Cette digression ne me fera pas oublier de mentionner le seul objet
d'art que nous trouvâmes à la Chartreuse. C'était une statue de saint
Bruno en bois peint, placée dans l'église. Le dessin et la couleur en
étaient remarquables: les mains, admirablement étudiées, avaient un
mouvement d'invocation pieuse et déchirante; l'expression de la tête
était vraiment sublime de foi et de douleur. Et pourtant c'était
l'oeuvre d'un ignorant; car la statue placée en regard, et exécutée par
le même manoeuvre, était pitoyable sous tous les rapports; mais il avait
eu en créant saint Bruno un éclair d'inspiration, un élan d'exaltation
religieuse peut-être, qui l'avait élevé au-dessus de lui-même. Je doute
que jamais le saint fanatique de Grenoble ait été compris et rendu avec
un sentiment aussi profond et aussi ardent. C'était la personnification
de l'ascétisme chrétien. Mais, à Majorque même, l'emblème de cette
philosophie du passé est debout dans la solitude.
L'ancien cloître, qu'il faut traverser pour entrer dans le nouveau,
communique à celui-ci par un détour fort, simple que, grâce à mon peu de
mémoire locale, je n'ai jamais pu retrouver sans me perdre préalablement
dans le troisième cloître.
Ce troisième bâtiment, que je devrais appeler le premier parce qu'il
est le plus ancien, est aussi le plus petit. Il présente un coup d'oeil
charmant. Le préau qu'il embrasse de ses murailles brisées est l'ancien
cimetière des moines. Aucune inscription ne distingue ces tombes que
le chartreux creusait durant sa vie, et où rien ne devait disputer sa
mémoire au néant de la mort. Les sépultures sont à peine indiquées par
le renflement des touffes de gazon. M. Laurens a retracé la physionomie
de ce cloître dans un joli dessin, où j'ai retrouvé avec un plaisir
incroyable le petit puits à gable aigu, les fenêtres à croix de pierre
où se suspendent en festons toutes les herbes vagabondes des ruines, et
les grands cyprès verticaux qui s'élèvent la nuit comme des spectres
noirs autour de la croix de bois blanc. Je suis fâché qu'il n'ait pas vu
la lune se lever derrière la belle montagne de grès couleur d'ambre
qui domine ce cloître, et qu'il n'ait pas mis au premier plan un vieux
laurier au tronc énorme et à la tête desséchée qui n'existait peut-être
déjà plus lorsqu'il visita la Chartreuse. Mais j'ai retrouvé dans son
dessin et dans son texte une mention honorable pour le beau palmier
nain (_chamaerops_) que j'ai défendu contre l'ardeur naturaliste de mes
enfants, et qui est peut-être un des plus vigoureux de l'Europe dans son
espèce.
Autour de ce petit cloître sont disposées les anciennes chapelles des
chartreux du quinzième siècle. Elles sont hermétiquement fermées, et le
sacristain ne les ouvre à personne, circonstance qui piquait beaucoup
notre, curiosité. A force de regarder au travers des fentes dans nos
promenades, nous avons cru apercevoir de beaux débris de meubles et de
sculptures en bois très-anciennes. Il pourrait bien se trouver dans
ces galetas mystérieux beaucoup de richesses enfouies dont personne à
Majorque ne se souciera jamais de secouer la poussière.
Le second cloître a douze cellules et douze chapelles comme les autres.
Ses arcades ont beaucoup de caractère dans leur délabrement. Elles ne
tiennent plus à rien, et quand nous les traversions le soir par un
gros temps, nous recommandions notre âme à Dieu; car il ne passait
pas d'ouragan sur la Chartreuse qui ne fit tomber un pan de mur ou un
fragment de voûte. Jamais je n'ai entendu le vent promener des voix
lamentables et pousser des hurlements désespérés, comme dans ces
galeries creuses et sonores. Le bruit des torrents, la course précipitée
des nuages, la grande clameur monotone de la mer interrompue par le
sifflement de l'orage, et les plaintes des oiseaux de mer qui passaient
tout effarés et tout déroutés dans les rafales; puis de grands
brouillards qui tombaient tout à coup comme un linceul, et qui,
pénétrant dans les cloîtres par les arcades brisées, nous rendaient
invisibles et faisaient paraître la petite lampe que nous portions pour
nous diriger, comme un esprit follet errant sous les galeries, et mille
autres détails de cette vie cénobitique qui se pressent à la fois dans
mon souvenir: tout cela faisait bien de cette Chartreuse le séjour le
plus romantique de la terre.
Je n'étais pas fâché de voir en plein, et en réalité une bonne fois, ce
que je n'avais vu qu'en rêve, ou dans les ballades à la mode, et dans
l'acte des nonnes de _Robert le Diable_, à l'Opéra. Les apparitions
fantastiques ne nous manquèrent même pas, comme je le dirai tout à
l'heure; et à propos de tout ce romantisme matérialisé qui posait devant
moi, je n'étais pas sans faire quelques réflexions sur le romantisme en
général.
A la masse des bâtiments que je viens d'indiquer, il faut joindre la
partie réservée au supérieur, que nous ne pûmes visiter, non plus que
bien d'autres recoins mystérieux; les cellules des frères convers, une
petite église appartenant à l'ancienne Chartreuse, et plusieurs autres
constructions destinées aux personnes de marque qui y venaient faire des
retraites ou accomplir des dévotions pénitentiaires; plusieurs petites
cours entourées d'étables pour la bétail de la communauté, des logements
pour la nombreuse suite des visiteurs; enfin, tout un phalanstère, comme
on dirait aujourd'hui, sous l'invocation de la Vierge et de saint Bruno.
Quand le temps était trop mauvais pour nous empêcher de gravir la
montagne, nous faisions notre promenade à couvert dans le couvent, et
nous en avions pour plusieurs heures à explorer l'immense manoir. Je ne
sais quel attrait de curiosité me poussait à surprendre dans ces murs
abandonnés le secret intime de la vie monastique. Sa trace était si
récente, que je croyais toujours entendre le bruit des sandales sur le
pavé et le murmure de la prière sous les voûtes des chapelles. Dans nos
cellules, des oraisons latines imprimées et collées sur les murs, jusque
dans des réduits secrets où je n'aurais jamais imaginé qu'on allât dire
des _oremus_, étaient encore lisibles.
Un jour que nous allions à la découverte dans des galeries supérieures,
nous trouvâmes devant nous une jolie tribune, d'où nos regards
plongèrent dans une grande et belle chapelle, si meublée et si bien
rangée, qu'on l'eût dite abandonnée de la veille. Le fauteuil du
supérieur était encore à sa place, et l'ordre des exercices religieux de
la semaine, affiché dans un cadre de bois noir, pendait de la voûte au
milieu des stalles du chapitre. Chaque stalle avait une petite image de
saint collée au dossier, probablement le patron de chaque religieux.
L'odeur d'encens dont les murs avaient été si longtemps imprégnés
n'était pas encore tout à fait dissipée. Les autels étaient parés de
fleurs desséchées, et les cierges à demi consumés se dressaient
encore dans leurs flambeaux. L'ordre et la conservation de ces objets
contrastaient avec les ruines du dehors, la hauteur des ronces qui
envahissaient les fenêtres, et les cris des polissons qui jouaient aux
petits palets dans les cloîtres avec des fragments de mosaïque.
Quant à mes enfants, l'amour du merveilleux les portait bien
plus vivement encore à ces explorations enjouées et passionnées.
Certainement, ma fille s'attendait à trouver quelque palais de fée
rempli de merveilles dans les greniers de la Chartreuse, et mon fils
espérait découvrir la trace de quelque drame terrible et bizarre enfoui
sous les décombres. J'étais souvent effrayé de les voir grimper comme
des chats sur des planches déjetées et sur des terrasses tremblantes;
et quand, me devançant de quelques pas, ils disparaissaient dans un
tournant d'escalier en spirale, je m'imaginais qu'ils étaient perdus
pour moi, et je doublais le pas avec une sorte de terreur où la
superstition entrait peut-être bien pour quelque chose.
Car, on s'en défendrait en vain, ces demeures sinistres, consacrées à un
culte plus sinistre encore, agissent quelque peu sur sur l'imagination,
et je défierais le cerveau le plus calme et le plus froid de s'y
conserver longtemps dans un état de parfaite santé. Ces petites peurs
fantastiques, si je puis les appeler ainsi, ne sont pas sans attrait;
elles sont pourtant assez réelles pour qu'il soit nécessaire de les
combattre en soi-même. J'avoue que je n'ai guère traversé le cloître le
soir sans une certaine émotion mêlée d'angoisse et de plaisir que je
n'aurais pas voulu laisser paraître devant mes enfants, dans la crainte
de la leur faire partager. Ils n'y paraissaient cependant pas disposés,
et ils couraient volontiers au clair de la lune sous ces arceaux rompus
qui vraiment avaient l'air d'appeler les danses du sabbat. Je les ai
conduits plusieurs fois, vers minuit, dans le cimetière.
[Illustration: Costumes majorcains.]
Cependant je ne les laissai plus sortir seuls, le soir, après que nous
eûmes rencontré un grand vieillard qui se promenait parfois dans les
ténèbres. C'était un ancien serviteur ou client de la communauté, à qui
le vin et la dévotion faisaient souvent partir la cervelle. Lorsqu'il
était ivre, il venait errer dans les cloîtres, frapper aux portes des
cellules désertes avec un grand bourdon de pèlerin, où était suspendu
un long rosaire, appelant les moines, dans ses déclamations avinées, et
priant d'une voix lugubre devant les chapelles. Comme il voyait un peu
de lumière s'échapper de notre cellule, c'était là surtout qu'il venait
rôder avec des menaces et des jurements épouvantables. Il entrait chez
la Maria-Antonia, qui en avait grand'peur, et, lui faisant de longs
sermons entrecoupés de jurons cyniques, il s'installait auprès de son
brasero jusqu'à ce que le sacristain vînt l'en arracher à force de
politesses et de ruses; car le sacristain n'était pas très-brave, et
craignait de s'en faire un ennemi. Notre homme venait alors frapper à
notre porte à des heures indues; et quand il était fatigué d'appeler en
vain le père Nicolas, qui était son idée fixe, il se laissait tomber aux
pieds de la madone dont la niche était située à quelques pas de notre
porte, et s'y endormait, son couteau ouvert dans une main, et son
chapelet dans l'autre.
Son tapage ne nous inquiétait guère, parce que ce n'était point un homme
à se jeter sur les gens à l'improviste. Comme il s'annonçait de loin par
ses exclamations entrecoupées et le bruit de son bâton sur le pavé, on
avait le temps de battre en retraite devant cet animal sauvage, et la
double porte en plein chêne de notre cellule eût pu soutenir un siégé
autrement formidable; mais cet assaut obstiné pendant que nous avions un
malade accablé, auquel il disputait quelques heures de repos, n'était
pas toujours comique. Il fallait le subir pourtant avec _mucha calma_,
car nous n'eussions certes reçu aucune protection de la police de
l'endroit; nous n'allions point à la messe, et notre ennemi était un
saint homme qui n'en manquait aucune.
[Illustration: Serano de Palma.]
Un soir, nous eûmes une alerte et une apparition d'un autre genre, que
je n'oublierai jamais. Ce fut d'abord un bruit inexplicable et que je
ne pourrais comparer qu'à des milliers de sacs de noix roulant avec
continuité sur un parquet. Nous nous hâtâmes de sortir dans le cloître,
pour voir ce que ce pouvait être. Le cloître était désert et sombre
comme à l'ordinaire; mais le bruit se rapprochait toujours sans
interruption, et bientôt une faible clarté blanchit la vaste profondeur
des voûtes. Peu à peu elles s'éclairèrent du feu de plusieurs torches,
et nous vîmes apparaître, dans la vapeur rouge qu'elles répandaient,
un bataillon d'êtres abominables à Dieu et aux hommes. Ce n'était rien
moins que Lucifer en personne, accompagné de toute sa cour, un maître
diable tout noir, cornu, avec la face couleur de sang; et autour de lui
un essaim de diablotins avec des têtes d'oiseau, des queues de cheval,
des oripeaux de toutes couleurs, et des diablesses ou des bergères,
en habits blancs et roses, qui avaient l'air d'être enlevées par ces
vilains gnômes. Après les confessions que je viens de faire, je puis
avouer que pendant une ou deux minutes, et même encore un peu de temps
après avoir compris ce que c'était, il me fallut un certain effort de
volonté pour tenir ma lampe élevée au niveau de cette laide mascarade,
à laquelle l'heure, le lieu et la clarté des torches donnaient une
apparence vraiment surnaturelle.
C'étaient des gens du village, riches fermiers et petits bourgeois, qui
fêtaient le mardi gras et venaient établir leur bal rustique dans la
cellule de Maria-Antonia. Le bruit étrange, qui accompagnait leur marche
était celui des castagnettes, dont plusieurs gamins, couverts de masques
sales et hideux, jouaient en même temps, et non sur un rythme coupé et
mesuré, comme en Espagne, mais avec un roulement continu semblable à
celui du tambour battant aux champs. Ce bruit, dont ils accompagnent
leurs danses, est si sec et si âpre, qu'il faut du courage pour le
supporter un quart d'heure. Quand ils sont en marche de fête, ils
l'interrompent tout d'un coup pour chanter à l'unisson une _coplita_ sur
une phrase musicale qui recommence toujours et semble ne finir jamais;
puis les castagnettes reprennent leur roulement, qui dure trois ou
quatre minutes. Rien de plus sauvage que cette manière de se réjouir en
se brisant le tympan avec le claquement du bois. La phrase musicale,
qui n'est rien par elle-même, prend un grand caractère jetée ainsi à
de longs intervalles, et par ces voix qui ont aussi un caractère
très-particulier. Elles sont voilées dans leur plus grand éclat et
traînantes dans leur plus grande animation.
Je m'imagine que les Arabes chantaient ainsi, et M. Tastu, qui a fait
des recherches à cet égard, s'est convaincu que les principaux rhythmes
majorquins, leurs fioritures favorites, que leur manière, en un mot, est
de type et de tradition arabes[14].
[Note 14: Lorsque nous allions de Barcelone à Palma, par une
nuit tiède et sombre, éclairée seulement par une phosphorescence
extraordinaire dans le sillage du navire, tout le monde dormait à bord,
excepté le timonier, qui pour résister au danger d'en faire autant,
chanta toute la nuit, mais d'une voix si douce et si ménagée qu'on eût
dit qu'il craignait d'éveiller les hommes de quart, ou qu'il était à
demi endormi lui-même. Nous ne nous lassâmes point de l'écouter, car son
chant était des plus étranges. Il suivait un rhythme et des modulations
en dehors de toutes nos habitudes, et semblait laisser aller sa voix au
hasard, comme la fumée du bâtiment, emportée et balancée par la brise.
C'était une rêverie plutôt qu'un chant, une sorte de divagation
nonchalante de la voix, ou la pensée avait peu de part, mais qui suivait
le balancement du navire, le faible bruit du remous, et ressemblait à
une improvisation vague, renfermée pourtant dans des formes douces et
monotones. Cette voix de la contemplation avait un grand charme.]
Quand tous ces diables furent près de nous, ils nous entourèrent avec
beaucoup de douceur et de politesse, car les Majorquins n'ont rien de
farouche ni d'hostile, en général, dans leurs manières. Le roi Belzébuth
daigna m'adresser la parole en espagnol, et me dit qu'il était avocat.
Puis il essaya, pour me donner une plus haute idée encore de sa
personne, de me parler en français, et, voulant me demander si je me
plaisais à la Chartreuse, il traduisit le mot espagnol _cartuxa_ par
le mot français _cartouche_ ce qui ne laissait pas de faire un léger
contre-sens. Mais le diable majorquin n'est pas forcé de parler toutes
les langues.
Leur danse n'est pas plus gaie que leur chant. Nous les suivîmes dans
la cellule de Maria-Antonia, qui était décorée de petites lanternes de
papier suspendues, en travers de la salle, à des guirlandes de lierre.
L'orchestre, composé d'une grande et d'une petite guitare, d'une espèce
de violon aigu et de trois ou quatre paires de castagnettes, commença à
jouer les jotas et les fandangos indigènes, qui ressemblent à ceux de
l'Espagne, mais dont le rhythme est plus original et le tour plus hardi
encore.
Cette fête était donnée en l'honneur de Raphaël Torres, un riche
tenancier du pays, qui s'était marié, peu de jours auparavant, avec une
assez belle fille. Le nouvel époux fut le seul homme condamné à danser
presque toute la soirée face à face avec une des femmes qu'il allait
inviter tour à tour. Pendant ce duo, toute l'assemblée, grave et
silencieuse, était assise par terre, accroupie à la manière des
Orientaux et des Africains, l'alcalde lui-même, avec sa cape de moine et
son grand bâton noir à tête d'argent.
Les boleros majorquins ont la gravité des ancêtres, et point de ces
grâces profanes qu'on admire en Andalousie. Hommes et femmes se tiennent
les bras étendus et immobiles, les doigts roulant avec précipitation et
continuité sur les castagnettes. Le beau Raphaël dansait pour l'acquit
de sa conscience. Quand il eut fait sa corvée, il alla s'asseoir en
chien comme les autres, et les _malins_ de l'endroit vinrent briller
à leur tour. Un jeune gars, mince connue une guêpe, fit l'admiration
universelle par la raideur de ses mouvements et des sauts sur place
qui ressemblaient à des bonds galvaniques, sans éclairer sa figure
du moindre éclair de gaieté. Un gros laboureur, très-coquet et
très-suffisant, voulut passer la jambe et arrondir les bras à la manière
espagnole; il fut bafoué, et il le méritait bien, car c'était la plus
risible caricature qu'on pût voir. Ce bal rustique nous eût longtemps
captivés, n'était l'odeur d'huile rance et d'ail qu'exhalaient ces
messieurs et ces dames, et qui prenait réellement à la gorge.
Les déguisements de carnaval avaient moins d'intérêt pour nous que les
costumes indigènes; ceux-là sont très-élégants et très-gracieux. Les
femmes portent une sorte de guimpe blanche en dentelle ou en mousseline,
appelée _rebozillo_, composée de deux pièces superposées; une qui est
attachée sur la tête un peu en arrière, passant sous le menton comme une
guimpe de religieuse, et qui se nomme _rebozillo en amount_; et l'autre
qui flotte en pèlerine sur les épaules, et se nomme _rebozillo en
volant_; les cheveux, séparés en bandeaux lissés sur le front, sont
attachés derrière pour retomber en une grosse tresse qui sort du
rebozillo, flotte sur le dos et se relève sur le côté, passée dans la
ceinture. En négligé de la semaine, la chevelure non tressée reste
flottante sur le dos en _estoffade_. Le corsage, en mérinos ou en soie
noire, décolleté, à manches courtes, est garni, au-dessus du coude et
sur les coutures du dos, de boutons de métal et de chaînes d'argent
passées dans les boutons avec beaucoup de goût et de richesse. Elles
ont la taille fine et bien prise, le pied très-petit et chaussé avec
recherche dans les jours de fête. Une simple villageoise à des bas
à jour, des souliers de satin, une chaîne d'or au cou, et plusieurs
brasses de chaînes d'argent autour de la taille et pendantes à la
ceinture. J'en ai vu beaucoup de fort bien faites, peu de jolies;
leurs traits étaient réguliers comme ceux des Andalouses, mais leur
physionomie plus candide et plus douce. Dans le canton de Soller, où je
ne suis point allé, elles ont une grande réputation de beauté.
Les hommes que j'ai vus n'étaient pas beaux, mais ils le semblaient tous
au premier abord, à cause du costume avantageux qu'ils portent. Il
se compose, le dimanche, d'un gilet (_guarde-pits_) d'étoffe de soie
bariolée, découpé en coeur et très-ouvert sur la poitrine, ainsi que la
veste noire (_sayo_) courte et collante à la taille, comme un corsage de
femme. Une chemise d'un blanc magnifique, attachée au cou et aux manches
par une bandelette brodée, laisse le cou libre et la poitrine couverte
de beau linge, ce qui donne toujours un grand lustre à la toilette. Ils
ont la taille serrée dans une ceinture de couleur, et de larges caleçons
bouffants comme les Turcs, en étoffes rayés, coton et soie, fabriquées
dans le pays. Avec cela, ils ont des bas de fil blanc, noir ou fauve,
et des souliers de peau de veau sans apprêt et sans teint. Le chapeau à
larges bords, en poil de chat sauvage (_morine_), avec des cordons et
des glands noirs en fil de soie et d'or, nuit au caractère oriental de
cet ajustement. Dans les maisons, ils roulent autour de leur tête un
foulard ou un mouchoir d'indienne, en manière de turban, qui leur sied
beaucoup mieux. L'hiver, ils ont souvent une calotte de laine noire qui
couvre leur tonsure; car ils se rasent, comme des prêtres, le sommet de
la tête, soit par mesure de propreté, et Dieu sait que cela ne leur
sert pas à grand'chose! soit par dévotion. Leur vigoureuse crinière
bouffante, rude et crépue, flotte donc (autant que du crin peut flotter)
autour de leur cou. Un trait de ciseau sur le front complète cette
chevelure, taillée exactement à la mode du moyen âge, et qui donne de
l'énergie à toutes les figures.
Dans les champs, leur costume, plus négligé, est plus pittoresque
encore. Ils ont les jambes nues ou couvertes de guêtres de cuir jaune
jusqu'aux genoux, suivant la saison. Quand il fait chaud, ils n'ont pour
tout vêtement que la chemise et le pantalon bouffant. Dans l'hiver, ils
se couvrent ou d'une cape grise qui a l'air d'un froc de moine, ou
d'une grande peau de chèvre d'Afrique avec le poil en dehors. Quand ils
marchent par groupes avec ces peaux fauves traversées d'une raie noire
sur le dos, et tombant de la tête aux pieds, on les prendrait volontiers
pour un troupeau marchant sur les pieds de derrière. Presque toujours,
en se rendant aux champs ou en revenant à la maison, l'un d'eux marche
en tête, jouant de la guitare ou de la flûte, et les autres suivent en
silence, emboîtant le pas, et baissant le nez d'un air plein d'innocence
et de stupidité. Ils ne manquent pourtant pas de finesse, et bien sot
qui se fierait à leur mine.
Ils sont généralement grands, et leur costume, en les rendant
très-minces, les fait paraître plus grands encore. Leur cou, toujours
explosé à l'air, est beau et vigoureux; leur poitrine, libre de gilets
étroits et de bretelles, est ouverte et bien développée; mais ils ont
presque tous les jambes arquées.
Nous avons cru observer que les vieillards et les hommes mûrs étaient,
sinon beaux dans leurs traits, du moins graves et d'un type noblement
accentué. Ceux-là ressemblent tous à des moines, tels qu'on se les
représente poétiquement. La jeune génération nous a semblé commune
et d'un type grivois, qui rompt tout à coup la filiation. Les moines
auraient-ils cessé d'intervenir dans l'intimité domestique depuis une
vingtaine d'années seulement?
--Ceci n'est qu'une facétie de voyage.
II.
J'ai dit plus haut que je cherchais à surprendre le secret de la vie
monastique dans ces lieux où sa trace était encore si récente. Je
n'entends point dire par là que je m'attendisse à découvrir des faits
mystérieux relatifs à la Chartreuse en particulier; mais je demandais à
ces murs abandonnés de me révéler la pensée intime des reclus licencieux
qu'ils avaient, durant des siècles, séparés de la vie humaine. J'aurais
voulu suivre le fil amoindri ou rompu de la foi chrétienne dans ces âmes
jetées là par chaque génération comme un holocauste à ce Dieu jaloux,
auquel il avait fallu des victimes humaines aussi bien qu'aux dieux
barbares. Enfin j'aurais voulu ranimer un chartreux du quinzième siècle
et un du dix-neuvième pour comparer entre eux ces deux catholiques
séparés dans leur foi, sans le savoir, par des abîmes, et demander à
chacun ce qu'il pensait de l'autre.
Il me semblait que la vie du premier était assez facile à reconstruire
avec vraisemblance dans ma pensée. Je voyais ce chrétien du moyen âge
tout d'une pièce, fervent, sincère, brisé au coeur par le spectacle des
guerres, des discordes et des souffrances de ses contemporains, fuyant
cet abîme de maux et cherchant dans la contemplation ascétique à
s'abstraire et à se détacher autant que possible d'une vie où la notion
de la perfectibilité des masses n'était point accessible aux individus.
Mais le chartreux du dix-neuvième siècle, fermant les yeux à la marche
devenue sensible et claire de l'humanité, indifférent à la vie des
autres hommes, ne comprenant plus ni la religion, ni le pape, ni
l'église, ni la société, ni lui-même, et ne voyant plus dans sa
Chartreuse qu'une habitation spacieuse, agréable et sûre, dans sa
vocation qu'une existence assurée, l'impunité accordée à ses instincts,
et un moyen d'obtenir, sans mérite individuel, la déférence et la
considération des dévots, des paysans et des femmes, celui-là je ne
pouvais me le représenter aussi aisément. Je ne pouvais faire
une appréciation exacte de ce qu'il devait avoir eu de remords,
d'aveuglement, d'hypocrisie ou de sincérité. Il était impossible qu'il y
eût une foi réelle à l'Église romaine dans cet homme, à moins qu'il ne
fût absolument dépourvu d'intelligence. Il était impossible aussi
qu'il y eût un athéisme prononcé; car sa vie entière eût été un odieux
mensonge, et je ne saurais croire à un homme complètement stupide ou
complètement vil. C'est l'image de ses combats intérieurs, de ses
alternatives de révolte et de soumission, de doute philosophique et de
terreur superstitieuse que j'avais devant les yeux comme un enfer; et
plus je m'identifiais avec ce dernier chartreux qui avait habité ma
cellule avant moi, plus je sentais peser sur mon imagination frappée ces
angoisses et ces agitations que je lui attribuais.
Il suffisait de jeter les yeux sur les anciens cloîtres et sur la
Chartreuse moderne pour suivre la marche des besoins de bien-être, de
salubrité et même d'élégance, qui s'étaient glissés dans la vie de
ces anachorètes, mais aussi pour signaler le relâchement des moeurs
cénobitiques, de l'esprit de mortification et de pénitence. Tandis que
toutes les anciennes cellules étaient sombres, étroites et mal closes,
les nouvelles étaient aérées, claires et bien construites. Je ferai
la description de celle que nous habitions pour donner une idée de
l'austérité de la règle des chartreux, même éludée et adoucie autant que
possible.
Les trois pièces qui la composaient étaient spacieuses, voûtées avec
élégance et aérées au fond par des rosaces à jour, toutes diverses et
d'un très-joli dessin. Ces trois pièces étaient séparées du cloître par
un retour sombre et fermé d'un fort battant de chêne. Le mur avait trois
pieds d'épaisseur. La pièce du milieu était destinée à la lecture, à la
prière, à la méditation, elle avait pour tout meuble un large siège à
prie-Dieu et à dossier, de six ou huit pieds de haut, enfoncé et fixé
dans la muraille. La pièce à droite de celle-ci était la chambre à
coucher du chartreux; au fond était située l'alcôve, très-basse et
dallée en dessus comme un sépulcre. La pièce de gauche était l'atelier
de travail, le réfectoire, le magasin du solitaire. Une armoire située
au fond avait un compartiment de bois qui s'ouvrait en lucarne sur
le cloître, et par où on lui faisait passer ses aliments. Sa cuisine
consistait en deux petits fourneaux situés au dehors, mais non plus,
suivant la règle absolue, en plein air: une voûte ouverte sur le jardin
protégeait contre la pluie le travail culinaire du moine, et lui
permettait de s'adonner à cette occupation un peu plus que le fondateur
ne l'aurait voulu. D'ailleurs une cheminée introduite dans cette
troisième pièce annonçait bien d'autres relâchements, quoique la science
de l'architecte n'eût pas été jusqu'à rendre cette cheminée praticable.
Tout l'appartement avait en arrière, à la hauteur des rosaces, un boyau
long, étroit et sombre, destiné à l'aération de la cellule, et au-dessus
un grenier pour serrer le maïs, les oignons, les fèves et autres
frugales provisions d'hiver. Au midi, les trois pièces s'ouvraient sur
un parterre dont l'étendue répétait exactement celle de la totalité de
la cellule, qui était séparé des jardins voisins par des murailles
de dix pieds, et s'appuyait sur une terrasse fortement construite,
au-dessus d'un petit bois d'orangers, qui occupait ce gradin de la
montagne. Le gradin inférieur était rempli d'un beau berceau de vignes,
le troisième d'amandiers et de palmiers, et ainsi de suite jusqu'au fond
du vallon, qui, ainsi que je l'ai dit, était un immense jardin.
Chaque parterre de cellule avait sur toute sa longueur à droite un
réservoir en pierres de taille, de trois à quatre pieds de large sur
autant de profondeur, recevant, par des canaux pratiqués dans la
balustrade de la terrasse, les eaux de la montagne, et les déversant
dans le parterre par une croix de pierre qui le coupait en quatre carrés
égaux. Je n'ai jamais compris une telle provision d'eau pour abreuver la
soif d'un seul homme, ni un tel luxe d'irrigation pour un parterre de
vingt pieds de diamètre. Si on ne connaissait l'horreur particulière des
moines pour le bain et la sobriété des moeurs majorquines à cet égard,
on pourrait croire que ces bons chartreux passaient leur vie en
ablutions comme des prêtres indiens.
Quant à ce parterre planté de grenadiers, de citronniers et d'orangers,
entouré d'allées exhaussées en briques et ombragées, ainsi que le
réservoir; de berceaux embaumés, c'était comme un joli salon de fleurs
et de Verdure, où le moine pouvait se promener à pied sec les jours
humides et rafraîchir ses gazons d'une nappe d'eau courante dans les
jours brûlants, respirer au bord d'une belle terrasse le parfum des
orangers, dont la cime touffue apportait sous ses yeux un dôme éclatant
de fleurs et de fruits, et contempler, dans un repos absolu, le paysage
à la fois austère et gracieux, mélancolique et grandiose, dont j'ai
parlé déjà; enfin cultiver pour la volupté de ses regards des fleurs
rares et précieuses, cueillir pour étancher sa soif les fruits les
plus savoureux, écouter les bruits sublimes de la mer, contempler la
splendeur des nuits d'été sous le plus beau ciel, et adorer l'Éternel
dans le plus beau temple que jamais il ait ouvert à l'homme dans le
sein de la nature. Telles me parurent au premier abord les ineffables
jouissances du chartreux, telles je me les promis à moi-même en
m'installant dans une de ces cellules qui semblaient avoir été disposées
pour satisfaire les magnifiques caprices d'imagination ou de rêverie
d'une phalange choisie de poëtes et d'artistes.
Mais quand on se représente l'existence d'un homme sans intelligence
et par conséquent sans rêverie et sans méditation, sans foi peut-être,
c'est-à-dire sans enthousiasme et sans recueillement, enfouie dans cette
cellule aux murs massifs, muets et sourds, soumise aux abrutissantes
privations de la règle, et forcée d'en observer la lettre sans en
comprendre l'esprit, condamnée à l'horreur de la solitude, réduite
à n'apercevoir que de loin, du haut des montagnes, l'espèce humaine
rampant au fond de la vallée, à rester éternellement étrangère à
quelques autres âmes captives, vouées au même silence, enfermées dans la
même tombe, toujours voisines et toujours séparées, même dans la prière;
enfin quand on se sent soi-même, être libre et pensant, conduit par
sympathie à de certaines terreurs et à de certaines défaillances, tout
cela redevient triste et sombre comme une vie de néant, d'erreur et
d'impuissance.
Alors on comprend l'ennui incommensurable de ce moine pour qui la nature
a épuisé ses plus beaux spectacles, et qui n'en jouit pas, parce
qu'il n'a point un autre homme à qui faire partager sa jouissance; la
tristesse brutale de ce pénitent qui ne souffre plus que du froid et du
chaud, comme un animal, comme une plante; et le refroidissement
mortel de ce chrétien chez qui rien ne ranime et ne vivifie l'esprit
d'ascétisme. Condamné à manger seul, à travailler seul, à souffrir et à
prier seul, il ne doit plus avoir qu'un besoin, celui d'échapper à cette
épouvantable claustration; et l'on m'a dit que les derniers chartreux
s'en faisaient si peu faute, que certains d'entre eux s'absentaient des
semaines et des mois entiers sans qu'il fût possible au prieur de les
faire rentrer dans l'ordre.
Je crains bien d'avoir fait une longue et minutieuse description de
notre Chartreuse, sans avoir donné la moindre idée de ce qu'elle eut
pour nous d'enchanteur au premier abord, et de ce qu'elle perdit de
poésie à nos yeux quand nous l'eûmes bien interrogée. J'ai cédé, comme
je fais toujours, à l'ascendant de mes souvenirs, et maintenant que j'ai
tâché de communiquer mes impressions, je me demande pourquoi je n'ai pas
pu dire en vingt lignes ce que j'ai dit en vingt pages, à savoir que le
repos insouciant de l'esprit, et tout ce qui le provoque, paraissent
délicieux à une âme fatiguée, mais qu'avec la réflexion ce charme
s'évanouit. C'est qu'il n'appartient qu'au génie de tracer une vive et
complète peinture en un seul trait de pinceau. Lorsque M. La Mennais
visita les camaldules de Tivoli, il fut saisi du même sentiment, et il
l'exprima en maître:
«Nous arrivâmes chez eux, dit-il, à l'heure de la prière commune. Ils
nous parurent tous d'un âge assez avancé, et d'une stature au-dessus
de la moyenne. Rangés des deux côtés de la nef, ils demeurèrent après
l'office à genoux, immobiles, dans une méditation profonde. On eût dit
que déjà ils n'étaient plus de la terre; leur tête chauve ployait sous
d'autres pensées et d'autres soucis; nul mouvement d'ailleurs, nul
signe extérieur de vie; enveloppés de leur long manteau blanc, ils
ressemblaient à ces statues qui prient sur les vieux tombeaux.
«Nous concevons très-bien le genre d'attrait qu'a, pour certaines âmes
fatiguées du monde et désabusées de ses illusions, cette existence
solitaire. Qui n'a point aspiré à quelque chose de pareil? Qui n'a pas,
plus d'une fois, tourné ses regards vers le désert et rêvé le repos en
un coin de la forêt, ou dans la grotte de la montagne, près de la source
ignorée où se désaltèrent les oiseaux du ciel?
«Cependant telle n'est pas la vraie destinée de l'homme: il est né pour
l'action; il a sa tâche qu'il doit accomplir. Qu'importe qu'elle soit
rude? n'est-ce point à l'amour qu'elle est proposée?» (_Affaires de
Rome_.)
Cette courte page, si pleine d'images, d'aspirations, d'idées et de
réflexions profondes, jetée comme par hasard au milieu du récit des
explications de M. La Mennais avec le saint-siège, m'a toujours frappé,
et je suis certain qu'un jour elle fournira à quelque grand peintre
le sujet d'un tableau. D'un côté, les camaldules en prières, moines
obscurs, paisibles, à jamais inutiles, à jamais impuissants, spectres
affaissés, dernières manifestations d'un culte près de rentrer dans la
nuit du passé, agenouillés sur la pierre du tombeau, froids et mornes
comme elle; de l'autre, l'homme de l'avenir, le dernier prêtre, animé de
la dernière étincelle du génie de l'Église, méditant sur le sort de ces
moines, les regardant en artistes, les jugeant en philosophe. Ici, les
lévites de la mort immobiles sous leurs suaires; là, l'apôtre de la vie,
voyageur infatigable dans les champs infinis de la pensée, donnant déjà
un dernier adieu sympathique à la poésie du cloître, et secouant de ses
pieds la poussière de la ville des papes, pour s'élancer dans la voie
sainte de la liberté morale.
Je n'ai point recueilli d'autres faits historiques sur ma Chartreuse que
celui de la prédication de saint Vincent Ferrier à Valldemosa, et c'est
encore à M. Tastu que j'en dois la relation exacte. Cette prédication
fut l'événement important de Majorque en 1413, et il n'est pas sans
intérêt d'apprendre avec quelle ardeur on désirait un missionnaire dans
ce temps-là, et avec quelle solennité on le recevait.
«Dès l'année 1409, les Mallorquins, réunis en grande assemblée,
décidèrent qu'on écrirait à maître Vincent Ferrer, ou Ferrier, pour
l'engager à venir prêcher à Mallorca. Ce fut don Louis de Prades, évêque
de Mallorca, camerlingue du pape Benoît XIII (l'anti-pape Pierre de
Luna), qui écrivit, en 1412, aux jurats de Valence une lettre pour
implorer l'assistance apostolique de maître Vincent, et qui, l'année
suivante, l'attendit à Barcelone et s'embarqua avec lui pour Palma.
Dès le lendemain de son arrivée, le saint missionnaire commença ses
prédications et ordonna des processions de nuit. La plus grande
sécheresse régnait dans l'île; mais au troisième sermon de maître
Vincent, la pluie tomba. Ces détails furent ainsi mandés au roi
Ferdinand par son procureur royal don Pedro de Casaldaguila:
«Très-haut, très-excellent prince et victorieux seigneur, j'ai l'honneur
de vous annoncer que maître Vincent est arrivé dans cette cité le
premier jour de septembre, et qu'il y a été solennellement reçu. Le
samedi au matin, il a commencé à prêcher devant une foule immense,
qui l'écoute avec tant de dévotion, que toutes les nuits on fait des
processions dans lesquelles on voit des hommes, des femmes et des
enfants se flageller. Et comme depuis longtemps il n'était tombé de
l'eau, le Seigneur Dieu, touché des prières des enfants et du peuple, a
voulu que ce royaume, qui périssait par la sécheresse, vît tomber, dès
le troisième sermon, une pluie abondante sur toute l'île, ce qui a
beaucoup réjoui les habitants.
«Que Notre-Seigneur Dieu vous aide longues années, très-victorieux
seigneur, et exhausse votre royale couronne.
«Mallorca, 11 septembre 1413.»
«La foule qui voulait entendre le saint missionnaire croissait de telle
façon, que, ne pouvant l'admettre dans la vaste église du couvent
de Saint-Dominique, on fut obligé de lui livrer l'immense jardin du
couvent, en dressant des échafauds et abattant des murailles.
«Jusqu'au 3 octobre, Vincent Ferrier prêcha à Palma, d'où il partit pour
visiter l'île. Sa première station fut à Valldemosa, dans le monastère
qui devait le recevoir et le loger, et qu'il avait choisi sans doute en
considération de son frère Boniface, général de l'ordre des chartreux.
Le prieur de Valldemosa était venu le prendre à Palma et voyageait avec
lui. A Valldemosa plus encore qu'à Palma, l'église se trouva trop petite
pour contenir la foule avide. Voici ce que rapportent les chroniqueurs:
«La ville de Valldemosa garde la mémoire du temps où saint Vincent
Ferrier y sema la divine parole. Sur le territoire de ladite ville
se trouve une propriété qu'on appelle _Son Gual_; là se rendit le
missionnaire, suivi d'une multitude infinie. Le terrain était vaste
et uni; le tronc creusé d'un antique et immense olivier lui servit de
chaire. Tandis que le saint prêchait du haut de l'olivier, la pluie vint
à tomber en abondance. Le démon, promoteur des vents, des éclairs et du
tonnerre, semblait vouloir forcer les auditeurs à quitter la place pour
se mettre à l'abri, ce que faisaient déjà quelques-uns d'entre eux,
lorsque Vincent leur commanda de ne pas bouger, se mit en prière, et
à l'instant un nuage s'étendit comme un dais sur lui et sur ceux qui
l'écoutaient, tandis que ceux qui étaient restés travaillant dans le
champ voisin furent obligés de quitter leur ouvrage.
«Le vieux tronc existait encore il n'y a pas un siècle, car nos ancêtres
l'avaient religieusement conservé. Depuis, les héritiers de la propriété
de _Son Gual_ ayant négligé de s'occuper de cet objet sacré, le souvenir
s'en effaça. Mais Dieu ne voulut pas que la chaire rustique de saint
Vincent fût à jamais perdue. Des domestiques de la propriété, ayant
voulu faire du bois, jetèrent leur vue sur l'olivier et se mirent en
devoir de le dépecer; mais les outils se brisaient à l'instant, et,
comme la nouvelle en vint aux oreilles des anciens, on cria au miracle,
et l'olivier sacré resta intact. Il arriva plus tard que cet arbre se
fendit en trente-quatre morceaux; et, quoique à portée de la ville,
personne n'osa y toucher, le respectant comme une relique.
«Cependant le saint prédicateur allait prêchant dans les moindres
hameaux, guérissant le corps et l'âme des malheureux. L'eau d'une
fontaine qui coule dans les environs de Valldemosa était le seul remède
ordonné par le saint. Cette fontaine ou source est connue encore sous le
nom de _Sa bassa Ferrera_.
«Saint Vincent passa six mois dans l'île, d'où il fut rappelé par
Ferdinand, roi d'Aragon, pour l'aider à éteindre le schisme qui désolait
l'Occident. Le saint missionnaire prit congé des Mallorquins dans un
sermon qu'il prêcha le 22 février 1414 à la cathédrale de Palma; et
après avoir béni son auditoire, il partit pour s'embarquer, accompagné
des jurés, de la noblesse, et de la multitude du peuple, opérant bien
des miracles, comme le racontent les chroniques, et comme la tradition
s'en est perpétuée jusqu'à ce jour aux îles Baléares.»
Cette relation qui ferait sourire mademoiselle Fanny Eissler, donne lieu
à une remarque de M. Tastu, curieuse sous deux rapports: le premier, en
ce qu'elle explique fort naturellement un des miracles de saint Vincent
Ferrier; le second, en ce qu'elle confirme un fait important dans
l'histoire des langues. Voici cette note:
«Vincent Ferrier écrivait ses sermons en latin, et les prononçait en
langue limosine. On a regardé comme un miracle cette puissance du saint
prédicateur, qui faisait qu'il était compris de ses auditeurs quoique
leur parlant un idiome étranger. Rien n'est pourtant plus naturel, si
on se reporte au temps où florissait maître Vincent. A cette époque, la
langue romane des trois grandes contrées du nord, du centre et du midi,
était, à peu de chose près, la même; les peuples et les lettrés surtout
s'entendaient très-bien. Maître Vincent eut des succès en Angleterre,
en Écosse, en Irlande, à Paris, en Bretagne, en Italie, en Espagne, aux
îles Baléares; c'est que dans toutes ces contrées on comprenait, si on
ne la parlait, une langue romane, soeur, parente ou alliée de la langue
valencienne, la langue maternelle de Vincent Ferrier.
«D'ailleurs, le célèbre missionnaire n'était-il pas le contemporain du
poète Chaucer, de Jean Froissart, de Christine de Pisan, de Boccace,
d'Ausias-March, et de tant d'autres célébrités européennes[15]?»
[Note 15: Les peuples baléares parlent l'ancienne langue romane
limosine, cette langue que M. Raynouard, sans examen, sans distinction,
a comprise dans la langue provençale. De toutes les langues romanes,
la mallorquine est celle qui a subi le moins de variations, concentrée
qn'elle est dans ses îles, où elle est préservée de tout contact
étranger. Le languedocien, aujourd'hui même dans son état de décadence,
le gracieux patois languedocien de Montpellier et de ses environs, est
celui qui offre le plus d'analogie avec le mallorquin ancien et moderne.
Cela s'explique par les fréquents séjours que les rois d'Aragon
faisaient avec leur cour dans la ville de Montpellier. Pierre II, tué à
Muret (1243) en combattant Simon de Montfort, avait épousé Marie, fille
d'un comte de Montpellier, et eut de ce mariage Jaime Ier, dit _le
Conquistador_ qui naquit dans cette ville et y passa les premières
années de son enfance. Un des caractères qui distinguent l'idiome
mallorquin des autres dialectes romans de la langue d'oc, ce sont les
articles de sa grammaire populaire, et, chose à remarquer, ces articles
se trouvent pour la plupart dans la langue vulgaire de quelques
localités de l'île de Sardaigne. Indépendamment de l'article _lo_
masculin, le, et _la_ féminin, la, le mallorquin a les articles
suivants:
MASCULIN.--Singulier: _So_, le; _sos_, les, au pluriel.
FÉMININ.--Singulier: _Sa_, la; _sas_, les, au pluriel.
MASCULIN ET FÉMININ.--Singulier: _Es_, _els_, les, au pluriel.
MASCULIN.--Singulier: _En_, le; _na_, la, au féminin singulier; _nas_,
les, au féminin pluriel.
Nous devons déclarer eu passant qne ces articles, quoique d'un usage
antique, n'ont jamais été employés dans les instruments qui datent de la
conquête des Baléares par les Aragonais; c'est-à-dire qne dans ces îles,
comme dans les contrées italiques, denx langues régnaient simultanément:
la rustique, _plebea_, à l'usage des peuples (celle-là change peu); et
la langue académique littéraire, _autica illustra_, que le temps, la
civilisation ou le génie épurent on perfectionnent. Ainsi, aujourd'hui,
le castillan est la langue littéraire des Espagnes; cependant chaque
province a conservé pour l'usage journalier son dialecte spécial. A
Mallorca, le castillan n'est guère employé que dans les circonstances
officielles; mais dans la vie habituelle, chez le peuple comme chez les
grands seigneurs, vous n'entendrez parler que le mallorquin. Si vous
passez devant le balcon où une jeune fille, une Allote (du mauresque
_aila, lella_) arrose ses fleurs, c'est dans son doux idiome national
que vous l'entendez chanter:
Sas alloles, tots es diamenges,
Quan no tenen res mes que fer,
Van a regar es claveller,
Dihent-li: Veu! ja que no menjes!
«Les jeunes filles, tous les dimanches,
Lorsqu'elles n'ont rien de mieux à faire
Vont arroser le pot d'oeillets,
Et lui disent: Bois, puisque tu ne manges pas!»
La musique qui accompagne les paroles de la jeune fille est rythmée à la
mauresque, dans un ton tristement cadencé qui vous pénètre et vous fait
rêver. Cependant la mère prévoyante qui a entendu la jeune fille ne
manque pas de lui répondre:
Allotes, filau! filau!
Que sa camya se riu;
Y sino l'apadassau,
No v's arribar 'a s'estiu!
«Fillettes, filez! filez!
Car la chemise va s'usant (littéralement, la chemise rit).
Et si vous n'y mettez une pièce,
Elle ne pourra vous durer jusqu'à l'été.»
Le mallorquin, surtout dans la bouche des femmes, a pour l'oreille des
étrangers une charme particulier de suavité et de grâce. Lorsqu'une
Mallorquine vous dit des paroles d'adieu, si doucement mélodieuses:
«Bona nit tengua! es meu cô na basta per di ti: Adios!» «Bonne nuit! mon
coeur ne suffit pas à vous dire; Adieu» il semble qu'on pourrait noter
la molle cantilène comme une phrase musicale.
Après ces échantillons de la langue vulgaire mallorquine, je me
permettrai de citer un exemple de l'ancienne langue académique C'est le
_Mercader mallorqui_ (le marchand mallorquin), troubadour du quatorzième
siècle, qui chante les rigueurs de sa dame et prend ainsi congé d'elle:
Cercats d'uy may, jà siats bella e pros,
'quels vostres pres, e laus, e ris plesents,
Car vengut es lo temps que m'aureis mens,
Ne m'aucirà vostre 'sguard amoros,
Ne la semblança gaya;
Car trobat n'ay
Altra quel m'play
Sol que lui playa!
Altra, sens vos, per que l'in volray be,
E tindr' en cor s'amor, que 'xi s'conve.
«Cherchez désormais, quoique vous soyez belle et noble
Ces mérites, ces louanges, ces sourires charmants qui n'étaient que
pour vous;
Or le temps est venu où vous m'aurez moins près de vous.
Votre regard d'amour ne pourra plus me tuer,
Ni voire feinte gaieté
Car j'ai trouvé
Une autre qui me plaît:
Si je pouvais seulement lui plaire!
Une autre, non plus vous, ce dont je lui saurai gré,
De qui l'amour me sera cher: ainsi dois-je faire»
Les Mallorquins, comme tous les peuples méridionaux, sont naturellement
musiciens et poëtes, ou, comme disaient leurs ancêtres, troubadours,
_troubadors_, ce que nous pourrions traduire par improvisateurs. L'île
de Mallorca en compte encore plusieurs qui ont une réputation méritée,
entre autres les deux qui habitent Soller. C'est à ces _troubadors_ que
s'adressent ordinairement les amants heureux ou malheureux. Moyennant
finance, et d'après les renseignements qu'on leur a donnés, les
troubadours vont sous les balcons des jeunes filles, à une heure avancée
de la nuit, chantant les _coblets_ improvisées sur le ton de l'éloge ou
de la plainte, quelquefois même l'injure, que leur leur font adresser
ceux qui paient le poëte-musicien. Les étrangers peuvent se donner ce
plaisir, qui ne tire pas à conséquence dans l'île de Mallorca.
(_Note de M. Tustu_)]
III
Je ne puis continuer mon récit sans achever de compulser les annales
dévotes de Valldemosa; car, ayant à parler de la piété fanatique des
villageois avec lesquels nous fûmes en rapport, je dois mentionner la
sainte dont ils s'enorgueillissent et dont ils nous ont montré la maison
rustique.
«Valldemosa est aussi la patrie de Catalina Tomas, béatifiée en 1792
par le pape Pie VI. La vie de cette sainte fille a été écrite plusieurs
fois, et en dernier lieu par le cardinal Antonio Despuig. Elle offre
plusieurs traits d'une gracieuse naïveté. Dieu, dit la légende,
ayant favorisé sa servante d'une raison précoce, on la vit observer
rigoureusement les jours de jeûne, bien avant l'âge où l'Église les
prescrit. Dès ses premiers ans elle s'abstint de faire plus d'un repas
par jour. Sa dévotion à la passion du Rédempteur et aux douleurs de sa
sainte mère était si fervente, que dans ses promenades elle récitait
continuellement le rosaire, se servant, pour compter les dizaines, des
feuilles des oliviers ou des lentisques. Son goût pour la retraite
et les exercices religieux, son éloignement pour les bals et les
divertissements profanes, l'avaient fait surnommer la _viejecita_, la
petite vieille. Mais sa solitude et son abstinence étaient récompensées
par les visites des anges et de toute la cour céleste: Jésus-Christ, sa
mère et les saints se faisaient ses domestiques; Marie la soignait dans
ses maladies; saint Bruno la relevait dans ses chutes; saint Antoine
l'accompagnait dans l'obscurité de la nuit, portant et remplissant sa
cruche à la fontaine; sainte Catherine sa patronne accommodait ses
cheveux et la soignait en tout comme eût fait une mère attentive et
vigilante; saint Côme et saint Damien guérissaient les blessures qu'elle
avait reçues dans ses luttes avec le démon, car sa victoire n'était pas
sans combat; enfin saint Pierre et saint Paul se tenaient à ses côtés
pour l'assister et la défendre dans les tentations.