George Sand

Un hiver à Majorque
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«Voilà ce que c'est que le moine, mon fils, voilà ce que c'est que
le cloître. Férocité brutale d'un côté, de l'autre lâche terreur;
intelligence égoïste ou dévotion sans entrailles, voilà ce que c'est que
l'inquisition.

«Et de ce qu'en ouvrant ces caves infectes à la lumière des cieux la
main des libérateurs a rencontré quelques colonnes et quelques dorures
qu'elle a ébranlées ou ternies, faut-il replacer la dalle du sépulcre
sur les victimes expirantes, et verser des larmes sur le sort de leurs
bourreaux, parce qu'ils vont manquer d'or et d'esclaves?»

L'artiste était descendu dans une des caves pour en examiner
curieusement les parois. Un instant il essaya de se représenter la lutte
que la volonté humaine, ensevelie vivante, pouvait soutenir contre
l'horrible désespoir d'une telle captivité. Mais à peine ce tableau se
fut-il peint à son imagination vive et impressionnable, qu'elle en fut
remplie d'angoisse et de terreur. Il crut sentir ces voûtes glacées
peser sur son âme; ses membres frémirent, l'air manqua à sa poitrine,
il se sentit défaillir en voulant s'élancer hors de cet abîme, et il
s'écria en étendant les bras vers le moine, qui était resté à l'entrée:

«Aidez-moi, mon père au nom du ciel, aidez-moi à sortir d'ici!

--Eh bien, mon fils, dit le moine en lui tendant la main, ce que tu
éprouves en regardant maintenant les étoiles brillantes sur ta tête,
imagine comment je l'éprouvai lorsque je revis le soleil après dix ans
d'un pareil supplice!

--Vous, malheureux moine! s'écria le voyageur en se hâtant de marcher
vers le jardin; vous avez pu supporter dix ans de cette mort anticipée
sans perdre la raison on la vie? Il me semble que, si j'étais resté
là un instant de plus, je serais devenu idiot ou furieux. Non, je ne
croyais pas que la vue d'un cachot pût produire d'aussi subites, d'aussi
profondes terreurs, et je ne comprends pas que la pensée s'y habitue et
s'y soumette. J'ai vu les instruments de torture à Venise; j'ai vu aussi
les cachots du palais ducal, avec l'impasse ténébreuse où l'on tombait
frappé par une main invisible, et la dalle percée de trous par où le
sang allait rejoindre les eaux du canal sans laisser de traces. Je n'ai
eu là que l'idée d'une mort plus ou moins rapide. Mais dans ce cachot
où je viens de descendre, c'est l'épouvantable idée de la vie qui se
présente à l'esprit. O mon Dieu! être là et ne pouvoir mourir!

--Regarde-moi, mon fils, dit le moine en découvrant sa tête chauve et
flétrie; je ne compte pas plus d'années que n'en révèlent ton visage
mâle et ton front serein, et pourtant tu m'as pris sans doute pour un
vieillard.

«Comment je méritai et comment je supportai ma lente agonie, il
n'importe. Je ne demande pas ta pitié; je n'en ai plus besoin, heureux
et jeune que je me sens aujourd'hui en regardant ces murs détruits et
ces cachots vides. Je ne veux pas non plus t'inspirer l'horreur des
moines; ils sont libres, je le suis aussi; Dieu est bon pour tous. Mais,
puisque tu es artiste, il te sera salutaire d'avoir connu une de ces
émotions sans lesquelles l'artiste ne comprendrait pas son oeuvre.

«Et si maintenant tu veux peindre ces ruines sur lesquelles tu venais
tout à l'heure pleurer le passé, et parmi lesquelles je reviens chaque
nuit me prosterner pour remercier Dieu du présent, ta main et ton génie
seront animés peut-être d'une pensée plus haute que celle d'un lâche
regret ou d'une stérile admiration. Bien des monuments, qui sont pour
les antiquaires des objets d'un prix infini, n'ont d'autre mérite que de
rappeler les faits que l'humanité consacra par leur érection, et souvent
ce furent des faits iniques ou puérils. Puisque tu as voyagé, tu as vu
à Gènes un pont jeté sur un abîme, des quais gigantesques, une riche et
pesante église coûteusement élevée dans un quartier désert par la vanité
d'un patricien qui ne voulait point passer l'eau ni s'agenouiller dans
un temple avec les dévots de sa paroisse. Tu as vu peut-être aussi ces
pyramides d'Égypte qui sont l'effrayant témoignage de l'esclavage des
nations, ou ces dolmens sur lesquels le sang humain coulait par torrents
pour satisfaire la soif inextinguible des divinités barbares. Mais vous
autres artistes, vous ne considérez, pour la plupart, dans les oeuvres
de l'homme que l'a beauté ou la singularité de l'exécution, sans
vous pénétrer de l'idée dont cette oeuvre est la forme. Ainsi votre
intelligence adore souvent l'expression d'un sentiment que votre coeur
repousserait s'il en avait conscience.

«Voilà pourquoi vos propres oeuvres manquent souvent de la vraie couleur
de la vie, surtout lorsque, au lieu d'exprimer celle qui circule dans
les veines de l'humanité agissante, vous vous efforcez froidement
d'interpréter celle des morts que vous ne voulez pas comprendre.

--Mon père, répondit le jeune homme, je comprends tes leçons et je
ne les rejette pas absolument; mais crois-tu donc que l'art puisse
s'inspirer d'une telle philosophie? Tu expliques, avec la raison de
notre âge, ce qui fut conçu dans un poétique délire par l'ingénieuse
superstition de nos pères. Si, au lieu des riantes divinités de la
Grèce, nous mettions à nu les banales allégories cachées sous leurs
formes voluptueuses; si, au lieu de la divine madone des Florentins,
nous peignions, comme les Hollandais, une robuste servante d'estaminet;
enfin, si nous faisions de Jésus, fils de Dieu, un philosophe naïf de
l'école de Platon; au lieu de divinités n'aurions plus que des hommes,
de même qu'ici, au lieu d'un temple chrétien, nous n'avons plus sous les
yeux qu'un monceau de pierres.

--Mon fils, reprit le moine, si les Florentins ont donné des traits
divins à la Vierge, c'est parce qu'ils y croyaient encore; et si les
Hollandais lui ont donné des traits vulgaires, c'est parce qu'ils n'y
croyaient déjà plus. Et vous vous flattez aujourd'hui de peindre des
sujets sacrés, vous qui ne croyez qu'à l'art, c'est-à-dire à vous-mêmes!
vous ne réussirez jamais. N'essayez donc de retracer que ce qui est
palpable et vivant pour vous.»

«Si j'avais été peintre, moi, j'aurais fait un beau tableau consacré à
retracer le jour de ma délivrance; j'aurais représenté des hommes hardis
et robustes, le marteau dans une main et le flambeau dans l'autre,
pénétrant dans ces limbes de l'inquisition que je viens de te montrer,
et relevant de la dalle fétide des spectres à l'oeil terne, au sourire
effaré. On aurait vu, en guise d'auréole, au-dessus de toutes ces têtes,
la lumière des cieux tombant sur elles par la fente des voûtes brisées,
et c'eût été un sujet aussi beau, aussi approprié à mon temps que le
Jugement dernier de Michel-Ange le fut au sien: car ces hommes du
peuple, qui te semblent si grossiers et si méprisables dans l'oeuvre
de la destruction, m'apparurent plus beaux et plus nobles que tous les
anges du ciel; de même que cette ruine, qui est pour toi un objet de
tristesse et de consternation est pour, moi un monument plus religieux
qu'il ne le fut jamais avant sa chute.

[Illustration: Armoiries.]

«Si j'étais chargé d'ériger un autel destiné à transmettre aux âges
futurs un témoignage de la grandeur et de la puissance du nôtre, je n'en
voudrais pas d'autre que cette montagne de débris, au faîte de laquelle
j'écrirais ceci sur la pierre consacrée:

«Au temps de l'ignorance et de la cruauté, les hommes adorèrent sur cet
autel le Dieu des vengeances et des supplices. Au jour de la justice, et
au nom, de l'humanité, les hommes ont renversé ces autels sanguinaires,
abominables au Dieu de miséricorde.»



V.

Ce n'est pas à Palma, mais à Barcelone, dans les ruines de la maison
de l'inquisition, que j'ai vu ces cachots creusés dans des massifs de
quatorze pieds d'épaisseur. Il est fort possible qu'il n'y eût point de
prisonniers dans ceux de Palma lorsque le peuple y pénétra. Il est
bon de demander grâce à la susceptibilité majorquine pour la _licence
poétique_ que j'ai prise dans le fragment qu'on vient de lire.

Cependant je dois dire que, comme on n'invente rien qui n'ait un certain
fonds de vérité, j'ai vu à Majorque, un prêtre, aujourd'hui curé d'une
paroisse de Palma, qui m'a dit avoir passé sept ans de sa vie, _la fleur
de sa jeunesse_, dans les prisons de l'inquisition, et n'en être sorti
que par la protection d'une dame qui lui portait un vif intérêt. C'était
un homme dans la force de l'âge, avec des yeux fort vifs et des manières
enjouée. Il ne paraissait pas regretter beaucoup le régime du saint
office.

A propos de ce couvent des dominicains, je citerai un passage de Grasset
de Saint Sauveur, qu'on ne peut accuser de partialité; car il fait, au
préalable, un pompeux éloge des inquisiteurs avec lesquels il a été en
relation à Majorque:

On voit cependant encore dans le cloître de Saint-Dominique des
peintures qui rappellent la barbarie exercée autrefois sur les juifs.
Chacun des malheureux qui ont été brûlés est représenté dans un tableau
au bas duquel sont écrits son nom, son âge, et l'époque où il fut
victime.

«On m'a assuré qu'il y a peu d'années les descendants de ces infortunés,
formant aujourd'hui une classe particulière parmi les habitants de
Palma, sous la ridicule dénomination de _chouettes_, avaient en vain
offert des sommes assez fortes pour obtenir qu'on effaçât ces monuments
affligeants. Je me suis refusé à croire ce fait...

[Illustration: Armoiries. (Page 27.)]

«Je n'oublierai cependant jamais qu'un jour, me promenant dans le
cloître des dominicains, je considérais avec douleur ces tristes
peintures: un moine s'approcha de moi, et me fit remarquer parmi ces
tableaux plusieurs marqués d'ossements en croix.--Ce sont, me dit-il,
les portraits de ceux dont les cendres ont été exhumées et jetées au
vent.

«Mon sang se glaça; je sortis brusquement, le coeur navré et l'esprit
frappé de cette scène.

«Le hasard fit tomber entre mes mains une relation imprimée en 1755
par l'ordre de l'inquisition, contenant les noms, surnoms, qualités et
délits des malheureux sentenciés à Majorque depuis l'année 1645 jusqu'en
1691.

«Je lus eu frémissant cet écrit: j'y trouvai quatre Majorquins, dont une
femme, brûlés vifs pour cause de judaïsme; trente-deux autres morts,
pour le même délit, dans les cachots de l'inquisition, et dont les corps
avaient été brûlés; trois dont les cendres ont été exhumées et jetées
au vent; un Hollandais accusé de luthéranisme; un Majorquin, de
mahométisme; six Portugais, dont une femme, et sept-Majorquins, prévenus
de judaïsme, brûlés en effigie, ayant eu le bonheur de s'échapper.
Je comptai deux cent seize autres victimes, Majorquins et étrangers,
accusés de judaïsme, d'hérésie ou de mahométisme, sortis des prisons,
après s'être rétractés publiquement et remis dans le sein de l'Église.»

Cet affreux catalogue était clôturé par un arrêté de l'inquisition non
moins horrible.

M. Grasset donne ici le texte espagnol, dont voici la traduction exacte:

«Tous les coupables mentionnés dans cette relation ont été publiquement
condamnés par le saint-office, comme hérétiques formels; tous leurs
biens confisqués et appliqués au fisc royal; déclarés inhabiles et
incapables d'occuper ni d'obtenir ni dignités ni bénéfices, tant
ecclésiastiques que séculiers, ni autres offices publics ni
honorifiques; ne pouvant porter sur leurs personnes, ni faire porter à
celles qui en dépendent, ni or ni argent, perles, pierres précieuses,
corail, soie, camelot, ni drap fin; ni monter à cheval, ni porter des
armes, ni exercer et user des autres choses qui, par droit commun, lois
et pragmatiques de ce royaume, instructions et style du saint office,
sont prohibées à des individus ainsi dégradés; la même prohibition
s'étendant, pour les femmes condamnées au feu, à leurs fils et à leurs
filles, et pour les hommes jusqu'à leurs petits-fils en ligne masculine,
condamnant en même temps la mémoire de ceux exécutés en effigie,
ordonnant que leurs ossements (pouvant les distinguer de ceux des
fidèles chrétiens) soient exhumés, remis à la justice et au bras
séculier, pour être brûlés et réduits en cendres; que l'on effacera ou
raclera toutes inscriptions qui se trouveraient sur les sépultures, ou
armes, soit apposées, soit peintes, en quelque lieu que ce soit, de
manière _qu'il ne reste d'eux, sur la face de la terre, que la mémoire
de leur sentence et de son exécution_.»

Quand on lit de semblables documents, si voisins de notre époque, et
quand on voit l'invincible haine qui, après douze ou quinze générations
de juifs convertis au christianisme, poursuit encore aujourd'hui cette
race infortunée à Majorque, on ne saurait croire que l'esprit de
l'inquisition y fût éteint aussi parfaitement qu'on le dit à l'époque du
décret de Mendizabal.

Je ne terminerai pas cet article, et je ne sortirai pas du couvent de
l'inquisition, sons faire part à mes lecteurs d'une découverte assez
curieuse, dont tout l'honneur revient à M. Tastu, et qui eût fait, il
y a trente ans, la fortune de cet érudit, à moins qu'il ne l'eût, d'un
coeur joyeux, portée au maître du monde, sans songer à en tirer parti
pour lui-même, supposition qui est bien plus conforme que l'autre à son
caractère d'artiste insouciant et désintéressé.

Celle note est trop intéressante pour que j'essaie de la tronquer. La
voici telle qu'elle a été remise entre mes mains, avec l'autorisation de
la publier.

COUVENT DE SAINT-DOMINIQUE, A PALMA DE MALLORCA.

Un compagnon de saint Dominique, Michel de Fabra, fut le fondateur de
l'ordre des frères prêcheurs à Mallorca. Il était originaire de la
Vieille-Castille, et accompagnait Jacques Ier à la conquête de la grande
Baléare, en 1229. Son instruction était grande et variée, sa dévotion
remarquable; ce qui lui donnait auprès du _Conquistador_, de ses nobles
compagnons, et des soldats même, une puissante autorité. Il haranguait
les troupes, célébrait le service divin, donnait la communion aux
assistants et combattait les infidèles, comme le faisaient à cette
époque les ecclésiastiques. Les Arabes disaient que la sainte Vierge et
le père Michel seuls les avaient conquis. Les soldats aragonais-catalans
priaient, dit-on après Dieu et la sainte Vierge, le père Michel Fabra.

L'illustre dominicain avait reçu l'habit de son ordre à Toulouse des
mains de son ami Dominique: il fut envoyé par lui à Paris avec deux
autres compagnons pour y remplir une mission importante. Ce fut lui
qui établi à Palma le premier couvent des dominicains, au moyen d'une
donation que lui fit le procureur du premier évêque de Mallorca, D. J.
R. de Torella: ceci se passait en l'an 1231.

Une mosquée et quelques toises de terrain qui en dépendaient servirent
à la première fondation. Les frères prêcheurs agrandirent plus tard
la communauté, au moyen d'un commerce lucratif de toute espèce de
marchandises, et des donations assez fréquentes qui leur étaient faites
par les fidèles. Cependant le premier fondateur, frère de Michel de
Fabra, était allé mourir à Valence, qu'il avait aidé à conquérir.

Jaime Fabra fut l'architecte du couvent des dominicains. On ne dit pas
que celui-ci fût de la famille du père Michel, son homonyme; on sait
seulement qu'il donna ses plans vers 1296, comme il traça plus tard ceux
de la cathédrale de Barcelone (1317), et bien d'autres sur les terres
des rois d'Aragon.

Le couvent et son église ont dû éprouver bien des changements avec le
temps, si l'on compare un instant, comme nous l'avons fait, les diverses
parties des monuments ruinés par la mine. Ici reste à peine debout un
riche portail, dont le style tient du quatorzième siècle; mais plus
loin, faisant partie du monument, ces arches brisées, ces lourdes clefs
de voûte gisantes sur les décombres, vous annoncent que des architectes
autres que Jaime Fabra, mais bien inférieurs à lui, ont passé par là.

Sur ces vastes ruines où il n'est resté debout que quelques palmiers
séculaires, conservés à notre instante prière, nous avons pu déplorer,
comme nous l'avons fait sur celles des couvents de Sainte-Catherine
et de Saint-François de Barcelone, que la froide politique eût seule
présidé à ces démolitions faites sans discernement.

En effet, l'art et l'histoire n'ont rien perdu à voir tomber les
convents de Saint-Jérôme à Palma, ou le convent de Saint-François qui
bordait en la gênant la _muralla de Mar_ à Barcelone; mais, au nom de
l'histoire, au nom de l'art, pourquoi ne pas conserver comme
monuments, les convents de Sainte-Catherine de Barcelone et celui de
Saint-Dominique de Palma, dont les nefs abritaient les tombes des gens
de bien, _les sepulturas de personas de be_, comme le dit un petit
cahier que nous avons eu entre les mains, et qui faisait partie des
archives du couvent? On y lisait, après les noms de N. Cotoner, grand
maître de Malte, ceux des Damelo, des Muntaner, des Villalonga, des La
Remana, des Bonapart! Ce livre, ainsi que tout ce qui était le couvent,
appartient aujourd'hui à l'entrepreneur des démolitions.

Cet homme, vrai type mallorquin, dont le premier abord vous saisit, mais
ensuite vous captive et vous rassure, voyant l'intérêt que nous prenions
à ces ruines, à ces souvenirs historiques, et d'ailleurs, comme tout
homme du peuple, partisan du grand Napoléon, s'empressa de nous indiquer
la tombe armoriée des _Bonapart_, ses aïeux, car telle est la tradition
mallorquine. Elle nous a paru assez curieuse pour faire quelques
recherches à ce sujet; mais, occupé d'autres travaux, nous n'avons pu y
donner le temps et l'attention nécessaires pour les compléter.

Nous avons retrouvé les armoiries des _Bonapart_, qui sont:

Parti d'azur, chargé de six étoiles d'or, à six pointes, deux, deux et
deux, et de gueules, au lion d'or léopardé, au chef d'or, chargé d'un
aigle naissant de sable;

1° Dans un nobiliaire, ou livre de blason, qui fait partie des richesses
renfermées dans la bibliothèque de M. le comte de Monténégro, nous avons
pris un _fac-similé_ de ces armoiries;

2° A Barcelone, dans un autre nobiliaire espagnol, moins beau
d'exécution, appartenant au savant archiviste de la couronne d'Aragon,
et dans lequel on trouve, à la date du 15 juin 1549, les preuves de
noblesse de la famille des Fortuny, au nombre desquelles figure, parmi
les quatre quartiers, celui de l'aïeule maternelle, qui était de la
maison de _Bonapart_.

Dans le registre: _Indice_: _Pedro III_, tome II des archives de la
couronne d'Aragon, se trouvent mentionnés deux actes à la date de
1276, relatifs à des membres de la famille _Bonpar_. Ce nom, d'origine
provençale ou languedocienne, en subissant, comme tant ô'autres de la
même époque, l'altération mallorquine, serait devenu _Bonapart_.

En 1411, Hugo Bonapart, natif de Mallorca, passa dans l'île de Corse en
qualité de _régent_ ou gouverneur pour le roi Martin d'Aragon; et c'est
à lui qu'on ferait remonter l'origine des _Bonaparte_, ou, comme on
a dit plus tard: _Buonaparte_; ainsi _Bonapart_ est le nom roman,
_Bonaparte_ l'italien ancien, et _Buonaparte_ l'italien moderne. On
sait que les membres de la famille de Napoléon signaient indifféremment
_Bonaparte_ ou _Buonaparte_.

Qui sait l'importance que ces légers indices, découverts quelques années
plus tôt, auraient pu acquérir, s'ils avaient servi à démontrer à
Napoléon, qui tenait tant à être Français, que sa famille était
originaire de France?

Pour n'avoir plus la même valeur politique aujourd'hui, la découverte de
M. Tastu n'en est pas moins intéressante, et si j'avais quelque voix au
chapitre des fonds destinés aux lettres par le gouvernement français, je
procurerais à ce bibliographe les moyens de la compléter.

Il importe assez peu aujourd'hui, j'en conviens, de s'assurer de
l'origine française de Napoléon. Ce grand capitaine, qui, dans mes idées
(j'en demande bien pardon à la mode), n'est pas un si grand prince, mais
qui, de sa nature personnelle, était certes un grand homme, a bien su se
faire adopter par la France, et la postérité ne lui demandera pas si ses
ancêtres furent Florentins, Corses, Majorquins ou Languedociens; mais
l'histoire sera toujours intéressée à lever le voile qui couvre cette
race prédestinée, où Napoléon n'est certes pas un accident fortuit, un
fait isolé. Je suis sur qu'en cherchant bien, on trouverait dans les
générations antérieures de cette famille des hommes ou des femmes dignes
d'une telle descendance, et ici les blasons, ces insignes dont la loi
d'égalité a fait justice, mais dont l'historien doit toujours tenir
compte, comme de monuments très-significatifs, pourraient bien jeter
quelque lumière sur la destinée guerrière ou ambitieuse des anciens
Bonaparte.

En effet, jamais écu fut-il plus fier et plus symbolique que celui de
ces chevaliers majorquins? Ce lion dans l'altitude du combat, ce ciel
parsemé d'étoiles d'où cherche à se dégager l'aigle prophétique, n'est
ce pas comme l'hiéroglyphe mystérieux d'une destinée peu commune?
Napoléon, qui aimait la poésie des étoiles avec une sorte de
superstition, et qui donnait l'aigle pour blason à la France, avait-il
donc connaissance de son écu majorquin, et, n'ayant pu remonter jusqu'à
la source présumée des Bonpar provençaux, gardait-il le silence sur ses
aïeux espagnols? C'est le sort des grands hommes, après leur mort, de
voir les nations se disputer leurs berceaux ou leurs tombes.

BONAPART.

(Tiré d'un armorial MS., convenant les blasons des principales familles
de Mallorca, etc., etc. Le MS. appartenait à D. Juan Dantelo cronista de
Mallorca, mort en 1633, et se conserve dans la bibliothèque du comte de
Montenegro Le MS. est du seizième siècle.)

Mallorca, 20 septembre 1837.

M. TASTU.

PROVAS DE PEBA FORTUNY A 43 DE JUNY DE 1549.



N° 1.

FORTUNY.

SON PARE, SOLAR DE MALLORCA

FORTUNY.

Son père, ancienne maison noble de Mallorca. Camp de plata, cinq torteus
negres, en dos, dos, y un. Champ d'argent, cinq tourteaux de sable,
deux, deux et un.



N° 2.

COS.

SA MARE, SOLAR DE MALLORCA. COS.

Sa mère, maison noble de Mallorca. Camp vermell; un os de or, portant
una flor de lliri sobre lo cap, del mateix.

Champ de gueules, ours d'or couronné d'une fleur de lis de même.



N° 3. BONAPART.

SA AVIA PATERNA, SOLAR DE MALORCA.

BONAPART.

Son aïeule paternelle, ancienne maison noble de Mallorca.

Ici manquait l'explication du blason: les différences proviennent
de celui qui a peint ce nobiliaire: il n'a pas tenu compte qu'il
décalquait; d'ailleurs il a manqué d'exactitude.



N° 4. GARI.

SA AVIA MATERNA, SOLAR DE MALLORCA.


GARI.

Son aïeule maternelle, ancienne maison noble de Mallorca.

Parlit en pal, primer vermell, ad très torres de plata, en dos, y una;
segon blau, ab très faxas ondeades, de plata.

Parti de gueules et d'azur, trois tours d'argent, deux, une, et trois
fasces ondées, d'argent.



TROISIÈME PARTIE.



I.

Nous partîmes pour Valldemosa, vers la mi-décembre, par une matinée
sereine, et nous allâmes prendre possession de notre chartreuse au
milieu d'un de ces beaux rayons de soleil d'automne qui allaient devenir
de plus en plus rares pour nous. Après avoir traversé les plaines
fertiles d'Establiments, nous atteignîmes ces vagues terrains, tantôt
boisés, tantôt secs et pierreux, tantôt humides et frais, et partout
cahotés de mouvements abrupts qui ne ressemblent à rien.

Nulle part, si ce n'est en quelques vallées des Pyrénées, la nature ne
s'était montrée à moi aussi libre dans ses allures que sur ces bruyères
de Majorque, espaces assez vastes, et qui portaient dans mon esprit un
certain démenti à cette culture si parfaite à laquelle les Majorquins se
vantent d'avoir soumis tout leur territoire.

Je ne songeais pourtant pas à leur en faire un reproche; car rien n'est
plus beau que ces terrains négligés qui produisent tout ce qu'ils
veulent, et qui ne se font faute de rien: arbres tortueux, penchés,
échevelés; ronces affreuses, fleurs magnifiques, tapis de mousses et de
joncs, câpriers épineux, asphodèles délicates et charmantes; et toutes
choses prenant là les formes qu'il plaît à Dieu, ravin, colline, sentier
pierreux tombant tout à coup dans une carrière, chemin verdoyant
s'enfonçant dans un ruisseau trompeur, prairie ouverte à tout venant et
s'arrêtant bientôt devant une montagne à pic; puis des taillis semés de
gros rochers qu'on dirait tombés du ciel, des chemins creux au bord du
torrent entre des buissons de myrte et de chèvrefeuille; enfin une ferme
jetée comme une oasis au sein de ce désert, élevant son palmier comme
une vigie pour guider le voyageur dans la solitude.

La Suisse et le Tyrol n'ont pas eu pour moi cet aspect de création libre
et primitive qui m'a tant charmé à Majorque. Il me semblait que, dans
les sites les plus sauvages des montagnes helvétiques, la nature, livrée
à de trop rudes influences atmosphériques, n'échappait à la main de
l'homme que pour recevoir du ciel de plus dures contraintes, et pour
subir, comme une âme fougueuse livrée à elle-même, l'esclavage de ses
propres déchirements. A Majorque, elle fleurit sous les baisers d'un
ciel ardent, et sourit sous les coups des tièdes bourrasques qui la
rasent en courant les mers. La fleur couchée se relève plus vivace,
le tronc brisé enfante de plus nombreux rejetons après l'orage; et
quoiqu'il n'y ait point, à vrai dire, de lieux déserts dans cette île,
l'absence de chemins frayés lui donne un air d'abandon ou de révolte qui
doit la faire ressembler à ces belles savanes de la Louisiane, où, dans
les rêves chéris de ma jeunesse, je suivais René en cherchant les traces
d'Atala ou de Chaclas.

Je suis bien sûr que cet éloge de Majorque ne plairait guère
aux Majorquins, et qu'ils ont la prétention d'avoir des chemins
très-agréables. Agréables à la vue, je ne le nie pas; mais praticables
aux voitures, vous allez en juger.

La voiture _à volonté_ du pays est la _tartane_, espèce de
coucou-omnibus conduit par un cheval ou par un mulet, et sans aucune
espèce de ressort; ou le _birlucho_, sorte de cabriolet à quatre places,
portant sur son brancard comme la tartane, comme elle doué de roues
solides, de ferrures massives, et garni à l'intérieur d'un demi-pied
de bourre de laine. Une telle doublure vous donne bien un peu à penser
quand vous vous installez pour la première fois dans ce véhicule aux
abords doucereux! Le cocher s'assied sur une planchette qui lui sert de
siège, les pieds écartés sur les brancards, et la croupe du cheval entre
les jambes, de sorte qu'il a l'avantage de sentir non-seulement tous les
cahots de sa brouette, mais encore tous les mouvements de sa bête, et
d'être ainsi en carrosse et à cheval en même temps. Il ne parait point
mécontent de cette façon d'aller, car il chante tout le temps, quelque
effroyable secousse qu'il reçoive; et il ne s'interrompt que pour
proférer d'un air flegmatique des jurements épouvantables lorsque son
cheval hésite à se jeter dans quelque précipice, ou à grimper quelque
muraille de rochers.

Car c'est ainsi qu'on se promène: ravins, torrents, fondrières, haies
vives, fossés, se présentent en vain; on ne s'arrête pas pour si peu.
Tout cela s'appelle d'ailleurs le chemin.

Au départ, vous prenez cette course au clocher pour une gageure
de mauvais goût, et vous demandez à votre guide quelle mouche le
pique.--C'est le chemin, vous répond-il.--Mais cette rivière?--C'est le
chemin.--Et ce trou profond?--Le chemin.--Et ce buisson aussi?--Toujours
le chemin.--A la bonne heure!

Alors vous n'avez rien de mieux à faire que de prendre votre parti, de
bénir le matelas qui tapisse la caisse de la voiture et sans lequel vous
auriez infailliblement les membres brisés, de remettre votre âme à Dieu,
et de contempler le paysage en attendant la mort ou un miracle.

Et pourtant vous arrivez quelquefois sain et sauf, grâce au peu de
balancement de la voiture, à la solidité des jambes du cheval, et
peut-être à l'incurie du cocher, qui le laisse faire, se croise les
bras et fume tranquillement son cigare, tandis qu'une roue court sur la
montagne et l'autre dans le ravin.

On s'habitue très-vite à un danger dont on voit les autres ne tenir
aucun compte: pourtant le danger est fort réel. On ne verse pas
toujours; mais, quand on verse, on ne se relève guère. M. Tastu avait
éprouvé l'année précédente un accident de ce genre sur noire route
d'Establiments, et il était resté pour mort sur la place. Il en a gardé
d'horribles douleurs à la tête, qui ne refroidissent pourtant pas son
désir de retourner à Majorque.

Les personnes du pays ont presque toutes une sorte de voiture, et les
nobles ont de ces carrosses du temps de Louis XIV, à boite évasée,
quelques-uns à huit glaces, et dont les roues énormes bravent tous les
obstacles. Quatre ou six fortes mules traînent légèrement ces lourdes
machines mal suspendues, pompeusement disgracieuses, mais spacieuses et
solides, dans lesquelles on franchit au galop et avec une incroyable
audace les plus effrayants défilés, non sans en rapporter quelques
contusions, bosses à la tête, et tout au moins de fortes courbatures.

Le grave Miguel de Vargas, auteur vraiment espagnol, qui ne plaisante
jamais, parle en ces termes de _los horrorosos caminos_ de Mallorca:
«En cuyo esencial ramo de policia no se puede ponderar bastantemente
el abandono de esta Balear. El que llaman camino es una cadena de
precipicios intratables, y el transito desde Palma hasta los montes de
Galatzo presenta al infeliz pasagero la muerte a cada paso,» etc.

Aux environs des villes, les chemins sont un peu moins dangereux; mais,
ils ont le grave inconvénient d'être resserrés entre deux murailles ou
deux fossés qui ne permettent pas à deux voitures de se rencontrer. Le
cas échéant, il faut dételer les boeufs de la charette ou les chevaux
de la voiture, et que l'un des deux équipages s'en aille à reculons,
souvent pendant un long trajet. Ce sont alors d'interminables
contestations pour savoir qui prendra ce parti; et, pendant ce temps,
le voyageur, retardé n'a rien de mieux à faire qu'à répéter la devise
majorquine: _mucha calma_, pour son édification particulière.

Avec le peu de frais où se mettent los Majorquins pour entretenir leurs
routes, ils ont l'avantage d'avoir de ces routes-là à discrétion. On n'a
que l'embarras du choix. J'ai fait trois fois seulement la route de la
Chartreuse à Palma, et réciproquement; six fois j'ai suivi une route
différente, et six fois le _birlucho_ s'est perdu et nous a fait errer
par monts et par vaux, sous prétexte de chercher un septième chemin
qu'il disait être le meilleur de tous, et qu'il n'a jamais trouvé.

De Palma à Valldemosa on compte trois lieues, mais trois lieues
majorquines, qu'on ne fait pas, en trottant bien, en moins de trois
heures. On monte insensiblement pendant les deux premières; à la
troisième, on entre dans la montagne et on suit une rampe très-unie
(ancien travail des chartreux vraisemblablement), mais très-étroite,
horriblement rapide, et plus dangereuse que tout le reste du chemin.

Là on commence à saisir le côté alpestre de Majorque; mais c'est en vain
que les montagnes se dressent de chaque côté de la gorge, c'est en vain
que le torrent bondit de roche en roche; c'est seulement dans le coeur
de l'hiver que ces lieux prennent l'aspect sauvage que les Majorquins
leur attribuent. Au mois de décembre, et malgré les pluies récentes,
le torrent était encore un charmant ruisseau courant parmi des touffes
d'herbes et de fleurs; la montagne était riante, et le vallon encaissé
de Valldemosa s'ouvrit devant nous comme un jardin printanier.

Pour atteindre la Chartreuse, il faut mettre pied à terre; car aucune
charrette ne peut gravir le chemin pavé qui y mène, chemin admirable à
l'oeil par son mouvement hardi, ses sinuosités parmi de beaux arbres,
et les sites ravissants qui se déroulent à chaque pas, grandissant de
beauté à mesure qu'on s'élève. Je n'ai rien vu de plus, riant, et de
plus mélancolique en même temps, que ces perspectives où le chêne vert,
le caroubier, le pin, l'olivier, le peuplier et le cyprès marient leurs
nuances variées en berceaux profonds; véritables abîmes de verdure,
où le torrent précipite sa course sous des buissons d'une richesse
somptueuse et d'une grâce inimitable. Je n'oublierai jamais un certain
détour de la gorge où, en se retournant, on distingue, au sommet d'un
mont, une de ces jolies maisonnettes arabes que j'ai décrites, à demi
cachée dans les raquettes de ses nopals, et un grand palmier qui se
penche sur l'abîme en dessinant sa silhouette dans les airs. Quand la
vue des boues et des brouillards de Paris me jette dans le spleen,
je ferme les yeux, et je revois comme dans un rêve cette montagne
verdoyante, ces roches fauves et ce palmier solitaire perdu dans un ciel
rose.

La chaîne de Valldemosa s'élève de plateaux en plateaux resserrés
jusqu'à une sorte d'entonnoir entouré de hautes montagnes et fermé au
nord par le versant d'un dernier plateau à l'entrée duquel repose le
monastère. Les chartreux ont adouci, par un travail immense, l'âpreté
de ce lieu romantique. Ils ont fait du vallon qui termine la chaîne un
vaste jardin ceint de murailles qui ne gênent point la vue, et auquel
une bordure de cyprès à forme pyramidale, disposés deux à deux sur
divers plans, donne l'aspect arrangé d'un cimetière d'opéra.

Ce jardin, planté de palmiers et d'amandiers, occupe tout le fond
incliné du vallon, et s'élève en vastes gradins sur les premiers plans
de la montagne. Au clair de la lune, et lorsque l'irrégularité de ces
gradins est dissimulée par les ombres, on dirait d'un amphithéâtre
taillé pour des combats de géants. Au centre et sous un groupe de
beaux palmiers, un réservoir en pierre reçoit les eaux de source de
la montagne, et les déverse aux plateaux inférieurs par des canaux en
dalles, tout semblables à ceux qui arrosent les alentours de Barcelone.
Ces ouvrages sont trop considérables et trop ingénieux pour n'être pas,
à Majorque comme en Catalogne, un travail des Maures. Ils parcourent
tout l'intérieur de l'île, et ceux qui partent du jardin des chartreux,
côtoyant le lit du torrent, portent à Palma une eau vive en toute
saison.

La Chartreuse, située au dernier plan de ce col de montagnes, s'ouvre au
nord sur une vallée spacieuse qui s'élargit et s'élève en pente douce
jusqu'à la côte escarpée dont la mer frappe et ronge la base. Un des
bras de la chaîne s'en va vers l'Espagne, et l'autre vers l'orient.
De cette chartreuse pittoresque on domine donc la mer des deux côtés.
Tandis qu'on l'entend gronder au nord, on l'aperçoit comme une faible
ligne brillante au delà des montagnes qui s'abaissent, et de l'immense
plaine qui se déroule au midi; tableau sublime, encadré au premier plan
par de noirs rochers couverts de sapins, au second par des montagnes au
profil hardiment découpé et frangé d'arbres superbes, au troisième et
au quatrième par des mamelons arrondis que le soleil couchant dore des
nuances les plus chaudes, et sur la croupe desquels l'oeil distingue
encore, à une lieue de distance, la silhouette microscopique des arbres,
fine comme l'antenne des papillons, noire et nette comme un trait de
plume à l'encre de Chine sur un fond d'or étincelant. Ce fond lumineux,
c'est la plaine; et à cette distance, lorsque les vapeurs de la montagne
commencent à s'exhaler et à jeter un voile transparent sur l'abîme, on
croirait que c'est déjà la mer. Mais la mer est encore plus loin, et, au
retour du soleil, quand la plaine est comme un lac bleu, la Méditerranée
trace une bande d'argent vif aux confins de cette perspective
éblouissante.

C'est une de ces vues qui accablent parce qu'elles ne laissent rien à
désirer, rien à imaginer. Tout ce que le poëte et le peintre peuvent
rêver, la nature l'a créé en cet endroit. Ensemble immense, détails
infinis, variété inépuisable, formes confuses, contours accusés, vagues
profondeurs, tout est là, et l'art n'y peut rien ajouter. L'esprit ne
suffit pas toujours à goûter et à comprendre l'oeuvre de Dieu; et s'il
fait un retour sur lui-même, c'est pour sentir son impuissance à créer
une expression quelconque de cette immensité de vie qui le subjugue et
l'enivre. Je conseillerais aux gens que la vanité de l'art dévore, de
bien regarder de tels sites et de les regarder souvent. Il me semble
qu'ils y prendraient pour cet art divin qui préside à l'éternelle
création des choses un certain respect qui leur manque, à ce que je
m'imagine d'après l'emphase de leur forme.

Quant à moi, je n'ai jamais mieux senti le néant des mots que dans ces
heures de contemplation passées à la Chartreuse. Il me venait bien
des élans religieux; mais il ne m'arrivait pas d'autre formule
d'enthousiasme que celle-ci: Bon Dieu, béni sois-tu pour m'avoir donné
de bons yeux!

Au reste, je crois que si la jouissance accidentelle de ces spectacles
sublimes est rafraîchissante et salutaire, leur continuelle possession
est dangereuse. On s'habitue à vivre sous l'empire de la sensation, et
la loi qui préside à tous les abus de la sensation, c'est l'énervement.
C'est ainsi que l'on peut s'expliquer l'indifférence des moines en
général pour la poésie de leurs monastères, et celle des paysans et des
pâtres pour la beauté de leurs montagnes.

Nous n'eûmes pas le temps de nous lasser de tout cela, car le brouillard
descendait presque tous les soirs au coucher du soleil, et hâtait la
chute des journées déjà si courtes que nous avions dans cet entonnoir.
Jusqu'à midi nous étions enveloppés dans l'ombre de la grande montagne
de gauche, et à trois heures nous retombions dans l'ombre de celle
de droite. Mais quels beaux effets de lumière nous pouvions étudier,
lorsque les rayons obliques pénétrant par les déchirures des rochers,
ou glissant entre les croupes des montagnes, venaient tracer des crêtes
d'or et de pourpre sur nos seconds plans! Quelquefois nos cyprès, noirs
obélisques qui servaient de repoussoir au fond du tableau, trempaient
leurs têtes dans ce fluide embrasé; les régimes de dattes de nos
palmiers semblaient des grappes de rubis, et une grande ligne d'ombre,
coupant la vallée en biais, la partageait en deux zones: l'une inondée
des clartés de l'été, l'autre bleuâtre et froide à la vue comme un
paysage d'hiver.

La chartreuse de Valldemosa contenant tout juste, suivant la règle des
chartreux, treize religieux y compris le supérieur, avait échappé au
décret qui ordonna, en 1836, la démolition des monastères contenant
moins de douze personnes en communauté; mais, comme toutes les autres,
celle-là avait été dispersée et le couvent supprimé, c'est-à-dire
considéré comme domaine de l'État. L'État majorquin, ne sachant comment
utiliser ces vastes bâtiments, avait pris le parti, en attendant qu'ils
achevassent de s'écrouler, de louer les cellules aux personnes qui
voudraient les habiter. Quoique le prix de ces loyers fût d'une modicité
extrême, les villageois de Valldemosa n'en avaient pas voulu profiter,
peut-être à cause de leur extrême dévotion et du regret qu'ils avaient
de leurs moines, peut-être aussi par effroi superstitieux: ce qui ne les
empêchait pas de venir y danser dans les nuits du carnaval, comme je le
dirai ci-après; mais ce qui leur faisait regarder de très-mauvais oeil
notre présence irrévérencieuse dans ces murs vénérables.

Cependant la Chartreuse est en grande partie habitée, durant les
chaleurs de l'été, par les petits bourgeois palmesans, qui viennent
chercher, sur ces hauteurs et sous ces voûtes épaisses, un air plus
frais que dans la plaine ou dans la ville. Mais aux approches de l'hiver
le froid les en chasse, et lorsque nous y demeurâmes, la Chartreuse
avait pour tous habitants, outre moi et ma famille, le pharmacien, le
sacristain et la Maria-Antonia.

La Maria-Antonia était une sorte de femme de charge qui était venue
d'Espagne pour échapper, je crois, à la misère, et qui avait loué une
cellule pour exploiter les hôtes passagers de la Chartreuse. Sa cellule
était située à côté de la nôtre et nous servait de cuisine, tandis que
la dame était censée nous servir de ménagère. C'était une ex-jolie
femme, fine, proprette en apparence, doucereuse, se disant bien née,
ayant de charmantes manières, un son de voix harmonieux, des airs
patelins, et exerçant une sorte d'hospitalité fort singulière. Elle
avait coutume d'offrir ses services aux arrivants, et de refuser,
d'un air outragé, et presque en se voilant la face, toute espèce de
rétribution pour ses soins. Elle agissait ainsi, disait-elle, pour
l'amour de Dieu, _por l'assistencia_, et dans le seul but d'obtenir
l'amitié de ses voisins. Elle possédait, en fait de mobilier, un lit
de sangle, une chaufferette, un brasero, deux chaises de paille, un
crucifix, et quelques plats de terre. Elle mettait tout cela à votre
disposition avec beaucoup de générosité, et vous pouviez installer chez
elle votre servante et votre marmite.

Mais aussitôt elle entrait en possession de tout votre ménage, et
prélevait pour elle le plus pur de vos nippes et de votre dîner. Je n'ai
jamais vu de bouche dévote plus friande, ni de doigts plus agiles pour
puiser, sans se brûler, au fond des casseroles bouillantes, ni de gosier
plus élastique pour avaler le sucre et le café de ses hôtes chéris à
la dérobée, tout en fredonnant un cantique ou un boléro. C'eût été
une chose curieuse et divertissante, si on eût pu être tout à fait
désintéressé dans la question, que devoir cette bonne Antonia, et la
Catalina, cette grande sorcière valldemosane qui nous servait de valet
de chambre; et la _niña_, petit monstre ébouriffé qui nous servait de
groom, aux prises toutes trois avec notre dîner. C'était l'heure de
l'Angélus, et ces trois chattes ne manquaient pas de le réciter: les
deux vieilles en duo, faisant main basse sur tous les plats, et la
petite répondant _amen_, tout en escamotant avec une dextérité sans
égale quelque côtelette ou quelque fruit confit. C'était un tableau à
faire et qui valait bien la peine qu'on feignit de ne rien voir; mais
lorsque les plaies interceptèrent fréquemment les communications avec
Palma, et que les aliments devinrent rares, _l'assistencia_ de la
Maria-Antonia et de sa clique devint moins plaisante, et nous fûmes
forcés de nous succéder, mes enfants et moi, dans le rôle de planton
pour surveiller les vivres. Je me souviens d'avoir couvé, presque sur
mon chevet, certains paniers de biscottes bien nécessaires au déjeuner
du lendemain, et d'avoir plané comme un vautour sur certains plats de
poisson, pour écarter de nos fourneaux en plein vont ces petits oiseaux
de rapine qui ne nous eussent laissé que les arêtes.

Le sacristain était un gros gars qui avait peut-être servi la messe aux
chartreux dans son enfance, et qui désormais était dépositaire des clefs
du couvent. Il y avait une histoire scandaleuse sur son compte; il était
atteint et convaincu d'avoir séduit et mis à mal une señorita qui avait
passé quelques mois avec ses parents à la Chartreuse, et il disait pour
s'excuser, qu'il n'était chargé par l'État que de garder les vierges
en peinture. Il n'était pas beau le moins du monde; mais il avait des
prétentions au dandysme. Au lieu du beau costume demi-arabe que portent
les gens de sa classe, il avait un pantalon européen et des bretelles
qui certainement donnaient dans l'oeil des filles de l'endroit. Sa soeur
était la plus belle Majorquine que j'aie vue. Ils n'habitaient pas le
couvent, ils étaient riches et fiers, et avaient une maison dans le
village; mais ils faisaient leur ronde chaque jour et fréquentaient la
Maria-Antonia, qui les invitait à manger notre dîner quand elle n'avait
pas d'appétit.

Le pharmacien était un chartreux qui s'enfermait dans sa cellule pour
reprendre sa robe jadis blanche, et réciter tout seul ses offices en
grande tenue. Quand on sonnait à sa porte pour lui demander de la
guimauve ou du chiendent (les seuls spécifiques qu'il possédât), on le
voyait jeter à la hâte son froc sous son lit, et apparaître en culotte
noire, en bas et en petite veste, absolument dans le costume des
opérateurs que Molière faisait danser en ballet dans ses intermèdes.
C'était un vieillard très méfiant. Ne se plaignant de rien, et priant
peut-être pour le triomphe de don Carlos et le retour de la sainte
inquisition, sans vouloir de mal à personne. Il nous vendait son
chiendent à prix d'or, et se consolait par ces petits profits d'avoir
été relevé de son voeu de pauvreté. Sa cellule était située bien loin de
la nôtre, à l'entrée du monastère, dans une sorte de bouge dont la
porte se dissimulait derrière un buisson de ricins et d'autres plantes
médicinales de la plus belle venue. Caché là comme un vieux lièvre qui
craint de mettre les chiens sur sa piste, il ne se montrait guère; et
si nous n'eussions été plusieurs fois le réclamer pour lui demander
ses juleps, nous ne nous serions jamais doutés qu'il y eût encore un
chartreux à la Chartreuse.

Cette Chartreuse n'a rien de beau comme ornement d'architecture, mais
c'est un assemblage de bâtiments très-fortement et très-largement
construits. Avec une pareille enceinte et une telle masse de pierres de
taille, il y aurait de quoi loger un corps d'armée; et pourtant cette
vaste construction avait été élevée pour douze personnes. Rien que dans
le nouveau cloître (car ce monastère se compose de trois chartreuses
accolées l'une à l'autre à diverses époques), il y a douze cellules
composées chacune de trois pièces spacieuses donnant sur un des côtés
du cloître. Sur les deux faces latérales sont situées douze chapelles.
Chaque religieux avait la sienne, dans laquelle il s'enfermait pour
prier seul. Toutes ces chapelles sont diversement ornées, couvertes de
dorures et de peintures du goût le plus grossier, avec des statues de
saints en bois colorié, si horribles que je n'aurais pas trop aimé, je
le confesse, à les rencontrer la nuit hors de leurs niches. Le pavé de
ces oratoires est formé de faïences émaillées et disposées en divers
dessins de mosaïque d'un très-bel effet. Le goût arabe règne encore
en ceci, et c'est le seul bon goût dont la tradition ait traversé les
siècles à Majorque. Enfin chacune de ces chapelles est munie d'une
fontaine ou d'une conque en beau marbre du pays, chaque chartreux étant
tenu de laver tous les jours son oratoire. Il règne dans ces pièces
voûtées, sombres, et carrelées d'émail, une fraîcheur qui pouvait bien
faire des longues heures de la prière une sorte de volupté dans les
jours brûlants de la canicule.

La quatrième face du nouveau cloître, au centre duquel règne un petit
préau planté symétriquement de buis qui n'ont pas encore perdu tout
à fait les formes pyramidales imposées par le ciseau des moines,
est parallèle à une jolie église dont la fraîcheur et la propreté
contrastent avec l'abandon et la solitude du monastère. Nous espérions
y trouver des orgues; nous avions oublié que la règle des chartreux
supprimait toute espèce d'instruments de musique, comme un vain luxe et
un plaisir des sens. L'église se compose d'une seule nef pavée en
belles faïences très-finement peintes, à bouquets de fleurs artistement
disposés comme sur un tapis. Les lambris boisés, les confessionnaux et
les portes sont d'une grande simplicité; mais la perfection de leurs
nervures et la netteté d'un travail sobrement et délicatement orné
attestent une habileté dans la main-d'oeuvre qu'on ne trouve plus en
France dans les ouvrages de menuiserie. Malheureusement cette exécution
consciencieuse est perdue aussi à Majorque. Il n'y a dans toute l'île,
m'a dit M. Tastu, que deux ouvriers qui aient conservé cette profession
à l'état d'art. Le menuisier que nous employâmes à la Chartreuse était
certainement un artiste, mais seulement en musique et en peinture. Étant
venu un jour à notre cellule pour y poser quelques rayons de bois blanc,
il regarda tout notre petit bagage d'artistes avec cette curiosité naïve
et indiscrète que j'avais remarquée autrefois chez les Grecs esclavons.
Les esquisses que mon fils avait faites d'après des dessins de Goya
représentant des moines en goguette, et dont il avait orné notre
chambre, le scandalisèrent un peu; mais ayant aperçu la _Descente de
croix_ gravée d'après Rubens, il resta longtemps absorbé dans une
contemplation étrange. Nous lui demandâmes ce qu'il en pensait: «Il n'y
a rien dans toute l'île de Majorque, nous répondit-il dans son patois,
d'aussi beau et d'aussi _naturel_.»

Ce mot de _naturel_ dans la bouche d'un paysan qui avait la chevelure et
les manières d'un sauvage nous frappa beaucoup. Le son du piano et le
jeu de l'artiste le jetaient dans une sorte d'extase. Il abandonnait son
travail et venait se placer derrière la chaise de l'exécutant, la bouche
entr'ouverte et les yeux hors de la tête. Ces instincts élevés ne
l'empêchaient pas d'être voleur comme tous les paysans majorquins
le sont avec les étrangers; et cela sans aucune espèce de scrupule,
quoiqu'ils soient d'une loyauté religieuse, dit-on, dans les rapports
qu'ils ont entre eux. Il demandait de son travail un prix fabuleux,
et il portait les mains avec convoitise sur tous les petits objets
d'industrie française que nous avions apportés pour notre usage. J'eus
bien de la peine à sauver de ses larges poches les pièces de mon
nécessaire de toilette. Ce qui le tentait le plus, c'était un verre de
cristal taillé, ou peut-être la brosse à dents qui s'y trouvait, et dont
certainement il ne comprenait pas la destination. Cet homme avait les
besoins d'art d'un italien et les instincts de rapine d'un Malais ou
d'un Cafre.
                
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