George Sand

Un hiver à Majorque
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«Elle embrassa la règle de saint Augustin dans le monastère de
Sainte-Madeleine de Palma, et fut l'exemple des pénitentes, et, comme le
chante l'Église en ses prières, obéissante, pauvre, chaste et humble.
Ses historiens lui attribuent l'esprit de prophétie et le don des
miracles. Ils rapportent que, pendant qu'on faisait à Mallorca des
prières publiques pour la santé du pape Pie V, un jour Catalina les
interrompit tout à coup en disant qu'elles n'étaient plus nécessaires,
puisqu'à cette même heure le pontife venait de quitter ce monde, ce qui
se trouva vrai.

«Elle mourut le 5 avril 1574, en prononçant ces paroles du
Psalmiste:--«Seigneur, je remets mon esprit entre vos mains.»

«Sa mort fut regardée comme une calamité publique; on lui rendit les
plus grands honneurs. Une pieuse dame de Mallorca, dona Juana de Pochas,
remplaça le sépulcre en bois dans lequel on avait déposé d'abord la
sainte fille par un autre en albâtre magnifique qu'elle commanda à
Gênes; elle institua en outre, par son testament, une messe pour le
jour de la translation de la bienheureuse, et une autre pour le jour
de sainte Catherine sa patronne; elle voulut qu'une lampe brûlât
perpétuellement sur son tombeau.

«Le corps de cette sainte fille est conservé aujourd'hui dans le couvent
des religieuses de la paroisse Sainte-Eulalie, où le cardinal Despuig
lui a consacré un autel et un service religieux.»

J'ai rapporté complaisamment toute cette petite légende, parce qu'il
n'entre pas du tout dans mes idées de nier la sainteté, et je dis
la sainteté véritable et de bon aloi, des âmes ferventes. Quoique
l'enthousiasme et les visions de la petite montagnarde de Valldemosa
n'aient plus le même sens religieux et la même valeur philosophique que
les inspirations et les extases des saints du beau temps chrétien,
la _viejecita Tomasa _ n'en est pas moins une cousine germaine de la
poétique bergère sainte Geneviève et de la bergère sublime Jeanne
d'Arc. En aucun temps l'Église romaine n'a refusé de marquer des places
d'honneur dans le royaume des cieux aux plus humbles enfants du peuple;
mais les temps sont venus où elle condamne et rejette ceux des apôtres
qui veulent agrandir la place du peuple dans le royaume de la terre.
La _pagesa_ Catalina était _obéissante, pauvre, chaste et humble_: les
pages valldemosans ont si peu profilé de ses exemples et si peu compris
sa vie, qu'ils voulurent un jour lapider mes enfants parce que mon fils
dessinait les ruines du couvent., ce qui leur parut une profanation.
Ils faisaient comme l'Église, qui d'une main allumait les bûchers de
l'auto-da-fé et de l'autre encensait l'effigie de ses saints et de ses
bienheureux.

Ce village de Valldemosa, qui se targue du droit de s'appeler ville
dès le temps des Arabes, est situé dans le giron de la montagne, de
plain-pied avec la Chartreuse, dont il semble être une annexe. C'est
un amas de nids d'hirondelles de mer; il est dans une silo presque
inaccessible, et ses habitants sont pour la plupart des pêcheurs qui
partent le matin pour ne rentrer qu'à la nuit. Pendant tout le jour, le
village est rempli de femmes, les plus babillardes du monde, que l'on
voit sur le pas des portes, occupées à rapetasser les les filets ou
les chausses de leurs maris, en chantant à tue-tête. Elles sont aussi
dévotes que les hommes; mais leur dévotion est moins intolérante, parce,
qu'elle est plus sincère. C'est une supériorité que, là comme partout,
elles ont sur l'autre sexe. En général, l'attachement des femmes aux
pratiques du culte est une affaire d'enthousiasme, d'habitude ou de
conviction, tandis que chez les hommes c'est le plus souvent une affaire
d'ambition ou d'intérêt. La France en a offert une assez forte prouve
sous les règnes de Louis XVIII et de Charles X, alors que l'on achetait
les grands et les petits emplois de l'administration et de l'armée avec
un billet de confession ou une messe.

L'attachement des Majorquins pour les moines est fondé sur des motifs
de cupidité; et je ne saurais mieux le faire comprendre qu'en citant
l'opinion de M. Marliani opinion d'autant plus digne de confiance qu'en
général l'historien de l'Espagne moderne se montre opposé à la mesure de
1836 relative à l'expulsion subite des moines.

«Propriétaires bienveillants,. dit-il, et peu soucieux de leur fortune,
ils avaient créé des intérêts réels entre eux et les paysans; les colons
qui travaillaient les biens des couvents n'éprouvaient pas de grandes
rigueurs, quant à la quotité comme à la régularité des fermages. Les
moines, sans avenir, ne thésaurisaient pas, et du moment où les biens
qu'ils possédaient suffisaient aux exigences de l'existence matérielle
de chacun d'eux, ils se montraient fort accommodants pour tout le
reste. La brusque spoliation des moines blessait donc les calculs de
fainéantise et d'égoïsme des paysans: ils comprirent fort bien que le
gouvernement et le nouveau propriétaire seraient plus exigeants qu'une
corporation de parasites sans intérêts de famille ni de société. Les
mendiants qui pullulaient aux portes du réfectoire ne reçurent plus les
restes d'oisifs repus.»

Le carlisme des paysans majorquins ne peut s'expliquer que par des
raisons matérielles; car il est impossible, d'ailleurs, de voir une
province moins liée à l'Espagne par un sentiment patriotique, ni une
population moins portée à l'exaltation politique. Au milieu des voeux
secrets qu'ils formaient pour la restauration des vieilles coutumes, ils
étaient cependant effrayés de tout nouveau bouleversement, quel qu'il
pût être; et l'alerte qui avait fait mettre l'île en état de siège, à
l'époque de nôtre séjour, n'avait guère moins effrayé les partisans se
don Carlos à Majorque que les défenseurs de la reine Isabelle. Cette
alerte est un fait qui peint assez bien, je ne dirai pas la poltronnerie
des Majorquins (je les crois très-capables de faire des bons soldats),
mais les anxiétés produites par le souci de la propriété et l'égoïsme du
repos.

Un vieux prêtre rêva une nuit que sa maison était envahie par des
brigands; il se lève tout effaré, sous l'impression de ce cauchemar, et
réveille sa servante; celle-ci partage sa terreur, et, sans savoir de
quoi il s'agit, réveille tout le voisinage par ses cris. L'épouvante se
répand dans tout le hameau, et de là dans toute l'île. La nouvelle du
débarquement de l'armée carliste s'empare de toutes les cervelles, et le
capitaine-général reçoit la déposition du prêtre, qui, soit la honte de
se dédire, soit le délire d'un esprit frappé, affirme qu'il a vu les
carlistes. Sur-le-champ toutes les mesures furent prises pour faire face
au danger: Palma fut déclarée en état de siège, et toutes les forces
militaires de l'île furent mises sur pied.

Cependant rien ne parut, aucun buisson ne bougea, aucune trace d'un pied
étranger ne s'imprima, comme dans l'île de Robinson, sur le sable du
rivage. L'autorité punit le pauvre prêtre de l'avoir rendue ridicule,
et, au lieu de l'envoyer promener comme un visionnaire, l'envoya en
prison comme un séditieux. Mais les mesures de précautions ne furent
pas révoquées, et, lorsque nous quittâmes Majorque, à l'époque des
exécutions de Maroto, l'état de siège durait encore.

Rien de plus étrange que l'espèce de mystère que les Majorquins
semblaient vouloir se faire les uns aux autres des événements qui
bouleversaient alors la face de l'Espagne. Personne n'en parlait, si ce
n'est en famille et à voix basse. Dans un pays où il n'y a vraiment ni
méchanceté ni tyrannie, il est inconcevable de voir régner une méfiance
aussi ombrageuse. Je n'ai rien lu de si plaisant que les articles du
journal de Palma, et j'ai toujours regretté de n'en avoir pas emporté
quelques numéros pour échantillons de la polémique majorquine. Mais
voici, sans exagération, la forme dans laquelle, après avoir rendu
compte des faits, on en commentait le sens et l'authenticité:

    «Quelque prouvés que puissent paraître ces événements aux yeux
    des personnes disposées à les accueillir, nous ne saurions trop
    recommander à nos lecteurs d'en attendre la suite avant de les
    juger. Les réflexions qui se présentent à l'esprit en présence
    de pareils faits demandent à être mûries, dans l'attente d'une
    certitude que nous ne voulons pas révoquer en doute, mais que nous
    ne prendrons pas sur nous de hâter par d'imprudentes assertions. Les
    destinées de l'Espagne sont enveloppées d'un voile qui ne tardera
    pas à être soulevé, mais auquel nul ne doit porter avant le temps
    une main imprudente. Nous nous abstiendrons jusque-là d'émettre
    notre opinion, et nous conseillerons à tous les esprits sages de ne
    point se prononcer sur les actes des divers partis, avant d'avoir vu
    la situation se dessiner plus nettement,» etc.

La prudence et la réserve sont, de l'aveu même des Majorquins, la
tendance dominante de leur caractère. Les paysans ne vous rencontrent
jamais dans la campagne sans échanger avec vous un salut; mais si vous
leur adressez une parole de plus sans être connu d'eux, ils se gardent
bien de vous répondre, quand même vous parleriez leur patois. Il
suffit que vous ayez un air étranger pour qu'ils vous craignent et se
détournent du chemin pour vous éviter.

Nous eussions pu vivre cependant en bonne intelligence avec ces braves
gens, si nous eussions fait acte de présence à leur église. Ils ne nous
eussent pas moins rançonnés en toute occasion, mais nous eussions pu
nous promener au milieu de leurs champs sans risquer d'être atteints de
quelque pierre à la tête au détour d'un buisson. Malheureusement cet
acte de prudence ne nous vint pas à l'esprit dans les commencements, et
nous restâmes presque jusqu'à la fin sans savoir combien notre manière
d'être les scandalisait. Ils nous appelaient païens, mahométans et
juifs; ce qui est pis que tout, selon eux. L'alcade nous signalait à la
désapprobation de ses administrés; je ne sais pas si le curé ne nous
prenait point pour texte de ses sermons. La blouse et le pantalon de ma
fille les scandalisaient beaucoup aussi. Ils trouvaient fort mauvais
qu'une _jeune personne_ de neuf ans courût les montagnes _déguisée en
homme_. Ce n'étaient pas seulement les paysans qui affectaient cette
pruderie.

Le dimanche, le cornet à bouquin qui retentissait dans le village et sur
les chemins pour avertir les retardataires de se rendre aux offices nous
poursuivait en vain dans la Chartreuse. Nous étions sourds, parce que
nous ne comprenions pas, et quand nous eûmes compris, nous le fûmes
encore davantage. Ils eurent alors un moyen de venger la gloire de Dieu,
qui n'était pas chrétien du tout. Ils se liguèrent entre eux pour ne
nous vendre leur poisson, leurs oeufs et leurs légumes qu'à des prix
exorbitants. Ils ne nous fut permis d'invoquer aucun tarif, aucun usage.
A la moindre observation: _Vous n'en voulez pas?_ disait le pages d'un
air de grand d'Espagne, en remettant ses oignons ou ses pommes de
terre dans sa besace; _vous n'en aurez pas_. Et il se retirait
majestueusement, sans qu'il fût possible de le faire revenir pour
entrer en composition. Il nous faisait jeûner pour nous punir d'avoir
marchandé.

Il fallait jeûner en effet. Point de concurrence ni de rabais entre
les vendeurs. Celui qui venait le second demandait le double, et le
troisième demandait le triple, si bien qu'il fallait être à leur merci
et mener une vie d'anachorètes, plus dispendieuse que n'eût été à Paris
une vie de prince. Nous avions la ressource de nous approvisionner
à Palma par l'intermédiaire du cuisinier du consul, qui fut notre
providence, et dont, si j'étais empereur romain, je voudrais mettre le
bonnet de coton au rang des constellations. Mais les jours de pluie,
aucun messager ne voulait se risquer sur les chemins, à quelque prix que
ce fût; et comme il plut pendant deux mois, nous eûmes souvent du pain
comme du biscuit de mer et de véritables dîners de chartreux.

C'eût été une contrariété fort mince si nous eussions tous été bien
portants. Je suis fort sobre et même stoïque par nature à l'endroit du
repas. Le splendide appétit de mes enfants faisait flèche de tout bois
et régal de tout citron vert. Mon fils, que j'avais emmené frêle
et malade, reprenait à la vie comme par miracle, et guérissait une
affection rhumatismale des plus graves, en courant dès le matin, comme
un lièvre échappé, dans les grandes plantes de la montagne, mouillé
jusqu'à la ceinture. La Providence permettait à la bonne nature de faire
pour lui ces prodiges; c'était bien assez d'un malade.

Mais l'autre, loin de prospérer avec l'air humide et les privations
dépérissait d'une manière effrayante. Quoiqu'il fut condamné par toute
la faculté de Palma, il n'avait aucune affection chronique; mais
l'absence de régime fortifiant l'avait jeté, à la suite d'un catarrhe,
dans un état de langueur dont il ne pouvait se relever. Il se résignait,
comme on sait se résigner pour soi-même; nous, nous ne pouvions pas nous
résigner pour lui, et je connus pour la première fois de grands chagrins
pour de petites contrariétés, la colère pour un bouillon poivré ou
_chippé_ par les servantes, l'anxiété pour un pain frais qui n'arrivait
pas, ou qui s'était changé en éponge en traversant le torrent sur les
flancs d'un mulet. Je ne me souviens certainement pas de ce que j'ai
mangé à Pise ou à Trieste, mais je vivrais cent ans, que je n'oublierais
pas l'arrivée du panier aux provisions à la Chartreuse. Que n'eussé-je
pas donné pour avoir un consommé et un verre de bordeaux à offrir tous
les jours à notre malade! Les aliments majorquins, et surtout la manière
dont ils étaient apprêtés, quand nous n'y avions pas l'oeil et la main,
lui causaient un invincible dégoût. Dirai-je jusqu'à quel point ce
dégoût était fondé? Un jour qu'on nous servait un maigre poulet, nous
vîmes sautiller sur son dos fumant d'énormes _maitres Floh_, dont
Hoffmann eût fait autant de malins esprits, mais que certainement il
n'eût pas mangés en sauce. Mes enfants furent pris d'un si bon rire
d'enfants qu'ils faillirent tomber sous la table.

[Illustration: Valldemosa.]

Le fond de la cuisine majorquine est invariablement le cochon sous
toutes les formes et sous tous les aspects. C'est là qu'eût été de
saison le dicton du petit Savoyard faisant l'éloge de sa gargote, et
disant avec admiration qu'on y mange cinq sortes de viandes, à savoir:
du cochon, du porc, du lard, du jambon et du salé. A Majorque, on
fabrique, j'en suis sûr, plus de deux mille sortes de mets avec le porc,
et au moins deux cents espèces de boudins, assaisonnés d'une telle
profusion d'ail, de poivre, de piment et d'épices corrosives de tout
genre, qu'on y risque la vie à chaque morceau. Vous voyez paraître sur
la table vingt plats qui ressemblent à toutes sortes de mets chrétiens:
ne vous y fiez pas cependant; ce sont des drogues infernales cuites par
le diable, en personne. Enfin vient au dessert une tarte en pâtisserie
de fort bonne mine, avec des tranches de fruit qui ressemblent à des
oranges sucrées; c'est une tourte de cochon à l'ail, avec des tranches
de _tomatigas_, de pommes d'amour et de piment, le tout saupoudré de sel
blanc que vous prendriez pour du sucre à son air d'innocence. Il y a
bien des poulets, mais ils n'ont que la peau et les os. A Valldemosa,
chaque graine qu'on nous eût vendue pour les engraisser eût été taxée
sans doute un réal. Le poisson qu'on nous apportait de la mer était
aussi plat et aussi sec que les poulets.

Un jour nous achetâmes un calmar de la grande espèce, pour avoir le
plaisir de l'examiner. Je n'ai jamais vu d'animal plus horrible. Son
corps était gros comme celui d'un dindon, ses yeux larges comme des
oranges, et ses bras flasques et hideux, déroulés, avaient quatre à
cinq pieds de long. Les pêcheurs nous assuraient que c'était un friand
morceau. Nous ne fûmes point alléchés par sa mine, et nous en fîmes
hommage à la Maria-Antonia, qui l'apprêta et le dégusta avec délices.

Si notre admiration pour le calmar fit sourire ces bonnes gens, nous
eûmes bien notre tour quelques jours après. En descendant la montagne,
nous vîmes les pages quitter leurs travaux et se précipiter vers des
gens arrêtés sur le chemin, qui portaient dans un panier une paire
d'oiseaux admirables, extraordinaires, merveilleux, incompréhensibles.
Toute la population de la montagne fut mise en émoi par l'apparition de
ces volatiles inconnus. «Qu'est-ce que cela mange?» se disait-on en les
regardant. Et quelques-uns répondaient: «Peut-être que cela ne mange
pas!--Cela vit-il sur terre ou sur mer?--Probablement cela vit toujours
dans l'air.» Enfin les deux oiseaux avaient failli être étouffés par
l'admiration publique, lorsque nous vérifiâmes que ce n'étaient ni des
condors, ni des phénix, ni des hippogriffes, mais bien deux belles oies
de basse-cour qu'un riche seigneur envoyait en présent à un de ses amis.

[Illustration: Escalier du château de Valldemosa.]

A Majorque comme à Venise, les vins liquoreux sont abondants et exquis.
Nous avions pour ordinaire du moscatel aussi bon et aussi peu cher que
le Chypre qu'on boit sur le littoral de l'Adriatique. Mais les
vins rouges, dont la préparation est un art véritable, inconnu aux
Majorquins, sont durs, noirs, brûlants, chargés d'alcool, et d'un prix
plus élevé que notre plus simple ordinaire de France. Tous ces vins
chauds et capiteux étaient fort contraires à notre malade, et même à
nous, à telles enseignes que nous bûmes presque toujours de l'eau, qui
était excellente. Je ne sais si c'est à la pureté de cette eau de source
qu'il faut attribuer un fait dont nous fîmes bientôt la remarque: nos
dents avaient acquis une blancheur que tout l'art des parfumeurs ne
saurait donner aux Parisiens les plus recherchés. La cause en fut
peut-être dans notre sobriété forcée. N'ayant pas de beurre, et ne
pouvant supporter la graisse, l'huile nauséeuse et les procédés
incendiaires de la cuisine indigène, nous vivions de viande fort maigre,
de poisson et de légumes, le tout assaisonné, en fait de sauce, de l'eau
du torrent à laquelle nous avions parfois le sybaritisme de mêler le
jus d'une orange verte fraîchement cueillie dans notre parterre. En
revanche, nous avions des desserts splendides: des patates de Malaga
et des courges de Valence confites, et du raisin digne de la terre
de Chanaan. Ce raisin, blanc ou rose, est oblong, et couvert d'une
pellicule un peu épaisse, qui aide à sa conservation pendant toute
l'année. Il est exquis, et on en peut manger tant qu'on veut sans
éprouver le gonflement d'estomac que donne le nôtre. Le raisin de
Fontainebleau est aqueux et frais; celui de Majorque est sucré et
charnu. Dans l'un il y a à manger, dans l'autre à boire. Ces grappes,
dont quelques-unes pesaient de vingt à vingt-cinq livres, eussent fait
l'admiration d'un peintre. C'était notre ressource dans les temps de
disette. Les paysans croyaient nous le vendre fort cher en nous le
faisant payer quatre fois sa valeur; mais ils ne savaient pas que,
comparativement au nôtre, ce n'était rien encore; et nous avions le
plaisir de nous moquer les uns des autres. Quant aux figues de cactus,
nous n'eûmes pas de discussion: c'est bien le plus détestable fruit que
je sache.

Si les conditions de cette vie frugale n'eussent été, je le répète,
contraires et même funestes à l'un de nous, les autres l'eussent trouvée
fort acceptable en elle-même. Nous avions réussi même à Majorque, même
dans une chartreuse abandonnée, même aux prises avec les paysans les
plus rusés du monde, à nous créer une sorte de bien-être. Nous avions
des vitres, des portes et un poêle, un poêle unique en son genre, que le
premier forgeron de Palma avait mis un mois à forger, et qui nous coûta
cent francs. C'était tout simplement un cylindre de fer avec un tuyau
qui passait par la fenêtre. Il fallait bien une heure pour l'allumer,
et à peine l'était-il, qu'il devenait rouge, et qu'après avoir ouvert
longtemps les portes pour faire sortir la fumée, il fallait les rouvrir
presque aussitôt pour faire sortir la chaleur. En outre, le soi-disant
fumiste l'avait enduit à l'intérieur, en guise de mastic, d'une matière
dont les Indiens enduisent leurs maisons et même leurs personnes par
dévotion, la vache étant réputée chez eux, comme on sait, un animal
sacré. Quelque purifiante pour l'âme que put être cette odeur sainte,
j'atteste qu'au feu elle est peu délectable pour les sens. Pendant un
mois que ce mastic mit à sécher, nous pûmes croire que nous étions dans
un des cercles de l'enfer où Dante prétend avoir vu les adulateurs.
J'avais beau chercher dans ma mémoire par quelle faute de ce genre
j'avais pu mériter un pareil supplice, quel pouvoir j'avais encensé,
quel pape ou quel roi j'avais encouragé dans son erreur par mes
flatteries; je n'avais pas seulement un garçon de bureau ou un huissier
de la chambre sur la conscience, pas même une révérence à un gendarme ou
à un journaliste!

Heureusement le chartreux pharmacien nous vendit du benjoin exquis,
reste de la provision de parfums dont on encensait naguère, dans l
église de son couvent, l'image de la Divinité; et cette émanation
céleste combattit victorieusement, dans notre cellule, les exhalaisons
du huitième fossé de l'enfer.

Nous avions un mobilier splendide: des lits de sangle irréprochables,
des matelas peu mollets, plus chers qu'à Paris, mais neufs et propres,
et de ces grands et excellents couvre-pieds en indienne ouatée et piquée
que les juifs vendent assez bon marché à Palma. Une dame française,
établie dans le pays, avait eu la bonté de nous céder quelques livres
de plumes qu'elle avait fait venir pour elle de Marseille et dont nous
avions fait deux oreillers à notre malade. C'était certes un grand luxe
dans une contrée où les oies passent pour des êtres fantastiques, et ou
les poulets ont des démangeaisons même en sortant de la broche.

Nous possédions plusieurs tables, plusieurs chaises de paille comme
celles qu'on voit dans nos chaumières de paysans, et un sofa voluptueux
en bois blanc avec des coussins de toile à matelas rembourrés de laine.
Le sol, très-inégal et très-poudreux de la cellule, était couvert de ces
nattes valenciennes à longues pailles qui ressemblent à un gazon jauni
par le soleil, et de ces belles peaux de moutons à longs poils, d'une
finesse et d'une blancheur admirables, qu'on prépare fort bien dans le
pays.

Comme chez les Africains et les Orientaux, il n'y a point d'armoires
dans les anciennes maisons de Majorque, et surtout dans les cellules de
chartreux. On y serre ses effets dans de grands coffres de bois
blanc. Nos malles de cuir jaune pouvaient passer là pour des meubles
très-élégants. Un grand châle tartan bariolé, qui nous avait servi de
tapis de pied en voyage, devint une portière somptueuse devant l'alcôve,
et mon fils orna le poêle d'une de ces charmantes urnes d'argile de
Felanitz, dont la forme et les ornements sont de pur goût arabe.

Felanitz est un village de Majorque qui mériterait d'approvisionner
l'Europe de ces jolis vases, si légers qu'on les croirait de liège,
et d'un grain si fin qu'on en prendrait l'argile pour une matière
précieuse. On fait là de petites cruches d'une forme exquise dont on
se sert, comme de carafes, et qui conservent l'eau dans un état de
fraîcheur admirable. Cette argile est si poreuse que l'eau s'échappe à
travers les flancs du vase, et qu'en moins d'une demi-journée il est
vide. Je ne suis pas physicien le moins du monde, et peut-être la
remarque que j'ai faite est plus que niaise; quant à moi, elle m'a
semblé merveilleuse, et mon vase d'argile m'a souvent paru enchanté:
nous le laissions rempli d'eau sur le poêle, dont la table en fer était
presque toujours rouge, et quelquefois, quand l'eau s'était enfuie
par les pores du vase, le vase, étant resté à sec, sur cette plaque
brûlante, ne cassa point. Tant qu'il contenait une goutte d'eau, cette
eau était d'un froid glacial, quoique la chaleur du poêle fit noircir le
bois qu'on posait dessus.

Ce joli vase, entouré d'une guirlande de lierre cueillie sur la muraille
extérieure, était plus satisfaisant pour des yeux d'artistes que toutes
les dorures de nos Sèvres modernes. Le pianino de Pleyel, arraché aux
mains des douaniers après trois semaines de pourparlers et quatre cents
francs de contribution, remplissait la voûte élevée et retentissante de
la cellule d'un son magnifique. Enfin, le sacristain avait consenti
à transporter chez nous une belle grande chaise gothique sculptée en
chêne, que les rats et les vers rongeaient dans l'ancienne chapelle des
Chartreux, et dont le coffre nous servait de bibliothèque, en même temps
que ses découpures légères et ses aiguilles effilées, projetant sur la
muraille, au reflet de la lampe du soir, l'ombre de sa riche dentelle
noire et de ses clochetons agrandis, rendaient à la cellule tout son
caractère antique et monacal.

Le seigneur Gomez, notre ex-propriétaire de _Son-Vent_, ce riche
personnage qui nous avait loué sa maison en cachette, parce qu'il
n'était pas convenable qu'un citoyen de Majorque eût l'air de spéculer
sur sa propriété, nous avait fait un esclandre et menacés d'un procès
pour avoir brisé chez lui (_estropeado_) quelques assiettes de terre de
pipe qu'il nous fit payer comme des porcelaines de Chine. En outre, il
nous fit payer (toujours par menace) le _badigeonnage_ et le _repicage_
de toute sa maison, à cause de la contagion du rhume. A quelque chose
malheur est bon, car il s'empressa de nous vendre le linge de maison
qu'il nous avait loué; et, quoiqu'il fût pressé de se défaire de tout ce
que nous avions touché, il n'oublia pas de batailler jusqu'à ce que nous
eussions payé son vieux linge comme du neuf. Grâce à lui, nous ne fûmes
donc pas forcés de semer du lin pour avoir un jour des draps et des
nappes, comme ce seigneur italien qui accordait des chemises à ses
pages.

Il ne faut pas qu'on m'accuse de puérilité parce que je rapporte des
vexations dont, à coup sûr, je n'ai pas conservé plus de ressentiment
que ma bourse de regret; mais personne ne contestera que ce qu'il y a
de plus intéressant à observer en pays étranger, ce sont les hommes; et
quand je dirai que je n'ai pas eu une seule relation d'argent, si petite
qu'elle fût, avec les Majorquins, où je n'aie rencontré de leur part une
mauvaise foi impudente et une avidité grossière; et quand j'ajouterai
qu'ils étalaient leur dévotion devant nous en affectant d'être indignés
de notre peu de foi, on conviendra que la piété des âmes simples, si
vantée par certains conservateurs de nos jours, n'est pas toujours la
chose la plus édifiante et la plus morale du monde, et qu'il doit être
permis de désirer une autre manière de comprendre et d'honorer Dieu.
Quant à moi, à qui l'on a tant rebattu les oreilles de ces lieux
communs: que c'est un crime et un danger d'attaquer même une foi erronée
et corrompue, parce que l'on n'a rien à mettre à la place; que les
peuples qui ne sont point infectés du poison de l'examen philosophique
et de la frénésie révolutionnaire sont seuls moraux, hospitaliers,
sincères; qu'ils ont encore de la poésie, de la grandeur et des vertus
antiques, etc., etc.!.... j'ai ri à Majorque un peu plus qu'ailleurs, je
l'avoue, de ces graves objections. Lorsque je voyais mes petits enfants,
élevés dans l'abomination de la désolation de la philosophie, servir et
assister avec joie un ami souffrant, eux tout seuls, au milieu de cent
soixante mille Majorquins qui se seraient détournés avec la plus
dure inhumanité, avec la plus lâche terreur, d'une maladie réputée
contagieuse, je me disais que ces petits scélérats avaient plus de
raison et de charité que toute cette population de saints et d'apôtres.
Ces pieux serviteurs de Dieu ne manquaient pas de dire que je commettais
un grand crime en exposant mes enfants à la contagion, et que, pour me
punir de mon aveuglement, le ciel leur enverrait la même maladie. Je
leur répondais que, dans notre famille, si l'un de nous avait la peste,
les autres ne s'écarteraient pas de son lit; que ce n'était pas l'usage
en France, pas plus depuis la révolution qu'auparavant, d'abandonner les
malades; que des prisonniers espagnols affectés des maladies les plus
intenses et les plus pernicieuses avaient traversé nos campagnes du
temps des guerres de Napoléon, et que nos paysans, après avoir partagé
avec eux leur gamelle et leur linge, leur avaient cédé leur lit, et
s'étaient tenus auprès pour les soigner, que plusieurs avaient été
victimes de leur zèle, et avaient succombé à la contagion, ce qui
n'avait pas empêché les survivants de pratiquer l'hospitalité et la
charité: le Majorquin secouait la tête et souriait de pitié. La notion
du dévouement envers un inconnu ne pouvait pas plus entrer dans sa
cervelle que celle de la probité ou même de l'obligeance envers un
étranger.

Tous les voyageurs qui ont visité l'intérieur de l'île ont été
émerveillés pourtant de l'hospitalité et du désintéressement du fermier
majorquin. Ils ont écrit avec admiration que, s'il n'y avait pas
d'auberge en ce pays, il n'en était pas moins facile et agréable de
parcourir des campagnes où une simple recommandation suffit pour qu'on
soit reçu, hébergé et fêté gratis. Cette simple recommandation est un
fait assez important, ce me semble. Ces voyageurs ont oublié de dire que
toutes les castes de Majorque, et partant tous les habitants, sont dans
une solidarité d'intérêts qui établit entre eux de bons et faciles
rapports, où la charité religieuse et la sympathie humaine n'entrent
cependant pour rien. Quelques mots expliqueront cette situation
financière.

Les nobles sont riches quant au fonds, indigents quant au revenu, et
ruinés grâce aux emprunts. Les juifs, qui sont nombreux, et riches en
argent comptant, ont toutes les terres des chevaliers en portefeuille,
et l'on peut dire que de fait l'île leur appartient. Les chevaliers ne
sont plus que de nobles représentants chargés de se faire les uns aux
autres, ainsi qu'aux rares étrangers qui abordent dans l'île, les
honneurs de leurs domaines et de leurs palais. Pour remplir dignement
ces fonctions élevées, ils ont recours chaque année à la bourse des
juifs, et chaque année la boule de neige grossit. J'ai dit précédemment
combien le revenu des terres est paralysé à cause du manque de débouchés
et d'industrie; cependant il y a un point d'honneur pour les pauvres
chevaliers à consommer lentement et paisiblement leur ruine sans déroger
au luxe, je ferais mieux de dire à l'indigente prodigalité de leurs
ancêtres. Les agioteurs sont donc dans un rapport continuel d'intérêts
avec les cultivateurs, dont ils touchent en partie les fermages, en
vertu des titres à eux concédés par les chevaliers.

Ainsi le paysan, qui trouve peut-être son compte à cette division dans
sa créance, paie à son seigneur le moins possible et au banquier le
plus qu'il peut. Le seigneur est dépendant et résigné, le juif est
inexorable, mais patient. Il fait des concessions, il affecte une grande
tolérance, il donne du temps, car il poursuit son but avec un génie
diabolique: dès qu'il a mis sa griffe sur une propriété, il faut que
pièce à pièce elle vienne toute à lui, et son intérêt est de se rendre
nécessaire jusqu'à ce que la dette ait atteint la valeur du capital.
Dans vingt ans il n'y aura plus de seigneurie à Majorque. Les juifs
pourront s'y constituer à l'état de puissance, comme ils ont fait chez
nous, et relever leur tête encore courbée et humiliée hypocritement
sous les dédains mal dissimulés des nobles et l'horreur puérile
et impuissante des prolétaires. En attendant, ils sont les vrais
propriétaires du terrain, et le pagès tremble devant eux. Il se retourne
vers son ancien maître avec douleur; et, tout en pleurant de tendresse,
il tire à soi les dernières bribes de sa fortune. Il est donc intéressé
à satisfaire ces deux puissances, et même à leur complaire en toutes
choses, afin de n'être pas écrasé entre les deux.

Soyez donc recommandé à un pagès, soit par un noble, soit par un riche
(et par quels autres le seriez-vous, puisqu'il n'y a point là de classe
intermédiaire?), et à l'instant s'ouvrira devant vous la porte du pagès.
Mais essayez de demander un verre d'eau sans cette recommandation, et
vous verrez!

Et pourtant ce paysan majorquin a de la douceur, de la bonté, des moeurs
paisibles, une nature calme et patiente. Il n'aime point le mal, il ne
connaît pas le bien. Il se confesse, il prie, il songe sans cesse à
mériter le paradis; mais il ignore les vrais devoirs de l'humanité. Il
n'est pas plus haïssable qu'un boeuf ou un mouton, car il n'est guère
plus homme que les êtres endormis dans l'innocence de la brute. Il
récite des prières, il est superstitieux comme un sauvage; mais il
mangerait son semblable sans plus de remords, si c'était l'usage de son
pays, et s'il n'avait pas du cochon à discrétion. Il trompe, rançonne,
ment, insulte et pille, sans le moindre embarras de conscience. Un
étranger n'est pas un homme pour lui. Jamais il ne dérobera une olive à
son compatriote: au-delà des mers l'humanité n'existe dans les desseins
de Dieu que pour apporter de petits profits aux Majorquins.

Nous avions surnommé Majorque _l'île des Singes,_ parce que, nous voyant
environnés de ces bêtes sournoises, pillardes et pourtant innocentes,
nous nous étions habitués à nous préserver d'elles sans plus de rancune
et de dépit que n'en causent aux Indiens les jockos et les orangs
espiègles et fuyards.

Cependant on ne s'habitue pas sans tristesse à voir des créatures
revêtues de la forme humaine, et marquées du sceau divin, végéter ainsi
dans une sphère qui n'est point celle de l'humanité présente. On sent
bien que cet être imparfait est capable de comprendre, que sa race
est perfectible, que son avenir est le même que celui des races plus
avancées, et qu'il n'y a là qu'une question de temps, grande à nos yeux,
inappréciable dans l'abîme de l'éternité. Mais plus on a le sentiment
de cette perfectibilité, plus on souffre de la voir entravée par les
chaînes du passé. Ce temps d'arrêt, qui n'inquiète guère la Providence,
épouvante et contriste notre existence d'un jour. Nous sentons par le
coeur, par l'esprit, par les entrailles, que la vie de tous les autres
est liée à la nôtre, que nous ne pouvons point nous passer d'aimer ou
d'être aimés, de comprendre ou d'être compris, d'assister et d'être
assistés. Le sentiment d'une supériorité intellectuelle et morale sur
d'autres hommes ne réjouit que le coeur des orgueilleux. Je m'imagine
que tous les coeurs généreux voudraient, non s'abaisser pour se niveler,
mais élever à eux, en un clin d'oeil, tout ce qui est au-dessous d'eux,
afin de vivre enfin de la vraie vie de sympathie, d'échange, d'égalité
et de communauté, qui est l'idéal religieux de la conscience humaine.

Je suis certain que ce besoin est au fond de tous les coeurs, et que
ceux de nous qui le combattent et croient l'étouffer par des sophismes,
en ressentent une souffrance étrange, amère, à laquelle ils ne savent
pas donner un nom. Les hommes d'en bas s'usent ou s'éteignent quand ils
ne peuvent monter; ceux d'en haut s'indignent et s'affligent de leur
tendre vainement la main; et ceux qui ne veulent aider personne sont
dévorés de l'ennui et de l'effroi de la solitude, jusqu'à ce qu'ils
retombent dans un abrutissement qui les fait descendre au-dessous des
premiers.



IV

Nous étions donc seuls à Majorque, aussi seuls que dans un désert, et
quand la subsistance de chaque jour était conquise, moyennant la guerre
aux _singes_, nous nous asseyions en famille pour en rire autour du
poêle. Mais à mesure que l'hiver avançait, la tristesse paralysait dans
mon sein les efforts de gaieté et de sérénité. L'état de notre malade
empirait toujours; le vent pleurait dans le ravin, la pluie battait nos
vitres, la voix du tonnerre perçait nos épaisses murailles et venait
jeter sa note lugubre au milieu des rires et des jeux des enfants. Les
aigles et les vautours, enhardis par le brouillard, venaient dévorer nos
pauvres passereaux jusque sur le grenadier qui remplissait ma fenêtre.
La mer furieuse retenait les embarcations dans les ports; nous nous
sentions prisonniers, loin de tout secours éclairé et de toute sympathie
efficace. La mort semblait planer sur nos têtes pour s'emparer de l'un
de nous, et nous étions seuls à lui disputer sa proie. Il n'y avait pas
une seule créature humaine à notre portée qui n'eût voulu au contraire
le pousser vers la tombe pour en finir plus vite avec le prétendu danger
de son voisinage. Cette pensée d'hostilité était affreusement triste.
Nous nous sentions bien assez forts pour remplacer les uns pour les
autres, à force de soins et de dévouement, l'assistance et la sympathie
qui nous étaient déniées; je crois même que dans de telles épreuves
le coeur grandit et l'affection s'exalte, retrempée de toute la force
qu'elle puise dans le sentiment de la solidarité humaine. Mais nous
souffrions dans nos âmes de nous voir jetés au milieu d'êtres qui ne
comprenaient pas ce sentiment, et pour lesquels, loin d'être plaints par
eux, il nous fallait ressentir la plus douloureuse pitié.

J'éprouvais d'ailleurs de vives perplexités. Je n'ai aucune notion
scientifique d'aucun genre, et il m'eût fallu être médecin, et grand
médecin, pour soigner la maladie dont toute la responsabilité pesait sur
mon coeur.

Le médecin qui nous voyait, et dont je ne révoque en doute ni le zèle
ni le talent, se trompait, comme tout médecin, même des plus illustres,
peut se tromper, et comme, de son propre aveu, tout savant sincère s'est
trompé souvent. La bronchite avait fait place à une excitation nerveuse
qui produisait plusieurs des phénomènes d'une phtisie laryngée.

Le médecin qui avait vu ces phénomènes à de certains moments, et qui
ne voyait pas les symptômes contraires, évidents pour moi à d'autres
heures, s'était prononcé pour le régime qui convient aux phtisiques,
pour la saignée, pour la diète, pour le laitage. Toutes ces choses
étaient absolument contraires, et la saignée eût été mortelle. Le malade
en avait l'instinct, et moi, qui, sans rien savoir de la médecine, ai
soigné beaucoup de malades, j'avais le même pressentiment. Je tremblais
pourtant de m'en remettre à cet instinct qui pouvait me tromper, et de
lutter contre les affirmations d'un homme de l'art; et quand je voyais
la maladie empirer, j'étais véritablement livré à des angoisses que
chacun doit comprendre. Une saignée le sauverait, me disait-on, et si
vous vous y refusez, il va mourir. Pourtant il y avait une voix qui me
disait jusque dans mon sommeil: Une saignée le tuerait, et si tu l'en
préserves, il ne mourra pas. Je suis persuadé que cette voix était
celle de la Providence, et aujourd'hui que notre ami, la terreur des
Majorquins, est reconnu aussi peu phtisique que moi, je remercie le ciel
de ne m'avoir pas ôté la confiance qui nous a sauvés.

Quant à la diète, elle était fort contraire. Quand nous en vîmes les
mauvais effets, nous nous y conformâmes aussi peu que possible, mais
malheureusement il n'y eut guère à opter entre les épices brûlantes du
pays et la table la plus frugale. Le laitage, dont nous reconnûmes par
la suite l'effet pernicieux, fut, par bonheur, assez rare à Majorque
pour n'en produire aucun. Nous pensions encore à cette époque que le
lait ferait merveille, et nous nous tourmentions pour en avoir. Il n'y
a pas de vaches dans ces montagnes, et le lait de chèvre qu'on
nous vendait était toujours bu en chemin par les enfants qui nous
l'apportaient, ce qui n'empêchait pas que le vase ne nous arrivât plus
plein qu'au départ. C'était un miracle qui s'opérait tous les matins
pour le pieux messager lorsqu'il avait soin de faire sa prière dans la
cour de la Chartreuse, auprès de la fontaine. Pour mettre fin à ces
prodiges, nous nous procurâmes une chèvre. C'était bien la plus douce et
la plus aimable personne du monde, une belle petite chèvre d'Afrique,
au poil ras couleur de chamois, avec une tête sans cornes, le nez
très-busqué et les oreilles pendantes. Ces animaux diffèrent beaucoup
des nôtres. Ils ont la robe du chevreuil et le profil du mouton; mais
ils n'ont pas la physionomie espiègle et mutine de nos biquettes
enjouées. Au contraire, ils semblent pleins de mélancolie. Ces chèvres
diffèrent encore des nôtres en ce qu'elles ont les mamelles fort petites
et donnent fort peu de lait. Quand elles sont dans la force de l'âge, ce
lait a une saveur âpre et sauvage dont les Majorquins font beaucoup de
cas, mais qui nous parut repoussante.

Notre amie de la Chartreuse en était à sa première maternité; elle
n'avait pas deux ans, et son lait était fort délicat; mais elle en était
fort avare, surtout lorsque, séparée du troupeau avec lequel elle avait
coutume, non de gambader (elle était trop sérieuse, trop majorquine pour
cela), mais de rêver au sommet des montagnes; elle tomba dans un spleen
qui n'était pas sans analogie avec le nôtre. Il y avait pourtant de
bien belles herbes dans le préau, et des plantes aromatiques, naguère
cultivées par les chartreux, croissaient encore dans les rigoles de
notre parterre: rien ne la consola de sa captivité. Elle errait éperdue
et désolée dans les cloîtres, poussant des gémissements à fendre les
pierres. Nous lui donnâmes pour compagne une grosse brebis dont la laine
blanche et touffue avait six pouces de long, une de ces brebis comme on
n'en voit chez nous que sur la devanture des marchands de joujoux ou sur
les éventails de nos grand'mères. Cette excellente compagne lui rendit
un peu de calme, et nous donna elle-même un lait assez crémeux. Mais
à elles deux, et quoique bien nourries, elles en fournissaient une si
petite quantité, que nous nous méfiâmes des fréquentes visites que la
Maria-Antonia, la _niña_ et la Catalina rendaient à notre bétail. Nous
le mîmes sous clef dans une petite cour au pied du clocher, et nous
eûmes le soin de traire nous-mêmes. Ce lait, des plus légers, mêlé à du
lait d'amandes que nous pilions alternativement, mes enfants et moi,
faisait une tisane assez saine et assez agréable. Nous n'en pouvions
guère avoir d'autre. Toutes les drogues de Palma étaient d'une
malpropreté intolérable. Le sucre mal raffiné qu'on y apporte d'Espagne
est noir, huileux, et doué d'une vertu purgative pour ceux qui n'en ont
pas l'habitude.

Un jour nous nous crûmes sauvés, parce que nous aperçûmes des violettes
dans le jardin d'un riche fermier. Il nous permit d'en cueillir de quoi
faire une infusion, et, quand nous eûmes fait notre petit paquet, il
nous le fit payer à raison d'un sou par violette: un sou majorquin, qui
vaut trois sous de France.

A ces soins domestiques se joignait la nécessité de balayer nos chambres
et de faire nos lits nous-mêmes quand nous tenions à dormir la nuit;
car la servante majorquine ne pouvait y toucher sans nous communiquer
aussitôt, avec une intolérable prodigalité, les mêmes propriétés que
mes enfants s'étaient tant réjouis de pouvoir observer sur le dos d'un
poulet rôti. Il nous restait à peine quelques heures pour travailler et
pour nous promener; mais ces heures étaient bien employées. Les enfants
étaient attentifs à la leçon, et nous n'avions ensuite qu'à mettre le
nez hors de notre lanière pour entrer dans les paysages les plus variés
et les plus admirables. A chaque pas, au milieu du vaste cadre des
montagnes, s'offrait un accident pittoresque, une petite chapelle sur un
rocher escarpé, un bosquet de rosages jeté à pic sur une pente lézardée,
un ermitage auprès d'une source pleine de grands roseaux, un massif
d'arbres sur d'énormes fragments de roches mousseuses et brodées de
lierre. Quand le soleil daignait se montrer un instant, toutes ces
plantes, toutes ces pierres et tous ces terrains lavés par la pluie
prenaient une couleur éclatante et des reflets d'une incroyable
fraîcheur.

Nous fîmes surtout deux promenades remarquables. Je ne me rappelle pas
la première avec plaisir, quoiqu'elle fût magnifique d'aspects. Mais
notre malade, alors bien portant (c'était au commencement de notre
séjour à Majorque), voulut nous accompagner, et en ressentit une fatigue
qui détermina l'invasion de sa maladie. Notre but était un ermitage
situé au bord de la mer, à trois milles de la Chartreuse. Nous suivîmes
le bras droit de la chaîne, et montâmes de colline en colline, par un
chemin pierreux qui nous hachait les pieds, jusqu'à la côte nord de
l'île. A chaque détour du sentier, nous eûmes le spectacle grandiose de
la mer, vue à des profondeurs considérables, au travers de la plus belle
végétation. C'était la première fois que je voyais des rives fertiles,
couvertes d'arbres et verdoyantes jusqu'à la première vague, sans
falaises pâles, sans grèves désolées et sans plage limoneuse. Dans
tout ce que j'ai vu des côtes de France, même sur les hauteurs de
Port-Vendres, où elle m'apparut enfin dans sa beauté, la mer m'a
toujours semblé sale ou déplaisante à aborder. Le Lido tant vanté de
Venise a des sables d'une affreuse nudité, peuplés d'énormes lézards qui
sortent par milliers sous vos pieds, et semblent vous poursuivre de
leur nombre toujours croissant, comme dans un mauvais rêve. A Royant, à
Marseille, presque partout, je crois, sur nos rivages, une ceinture de
varechs gluants et une arène stérile nous gâtent les approches de la
mer. A Majorque, je la vis enfin comme je l'avais rêvée, limpide et
bleue comme le ciel, doucement ondulée comme une plaine de saphir
régulièrement labourée en sillons dont la mobilité est inappréciable,
vue d'une certaine hauteur, et encadrée de forêts d'un vert sombre.
Chaque pas que nous faisions sur la montagne sinueuse nous présentait
une nouvelle perspective toujours plus sublime que la dernière.
Néanmoins, comme il nous fallut redescendre beaucoup pour atteindre
l'ermitage, la rive, en cet endroit, quoique très-belle, n'eut pas le
caractère de grandeur que je lui trouvai en un autre endroit de la côte
quelques mois plus tard.

Les ermites qui sont établis là au nombre de quatre ou cinq n'avaient
aucune poésie. Leur habitation est aussi misérable et aussi sauvage que
leur profession le comporte; et, de leur jardin en terrasse, que nous
les trouvâmes occupés à bêcher, la grande solitude de la mer s'étend
sous leurs yeux. Mais ils nous parurent personnellement les plus
stupides du monde. Ils ne portaient aucun costume religieux. Le
supérieur quitta sa bêche et vint à nous en veste ronde de drap bége;
ses cheveux courts et sa barbe sale n'avaient rien de pittoresque. Il
nous parla des austérités de la vie qu'il menait, et surtout du froid
intolérable qui régnait sur ce rivage; mais quand nous lui demandâmes
s'il y gelait quelquefois, nous ne pûmes jamais lui faire comprendre ce
que c'était que la gelée. Il ne connaissait ce mot dans aucune langue,
et n'avait jamais entendu parler de pays plus froids que l'île de
Majorque. Cependant il avait une idée de la France pour avoir vu passer
la flotte qui marcha en 1830 à la conquête d'Alger; ç'avait été le plus
beau, le plus étonnant, on peut dire le seul spectacle de sa vie. Il
nous demanda si les Français avaient réussi à prendre Alger; et quand
nous lui eûmes dit qu'ils venaient de prendre Constantine, il ouvrit de
grands yeux et s'écria que les Français étaient un grand peuple.

Il nous fit monter à une petite cellule fort malpropre, où nous vîmes le
doyen des ermites. Nous le prîmes pour un centenaire, et fûmes surpris
d'apprendre qu'il n'avait que quatre-vingts ans. Cet homme était dans un
état parfait d'imbécillité, quoiqu'il travaillât encore machinalement à
fabriquer des cuillers de bois avec des mains terreuses et tremblantes.
Il ne fit aucune attention à nous, quoiqu'il ne fût pas sourd; et, le
prieur l'ayant appelé, il souleva une énorme tête qu'on eût prise pour
de la cire, et nous montra une face hideuse d abrutissement. Il y
avait toute une vie d'abaissement intellectuel sur cette cette figure
décomposée, dont je détournai les yeux avec empressement, comme de la
chose la plus effrayante et la plus pénible qui soit au monde. Nous
leur fîmes l'aumône, car ils appartenaient à un ordre mendiant, et sont
encore en grande vénération parmi les paysans, qui ne les laissent
manquer de rien.

En revenant à la Chartreuse, nous fûmes assaillis par un vent violent
qui nous renversa plusieurs fois, et qui rendit notre marche si
fatigante que notre malade en fut brisé.

La seconde promenade eut lieu quelques jours avant notre départ de
Majorque, et celle-là m'a fait une impression que je n'oublierai de ma
vie. Jamais le spectacle de la nature ne m'a saisi davantage, et je ne
sache pas qu'il m'ait saisi à ce point plus de trois ou quatre fois dans
ma vie.

Les pluies avaient enfin cessé, et le printemps se faisait tout à coup.
Nous étions au mois de février; tous les amandiers étaient en fleurs,
et les prés se remplissaient de jonquilles embaumées. C'était, sauf la
couleur du ciel et la vivacité des tons du paysage, la seule différence
que l'oeil pût trouver entre les deux saisons; car les arbres de cette
région sont vivaces pour la plupart. Ceux qui poussent de bonne heure
n'ont point à subir les coups de la gelée; les gazons conservent toute
leur fraîcheur, et les fleurs n'ont besoin que d'une matinée de soleil
pour mettre le nez au vent. Lorsque notre jardin avait un demi-pied de
neige, la bourrasque balançait, sur nos berceaux treillagés, de jolies
petites roses grimpantes, qui, pour être un peu pâles, n'en paraissaient
pas moins de fort bonne humeur.
                
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