existence.

[Illustration]

Le fort de Belver.

«Palma possède une école de dessin, ajoute M. Laurens, qui a déjà formé,
dans notre dix-neuvième siècle seulement, trente-six peintres, huit
sculpteurs, onze architectes et six graveurs, tous professeurs célèbres,
s'il faut en croire le Dictionnaire des artistes célèbres de Majorque,
que vient de publier le savant Antonio Furio. J'avoue ingénument que
pendant mon séjour à Palma je ne me suis pas cru entouré de tant
de grands hommes, et que je n'ai rien vu qui me fît deviner leur
existence...

«Quelques riches familles conservent plusieurs tableaux de l'école
espagnole... Mais si vous parcourez les magasins, si vous entrez dans la
maison du simple citoyen, vous n'y trouverez que ces images coloriées
étalées par des colporteurs sur nos places publiques, et qui ne trouvent
accès en France que sous l'humble toit du pauvre paysan.»

Le palais dont Palma se glorifie le plus est celui du comte de
Monténégro, vieillard octogénaire, autrefois capitaine général, un des
personnages de Majorque les plus illustres par la naissance et les plus
importants par la richesse.

Ce seigneur possède une bibliothèque que nous fûmes admis à visiter,
mais dont je n'ouvris pas un seul volume, et dont je ne saurais
absolument rien dire (tant mon respect pour les livres est voisin de
l'épouvante), si un savant compatriote ne m'eût appris l'importance des
trésors devant lesquels j'étais passé indifférent, comme le coq de la
fable au milieu des perles.

Ce compatriote[11], qui est resté près de deux ans en Catalogne et à
Majorque pour y faire des études sur la langue romane, m'a communiqué
obligeamment ses notes, et m'a autorisé, avec une générosité bien rare
chez les érudits, à y puiser à discrétion. Je ne le ferai pas sans
prévenir mon lecteur que ce voyageur a été aussi enthousiasmé de toutes
choses à Majorque que j'y ai été désappointé.

[Note 11: M. Tastu, un de nos linguistes les plus érudits et l'époux
d'une de nos muses au talent le plus pur et au caractère le plus noble.]

[Illustration: Le château de Vademorosa.]

Je pourrais dire, pour expliquer cette divergence d'impressions, que,
lors de mon séjour, la population majorquine s'était gênée et resserrée
pour faire place à vingt mille Espagnols que la guerre y avait refoulés,
et que j'ai, pu, sans erreur et sans prévention, trouver Palma moins
habitable, et les Majorquins moins disposés à accueillir un nouveau
surcroît d'étrangers qu'ils ne l'étaient sans doute deux ans auparavant.
Mais j'aime mieux encourir le blâme d'un bienveillant redresseur que
d'écrire sous une autre impression que la mienne propre.

Je serai bien heureux, d'ailleurs, d'être contredit et réprimandé
publiquement, comme je l'ai été en particulier; car le public y gagnera
un livre bien plus exact et bien plus intéressant sur Majorque que cette
relation décousue, et peut-être injuste à mon insu, que je suis forcé de
lui donner.

Que M. Tastu publie donc son voyage; je lirai avec grand contentement de
coeur, je le jure, tout ce qui me pourra faire changer d'opinion sur
Les Majorquins: j'en ai connu quelques-uns que je voudrais pouvoir
considérer comme les représentants du type général, et qui, je l'espère,
ne douteront pas de mes sentiments à leur égard, si cet écrit tombe
jamais entre leurs mains.

Je trouve donc dans les notes de M. Tastu, à l'endroit des richesses
intellectuelles que possède encore Majorque, cette bibliothèque du comte
de Montenegro, que j'ai parcourue peu révérencieusement à la suite du
chapelain de la maison, occupé que j'étais d'examiner cet intérieur d'un
vieux chevalier majorquin célibataire; intérieur triste et grave s'il en
fut, régi silencieusement par un prêtre.

«Cette bibliothèque, dit M. Tastu, a été composée par l'oncle du comte
de Montenegro, le cardinal Antonio Despuig, l'ami intime de Pie VI.

«Le savant cardinal avait réuni tout ce que l'Espagne, l'Italie et la
France avaient de remarquable en bibliographie. La partie qui traite
de la numismatique et des arts de l'antiquité y est surtout au grand
complet.

«Parmi le petit nombre de manuscrits qu'on y trouve, il en est un fort
curieux pour les amateurs de calligraphie: c'est un livre d'heures. Les
miniatures en sont précieuses; il est des meilleurs temps de l'art.

«L'amateur de blason y trouvera encore un armorial où sont dessinés avec
leurs couleurs les écus d'armes de la noblesse espagnole, y compris
ceux des familles aragonaises, mallorquines, roussillonnaises et
languedociennes. Le manuscrit, qui parait être du seizième siècle, a
appartenu à la famille Dameto, alliée aux Despuig et aux Montenegro. En
le feuilletant, nous y avons trouvé l'écu de la famille des _Bonapart_,
d'où descendait notre grand Napoléon, et dont nous avons tiré le
_fac-simile_ qu'on verra ci-après...

    «On trouve encore dans cette bibliothèque la belle carte nautique
    du Mallorquin Valsequa, manuscrit de 1439, chef-d'oeuvre de
    calligraphie et de dessin topographique, sur lequel le miniaturiste
    a exercé son précieux travail. Cette carte avait appartenu à Améric
    Vespuce, qui l'avait achetée fort cher, comme l'atteste une légende
    en écriture du temps, placée sur le dos de ladite carte: «_Questa
    ampla pelle, di geographia fù pagata da Amerigo Vespucci CXXX ducati
    di oro di marco._

    «Ce précieux monument de la géographie du moyen âge sera
    incessamment publié pour faire suite à l'Atlas catalan-mallorquin de
    1375, inséré dans le XIVe vol., 2e partie, des Notices de manuscrits
    de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.»

En transcrivant cette note, les cheveux me dressent à la tête, car une
scène affreuse se retrace à ma pensée.

Nous étions dans cette même bibliothèque de Montenegro, et le chapelain
déroulait devant nous cette même carte nautique, ce monument si précieux
et si rare, acheté par Améric Vespuce 130 ducats d'or, et Dieu sait
combien par l'amateur d'antiquités le cardinal Despuig!... lorsqu'un
des quarante ou cinquante domestiques de la maison imagina de poser un
encrier de liège sur un des coins du parchemin pour le tenir ouvert sur
la table. L'encrier était plein, mais plein jusqu'aux bords!

Le parchemin, habitué à être roulé, et poussé peut-être en cet instant
par quelque malin esprit, fit un effort, un craquement, un saut, et
revint sur lui-même entraînant l'encrier, qui disparut dans le rouleau
bondissant et vainqueur de toute contrainte. Ce fut un cri général; le
chapelain devint plus pâle que le parchemin.

On déroula lentement la carte, se flattant encore d'une vaine espérance!
Hélas! l'encrier était vide! La carte était inondée, et les jolis petits
souverains peints en miniature voguaient littéralement sur une mer plus
noire que le Pont-Euxin.

Alors chacun perdit la tête. Je crois que le chapelain s'évanouit. Les
valets accoururent avec des seaux d'eau, comme s'il se fût agi d'un
incendie, et, à grands coups d'éponge et de balai, se mirent à nettoyer
la carte, emportant pêle-mêle rois, mers, îles et continents.

Avant que nous eussions pu nous opposer à ce zèle fatal, la carte fut
en partie gâtée, mais non pas sans ressource; M. Tastu en avait pris le
calque exact, et on pourra, grâce à lui, réparer tant bien que mal le
dommage.

Mais quelle dut être la consternation de l'aumônier lorsque son seigneur
s'en aperçut! Nous étions tous à six pas de la table au moment de la
catastrophe; mais je suis bien certain que nous n'en portâmes pas moins
tout le poids de la faute, et que ce fait, imputé à des Français, n'aura
pas contribué à les remettre en bonne odeur à Majorque.

Cet événement tragique nous empêcha d'admirer et même d'apercevoir
aucune des merveilles que renferme le palais de Montenegro, ni le
cabinet de médailles, ni les bronzes antiques, ni les tableaux. Il nous
tardait de fuir avant que le patron rentrât, et, certains d'être accusés
auprès de lui, nous n'osâmes y retourner. La note de M. Tastu suppléera
donc encore ici à mon ignorance.

    «Attenant à la bibliothèque du cardinal se trouve un cabinet de
    médailles celtibériennes, mauresques, grecques, romaines et du
    moyen âge; inappréciable collection, aujourd'hui dans un désordre
    affligeant, et qui attend un érudit pour être rangée et classée.

    «Les appartements du comte de Montenegro sont décorés d'objets d'art
    en marbre ou en bronze antique, provenants des fouilles d'Ariccia,
    ou achetés à Rome par le cardinal. On y voit aussi beaucoup
    de tableaux des écoles espagnole et italienne, dont plusieurs
    pourraient figurer avec éclat dans les plus belles galeries de
    l'Europe.»

Il faut que je parle du château de Belver ou Bellver, l'ancienne
résidence des rois de Majorque, quoique je ne l'aie vue que de loin, sur
la colline d'où il domine la mer avec beaucoup de majesté. C'est une
forteresse d'une grande antiquité, et une des plus dures prisons d'Etat
de l'Espagne.

«Les murailles qui existent aujourd'hui, dit M. Laurens, ont été élevées
à la fin du treizième siècle, et elles montrent dans un bel état de
conservation un des plus curieux monuments de l'architecture militaire
au moyen âge.»

Lorsque notre voyageur le visita, il y trouva une cinquantaine de
prisonniers carlistes, couverts de haillons et presque nus, quelques-uns
encore enfants, qui mangeaient à la gamelle avec une gaieté bruyante un
chaudron de macaroni grossier cuit à l'eau. Ils étaient gardés par des
soldats qui tricotaient des bas, le cigare à la bouche.

C'était au château de Belver qu'on transférait effectivement à cette
époque le trop-plein des prisons de Barcelone. Mais des captifs plus
illustres ont vu se fermer sur eux ces portes redoutables.

Don Gaspar de Jovellanos, un des orateurs les plus éloquents et des
écrivains les plus énergiques de l'Espagne, y expia son célèbre pamphlet
_Pan y toros_, dans la _torre de homenage, cuya cuva_, dit Vargas,
_es la mas cruda prision_. Il y occupa ses tristes loisirs à décrire
scientifiquement sa prison, et à retracer l'histoire des événements
tragiques dont elle avait été le théâtre au temps des guerres du moyen
âge.

Les Majorquins doivent aussi à son séjour dans leur île une excellente
description de leur cathédrale et de leur Lonja. En un mot, ses Lettres
sur Majorque sont les meilleurs documents qu'on puisse consulter.

Le même cachot qu'avait occupé Jovellanos, sous le règne parasite
du prince de la Paix, reçut bientôt après une autre illustration
scientifique et politique.

Cette anecdote peu connue de la vie d'un homme aussi justement célèbre
en France que Jovellanos l'est en Espagne, intéressera d'autant plus
qu'elle est un des chapitres romanesques d'une vie que l'amour de la
science jeta dans mille aventures périlleuses et touchantes.



III.

Chargé par Napoléon de la mesure du méridien, M. Arago était, en 1803, à
Majorque, sur la montagne appelée le _Clot de Galatzo_, lorsqu'il reçut
la nouvelle des événements de Madrid et de l'enlèvement de Ferdinand.
L'exaspération des habitants de Majorque fut telle alors qu'ils s'en
prirent au savant français, et se dirigèrent en foule vers le Clot de
Galatzo pour le tuer.

Cette montagne est situee an-dessus de la côte où descendit Jaime Ier
lorsqu'il conquit Majorque sur les Maures; et comme M. Arago y faisait
souvent allumer des feux pour son usage, les Majorquins s'imaginèrent
qu'il faisait des signaux à une escadre française portant une armée de
débarquement.

Un de ces insulaires nommé Damian, maître de timonerie sur le brick
affecté par le gouvernement espagnol aux opérations de la mesure du
méridien, résolut d'avertir M. Arago du danger qu'il courait. Il devança
ses compatriotes, et lui porta en toute hâte des habits de marin pour le
déguiser.

M. Arago quitta aussitôt sa montagne et se rendit à Palma. Il rencontra
en chemin ceux-là mêmes qui allaient pour le mettre en pièces, et qui
lui demandèrent des renseignements sur le maudit _gabacho_ dont ils
voulaient se défaire. Parlant très bien la langue du pays, M. Arago
répondit à toutes leurs questions, et ne fut pas reconnu.

En arrivant à Palma, il se rendit à son brick; mais le capitaine don
Manuel de Vacaro, qui jusque là avait toujours déféré à ses ordres,
refusa formellement de le conduire à Barcelone, et ne lui offrit à son
bord pour tout refuge qu'une caisse dans laquelle, vérification faite,
M. Arago ne pouvait tenir.

Le lendemain, un attroupement menaçant s'étant formé sur le rivage,
le capitaine Vacaro avertit M. Arago qu'il ne pouvait plus désormais
répondre de sa vie; ajoutant, sur l'avis du capitaine général, qu'il
n'y avait pour lui d'autre moyen de salut que d'aller se constituer
prisonnier dans le fort de Belver. On lui fournit à cet effet une
chaloupe sur laquelle il traversa la rade. Le peuple s'en aperçut, et,
s'élançant à sa poursuite, allait l'atteindre au moment où les portes de
la forteresse se fermèrent sur lui.

M. Arago resta deux mois dans cette prison, et le capitaine général lui
fit dire enfin qu'il fermerait les yeux sur son évasion. Il s'échappa
donc par les soins de M. Rodriguez, son associé espagnol dans la mesure
du méridien.

Le même Majorquin Damian, qui lui avait sauvé la vie au Clot de Galatzo,
le conduisit à Alger sur une barque de pêcheur, ne voulant à aucun prix
débarquer en France ou en Espagne.

Durant sa captivité, M. Arago avait appris des soldats suisses qui le
gardaient, que des moines de l'île leur avaient promis de l'argent s'ils
voulaient l'empoisonner.

En Afrique, notre savant eut bien d'autres revers, auxquels il échappa
d'une façon encore plus miraculeuse; mais ceci sortirait de notre sujet,
et nous espérons qu'un jour il écrira cette intéressante relation.

       *       *       *       *       *

Au premier abord, la capitale majorquine ne révèle pas tout le caractère
qui est en elle. C'est en la parcourant dans l'intérieur, en pénétrant
le soir dans ses rues profondes et mystérieuses, qu'on est frappé
du style élégant et de la disposition originale de ses moindres
constructions. Mais c'est surtout du côté du nord, lorsqu'on y arrive de
l'intérieur des terres, qu'elle se présente avec toute sa physionomie
africaine.

M. Laurens a senti cette beauté pittoresque, qui n'eût point frappé un
simple archéologue, et il a retracé un des aspects qui m'avait le plus
pénétré par sa grandeur et sa mélancolie; c'est la partie du rempart
sur laquelle s'élève, non loin de l'église de Saint-Augustin, un énorme
massif carré sans autre ouverture qu'une petite porte cintrée.

Un groupe de beaux palmiers couronne cette fabrique, dernier vestige
d'une forteresse des templiers, premier plan, admirable de tristesse et
de nudité, au tableau magnifique qui se déroule au bas du rempart, la
plaine riante et fertile terminée au loin par les montagnes bleues de
Valdemosa. Vers le soir, la couleur de ce paysage varie d'heure en heure
en s'harmonisant toujours de plus en plus: nous l'avons vu au coucher du
soleil d'un rose étincelant, puis d'un violet splendide, et puis d'un
lilas argenté, et enfin d'un bleu pur et transparent à l'entrée de la
nuit.

M. Laurens a dessiné plusieurs autres vues prises des remparts de Palma.

«Tous les soirs, dit-il, à l'heure où le soleil colore vivement les
objets, j'allais lentement par le rempart, m'arrêtant à chaque pas pour
contempler les heureux accidents qui résultaient de l'arrangement des
lignes des montagnes ou de la mer avec les sommités des édifices de la
ville.

«Ici, le talus intérieur du rempart était garni d'une effrayante
haie d'aloès d'où sortaient par centaines ces hautes tiges dont
l'inflorescence rappelle si bien un candélabre monumental. Au delà, des
groupes de palmiers s'élevaient dans les jardins au milieu des figuiers,
des cactus, des orangers et des ricins arborescents; plus loin
apparaissaient des belvédères et des terrasses ombragées de vignes;
enfin, les aiguilles de la cathédrale, les clochers et les dômes des
nombreuses églises se détachaient en silhouettes sur le fond pur et
lumineux du ciel.»

Une autre promenade dans laquelle les sympathies de M. Laurens
ont rencontré les miennes, c'est celle des ruines du couvent de
Saint-Dominique.

Au bout d'un berceau de vigne soutenu par des piliers de marbre se
trouvent quatre grands palmiers que l'élévation de ce jardin en terrasse
fait paraître gigantesques, et qui font vraiment partie, à cette
hauteur, des monuments de la ville avec lesquels leur cime se trouve de
niveau. A travers leurs rameaux on aperçoit le sommet de la façade de
Saint-Étienne, la tour massive de la célèbre horloge baléarique[12], et
la tour de l'Ange du Palacio-Real.

[Note 12: «Cette horloge, que les deux principaux historiens de
Majorque, Dameto et Mut, ont longuement décrite, fonctionnait encore
il y a trente ans, et voici ce qu'en dit M. Grasset de Saint-Sauveur:
«Cette machine, très-ancienne, est appelée l'_horloge du Soleil_. Elle
marque les heures depuis le lever jusqu'au coucher de cet astre, suivant
l'étendue plus ou moins grande de l'arc diurne et nocturne; de manière
que le 10 juin, elle frappe la première heure du jour à cinq heures et
demie, et la quatorzième à sept et demie, la première de la nuit à huit
et demie, la neuvième à quatre et demie de la matinée suivante. C'est
l'inverse à commencer du 10 décembre. Pendant tout le cours de l'année,
les heures sont exactement réglées, suivant les variations du lever et
du coucher du soleil. Cette horloge n'est pas d'une grande utilité pour
les gens du pays, qui se règlent d'après les horloges modernes; mais
elle sert aux jardiniers pour déterminer les heures de l'arrosage. On
ignore d'où et à quelle époque cette machine a été apportée à Palma;
on ne suppose pas que ce soit d'Espagne, de France, d'Allemagne ou
d'Italie, où les Romains avaient introduit l'usage de diviser le jour en
douze heures, à commencer au lever du soleil.

«Cependant un ecclésiastique, recteur de l'université de Palma, assure,
dans la troisième partie d'un ouvrage sur la religion séraphique, que
des Juifs fugitifs, du temps de Vespasien, retirèrent cette fameuse
horloge des ruines de Jérusalem et la transportèrent à Majorque, où ils
s'étaient réfugiés. Voilà une origine merveilleuse, conséquente avec le
penchant caractéristique de nos insulaires pour tout ce qui tient du
prodige.

«L'historien Dameto et Mut, son continuateur, ne font remonter qu'à
l'année 1385 l'antiquité de l'horloge baléarique. Elle fut achetée des
pères dominicains et placée dans la tour où elle existe.» (_Voyage aux
iles Baléares et Pithiuses_, 1807.)]

Ce couvent de l'inquisition, qui n'offre plus qu'un monceau de débris,
où quelques arbrisseaux et quelques plantes aromatiques percent çà et
là les décombres, n'est pas tombé sous la main du temps. Une main plus
prompte et plus inexorable, celle des révolutions, a renversé et presque
mis en poudre, il y a peu d'années, ce monument que l'on dit avoir été
un chef-d'oeuvre, et dont les vestiges, les fragments de riche mosaïque,
quelques arcs légers encore debout et se dressant dans le vide comme des
squelettes, attestent du moins la magnificence.

C'est un grand sujet d'indignation pour l'aristocratie palmesane, et une
source de regrets bien légitimes pour les artistes, que la destruction
de ces sanctuaires de l'art catholique dans toute l'Espagne. Il y a dix
ans, peut-être eussé-je été, moi aussi, plus frappé du vandalisme de
cette destruction que de la page historique dont elle est la vignette.

Mais, quoiqu'on puisse avec raison, comme le fait M. Marliani dans son
_Histoire politique de l'Espagne moderne_, déplorer le côté faible et
violent à la fois des mesures que ce décret devait entraîner, j'avoue
qu'au milieu de ces ruines je sentais une émotion qui n'était pas la
tristesse que les ruines inspirent ordinairement. La foudre était tombée
là, et la foudre est un instrument aveugle, une force brutale comme la
colère de l'homme; mais la loi providentielle qui gouverne les éléments
et préside à leurs apparents désordres sait bien que les principes d'une
vie nouvelle sont cachés dans la cendre des débris. Il y eut dans l
atmosphère politique de l'Espagne, le jour où les couvents tombèrent,
quelque chose d'analogue à ce besoin de renouvellement qu'éprouve la
nature dans ses convulsions fécondes.

Je ne crois pas ce qu'on m'a dit à Palma, que quelques mécontents avides
de vengeances ou de dépouilles aient consommé cet acte de violence à la
face de la population consternée. Il faut beaucoup de mécontents pour
réduire ainsi en poussière une énorme masse de bâtiments, et il faut
qu'il y ait bien peu de sympathies dans une population pour qu'elle
voie ainsi accomplir un décret contre lequel elle protesterait dans son
coeur.

Je crois bien plutôt que la première pierre arrachée du sommet de ces
dômes fit tomber de l'âme du peuple en sentiment de crainte et de
respect qui n'y tenait pas plus que le clocher monacal sur sa base; et
que chacun, sentant remuer ses entrailles par une impulsion mystérieuse
et soudaine, s'élança sur le cadavre avec un mélange de courage et
d'effroi, de fureur et de remords. Le monachisme protégeait bien des
abus et caressait bien des égoïsmes; la dévotion est bien puissante en
Espagne, et sans doute plus d'un démolisseur se repentit et se confessa
le lendemain au religieux qu'il venait de chasser de son asile. Mais il
y a dans le coeur de l'homme le plus ignorant et le plus aveugle quelque
chose qui le fait tressaillir d'enthousiasme quand le destin lui confère
une mission souveraine.

Le peuple espagnol avait bâti de ses deniers et de ses sueurs ces
insolents palais du clergé régulier, à la porte desquels il venait
recevoir depuis des siècles l'obole de la mendicité fainéante et le pain
de l'esclavage intellectuel. Il avait participé à ses crimes, il avait
trempé dans ses lâchetés. Il avait élevé les bûchers de l'inquisition.
Il avait été complice et délateur dans les persécutions atroces dirigées
contre des races entières qu'on voulait extirper de son sein. Et quand
il eut consommé la ruine de ces juifs qui l'avaient enrichi, quand il
eut banni ces Maures auxquels il devait sa civilisation et sa grandeur,
il eut pour châtiment céleste la misère et l'ignorance. Il eut la
persévérance et la piété de ne pas s'en prendre à ce clergé, son
ouvrage, son corrupteur et son fléau. Il souffrit longtemps, courbé
sous ce joug façonné de ses propres mains. Et puis, un jour, des voix
étranges, audacieuses, firent entendre à ses oreilles et à sa conscience
des paroles d'affranchissement et de délivrance. Il comprit l'erreur
de ses ancêtres, rougit de son abaissement, s'indigna de sa misère,
et malgré l'idolâtrie qu'il conservait encore pour les images et les
reliques, il brisa ces simulacres, et crut plus énergiquement à son
droit qu'à son culte.

Quelle est donc cette puissance secrète qui transporta tout d'un coup le
dévot prosterné, au point de tourner son fanatisme d'un jour contre
les objets de l'adoration de toute sa vie? Ce n'est, à coup sur, ni
le mécontentement des hommes, ni l'ennui des choses. C'est le
mécontentement de soi-même, c'est l'ennui de sa propre timidité.

Et le peuple espagnol fut plus grand qu'on ne pense ce jour-là. Il
accomplit un fait décisif, et s'ôta à lui-même les moyens de revenir sur
sa détermination, comme un enfant qui veut devenir homme, et qui brise
ses jouets, afin de ne plus céder à la tentation de les reprendre.

Quant à don Juan Mendizabal (son nom vaut bien la peine d'être prononcé
à propos de tels événements), si ce que j'ai appris de son existence
politique m'a été fidèlement rapporté, ce serait plutôt un homme de
principes qu'un homme de faits, et, selon moi, c'est le plus bel éloge
qu'on puisse faire de lui. De ce que cet homme d'État aurait trop
présumé de la situation intellectuelle de l'Espagne en de certains
jours, et trop douté en de certains autres, de ce qu'il mirait, pris
parfois des mesures intempestives ou incomplètes, et semé son idée sur
des champs stériles où la semence devait être étouffée ou dévorée,
c'est peut-être une raison suffisante pour qu'on lui dénie l'habileté
d'exécution et la persistance de caractère nécessaires au succès
immédiat de ses entreprises; mais ce n'en est pas une pour que
l'histoire, prise d'un point de vue plus philosophique qu'on ne le fait
ordinairement, ne le signale un jour comme un des esprits les plus
généreux et les plus ardemment progressifs de l'Espagne[13].

[Note 13: Cette pensée droite, ce sentiment élevé de l'histoire, a
inspiré M. Marliani lorsqu'il a tracé l'éloge de M. Mendizabal en tête
de la critique de son ministère: «... Ce qu'on ne pourra jamais lui
refuser, ce dont des qualités d'autant plus admirables qu'elles se sont
rarement trouvées dans les hommes qui l'ont précédé au pouvoir: c'est
une foi vive dans l'avenir du pays, c'est un dévouement sans bornes à
la cause de la liberté, c'est un sentiment passionné de nationalité, un
élan sincère vers les idées progressives et même révolutionnaires pour
opérer les réformes que réclame l'état de l'Espagne; c'est une grande
tolérance, une grande générosité envers ses ennemis; c'est enfin un
désintéressement personnel qui lui a fait en tout temps et en toute
occasion sacrifier ses intérêts à ceux de sa patrie, et qu'il a porté
assez loin pour être sorti de ses différents ministères sans un ruban à
sa boutonnière... Il est le premier ministre qui ait pris au sérieux la
régénération de son pays. Son passage aux affaires a marqué un progrès
réel. Le ministre parlait cette fois le langage du patriote. Il n'eut
pas la force d'abolir la censure, mais il eut la générosité de délivrer
la presse de toute entrave en faveur de ses ennemis contre lui-même. Il
soumit ses actes administratifs au libre examen de l'opinion publique;
et quand une opposition violente s'éleva contre lui du sein des cortés,
soulevée par ses anciens amis, il eut assez de grandeur d'âme pour
respecter la liberté du député dans le fonctionnaire public. Il déclara
à la tribune qu'il se couperait la main plutôt que de signer la
destitution d'un député qui avait été comblé de ses bienfaits et qui
était devenu son plus ardent ennemi politique. Noble exemple donné par
M. Mendizabal avec d'autant plus de mérite qu'il n'avait en ce genre
aucun modèle à suivre! Depuis il ne s'est pas trouvé de disciples de
cette vertueuse tolérance.» (_Histoire politique de l'Espagne moderne,
par M. Marliani.)]

Ces réflexions me vinrent souvent parmi les ruines des couvents de
Majorque, lorsque j'entendais maudire son nom, et qu'il n'était
peut-être pas sans inconvénient pour nous de le prononcer avec éloge et
sympathie. Je me disais alors qu'en dehors dos questions politiques
du moment, pour lesquelles il m'est bien permis de n'avoir ni goût ni
intelligence, il y avait un jugement synthétique que je pouvais porter
sur les hommes et même sur les faits, sans crainte de m'abuser. Il
n'est pas si nécessaire qu'on le croit et qu'on le dit de connaître
directement une nation, d'en avoir étudié à fond les moeurs; et la vie
matérielle, pour se faire une idée droite, et concevoir un sentiment
vrai de son histoire, de son avenir, de sa vie morale en un mot. Il me
semble qu'il y a dans l'histoire générale de la vie humaine une grande
ligne à suivre et qui est la même pour tous les peuples, et à laquelle
se rattachent tous les fils de leur histoire particulière. Cette ligne,
c'est le sentiment et l'action perpétuelle de l'idéal, ou, si l'on veut,
de la perfectibilité, que les hommes ont porté en eux-mêmes, soit à
l'état d'instinct aveugle, soit à l'état de théorie lumineuse. Les
hommes vraiment éminents l'ont tous ressenti et pratiqué plus ou moins
à leur manière, et les plus hardis, ceux qui en ont eu la plus lucide
révélation, et qui ont frappé les plus grands coups dans le présent pour
hâter le développement de l'avenir, sont ceux que les contemporains ont
presque toujours le plus mal jugés. On les a flétris et condamnés sans
les connaître, et ce n'est qu'on recueillant le fruit de leur travail
qu'on les a replacés sur le piédestal d'où quelques déceptions
passagères, quelques revers incompris les avaient fait descendre.

Combien de noms fameux dans notre révolution ont été tardivement et
timidement réhabilités! et combien leur mission et leur oeuvre sont
encore mal comprises et mal développées! En Espagne, Mendizabal a été
un des ministres les plus sévèrement jugés, parce qu'il a été le plus
courageux, le seul courageux peut-être; et l'acte qui marque sa courte
puissance d'un souvenir ineffaçable, la destruction radicale des
couvents, lui a été si durement reproché, que j'éprouve le besoin
de protester ici en faveur de cette audacieuse résolution et de
l'enivrement avec lequel le peuple espagnol l'adopta et la mit en
pratique.

Du moins c'est le sentiment dont mon âme fut remplie soudainement à la
vue de ces ruines que le temps n'a pas encore noircies, et qui, elles
aussi, semblent protester contre le passé et proclamer le réveil de la
vérité chez le peuple. Je ne crois pas avoir perdu le goût et le respect
des arts, je ne sens pas en moi des instincts de vengeance et de
barbarie; enfin je ne suis pas de ceux qui disent que le culte du beau
est inutile, et qu'il faut dégrader les monuments pour en faire des
usines; mais un couvent de l'inquisition rasé par le bras populaire est
une page de l'histoire tout aussi grande, tout aussi instructive,
tout aussi émouvante qu'un aqueduc romain ou un amphithéâtre. Une
administration gouvernementale qui ordonnerait de sang-froid la
destruction d'un temple, pour quelque raison d'utilité mesquine ou
d'économie ridicule, ferait un acte grossier et coupable; mais un chef
politique qui, dans un jour décisif et périlleux, sacrifie l'art et la
science à des biens plus précieux, la raison, la justice, la liberté
religieuse, et un peuple qui, malgré ses instincts pieux, son amour pour
la pompe catholique et son respect pour ses moines, trouve assez de
coeur et de bras pour exécuter ce décret en un clin d'oeil, font comme
l'équipage battu de la tempête, qui se sauve en jetant ses richesses à
la mer.

Pleure donc qui voudra sur les ruines! Presque tous ces monuments dont
nous déplorons la chute sont des cachots où a langui durant des siècles,
soit l'âme, soit le corps de l'humanité. Et viennent donc des poètes
qui, au lieu de déplorer la fuite des jours de l'enfance du monde,
célèbrent dans leurs vers, sur ces débris de hochets dorés et de férules
ensanglantées, l'âge viril qui a su s'en affranchir! Il y a de bien
beaux vers de Chamisso sur le château de ses ancêtres rasé par la
révolution française. Cette pièce se termine par une pensée très-neuve
en poésie, comme en politique:

    «Béni sois-tu, vieux manoir, sur qui passe maintenant le soc de la
    charrue! et béni soit celui qui fait passer la charrue sur toi!»

Après avoir évoqué le souvenir de cette belle poésie, oserai-je
transcrire quelques pages que m'inspira le couvent des dominicains?
Pourquoi non, puisque aussi bien le lecteur doit s'armer d'indulgence,
là où il s'agit pour lui de juger une pensée que l'auteur lui soumet
en immolant son amour-propre et ses anciennes tendances? Puisse ce
fragment, quel qu'il soit, jeter un peu de variété sur la sèche
nomenclature d'édifices que je viens de faire!



IV.

LE COUVENT DE L'INQUISITION.

Parmi les décombres d'un couvent ruiné, deux hommes se rencontrèrent à
la clarté sereine de la lune. L'un semblait à la fleur de l'âge, l'autre
courbé sous le poids des années, et pourtant celui-là était le plus
jeune des deux.

Tous deux tressaillirent en se trouvant face à face; car la nuit était
avancée, la rue déserte, et l'heure sonnait lugubre et lente au clocher
de la cathédrale.

Celui qui paraissait vieux prit le premier la parole:

«Qui que tu sois, dit-il, homme, ne crains rien de moi; je suis faible
et brisé: n'attends rien de moi non plus, car je suis pauvre et nu sur
la terre.

--Ami, répondit le jeune homme, je ne suis hostile qu'à ceux qui
m'attaquent, et, comme toi, je suis trop pauvre pour craindre les
voleurs.

--Frère, reprit l'homme aux traits flétris, pourquoi donc as-tu
tressailli tout à l'heure à mon approche?

--Parce que je suis un peu superstitieux, comme tous les artistes, et
que je t'ai pris pour le spectre d'un de ces moines qui ne sont plus,
et dont nous foulons les tombes brisées. Et toi, l'ami, pourquoi as-tu
également frémi à mon approche?

--Parce que je suis très-superstitieux, comme tous les moines, et que je
t'ai pris pour le spectre d'un de ces moines qui m'ont renfermé vivant
dans les tombes que tu foules.

--Que dis-tu? Es-tu donc un de ces hommes que j'ai avidement et
vainement cherchés sur le sol de l'Espagne?

--Tu ne nous trouveras plus nulle part à la clarté du soleil; mais, dans
les ombres de la nuit, tu pourras nous rencontrer encore. Maintenant ton
attente est remplie; que veux-tu faire d'un moine?

--Le regarder, l'interroger, mon père; graver ses traits dans ma
mémoire, afin de les retracer par la peinture; recueillir ses paroles,
afin de les redire à mes compatriotes; le connaître enfin, pour me
pénétrer de ce qu'il y a de mystérieux, de poétique et de grand dans la
personne du moine et dans la vie du cloître.

--D'où te vient, ô voyageur! l'étrange idée que tu te fais de ces
choses? N'es-tu pas d'un pays où la domination des papes est abattue,
les moines proscrits, les cloîtres supprimés?

--Il est encore parmi nous des âmes religieuses envers le passé, et des
imaginations ardentes frappées de la poésie du moyen âge. Tout ce qui
peut nous en apporter un faible parfum, nous le cherchons, nous le
vénérons, nous l'adorons presque. Ah! ne crois pas, mon père, que nous
soyons tous des profanateurs aveugles. Nous autres artistes, nous
haïssons ce peuple brutal qui souille et brise tout ce qu'il touche.
Bien loin de ratifier ses arrêts de meurtre et de destruction, nous nous
efforçons dans nos tableaux, dans nos poésies, sur nos théâtres, dans
toutes nos oeuvres enfin, de rendre la vie aux vieilles traditions,
et de ranimer l'esprit de mysticisme qui engendra l'art chrétien, cet
enfant sublime!

--Que dis-tu là, mon fils? Est-il possible que les artistes de ton pays
libre et florissant s'inspirent ailleurs que dans le présent? Ils ont
tant de choses nouvelles à chanter, à peindre, à illustrer! et ils
vivraient, comme tu le dis, courbés sur la terre où dorment leurs aïeux?
Ils chercheraient dans la poussière des tombeaux une inspiration riante
et féconde, lorsque Dieu, dans sa bonté, leur a fait une vie si douce et
si belle?

--J'ignore, bon religieux, en quoi notre vie peut être telle que tu le
la représentes. Nous autres artistes, nous ne nous occupons point des
faits politiques, et les questions sociales nous intéressent encore
moins. Nous chercherions en vain la poésie dans ce qui se passe autour
de nous. Les arts languissent, l'inspiration est étouffée, le mauvais
goût triomphe, la vie matérielle absorbe les hommes; et, si nous
n'avions pas le culte du passé et les monuments des siècles de foi pour
nous retremper, nous perdrions entièrement le feu sacré que nous gardons
à grand'peine.

--On m'avait dit pourtant que jamais le génie humain n'avait porté aussi
loin que dans vos contrées la science du bonheur, les merveilles de
l'industrie, les bienfaits de la liberté. On m'avait donc trompé?

--Si on t'a dit, mon père, qu'en aucun temps on n'avait puisé dans les
richesses matérielles un si grand luxe, un tel bien-être, et, dans la
ruine de l'ancienne société, une si effrayante diversité de goûts,
d'opinions et de croyances, on t'a dit la vérité. Mais si on ne t'a pas
dit que toutes ces choses, au lieu de nous rendre heureux, nous ont
avilis et dégradés, on ne t'a pas dit toute la vérité.

--D'où peut donc venir un résultat si étrange? Toutes les sources du
bonheur se sont empoisonnées sur vos lèvres, et ce qui fait l'homme
grand, juste et bon, le bien-être et la liberté, vous a faits petits et
misérables? Explique-moi ce prodige.

--Mon père, est-ce à moi de te rappeler que l'homme ne vit pas seulement
de pain? Si nous avons perdu la foi, tout ce que nous avons acquis
d'ailleurs n'a pu profiter à nos âmes.

--Explique-moi encore, mon fils, comment vous avez perdu la foi, alors
que, les persécutions religieuses cessant chez vous, vous avez pu
élargir vos âmes et lever vos yeux vers la lumière divine? C'était
le moment de croire, puisque c'était le moment de savoir. Et, à ce
moment-là, vous avez douté? Quel nuage a donc passé sur vos têtes?

--Le nuage de la faiblesse et de la misère humaines. L'examen n'est-il
pas incompatible avec la foi, mon père?

--C'est comme si tu demandais, ô jeune homme! si la foi est compatible
avec la vérité. Tu ne crois donc à rien, mon fils? ou bien tu crois au
mensonge?

--Hélas! moi, je ne crois qu'à l'art. Mais n'est-ce pas assez pour
donner à l'âme une force, une confiance et des joies sublimes?

--Je l'ignorais, mon fils, et je ne le comprends pas. Il y a donc encore
chez vous quelques hommes heureux? Et toi-même, tu t'es donc préservé de
l'abattement et de la douleur?

--Non, mon père; les artistes sont les plus malheureux, les plus
indignés, les plus tourmentés des hommes; car ils voient chaque jour
tomber plus bas l'objet de leur culte, et leurs efforts sont impuissants
pour le relever.

--D'où vient que des hommes aussi pénétrés laissent périr les arts au
lieu de les faire revivre?

--C'est qu'ils n'ont plus de foi, et que sans la foi il n'y a plus d'art
possible.

--Ne viens-tu pas de me dire que l'art était pour toi une religion? Tu te
contredis, mon fils, ou bien je ne sais pas te comprendre.

--Et comment ne serions-nous pas en contradiction avec nous-mêmes, ô mon
père! nous autres à qui Dieu a confié une mission que le monde nous
dénie, nous à qui le présent ferme les portes de la gloire, de
l'inspiration, de la vie; nous qui sommes forcés de vivre dans le passé,
et d'interroger les morts sur les secrets de l'éternelle beauté dont les
hommes d'aujourd'hui ont perdu le culte et renversé les autels? Devant
les oeuvres des grands maîtres, et lorsque l'espérance de les égaler
nous sourit, nous sommes remplis de force et d'enthousiasme; mais
lorsqu'il faut réaliser nos rêves ambitieux, et qu'un monde incrédule et
borné souffle sur nous le froid du dédain et de la raillerie, nous ne
pouvons rien produire qui soit conforme à notre idéal, et la pensée
meurt dans notre sein avant que d'éclore à la lumière.

Le jeune artiste parlait avec amertume, la lune éclairait son visage
triste et fier, et le moine immobile le contemplait avec une surprise
naïve et bienveillante.

--Asseyons-nous ici, dit ce dernier après un moment de silence, en
s'arrêtant près de la balustrade massive d'une terrasse qui dominait la
ville, la campagne et la mer.»

C'était à l'angle de ce jardin des dominicains, naguère riche de fleurs,
de fontaines et de marbres précieux, aujourd'hui jonché de décombres et
envahi par toutes les longues herbes qui poussent avec tant de vigueur
et de rapidité sur les ruines.

Le voyageur, dans son agitation, en froissa une dans sa main, et la jeta
loin de lui avec un cri de douleur. Le moine sourit:

«Cette piqûre est vive, dit-il, mais elle n'est point dangereuse. Mon
fils, cette ronce que tu touches sans ménagement et qui te blesse, c'est
l'emblème de ces hommes grossiers dont tu te plaignais tout à l'heure.
Ils envahissent les palais et les couvents. Ils montent sur les autels,
et s'installent sur les débris des antiques splendeurs de ce monde. Vois
avec quelle sève et quelle puissance ces herbes folles ont rempli
les parterres où nous cultivions avec soin des plantes délicates et
précieuses dont pas une n'a résisté à l'abandon! De même les hommes
simples et à demi sauvages qu'on jetait dehors comme des herbes inutiles
ont repris leurs droits, et ont étouffé cette plante vénéneuse qui
croissait dans l'ombre et qu'on appelait l'inquisition.

--Ne pouvaient-ils donc l'étouffer sans détruire avec elle les
sanctuaires de l'art chrétien et les oeuvres du génie?

--Il fallait arracher la plante maudite, car elle était, vivace et
rampante. Il a fallu détruire jusque dans leurs fondements ces cloîtres
où sa racine était cachée.

--Eh bien, mon père, ces herbes épineuses qui croissent à la place, en
quoi sont-elles belles et à quoi sont-elles bonnes?»

Le moine rêva un instant et répondit:

«Comme vous me dites que vous êtes peintre, sans doute vous ferez un
dessin d'après ces ruines?

--Certainement. Où voulez-vous en venir?

--Éviterez-vous de dessiner ces grandes ronces qui retombent en festons
sur les décombres, et qui se balancent au vent, ou bien en ferez-vous
un accessoire heureux de votre composition, comme je l'ai vu dans un
tableau de Salvator Rosa?

--Elles sont les inséparables compagnes des ruines, et aucun peintre ne
manque d'en tirer parti.

--Elles ont donc leur beauté, leur signification, et par conséquent leur
utilité.

--Votre parabole n'en est pas plus juste, mon père; asseyez des
mendiants et des bohémiens sur ces ruines, elles n'en seront que
plus sinistres et plus désolées. L'aspect du tableau y gagnera; mais
l'humanité, qu'y gagne-t-elle?

--Un beau tableau peut-être, et à coup sûr une grande leçon. Mais vous
autres artistes; qui donnez cette leçon-là, vous ne comprenez pas ce
que vous faites, et vous ne voyez ici que des pierres qui tombent et de
l'herbe qui pousse.

--Vous êtes sévère; vous qui parlez ainsi, on pourrait vous répondre que
vous ne voyez dans cette catastrophe que votre prison détruite et votre
liberté recouvrée; car je, soupçonne, mon père, que le couvent n'était
pas de votre goût.

--Et vous, mon fils, auriez-vous poussé l'amour de l'art, et de la poésie
jusqu'à vivre ici sans regret?

--Je m'imagine que c'eût été pour moi la plus belle vie du monde. Oh!
que ce couvent devait être vaste et d'un noble style! Que ces vestiges
annoncent de splendeur et d'élégance! Qu'il devait être doux de venir
ici, le soir, respirer une douce brise et rêver au bruit de la mer,
lorsque ces légères galeries étaient payées de riches mosaïques, que
des eaux cristallines murmuraient dans des bassins de marbre, et qu'une
lampe d'argent s'allumait comme une pâle étoile au fond du sanctuaire!
De quelle paix profonde, de quel majestueux silence vous deviez jouir
lorsque le respect et la confiance des hommes vous entouraient d'une
invincible enceinte, et qu'on se signait en baissant la voix chaque
fois qu'on passait devant vos mystérieux portiques! Eh qui n'eût voulu
pouvoir abjurer tous les souris, tous les fatigues et toutes les
ambitions de la vie sociale pour venir s'enterrer ici, dans le calme
et l'oubli du monde entier, à la condition d'y rester artiste et d'y
pouvoir consacrer dix ans, vingt ans peut-être, à un seul tableau qu'on
eût poli lentement, comme un diamant précieux, et qu'on eût vu placer
sur un autel, non pour y être jugé et critiqué par le premier ignorant
venu, mais salué et invoqué comme une digne représentation de la
Divinité même!

--Étranger, dit le moine d'un ton sévère, tes paroles sont pleines
d'orgueil et tes rêves ne sont que vanité. Dans cet art dont tu parles
avec tant d'emphase et que tu fais si grand, tu ne vois que toi-même, et
l'isolement que tu souhaiterais ne serait à tes yeux qu'un moyen de te
grandir et de déifier. Je comprends maintenant comment tu peux croire à
cet art égoïste sans croire à aucune religion ni à aucune société. Mais
peut-être n'as-tu pas mûri ces choses dans ton esprit avant de les dire;
peut-être ignores-lu ce qui se passait dans ces antres de corruption et
de terreur. Viens avec moi, et peut-être ce que je vais t'en apprendre
changera tes sentiments et tes pensées.

À travers des montagnes de décombres et des précipices incertains et
croulants, le moine conduisit, non sans danger, le jeune voyageur au
centre du monastère détruit; et là, à la place où avaient été les
prisons, il le fit descendre avec précaution le long des parois d'un
massif d'architecture épais de quinze pieds, que la bêche et la pioche
avaient fendu dans toute sa profondeur. Au sein de cette affreuse croûte
de pierre et de ciment s'ouvraient, comme des gueules béantes du sein de
la terre, des loges sans air et sans jour, séparées les unes des autres
par des massifs aussi épais que ceux qui pesaient sur leurs voûtes
lugubres.

«Jeune homme, dit le moine, ces fosses que tu vois, ce ne sont pas
des puits, ce ne sont pas même des tombes; ce sont les cachots de
l'inquisition. C'est là que, durant plusieurs siècles sont péri
lentement tous les hommes qui, soit coupables, soit innocents devant
Dieu, soit dégradés par le vice, soit égarés par la fureur, soit
inspirés par le génie et la vertu, ont osé avoir une pensée différente
de celle de l'inquisition.

«Ces pères dominicains étaient des savants, des lettrés, des artistes
même. Ils avaient de vastes bibliothèques où les subtilités de la
théologie, reliées dans l'or et la moire, étalaient sur des rayons
d'ébène leurs marges reluisantes de perles et de rubis; et cependant
l'homme, ce livre vivant où de sa propre main Dieu a écrit sa pensée,
ils le descendaient vivant et le tenaient caché dans les entrailles
de la terre. Ils avaient des vases d'argent ciselés, des calices
étincelants de pierreries, des tableaux magnifiques et des madones d'or
et d'ivoire; et cependant, l'homme, ce vase d'élection, ce calice rempli
de la grâce céleste, cette vivante image de Dieu, ils le livraient
vivant au froid de la mort et aux vers du sépulcre. Tel d'entre eux
cultivant des roses et des jonquilles avec autant de soin et d'amour
qu'on en met à élever un enfant, qui voyait sans pitié son semblable,
son frère, blanchir et pourrir dans l'humidité de la tombe.
                
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