Comme, du côté du nord, je regardais la mer de la porte du couvent, un
jour que notre malade était assez bien pour rester seul deux ou trois
heures, nous nous mimes enfin en route, mes enfants et moi, pour voir
la grève de ce côté-là. Jusqu'alors je n'en avais pas eu la moindre
curiosité, quoique mes enfants, qui couraient comme des chamois,
m'assurassent que c'était le plus bel endroit du monde. Soit que la
visite à l'ermitage, première cause de notre douleur, m'eût laissé une
rancune assez fondée, soit que je ne m'attendisse pas à voir de la
plaine un aussi beau déploiement de mer que je l'avais vu du haut de
la montagne, je n'avais pas encore eu la tentation de sortir du vallon
encaissé de Valldemosa.
J'ai dit plus haut qu'au point où s'élève la Chartreuse la chaîne
s'ouvre, et qu'une plaine légèrement inclinée monte entre ses deux bras
élargis jusqu'à la mer. Or, en regardant tous les jours la mer monter
à l'horizon bien au-dessus de cette plaine, ma vue et mon raisonnement
commettaient une erreur singulière: au lieu de voir que la plaine
montait et qu'elle cessait tout à coup à une distance très-rapprochée de
moi, je m'imaginais qu'elle s'abaissait en pente douce jusqu'à la mer,
et que le rivage était plus éloigné de cinq à six lieues. Comment
m'expliquer, en effet, que cette mer, qui me paraissait de niveau avec
la Chartreuse, fût plus basse de deux à trois mille pieds? Je m'étonnais
bien quelquefois qu'elle eût la voix si haute, étant aussi éloignée que
je la supposais; je ne me rendais pas compte de ce phénomène, et je ne
sais pas pourquoi je me permets quelquefois de me moquer des bourgeois
de Paris, car j'étais plus que simple dans mes conjectures. Je ne voyais
pas que cet horizon maritime dont je repaissais mes regards était à
quinze ou vingt lieues de la côte, tandis que la mer battait la base
de l'île à une demi-heure du chemin de la Chartreuse. Aussi, quand mes
enfants m'engageaient à venir voir la mer, prétendant qu'elle était à
deux pas, je n'en trouvais jamais le temps, croyant qu'il s'agissait de
deux pas d'enfant, c'est-à-dire, dans la réalité, de deux pas de géant;
car on sait que les enfants marchent par la tête, sans jamais se
souvenir qu'ils ont des pieds, et que les bottes de sept lieues du Petit
Poucet sont un mythe pour signifier que l'enfance ferait le tour du
monde sans s'en apercevoir.
Enfin je me laissai entraîner par eux, certain que nous n'atteindrions
jamais ce rivage fantastique qui me semblait si loin. Mon fils
prétendait savoir le chemin; mais, comme tout est chemin quand on a des
bottes de sept lieues, et que depuis longtemps je ne marche plus dans la
vie qu'avec des pantoufles, je lui objectai que je ne pouvais pas, comme
lui et sa soeur, enjamber les fossés, les haies et les torrents. Depuis
un quart d'heure je m'apercevais bien que nous ne descendions pas vers
la mer, car le cours des ruisseaux venait rapidement à notre rencontre,
et plus nous avancions, plus la mer semblait s'enfoncer et s'abîmer à
l'horizon. Je crus enfin que nous lui tournions le dos, et je pris le
parti de demander au premier paysan que je rencontrerais si, par hasard,
il ne nous serait pas possible de rencontrer aussi la mer.
Sous un massif de saules, dans un fossé bourbeux, trois pastourelles,
peut-être trois fées travesties, remuaient la crotte avec des pelles
pour y chercher je ne sais quel talisman ou quelle salade. La première
n'avait qu'une dent, c'était probablement la fée Dentue, la même qui
remue ses maléfices dans une casserole avec cette unique et affreuse
dent. La seconde vieille était, selon toutes les apparences, Carabosse,
la plus mortelle ennemie des établissements orthopédiques. Toutes deux
nous firent une horrible grimace. La première avança sa terrible dent du
côté de ma fille, dont la fraîcheur éveillait son appétit. La seconde
hocha la tête et brandit sa béquille pour casser les reins à mon fils,
dont la taille droite et svelte lui faisait horreur. Mais la troisième,
qui était jeune et jolie, sauta légèrement sur la marge du fossé, et,
jetant sa cape sur son épaule, nous fit signe de la main et se mit à
marcher devant nous. C'était certainement une bonne petite fée; mais
sous son travestissement de montagnarde il lui plaisait de s'appeler
_Périca de Pier-Bruno_.
Périca est la plus gentille créature majorquine que j'aie vue. Elle et
ma chèvre sont les seuls êtres vivants qui aient gardé un peu de mon
coeur à Valldemosa. La petite fille était crottée comme la petite chèvre
eût rougi de l'être; mais, quand elle eut un peu marché dans le gazon
humide, ses pieds nus redevinrent non pas blancs, mais mignons comme
ceux d'une Andalouse, et son joli sourire, son babil confiant et
curieux, son obligeance désintéressée, nous la firent trouver aussi pure
qu'une perle fine. Elle avait seize ans et les traits les plus délicats,
avec une figure toute ronde et veloutée comme une pêche. C'était la
régularité de lignes et la beauté de plans de la statuaire grecque. Sa
taille était fine comme un jonc, et ses bras nus, couleur de bistre. De
dessous son rebozillo de grosse toile sortait sa chevelure flottante,
et mêlée comme la queue d'une jeune cavale. Elle nous conduisit à la
lisière de son champ, puis nous fit traverser une prairie semée et
bordée d'arbres et de gros blocs de rocher; et je ne vis plus du tout la
mer, ce qui me fit croire que nous entrions dans la montagne, et que la
malicieuse Périca se moquait de nous.
Mais tout à coup elle ouvrit une petite barrière qui fermait le pré, et
nous vîmes un sentier qui tournait autour d'une grosse roche en pain de
sucre. Nous tournâmes avec le sentier, et, comme par enchantement, nous
nous trouvâmes au-dessus de la mer, au-dessus de l'immensité, avec un
autre rivage à une lieue de distance sous nos pieds. Le premier effet de
ce spectacle inattendu fut le vertige, et je commençai par m'asseoir.
Peu à peu je me rassurai et m'enhardis jusqu'à descendre; le sentier,
quoiqu'il ne fût pas tracé pour des pas humains, mais bien pour des
pieds de chèvre. Ce que je voyais était si beau, que pour le coup
j'avais, non pas des bottes de sept lieues, mais des ailes d'hirondelle
dans le cerveau; et je me mis à tourner autour des grandes aiguilles
calcaires qui se dressaient comme des géants de cent pieds de haut le
long des parois de la côte, cherchant toujours à voir le fond d'une anse
qui s'enfonçait sur ma droite dans les terres, et où les barques de
pêcheurs paraissaient grosses comme des mouches.
Tout à coup je ne vis plus rien devant moi et au dessous de moi que la
mer toute bleue. Le sentier avait été se promener je ne sais où; la
Périca criait au-dessus de ma tête, et mes enfants, qui me suivaient à
quatre pattes, se mirent à crier plus fort. Je me retournai et vis ma
fille toute en pleurs. Je revins sur mes pas pour l'interroger; et,
quand j'eus fait un peu de réflexion, je m'aperçus que la terreur et le
désespoir de ces enfants n'étaient pas mal fondés. Un pas de plus, et
je fusse descendu beaucoup plus vite qu'il ne fallait, à moins que je
n'eusse réussi à marcher à la renverse, comme une mouche sur le plafond;
car les rochers où je m'aventurais surplombaient le petit golfe, et la
base de l'île était rongée profondément au-dessous. Quand je vis
le danger où j'avais failli entraîner mes enfants, j'eus une peur
épouvantable, et je me dépêchai de remonter avec eux; mais, quand je les
eus en sûreté derrière un des gigantesques pains de sucre, il me
prit une nouvelle rage de revoir le fond de l'anse et le dessous de
l'excavation.
Je n'avais jamais rien vu de semblable à ce que je pressentais là,
et mon imagination prenait le grand galop. Je descendis par un autre
sentier, m'accrochant aux ronces et embrassant les aiguilles de pierre
dont chacune marquait une nouvelle cascade du sentier. Enfin, je
commençais à entrevoir la bouche immense de l'excavation où les vagues
se précipitaient avec une harmonie étrange. Je ne sais quels accords
magiques je croyais entendre, ni quel monde inconnu je me flattais de
découvrir, lorsque mon fils, effrayé et un peu furieux, vint me tirer
violemment en arrière. Force me fut de tomber de la façon la moins
poétique du monde, non pas en avant, ce qui eût été la fin de l'aventure
et la mienne, mais assis comme une personne raisonnable. L'enfant me fit
de si belles remontrances que je renonçai ù mon entreprise, mais non pas
sans un regret qui me poursuit encore; car mes pantoufles deviennent
tous les ans plus lourdes, et je ne pense pas que les ailes que j'eus ce
jour-là repoussent jamais pour me porter sur de pareils rivages.
Il est certain cependant, et je le sais aussi bien qu'un autre, que
ce qu'on voit ne vaut pas toujours ce qu'on rêve. Mais cela n'est
absolument vrai qu'en fait d'art et d'oeuvre humaine. Quant à moi, soit
que j'aie l'imagination paresseuse à l'ordinaire, soit que Dieu ait
plus de talent que moi (ce qui ne serait pas impossible), j'ai le plus
souvent trouvé la nature infiniment plus belle que je ne l'avais prévu,
et je ne me souviens pas de l'avoir trouvée maussade, si ce n'est à des
heures où je l'étais moi-même.
Je ne me consolerai donc jamais de n'avoir pas pu tourner le rocher.
J'aurais peut-être vu là Amphitrite en personne sous une voûte de nacre
et le front couronné d'algues murmurantes. Au lieu de cela, je n'ai vu
que des aiguilles de roches calcaires, les unes montant de ravin en
ravin comme des colonnes, les; autres pendantes comme des stalactites
de caverne en caverne, et toutes affectant des formes bizarres et des
attitudes fantastiques. Des arbres d'une vigueur prodigieuse, mais tous
déjetés et à moitié déracinés par les vents, se penchaient sur l'abîme,
et du fond, de cet abîme une autre montagne s'élevait à pic jusqu'au
ciel, une montagne de cristal, de diamant et de saphir. La mer, vue
d'une hauteur considérable, produit cette illusion, comme chacun sait,
de paraître un plan vertical. L'explique qui voudra.
Mes enfants se mirent à vouloir emporter des plantes. Les plus belles
liliacées du monde croissent dans ces rochers. A nous trois, nous
arrachâmes enfin un oignon d'amaryllis écarlate, que nous ne portâmes
point jusqu'à la Chartreuse, tant il était lourd. Mon fils le coupa en
morceaux pour montrer à notre malade un fragment, gros comme sa tête,
de cette plante merveilleuse. Périca, chargée d'un grand fagot qu'elle
avait ramassé en chemin, et dont, avec ces mouvements brusques et
rapides, elle nous donnait à chaque instant par le nez, nous reconduisit
jusqu'à l'entrée du village. Je la forçai de venir jusqu'à la Chartreuse
pour lui faire un petit présent que j'eus beaucoup de peine à lui faire
accepter. Pauvre petite Périca, tu n'as pas su et tu ne sauras jamais
quel bien tu me fis en me montrant parmi les singes une créature humaine
douce, charmante et serviable sans arrière-pensée! Le soir nous étions
tous réjouis de ne pas quitter Valldemosa sans avoir rencontré un être
sympathique.
V.
Entre ces deux promenades, la première et la dernière que nous fîmes à
Majorque, nous en avions fait plusieurs autres que je ne me rappelle
pas, de peur de montrer à mon lecteur un enthousiasme monotone pour
cette nature belle partout, et partout semée d'habitations pittoresques
à qui mieux mieux, chaumières, palais, églises, monastères. Si jamais
quelqu'un de nos grands paysagistes entreprend de visiter Majorque, je
lui recommande la maison de campagne de la Granja de Fortuny, avec le
vallon aux cédrats qui s'ouvre devant ses colonnades de marbre, et tout
le chemin qui y conduit. Mais, sans aller jusque là, il ne saurait
faire dix pas dans cette île enchantée sans s'arrêter à chaque angle du
chemin, tantôt devant une citerne arabe ombragée de palmiers, tantôt
devant une croix de pierre, délicat ouvrage du quinzième siècle, et
tantôt à la lisière d'un bois d oliviers.
Rien n'égale la force et la bizarrerie de formes de ces antiques pères
nourriciers de Majorque. Les Majorquins en font remonter la plantation
la plus récente au temps de l'occupation de leur île par les Romains.
C'est ce que je ne contesterai pas, ne sachant aucun moyen de prouver le
contraire, quand même j'en aurais envie, et j'avoue que je n'en ai pas
le moindre désir. A voir l'aspect formidable, la grosseur démesurée et
les altitudes furibondes de ces arbres mystérieux, mon imagination les
a volontiers acceptés pour des contemporains d Annibal. Quand on se
promène le soir sous leur ombrage, il est nécessaire de bien se
rappeler que ce sont Ià des arbres; car si on en croyait les yeux
et l'imagination, on serait saisi d'épouvanté au milieu de tous ces
monstres fantastiques, les uns se courbant vers vous comme des dragons
énormes, la gueule béante et les ailes déployées; les autres se roulant
sur eux-mêmes comme des boas engourdis; d'autres s'embrassant avec
fureur comme des lutteurs géants. Ici c'est un centaure au galop,
emportant sur si croupe je ne sais quelle hideuse guenon; là un reptile
sans nom qui dévore une biche pantelante; plus loin un satyre qui
danse avec un bouc, moins laid que lui; et souvent c'est un seul arbre
crevassé, noueux, tordu, bossu, que vous prendriez pour un groupe de dix
arbres distincts, et qui représente tous ces monstres divers pour se
réunir en une seule tête, horrible comme celle des fétiches indiens, et
couronnée d'une seule branche verte comme d'un panier. Les curieux qui
jetteront un coup d'oeil sur les planches de M. Laurens ne doivent pas
craindre qu'il ait exagéré la physionomie des oliviers qu'il a dessinés.
Il aurait pu choisir des spécimens encore plus extraordinaires, et
j'espère que le _Magasin pittoresque_, cet amusant et infatigable
vulgarisateur des merveilles de l'art et de la nature, se mettra en
route un beau matin pour nous en rapporter quelques échantillons de
premier choix.
Mais pour rendre le grand style de ces arbres sacrés d'où l'on s'attend
toujours à entendre sortir des voix prophétiques, et le ciel étincelant
ou leur âpre silhouette se dessine si vigoureusement, il ne faudrait
rien moins que le pinceau hardi et grandiose de Rousseau[16]. Les eaux
limpides où se mirent les asphodèles et les myrtes appelleraient Dupré.
Des parties plus arrangées et où la nature, quoique libre, semble
prendre, par excès de coquetterie, des airs classiques et fiers,
tenteraient le sévère Corot. Mais pour rendre les adorables _fouillis_
où tout un monde de graminées, de fleurs sauvages, de vieux troncs et de
guirlandes éplorées se penche sur la source mystérieuse où la cigogne
vient tremper ses longues jambes, j'aurais voulu avoir, comme une
baguette magique, à ma disposition, le burin de Huet dans ma poche.
[Note 16: Rousseau, un des plus grands paysagistes de nos jours,
n'est point connu du public, grâce à l'obstination du jury de peinture,
qui lui interdit depuis plusieurs années le droit d'exposer des
chef-d'oeuvres.]
Combien de fois, en voyant un vieux chevalier majorquin au seuil de son
palais jauni et délabré, n'ai-je pas songé à Decamps, le grand maître
de la caricature sérieuse et ennoblie jusqu'à la peinture historique,
l'homme de génie, qui sait donner de l'esprit, de la gaieté, de la
poésie, de la vie en un mot, aux murailles même! Les beaux enfants
basanés qui jouaient dans notre cloître, en costume de moines,
l'auraient diverti au suprême degré. Il aurait eu là des singes à
discrétion, et des anges à côté des singes, des pourceaux à face
humaine, puis des chérubins mêlés aux pourceaux et non moins malpropres;
Périca, belle comme Galatéé, crottée comme un barbet, et riant au soleil
comme tout ce qui est beau sur la terre.
Mais c'est vous, Eugène, mon vieux ami, mon cher artiste, que j'aurais
voulu mener la nuit dans la montagne lorsque la lune éclairait
l'inondation livide.
Ce fut une belle campagne où je faillis être noyé avec mon pauvre enfant
de quatorze ans, mais où le courage ne lui manqua pas, non plus qu'à
moi la faculté de voir comme la nature s'était faite ce soir-là
archi-romantique, archi-folle et archi-sublime.
Nous étions partis de Valldemosa, l'enfant et moi, au milieu des pluies
de l'hiver, pour aller disputer le piano de Pleyel aux féroces douaniers
de Palma. La matinée avait été assez pure et les chemins praticables;
mais, pendant que nous courions par la ville, l'averse recommença de
plus belle. Ici, nous nous plaignons de la pluie, et nous ne savons ce
que c'est: nos plus longues pluies ne durent pas deux heures; un nuage
succède à un autre, et entre les deux il y a toujours un peu de répit. A
Majorque, un nuage permanent enveloppe l'île, et s'y installe jusqu'à ce
qu'il soit épuisé; cela dure quarante, cinquante heures, voire quatre
et cinq jours, sans interruption aucune et même sans diminution
d'intensité.
Nous remontâmes, vers le coucher du soleil, dans le birlocho, espérant
arriver à la Chartreuse en trois heures. Nous en mîmes sept, et
faillîmes coucher avec les grenouilles au sein de quelque lac improvisé.
Le birlocho était d'une humeur massacrante; il avait fait mille
difficultés pour se mettre en route: son cheval était déferré, son mulet
boiteux, son essieu cassé, que sais-je! Nous commencions à connaître
assez le Majorquin pour ne pas nous laisser convaincre, et nous le
forçâmes de monter sur son brancard, où il fit la plus triste mine du
monde pendant les premières heures. Il ne chantait pas, il refusait
nos cigares; il ne jurait même pas après son mulet, ce qui était bien
mauvais signe; il avait la mort dans l'âme. Espérant nous effrayer,
il avait commencé par prendre le plus mauvais des sept chemins à lui
connus. Ce chemin s'enfonçant de plus en plus, nous eûmes bientôt
rencontré le torrent, et nous y entrâmes, mais nous n'en sortîmes pas.
Le bon torrent, mal à l'aise dans son lit, avait fait une pointe sur le
chemin; et il n'y avait plus de chemin, mais bien une rivière dont les
eaux bouillonnantes nous arrivaient de face, à grand bruit et au pas de
course.
Quand le malicieux birlocho, qui avait compté sur notre pusillanimité,
vit que notre parti était pris, il perdit son sang-froid et commença à
pester et à jurer à faire crouler la voûte des cieux. Les rigoles de
pierres taillées qui portent les eaux de source à la ville s'étaient si
bien enflées, qu'elles avaient crevé comme la grenouille de la fable.
Puis, ne sachant où se promener, elles s'étaient répandues en flaques,
puis en mares, puis en lacs, puis en bras de mer sur toute la campagne.
Bientôt le birlocho ne sut plus à quel saint se vouer, ni à quel diable
se damner. Il prit un bain de jambes qu'il avait assez bien mérité, et
dont il nous trouva peu disposés à le plaindre. La brouette fermait
très-bien, et nous étions encore à sec; mais d'instant en instant,-au
dire de mon fils, _la marée montait_, nous allions au hasard, recevant
des secousses effroyables, et tombant dans des trous dont le dernier
semblait toujours devoir nous donner la sépulture. Enfin, nous penchâmes
si bien, que le mulet s'arrêta comme pour se recueillir avant de rendre
l'âme: le birlocho se leva et se mit en devoir de grimper sur la berge
du chemin qui se trouvait à la hauteur de sa tête; mais il s'arrêta en
reconnaissant, à la lueur du crépuscule, que cette berge n'était autre
chose que le canal de Valldemosa, devenu fleuve, qui, de distance en
distance, se déversait en cascade sur notre sentier, devenu fleuve aussi
à un niveau inférieur.
Il y eut là un moment tragi-comique. J'avais un peu peur pour mon
compte, et grand'peur pour mon enfant. Je le regardai; il riait de la
figure du birlocho, qui, debout, les jambes écartées sur son brancard,
mesurait l'abîme, et n'avait plus la moindre envie de s'amuser à nos
dépens. Quand je vis mon fils si tranquille et si gai, je repris
confiance en Dieu. Je sentis qu'il portait en lui l'instinct de sa
destinée, et je m'en remis à ce pressentiment que les enfants ne savent
pas dire, mais qui se répand comme un nuage ou comme un rayon de soleil
sur leur front.
Le birlocho, voyant qu'il n'y avait pas moyen de nous abandonner à notre
malheureux sort, se résigna à le partager, et devenant tout à coup
héroïque: «N'ayez pas peur, mes enfants!» nous dit-il d'une voix
paternelle.--Puis il fit un grand cri, et fouetta son mulet, qui
trébucha, s'abattit, se releva, trébucha encore, et se releva enfin à
demi noyé. La brouette s'enfonça de côté: «Nous y voila!» se rejeta de
l'autre côté: «Nous y voilà encore!» fit des craquements sinistres,
des bonds fabuleux, et sortit enfin triomphante de l'épreuve, comme un
navire qui a touché les écueils sans se briser.
Nous paraissions sauvés, nous étions à sec; mais il fallut recommencer
cet essai de voyage nautique en carriole une douzaine de fois avant de
gagner la montagne. Enfin, nous atteignîmes la rampe; mais là le mulet,
épuisé d'une part, et de l'autre effarouché par le bruit du torrent et
du vent dans la montagne, se mit à reculer jusqu'au précipice. Nous
descendîmes pour pousser chacun une roue, pendant que le birlocho tirait
maître Aliboron par ses longues oreilles. Nous mîmes ainsi pied à terre
je ne sais combien de fois; et au bout de deux heures d'ascension,
pendant lesquelles nous n'avions pas fait une demi-lieue, le mulet
s'étant acculé sur le pont et tremblant de tous ses membres, nous prîmes
le parti de laisser là l'homme, la voiture et la bête, et de gagner la
Chartreuse à pied.
Ce n'était pas une petite entreprise. Le sentier rapide était un torrent
impétueux contre lequel il fallait lutter avec de bonnes jambes.
D'autres menus torrents improvisés, descendant du haut des rochers à
grand bruit, débusquaient tout d'un coup à notre droite, et il fallait
souvent se hâter pour passer avant eux, ou les traverser à tout risque,
dans la crainte qu'en un instant ils ne devinssent infranchissables. La
pluie tombait à flots; de gros nuages plus noirs que l'encre voilaient
à chaque instant la face de la lune; et alors, enveloppés dans des
ténèbres grisâtres et impénétrables, courbés par un vent impétueux,
sentant la cime des arbres se plier jusque sur nos têtes, entendant
craquer les sapins et rouler les pierres autour de nous, nous étions
forcés de nous arrêter pour attendre, comme disait un poète narquois,
que Jupiter eût mouché la chandelle.
C'est dans ces intervalles d'ombre et de lumière que vous eussiez vu,
Eugène, le ciel et la terre pâlir et s'illuminer tour à tour des reflets
et des ombres les plus sinistres et les plus étranges. Quand la lune
reprenait son éclat et semblait vouloir régner dans un coin d'azur
rapidement balayé devant elle par le vent, les nuées sombres arrivaient
comme des spectres avides pour l'envelopper dans les plis de leurs
linceuls. Ils couraient sur elle et quelquefois se déchiraient pour nous
la montrer plus belle et plus secourable. Alors la montagne ruisselante
de cascades et les arbres déracinés par la tempête nous donnaient l'idée
du chaos. Nous pensions à ce beau sabbat que vous avez vu dans je ne
sais quel rêve, et que vous avez esquissé avec je ne sais quel pinceau
trempé dans les ondes rouges et bleues du Phlégéton et de l'Érèbe. Et à
peine avions-nous contemplé ce tableau infernal qui posait en
réalité devant nous, que la lune, dévorée par les monstres de l'air,
disparaissait et nous laissait dans des limbes bleuâtres, où nous
semblions flotter nous-mêmes comme des nuages, car nous ne pouvions même
pas voir le sol où nous hasardions les pieds.
Enfin nous atteignîmes le pavé de la dernière montagne, et nous fûmes
hors de danger en quittant le cours des eaux. La fatigue nous accablait,
et nous étions nu-pieds, ou peu s'en faut; nous avions mis trois heures
à faire cette dernière lieue.
Mais les beaux jours revinrent, et le steamer majorquin put reprendre
ses courses hebdomadaires à Barcelone. Notre malade ne semblait pas en
état de soutenir la traversée, mais il semblait également incapable de
supporter une semaine de plus à Majorque. La situation était effrayante;
il y avait des jours où je perdais l'espoir et le courage. Pour nous
consoler, la Maria-Antonia et ses habitués du village répétaient en
choeur autour de nous les discours les plus édifiants sur la vie future.
«Ce phtisique, disaient ils, va aller en enfer, d'abord parce qu'il est
phtisique, ensuite parce qu'il ne se confesse pas.--S'il en est ainsi,
quand il sera mort, nous ne l'enterrerons pas en terre sainte, et comme
personne ne voudra lui donner la sépulcre, ses amis s'arrangeront comme
ils pourront. Il faudra voir comment ils se tireront de là; pour moi, je
ne m'en mêlerai pas.--Ni moi.--Ni moi; et amen!»
Enfin nous partîmes, et j'ai dit quelle société et quelle hospitalité
nous trouvâmes sur le navire majorquin.
Quand nous entrâmes à Barcelone, nous étions si pressés d'en finir pour
toute l'éternité avec cette race inhumaine, que je n'eus pas la patience
d'attendre la fin du débarquement. J'écrivis un billet au commandant
de la station, M. Belvès, et je lui envoyai par une barque. Quelques
instants après, il vint nous chercher dans son canot, et nous nous
rendîmes à bord du _Méléagre_.
En mettant le pied sur ce beau brick de guerre, tenu avec la propreté et
l'élégance d'un salon, en nous voyant entourés de figures intelligentes
et affables, en recevant les soins généreux et empressés du commandant,
du médecin, des officiers et de tout l'équipage; en serrant la main
de l'excellent et spirituel consul de France, M. Gautier d'Arc, nous
sautâmes de joie sur le pont en criant du fond de l'âme: «Vive la
France!» Il nous semblait avoir fait le tour du monde et quitter les
sauvages de la Polynésie pour le monde civilisé.
Et la morale de cette narration, puérile peut-être, mais sincère, c'est
que l'homme n'est pas fait pour vivre avec des arbres, avec des pierres,
avec le ciel pur, avec la mer azurée, avec les fleurs et les montagnes,
mais bien avec les hommes ses semblables.
Dans les jours orageux de la jeunesse, on s'imagine que la solitude est
le grand refuge contre les atteintes, le grand remède aux blessures du
combat; c'est une grave erreur, et l'expérience de la vie nous apprend
que, là ou l'on ne peut vivre en paix avec ses semblables, il n'est
point d'admiration poétique ni de jouissances d'art capables de combler
l'abîme qui se creuse au fond de l'âme.
J'avais toujours rêvé de vivre au désert, et tout rêveur bon enfant
avouera qu'il a eu la même fantaisie. Mais croyez-moi, mes frères, nous
avons le coeur trop aimant pour nous passer les uns des autres; et ce
qu'il nous reste de mieux à faire, c'est de nous supporter mutuellement;
car nous sommes comme ces enfant d'un même sein qui se taquinent, se
querellent, se battent même, et ne peuvent cependant pas se quitter.
FIN D'UN HIVER A MAJORQUE