George Sand

Un hiver à Majorque
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George Sand


                       UN HIVER A MAJORQUE


NOTICE


Ce livre porte sa date dans une lettre dédicace à mon ami François
Rollinat, et sa raison d'être dans les réflexions qui ouvrent le
chapitre IV; je ne saurais que les répéter: «Pourquoi voyager quand on
n'y est pas forcé?» Aujourd'hui, revenant des mêmes latitudes traversées
sur un autre point de l'Europe méridionale, je m'adresse la même réponse
qu'autrefois à mon retour de Majorque: «C'est qu'il ne s'agit pas tant
de voyager que de partir: quel est celui de nous qui n'a pas quelque
douleur à distraire ou quelque joug à secouer?»

GEORGE SAND.

Nohant, 25 août 1855.




LETTRE
D'UN EX-VOYAGEUR
A UN AMI SÉDENTAIRE.


Sédentaire par devoir, tu crois, mon cher François, qu'emporté par le
fier et capricieux _dada_ de l'indépendance, je n'ai pas connu de plus
ardent plaisir en ce monde que celui de traverser mers et montagnes,
lacs et vallées. Hélas! mes plus beaux, mes plus doux voyages, je les ai
faits au coin de mon feu, les pieds dans la cendre chaude et les coudes
appuyés sur les bras râpés du fauteuil de ma grand'mère. Je ne doute pas
que tu n'en fasses d'aussi agréables et de plus poétiques mille fois:
c'est pourquoi je te conseille de ne pas trop regretter ton temps, ni
ta peine, ni tes sueurs sous les tropiques, ni tes pieds glacés sur les
plaines neigeuses du pôle, ni les affreuses tempêtes essuyées sur
mer, ni tes attaques de brigands, ni aucun des dangers, ni aucune des
fatigues que tous les soirs tu affrontes en imagination sans quitter tes
pantoufles, et sans autre dommage que quelques brûlures de cigare à la
doublure de ton pourpoint.

Pour te réconcilier avec la privation d'espace réel et de mouvement
physique, je t'envoie la relation du dernier voyage que j'ai fait hors
de France, certain que tu me plaindras plus que tu ne m'envieras, et
que tu trouveras trop chèrement achetés quelques élans d'admiration et
quelques heures de ravissement disputés à la mauvaise fortune.

Cette relation, déjà écrite depuis un an, m'a valu de la part des
habitants de Majorque une diatribe des plus fulminantes et des plus
comiques. Je regrette qu'elle soit trop longue pour être publiée à la
suite de mon récit; car le ton dont elle est conçue et l'aménité des
reproches qui m'y sont adressés confirmeraient mes assertions sur
l'hospitalité, le goût et la délicatesse des Majorquins à l'égard des
étrangers. Ce serait une pièce justificative assez curieuse: mais qui
pourrait la lire jusqu'au bout? Et puis, s'il y a de la vanité et de la
sottise à publier les compliments qu'on reçoit, n'y en aurait-il pas
peut-être plus encore, par le temps qui court, à faire bruit des injures
dont on est l'objet?

Je t'en fais donc grâce, et me bornerai à te dire, pour compléter les
détails que je te dois sur cette naïve population majorquine, qu'après
avoir lu ma relation, les plus habiles avocats de Palma, au nombre de
quarante, m'a-t-on dit, se réunirent pour composer à frais communs
d'imagination un terrible factum contre l'_écrivain immoral_ qui s'était
permis de rire de leur amour pour le gain et de leur sollicitude pour
l'éducation du porc. C'est le cas de dire _avec l'autre_ qu'à eux tous
ils eurent de l'esprit comme quatre.

Mais laissons en paix ces bonnes gens, si échauffés contre moi; ils ont
eu le temps de se calmer, et moi celui d'oublier leur façon d'agir, de
parler et d'écrire. Je ne me rappelle plus, des insulaires de ce beau
pays, que les cinq ou six personnes dont l'accueil obligeant et les
manières affectueuses seront toujours dans mon souvenir comme une
compensation et un bienfait du sort. Si je ne les ai pas nommées, c'est
parce que je ne me considère pas comme un personnage assez important
pour les honorer et les illustrer par ma reconnaissance; mais je suis
sûr (et je crois l'avoir dit dans le courant de mon récit) qu'elles
auront gardé aussi de moi un souvenir amical qui les empêchera de se
croire comprises dans mes irrévérencieuses moqueries, et de douter de
mes sentiments pour elles.

Je ne t'ai rien dit de Barcelone, où nous avons passé cependant quelques
jours fort remplis avant de nous embarquer pour Majorque. Aller par
mer de Port Vendres à Barcelone, par un beau temps et un bon bateau à
vapeur, est une promenade charmante. Nous commençâmes à retrouver sur le
rivage de Catalogne l'air printanier qu'au mois de novembre nous venions
de respirer à Nîmes, mais qui nous avait quittés à Perpignan; la chaleur
de l'été nous attendait à Majorque. A Barcelone, une fraîche brise de
mer tempérait un soleil brillant, et balayait de tout nuage les vastes
horizons encadrés au loin de rimes tantôt noires et chauves, tantôt
blanches de neige. Nous fîmes une excursion dans la campagne, non sans
que les bons petits chevaux andalous qui nous conduisaient eussent bien
mangé l'avoine, afin de pouvoir, en cas de mauvaise rencontre, nous
ramener lestement sous les murs de la citadelle.

Tu sais qu'à cette époque (1838) les factieux parcouraient tout ce pays
par bandes vagabondes, coupant les routes, faisant invasion dans les
villes et villages, rançonnant jusqu'aux moindres habitations, élisant
domicile dans les maisons de plaisance jusqu'à une demi-lieue de la
ville, et sortant à l'improviste du creux de chaque rocher pour demander
au voyageur la bourse ou la vie.

Nous nous hasardâmes cependant jusqu'à plusieurs lieues au bord de
la mer, et ne rencontrâmes que des détachements de christinos qui
descendaient à Barcelone. On nous dit que c'étaient les plus belle
troupes de l'Espagne: c'étaient d'assez beaux hommes, et pas trop mal
tenus pour des gens qui viennent de faire campagne; mais hommes et
chevaux étaient si maigres, les uns avaient la face si jaune et si hâve,
les autres la tête si basse et les flancs si creusés, qu'on sentait en
les voyant le mal de la faim.

Un spectacle plus triste encore, c'était celui des fortifications
élevées autour des moindres hameaux et devant la porte des plus pauvres
chaumières: un petit mur d'enceinte en pierres sèches, une tour crénelée
grande et épaisse comme un nougat devant chaque porte, ou bien de
petites murailles à meurtrières autour de chaque toit, attestaient
qu'aucun habitant de ces riches campagnes ne se croyait en sûreté. En
bien des endroits, ces petites fortifications ruinées portaient les
traces récentes de l'attaque et de la défense.

Quand on avait franchi les formidables et immenses fortifications de
Barcelone, je ne sais combien de portes, de ponts-levis, de poternes et
de remparts, rien n'annonçait plus qu'on fût dans une ville de guerre.
Derrière une triple enceinte de canons, et isolée du reste de l'Espagne
par le brigandage et la guerre civile, la brillante jeunesse se
promenait au soleil sur la _rambla_, longue allée plantée d'arbres et
de maisons comme nos boulevards: les femmes, belles, gracieuses et
coquettes, occupées uniquement du pli de leurs mantilles et du jeu de
leurs éventails; les hommes occupés de leurs cigares, riant, causant,
lorgnant les dames, s'entretenant de l'opéra italien, et ne paraissant
pas se douter de ce qui se passait de l'autre coté de leurs murailles.
Mais quand la nuit était venue, l'opéra fini, les guitares éloignées,
la ville livrée aux vigilantes promenades des _sérénos_, on n'entendait
plus, au milieu du bruissement monotone de la mer, que les cris
sinistres des sentinelles, et des coups de feu, plus sinistres encore,
qui, à intervalles inégaux, partaient, tantôt rares, tantôt précipités,
de plusieurs points, soit tour à tour, soit, spontanément, tantôt bien
loin, parfois bien près, et toujours jusqu'aux premières lueurs du
matin. Alors tout rentrait dans le silence pendant une heure ou deux,
et les bourgeois semblaient dormir profondément, pendant que le port
s'éveillait et que le peuple des matelots commençait à s'agiter.

Si aux heures du plaisir et de la promenade on s'avisait de demander
quels étaient ces bruits étranges et effrayants de la nuit, il vous
était répondu en souriant que cela ne regardait personne et qu'il
n'était pas prudent de s'en informer.




PREMIÈRE PARTIE.



I.

Deux touristes anglais découvrirent, il y a, je crois, une cinquantaine
d'années, la vallée de Chamounix, ainsi que l'atteste une inscription
taillée sur un quartier de roche à l'entrée de la Mer-de-Glace.

La prétention est un peu forte, si l'on considère la position
géographique de ce vallon, mais légitime jusqu'à un certain point,
si ces touristes, dont je n'ai pas retenu les noms, indiquèrent les
premiers aux poëtes et aux peintres ces sites romantiques où Byron rêva
son admirable drame de _Manfred_.

On peut dire en général, et en se plaçant au point de vue de la mode,
que la Suisse n'a été découverte par le beau monde et par les artistes
que depuis le siècle dernier. Jean-Jacques Rousseau est le véritable
Christophe Colomb de la poésie alpestre, et, comme l'a très-bien observé
M. de Chateaubriand, il est le père du romantisme dans notre langue.

N'ayant pas précisément les mêmes titres que Jean-Jacques à
l'immortalité, et en cherchant bien ceux que je pourrais avoir, j'ai
trouvé que j'aurais peut-être pu m'illustrer de la même manière que les
deux Anglais de la vallée de Chamounix, et réclamer l'honneur d'avoir
découvert l'île de Majorque. Mais le monde est devenu si exigeant, qu'il
ne m'eût pas suffi aujourd'hui de faire inciser mon nom sur quelque
roche baléarique. On eût exigé de moi une description assez exacte, ou
tout au moins une relation assez poétique de mon voyage, pour donner
envie aux touristes de l'entreprendre sur ma parole; et comme je ne me
sentis point dans une disposition d'esprit extatique en ce pays-là, je
renonçai à la gloire de ma découverte, et ne la constatai ni sur le
granit ni sur le papier.

Si j'avais écrit sous l'influence des chagrins et des contrariétés que
j'éprouvais alors, il ne m'eût pas été possible de me vanter de cette
découverte; car chacun, après m'avoir lu, m'eût répondu qu'il n'y avait
pas de quoi. Et cependant il y avait de quoi, j'ose le dire aujourd'hui;
car Majorque est pour les peintres un des plus beaux pays de la terre et
un des plus ignorés. Là où il n'y a que la beauté pittoresque à décrire,
l'expression littéraire est si pauvre et si insuffisante, que je ne
songeai même pas à m'en charger. Il faut le crayon et le burin du
dessinateur pour révéler les grandeurs et les grâces de la nature aux
amateurs de voyages.

Donc, si je secoue aujourd'hui la léthargie de mes souvenirs, c'est
parce que j'ai trouvé un de ces derniers matins sur ma table un joli
volume intitulé:

_Souvenirs d'un voyage d'art à l'île de Majorque, par J.-B. Laurens_.

Ce fut pour moi une véritable joie que de retrouver Majorque avec ses
palmiers, ses aloès, ses monuments arabes et ses costumes grecs.
Je reconnaissais tous les sites avec leur couleur poétique, et je
retrouvais toutes mes impressions effacées déjà, du moins à ce que
je croyais. Il n'y avait pas une masure, pas une broussaille, qui ne
réveillât en moi un monde de souvenirs, comme on dit aujourd'hui; et
alors je me suis senti, sinon la force de raconter mon voyage, du moins
celle de rendre compte de celui de M. Laurens, artiste intelligent,
laborieux, plein de rapidité et de conscience dans l'exécution, et
auquel il faut certainement restituer l'honneur que je m'attribuais
d'avoir découvert l'île de Majorque.

Ce voyage de M. Laurens au fond de la Méditerranée, sur des rives où la
mer est parfois aussi peu hospitalière que les habitants, est beaucoup
plus méritoire que la promenade de nos deux Anglais au Montanvert.
Néanmoins, si la civilisation européenne était arrivée à ce point de
supprimer les douaniers et les gendarmes, ces manifestations visibles
des méfiances et des antipathies nationales; si la navigation à la
vapeur était organisée directement de chez nous vers ces parages,
Majorque ferait bientôt grand tort à la Suisse; car on pourrait s'y
rendre en aussi peu de jours, et on y trouverait certainement des
beautés aussi suaves et des grandeurs étranges et sublimes qui
fourniraient à la peinture de nouveaux aliments.

Pour aujourd'hui, je ne puis en conscience recommander ce voyage qu'aux
artistes robustes de corps et passionnés d'esprit. Un temps viendra sans
doute où les amateurs délicats, et jusqu'aux jolies femmes, pourront
aller à Palma sans plus de fatigue et de déplaisir qu'à Genève.

Longtemps associé aux travaux artistiques de M. Taylor sur les vieux
monuments de la France, M. Laurens, livré maintenant à ses propres
forces, a imaginé, l'an dernier, de visiter les Baléares, sur lesquelles
il avait eu si peu de renseignements, qu'il confesse avoir éprouvé un
grand battement de coeur en touchant ces rives où tant de déceptions
l'attendaient peut-être en réponse à ses songes dorés. Mais ce qu'il
allait chercher là, il devait le trouver, et toutes ses espérances
furent réalisées; car, je le répète, Majorque est l'Eldorado de la
peinture. Tout y est pittoresque, depuis la cabane du paysan, qui a
conservé dans ses moindres constructions la tradition du style arabe,
jusqu'à l'enfant drapé dans ses guenilles, et triomphant dans sa
_malpropreté grandiose_, comme dit Henri Heine à propos des femmes du
marché aux herbes de Vérone. Le caractère du paysage, plus riche en
végétation que celui de l'Afrique ne l'est en général, a tout autant de
largeur, de calme et de simplicité. C'est la verte Helvétie sous le ciel
de la Calabre, avec la solennité et le silence de l'Orient.

En Suisse, le torrent qui roule partout et le nuage qui passe sans cesse
donnent aux aspects une mobilité de couleur et pour ainsi dire une
continuité de mouvement que la peinture n'est pas toujours heureuse à
reproduire. La nature semble s'y jouer de l'artiste. A Majorque, elle
semble l'attendre et l'inviter. Là, la végétation affecte des formes
altières et bizarres; mais elle ne déploie pas ce luxe désordonné sous
lequel les lignes du paysage suisse disparaissent trop souvent. La cime
du rocher dessine ses contours bien arrêtés sur un ciel étincelant,
le palmier se penche de lui-même sur les précipices sans que la brise
capricieuse dérange la majesté de sa chevelure, et, jusqu'au moindre
cactus rabougri au bord du chemin, tout semble poser avec une sorte de
vanité pour le plaisir des yeux.

Avant tout, nous donnerons une description très-succincte de la
grande Baléare, dans la forme vulgaire d'un article de dictionnaire
géographique. Cela n'est point si facile qu'on le suppose, surtout quand
on cherche à s'instruire dans le pays même. La prudence de l'Espagnol et
la méfiance de l'insulaire y sont poussées si loin, qu'un étranger ne
doit adresser à qui que ce soit la question la plus oiseuse du monde,
sous peine de passer pour un agent politique. Ce bon M. Laurens, pour
s'être permis de _croquer_ un castillo en ruines dont l'aspect lui
plaisait, a été fait prisonnier par l'ombrageux gouverneur, qui
l'accusait de lever le plan de sa forteresse[1]. Aussi notre voyageur,
résolu à compléter son album ailleurs que dans les prisons d'État de
Majorque, s'est-il bien gardé de s'enquérir d'autre chose que des
sentiers de la montagne et d'interroger d'autres documents que les
pierres des ruines. Après avoir passé quatre mois à Majorque, je ne
serais pas plus avancé que lui, si je n'eusse consulté le peu de détails
qui nous ont été transmis sur ces contrées. Mais là ont recommencé mes
incertitudes; car ces ouvrages, déjà anciens, se contredisent tellement
entre eux, et, selon la coutume des voyageurs, se démentent et se
dénigrent si superbement les uns les autres, qu'il faut se résoudre à
redresser quelques inexactitudes, sauf à en commettre beaucoup d autres.
Voici toutefois mon article de dictionnaire géographique; et, pour ne
pas me départir de mon rôle de voyageur, je commence par déclarer qu'il
est incontestablement supérieur à tous ceux qui le précèdent.

[Note 1: «La seule chose qui captiva mon attention sur ce rivage
fut une masure couleur d'ocre foncé et entourée d'une haie de cactus.
C'était le castillo de Soller. A peine avais-je arrêté les lignes de mon
dessin, que je vis fondre sur moi quatre individus montrant une mine
à faire peur, ou plutôt à faire rire. J'étais coupable de lever,
contrairement aux lois du royaume, le plan d'une forteresse. Elle devint
à l'instant une prison pour moi.

«J'étais trop loin d'avoir de l'éloquence dans la langue espagnole pour
démontrer à ces gens l'absurdité de leur procédé. Il fallut recourir
à la protection du consul français de Soller, et, quel que fût son
empressement, je n'en restai pas moins captif pendant trois mortelles
heures, gardé par le señor _Sei-Dedos_, gouverneur du fort, véritable
dragon des Hespérides. La tentation me prenait quelquefois de jeter à
la mer, du haut de son bastion, ce dragon risible et son accoutrement
militaire; mais sa mine désarmait toujours ma colère. Si j'avais eu le
talent de Charlet, j'aurais passé mon temps à étudier mon gouverneur,
excellent modèle de caricature. Au reste, je lui pardonnais son
dévouement trop aveugle au salut de l'État. Il était bien naturel que ce
pauvre homme, n'ayant d'autre distraction que celle de fumer son cigare
en regardant la mer, profitât de l'occasion que je lui offrais de varier
ses occupations. Je revins donc à Soller, riant de bon coeur d'avoir été
pris pour un ennemi de la patrie et de la constitution» (_Souvenirs d'un
voyage d'art à l'île de Majorque_, par J.-B. Laurens.)]



II.

Majorque, que M. Laurens appelle _Balearis Major_, comme les Romains,
que le roi des historiens majorquins, le docteur Juan Dameto, dit avoir
été plus anciennement appelée Clumba ou Columba, se nomme réellement
aujourd'hui par corruption Mallorca, et la capitale ne s'est jamais
appelée Majorque, comme il a plu à plusieurs de nos géographes de
l'établir, mais Palma.

Cette île est la plus grande et la plus fertile de l'archipel Baléare,
vestige d'un continent dont la Méditerranée doit avoir envahi le bassin,
et qui, ayant uni sans doute l'Espagne à l'Afrique, participe du climat
et des productions de l'une et de l'autre. Elle est située à 25 lieues
sud-est de Barcelone, à 45 du point le plus voisin de la côte africaine,
et je crois à 95 ou 100 de la rade de Toulon. Sa surface est de 1,234
milles carrés[2], son circuit de 143, sa plus grande extension de 54, et
la moindre de 28. Sa population, qui, en l'année 1787, était de 136,000
individus, est aujourd'hui d'environ 160,000. La ville de Palma en
contient 36,000, au lieu de 32,000 qu'elle comptait à cette époque.

[Note 2: «Medida por el ayre. Cada milla de mil pasos geometricos y
un paso de 5 pies geometricos.» (Miguel de Vargas, Descriciones de las
islas Pilisusas y Baleares. Madrid, 1787.)]

La température varie assez notablement suivant les diverses expositions.
L'été est brûlant dans toute la plaine; mais la chaîne de montagnes qui
s'étend du nord-est au sud-ouest (indiquant par cette direction son
identité avec les territoires de l'Afrique et de l'Espagne, dont les
points les plus rapprochés affectent cette inclinaison et correspondent
à ses angles les plus saillants) influe beaucoup sur la température de
l'hiver. Ainsi Miguel de Vargas rapporte qu'en rade de Palma, durant le
terrible hiver de 1784, le thermomètre de Réaumur se trouva une seule
fois à 6 degrés au-dessus de glace dans un jour de janvier; que d'autres
jours il monta à 16, et que le plus souvent il se maintint à 11.--Or,
cette température fut à peu près celle que nous eûmes dans un hiver
ordinaire sur la montagne de Valdemosa, qui est réputée une des plus
froides régions de l'île. Dans les nuits les plus rigoureuses, et
lorsque nous avions deux pouces de neige, le thermomètre n'était qu'à 6
ou 7 degrés. A huit heures du matin, il était remonté à 9 ou 10, et
à midi il s'élevait à 12 ou 14. Ordinairement, vers trois heures,
c'est-à-dire après que le soleil était couché pour nous derrière les
pics de montagnes qui nous entouraient, le thermomètre redescendait
subitement à 9 et même à 8 degrés.

Les vents du nord y soufflent souvent avec fureur, et, dans certaines
années, les pluies d'hiver tombent avec une abondance et une continuité
dont nous n'avons en France aucune idée. En général, le climat est
sain et généreux dans toute la partie méridionale qui s'abaisse vers
l'Afrique, et que préservent de ces furieuses bourrasques du nord
la Cordillère médiane et l'escarpement considérable des côtes
septentrionales. Ainsi, le plan général de l'île est une surface
inclinée du nord-ouest au sud-est, et la navigation, à peu près
impossible au nord à cause des déchirures et des précipices de la côte,
_escarpada y horrorosa, sin abrigo ni resguardo_ (Miguel de Vargas), est
facile et sûre au midi.

       *       *       *       *       *

Malgré ses ouragans et ses aspérités, Majorque, à bon droit nommée par
les anciens l'île dorée; est extrêmement fertile, et ses produits sont
d'une qualité exquise. Le froment y est si pur et si beau, que les
habitants l'exportent, et qu'on s'en sert exclusivement à Barcelone pour
faire la pâtisserie blanche et légère, appelée _pan de Mallorca_. Les
Majorquins font venir de Galice et de Biscaye un blé plus grossier et à
plus bas prix, dont ils se nourrissent; ce qui fait que, dans le pays le
plus riche en blé excellent, on mange du pain détestable. J'ignore si
cette spéculation leur est fort avantageuse.

Dans nos provinces du centre, où l'agriculture est le plus arriérée,
l'usage du cultivateur ne prouve rien autre chose que son obstination
et son ignorance. A plus forte raison en est-il ainsi à Majorque, où
l'agriculture, bien que fort minutieusement soignée, est à l'état
d'enfance. Nulle part je n'ai vu travailler la terre si patiemment et
si mollement. Les machines les plus simples sont inconnues; les bras de
l'homme, bras fort maigres et fort débiles, comparativement aux
nôtres, suffisent à tout, mais avec une lenteur inouïe. Il faut une
demi-journée, pour bêcher moins de terre qu'on n'en expédierait chez
nous en deux heures, et il faut cinq ou six hommes des plus robustes
pour remuer un fardeau que le moindre de nos portefaix enlèverait
gaiement sur ses épaules.

Malgré cette nonchalance, tout est cultivé, et en apparence bien cultivé
à Majorque. Ces insulaires ne connaissent point, dit-on, la misère; mais
au milieu de tous les trésors de la nature, et sous le plus beau ciel,
leur vie est plus rude et plus tristement sobre que celle de nos
paysans.

Les voyageurs ont coutume de faire des phrases sur le bonheur de ces
peuples méridionaux, dont les figures et les costumes pittoresques leur
apparaissent le dimanche aux rayons du soleil, et dont ils prennent
l'absence d'idées et le manque de prévoyance pour l'idéale sérénité de
la vie champêtre. C est une erreur que j'ai souvent commise moi-même,
mais dont je suis bien revenu, surtout depuis que j'ai vu Majorque.

Il n'y a rien de si triste et de si pauvre au monde que ce paysan qui ne
sait que prier, chanter, travailler, et qui ne pense jamais. Sa prière
est une formule stupide qui ne présente aucun sens à son esprit;
son travail est une opération des muscles qu'aucun effort de son
intelligence ne lui enseigne à simplifier, et son chant est l'expression
de cette morne mélancolie qui l'accable à son insu, et dont la poésie
nous frappe sans se révéler à lui. N'était la vanité qui l'éveille de
temps en temps de sa torpeur pour le pousser à la danse, ses jours de
fête seraient consacrés au sommeil.

Mais je m'échappe déjà hors du cadre que je me suis tracé. J'oublie que,
dans la rigueur de l'usage, l'article géographique doit mentionner avant
tout l'économie productive et commerciale, et ne s'occuper qu'en dernier
ressort, après les céréales et le bétail, de l'espèce Homme.

Dans toutes les géographies descriptives que j'ai consultées, j'ai
trouvé à l'article Baléares cette courte indication que je confirme ici,
sauf à revenir plus tard sur les considérations qui en atténuent la
vérité: «Ces insulaires sont _fort affables_ (on sait que, dans toutes
les îles, la race humaine se classe en deux catégories: ceux qui
sont anthropophages et ceux qui sont fort affables). Ils sont doux,
hospitaliers; il est rare qu'ils commettent des crimes, et le vol est
presque inconnu chez eux.» En vérité, je reviendrai sur ce texte.

Mais, avant tout, parlons des produits; car je crois qu'il a été
prononcé dernièrement à la chambre quelques paroles (au moins
imprudentes) sur l'occupation réalisable de Majorque par les Français,
et je présume que, si cet écrit tombe entre les mains de quelqu'un de
nos députés, il s'intéressera beaucoup plus à la partie des denrées
qu'à mes réflexions philosophiques sur la situation intellectuelle des
Majorquins.

       *       *       *       *       *

Je dis donc que le sol de Majorque est d'une fertilité admirable, et
qu'une culture plus active et plus savante en décuplerait les produits.
Le principal commerce extérieur consiste en amandes, en oranges et en
cochons. O belles plantes hespérides gardées par ces dragons immondes,
ce n'est pas ma faute si je suis forcé d'accoler votre souvenir à celui
de ces ignobles pourceaux dont le Majorquin est plus jaloux et plus fier
que de vos fleurs embaumées et de vos pommes d'or! Mais ce Majorquin qui
vous cultive n'est pas plus poétique que le député qui me lit.

Je reviens donc à mes cochons. Ces animaux, cher lecteur, sont les plus
beaux de la terre, et le docteur Miguel Vargas fait, avec la plus naïve
admiration, le portrait d'un jeune porc qui, à l'âge candide d'un an et
demi, pesait vingt-quatre arrobes, c'est-à-dire six cents livres. En ce
temps-là, l'exploitation du cochon ne jouissait pas à Majorque de cette
splendeur qu'elle a acquise de nos jours. Le commerce des bestiaux était
entravé par la rapacité des _assentistes_ ou fournisseurs, auxquels le
gouvernement espagnol confiait, c'est-à-dire vendait l'entreprise des
approvisionnements. En vertu de leur pouvoir discrétionnaire, ces
spéculateurs s'opposaient à toute exportation de bétail, et se
réservaient la faculté d'une importation illimitée.

Cette pratique usuraire eut le résultat de dégoûter les cultivateurs du
soin de leurs troupeaux. La viande se vendant à vil prix et le commerce
extérieur étant prohibé, ils n'eurent plus qu'à se ruiner ou à
abandonner complètement l'éducation du bétail. L'extinction en fut
rapide. L'historien que je cite déplore pour Majorque le temps où les
Arabes la possédaient, et où la seule montagne d'Arta comptait plus
de têtes de vaches fécondes et de nobles taureaux qu'on n'en pourrait
rassembler aujourd'hui, dit-il, dans toute la plaine de Majorque.

Cette dilapidation ne fut pas la seule qui priva le pays de ses
richesses naturelles. Le même écrivain rapporte que les montagnes, et
particulièrement celles de Torella et de Galatzo, possédaient de
son temps les plus beaux arbres du monde. Certain olivier avait
quarante-deux pieds de tour et quatorze de diamètre; mais ces bois
magnifiques furent dévastés par les charpentiers de marine, qui, lors de
l'expédition espagnole contre Alger, en tirèrent toute une flottille de
chaloupes canonnières. Les vexations auxquelles les propriétaires de ces
bois furent soumis alors, et la mesquinerie des dédommagements qui leur
furent donnés, engagèrent les Majorquins à détruire leurs bois, au lieu
de les augmenter. Aujourd'hui la végétation est encore si abondante
et si belle que le voyageur ne songe point à regretter le passé; mais
aujourd'hui comme alors, et à Majorque comme dans toute l'Espagne,
l'_abus_ est encore le premier de tous les pouvoirs. Cependant le
voyageur n'entend jamais une plainte, parce qu'au commencement d'un
régime injuste le faible se tait par crainte, et que, quand le mal est
fait, il se tait encore par habitude.

Quoique la tyrannie des _assentistes_ ait disparu, le bétail ne s'est
point relevé de sa ruine, et il ne s'en relèvera pas, tant que le droit
d'exportation sera limité au commerce des pourceaux. On voit fort peu
de boeufs et de vaches dans la plaine, aucunement dans la montagne. La
viande est maigre et coriace. Les brebis sont de belle race, mais mal
nourries et mal soignées; les chèvres, qui sont de race africaine, ne
donnent pas la dixième partie du lait que donnent les nôtres.

L'engrais manque aux terres, et, malgré tous les éloges que les
Majorquins donnent à leur manière de les cultiver, je crois que l'algue
qu'ils emploient est un très-maigre fumier, et que ces terres sont loin
de rapporter ce qu'elles devraient produire sous un ciel aussi généreux.
J'ai regardé attentivement ce blé si précieux que les habitants ne se
croient pas dignes de le manger: c'est absolument le même que nous
cultivons dans nos provinces centrales, et que nos paysans appellent
blé blanc ou blé d'Espagne; il est chez nous tout aussi beau, malgré
la différence du climat. Celui de Majorque devrait avoir pourtant une
supériorité marquée sur celui que nous disputons à nos hivers si rudes
et à nos printemps si variables. Et pourtant notre agriculture est fort
barbare aussi, et, sous ce rapport, nous avons tout à apprendre; mais le
cultivateur français a une persévérance et une énergie que le Majorquin
mépriserait comme une agitation désordonnée.

La figue, l'olive, l'amande et l'orange viennent en abondance à
Majorque; cependant, faute de chemins dans l'intérieur de l'île, ce
commerce est loin d'avoir l'extension et l'activité nécessaires. Cinq
cents oranges se vendent sur place environ 3 francs; mais, pour faire
transporter à dos de mulet cette charge volumineuse du centre à la
côte, il faut dépenser presque autant que la valeur première. Cette
considération fait négliger la culture de l'oranger dans l'intérieur du
pays; Ce n'est que dans la vallée de Soller et dans le voisinage des
criques, où nos petits bâtiments viennent charger, que ces arbres
croissent en abondance. Pourtant ils réussiraient partout, et dans notre
montagne de Valdemosa, une des plus froides régions de l'île, nous
avions des citrons et des oranges magnifiques, quoique plus tardives que
celles de Soller. A la Granja, dans une autre région montagneuse, nous
avons cueilli des limons gros comme la tête. Il me semble qu'à elle
seule l'île de Majorque pourrait entretenir de ces fruits exquis toute
la France, au même prix que les détestables oranges que nous tirons
d'Hyères et de la côte de Gènes. Ce commerce, tant vanté à Majorque, est
donc, comme le reste, entravé par une négligence superbe.

On peut en dire autant du produit immense des oliviers, qui sont
certainement les plus beaux qu'il y ait au monde, et que les
Majorquins, grâce aux traditions arabes, savent cultiver parfaitement.
Malheureusement ils ne savent en tirer qu'une huile rance et nauséeuse
qui nous ferait horreur, et qu'ils ne pourront jamais exporter
abondamment qu'en Espagne, où le goût de cette huile infecte règne
également. Mais l'Espagne elle-même est très-riche en oliviers, et si
Majorque lui fournit de l'huile, ce doit être à fort bas prix.

Nous faisons une immense consommation d'huile d'olive en France, et nous
l'avons fort mauvaise à un prix exorbitant. Si notre fabrication
était connue à Majorque et si Majorque avait des chemins, enfin si la
navigation commerciale était réellement organisée dans cette direction,
nous aurions l'huile d'olive beaucoup au-dessous de ce que nous la
payons, et nous l'aurions pure et abondante, quelle que fut la rigueur
de l'hiver. Je sais bien que les industriels qui cultivent l'olivier de
paix en France préfèrent de beaucoup vendre au poids de l'or quelques
tonnes de ce précieux liquide, que nos épiciers noient dans des foudres
d'huile d'oeillet et de colza pour nous l'offrir au _prix coûtant_; mais
il serait étrange qu'on s'obstinât à disputer cette denrée à la rigueur
du climat, si, à vingt-quatre heures de chemin, nous pouvions nous la
procurer meilleure à bon marché.

Que nos _assentistes_ français ne s'effraient pourtant pas trop: nous
promettrions au Majorquin, et, je crois, à l'Espagnol en général, de
nous approvisionner chez eux et de décupler leur richesse, qu'ils
ne changeraient rien à leur coutume. Ils méprisent si profondément
l'amélioration qui vient de l'étranger, et surtout de la France, que je
ne sais si pour de l'argent (cet argent que cependant ils ne méprisent
pas en général) ils se résoudraient à changer quelque chose au procédé
qu'ils tiennent de leurs pères[3].

[Note 3: Cette huile est si infecte qu'on peut dire que dans l'île
de Majorque, maisons, habitants, voitures, et jusqu'à l'air des champs,
tout est imprégné de sa puanteur. Comme elle entre dans la composition
de tous les mets, chaque maison la voit fumer deux ou trois fois par
jour, et les murailles en sont imbibées. En pleine campagne, si vous
êtes égaré, vous n'avez qu'à ouvrir les narines; et, si une odeur
d'huile rance arrive sur les ailes de la brise, vous pouvez être sûr que
derrière le rocher ou sous le massif de cactus vous allez trouver une
habitation. Si dans le lieu le plus sauvage et le plus désert cette
odeur vous poursuit, levez la tête; vous verrez à cent pas de vous un
Majorquin sur son âne descendre la colline et se diriger vers vous. Ceci
n'est ni une plaisanterie ni une hyperbole; c'est l'exacte vérité.]



III.

Ne sachant ni engraisser les boeufs, ni utiliser la laine, ni traire les
vaches (le Majorquin déteste le lait et le beurre autant qu'il méprise
l'industrie); ne sachant pas faire pousser assez de froment pour oser
en manger; ne daignant guère cultiver le mûrier et recueillir la soie;
ayant perdu l'art de la menuiserie autrefois très-florissant chez lui
et aujourd'hui complétement oublié; n'ayant pas de chevaux (l'Espagne
s'empare maternellement de tous les poulains de Majorque pour ses
armées, d'où il résulte que le pacifique Majorquin n'est pas si sot que
de travailler pour alimenter la cavalerie du royaume); ne jugeant pas
nécessaire d'avoir une seule route, un seul sentier praticable dans
toute son île, puisque le droit d'exportation est livré au caprice d'un
gouvernement qui n'a pas le temps de s'occuper de si peu de chose, le
Majorquin végétait et n'avait plus rien à faire qu'à dire son chapelet
et rapiécer ses chausses, plus malades que celles de don Quichotte, son
patron en misère et en fierté, lorsque le cochon est venu tout sauver.
L'exportation de ce quadrupède a été permise, et l'ère nouvelle, l'ère
du salut, a commencé.

Les Majorquins nommeront ce siècle, dans les siècles futurs, l'âge
du cochon, comme les musulmans comptent dans leur histoire l'âge de
l'éléphant.

Maintenant l'olive et la caroube ne jonchent plus le sol, la figue
du cactus ne sert plus de jouet aux enfants, et les mères de famille
apprennent à économiser la fève et la patate. Le cochon ne permet plus
de rien gaspiller, car le cochon ne laisse rien perdre; et il est le
plus bel exemple de voracité généreuse, jointe à la simplicité des
goûts et des moeurs, qu'on puisse offrir aux nations. Aussi jouit-il à
Majorque des droits et des prérogatives qu'on n'avait point songé jusque
là à offrir aux hommes. Les habitations ont été élargies, aérées;
les fruits qui pourrissaient sur la terre ont été ramassés, triés et
conservés, et la navigation à la vapeur, qu'on avait jugée superflue et
déraisonnable, a été établie de l'île au continent.

C'est donc grâce au cochon que j'ai visité l'île de Majorque; car si
j'avais eu la pensée d'y aller il y a trois ans, le voyage, long et
périlleux sur les caboteurs m'y eût fait renoncer. Mais, à dater de
l'exportation du cochon, la civilisation a commencé à pénétrer.

On a acheté en Angleterre un joli petit _steamer_, qui n'est point de
taille à lutter contre les vents du nord, si terribles dans ces parages;
mais qui, lorsque le temps est serein, transporte une fois par semaine
deux cents cochons et quelques passagers par-dessus le marché, à
Barcelone.

Il est beau de voir avec quels égards et quelle tendresse ces messieurs
(je ne parle point des passagers) sont traités à bord, et avec quel
amour on les dépose à terre. Le capitaine du steamer est un fort aimable
homme, qui, à force de vivre et de causer avec ces nobles bêtes, a pris
tout à fait leur cri et même un peu de leur désinvolture. Si un passager
se plaint du bruit qu'ils font, le capitaine répond que c'est le son
de l'or monnayé roulant sur le comptoir. Si quelque femme est assez
bégueule pour remarquer l'infection répandue dans le navire, son mari
est là pour lui répondre que l'argent ne sent point mauvais, et que sans
le cochon il n'y aurait pour elle ni robe de soie, ni chapeau de France,
ni mantille de Barcelone. Si quelqu'un a le mal de mer, qu'il n'essaie
pas de réclamer le moindre soin des gens de l'équipage; car les cochons
aussi ont le mal de mer, et cette indisposition est chez eux accompagnée
d'une langueur spleenétique et d'un dégoût de la vie qu'il faut
combattre à tout prix. Alors, abjurant toute compassion et toute
sympathie pour conserver l'existence à ses chers clients, le capitaine
en personne, armé d'un fouet, se précipite au milieu d'eux, et derrière
lui les matelots et les mousses, chacun saisissant ce qui lui tombe sous
la main, qui une barre de fer, qui un bout de corde, en un instant
toute la bande muette et couchée sur le flanc est fustigée d'une façon
paternelle, obligée de se lever, de s'agiter, et de combattre par cette
émotion violente l'influence funeste du roulis.

Lorsque nous revînmes de Majorque à Barcelone, au mois de mars, il
faisait une chaleur étouffante; cependant il ne nous fut point possible
de mettre le pied sur le pont. Quand même nous eussions bravé le danger
d'avoir les jambes avalées par quelque pourceau de mauvaise humeur, le
capitaine ne nous eut point permis, sans doute, de les contrarier par
notre présence. Ils se tinrent fort tranquilles pendant les premières
heures; mais, au milieu de la nuit, le pilote remarqua qu'ils avaient
un sommeil bien morne, et qu'ils semblaient en proie à une noire
mélancolie. Alors on leur administra le fouet, et régulièrement, à
chaque quart d'heure, nous fûmes réveillés par des cris et des clameurs
si épouvantables, d'une part la douleur et la rage des cochons fustigés,
de l'autre les encouragements du capitaine à ses gens et les jurements
que l'émulation inspirait à ceux-ci, que plusieurs fois nous crûmes que
le troupeau dévorait l'équipage.

Quand nous eûmes jeté l'ancre, nous aspirions certainement à nous
séparer d'une société aussi étrange, et j'avoue que celle des insulaires
commençait à me peser presque autant que l'autre; mais il ne nous fut
permis de prendre l'air qu'après le débarquement des cochons. Nous
eussions pu mourir asphyxiés dans nos chambres que personne ne s'en fût
soucié, tant qu'il y avait un cochon à mettre à terre et à délivrer du
roulis.

Je ne crains point la mer, mais quelqu'un de ma famille était
dangereusement malade. La traversée, la mauvaise odeur et l'absence de
sommeil n'avaient pas contribué à diminuer ses souffrances. Le capitaine
n'avait eu d'autre attention pour nous que de nous prier de ne pas faire
coucher notre malade dans le meilleur lit de la cabine, parce que, selon
le préjugé espagnol, toute maladie est contagieuse; et comme notre homme
pensait déjà à faire brûler la couchette où reposait le malade, il
désirait que ce fût la plus mauvaise. Nous le renvoyâmes à ses cochons;
et quinze jours après, lorsque nous revenions en France sur _le
Phénicien_, un magnifique bateau à vapeur de notre nation, nous
comparions le dévouement du Français à l'hospitalité de l'Espagnol.
Le capitaine d'_el Mallorquin_ avait disputé un lit à un mourant; le
capitaine marseillais, ne trouvant pas notre malade assez bien couché,
avait ôté les matelas de son propre lit pour les lui donner... Quand
je voulus solder notre passade, le Français me fit observer que je lui
donnais trop; le Majorquin m'avait fait payer double.

D'où je ne conclus pas que l'homme soit exclusivement bon sur un coin de
ce _globe terraqué_, ni exclusivement mauvais sur un autre coin. Le
mal moral n'est, dans l'humanité, que le résultat du mal matériel. La
souffrance engendre la peur, la méfiance, la fraude, la lutte dans tous
les sens. L'Espagnol est ignorant et superstitieux; par conséquent il
croit à la contagion, il craint la maladie et la mort, il manque de foi
et de charité.--Il est misérable et pressuré par l'impôt; par conséquent
il est avide, égoïste, fourbe avec l'étranger. Dans l'histoire, nous
voyons que là où il a pu être grand, il a montré que la grandeur était
en lui; mais il est homme, et, dans la vie privée, là où l'homme doit
succomber, il succombe.

J'ai besoin de poser ceci en principe avant de parler des hommes tels
qu'ils me sont apparus à Majorque; car aussi bien j'espère qu'on
me tient quitte de parler davantage des olives, des vaches et des
pourceaux. La longueur même de ce dernier article n'est pas de trop
bon goût. J'en demande pardon à ceux qui pourraient s'en trouver
personnellement blessés, et je prends maintenant mon récit au sérieux;
car je croyais n'avoir rien à faire ici, qu'à suivre M. Laurens pas
à pas dans son _Voyage d'art_, et je vois que beaucoup de réflexions
viendront m'assaillir en repassant par la mémoire dans les âpres
sentiers de Majorque.



IV.

Mais, puisque vous n'entendez rien à la peinture, me dira-t-on, _que
diable alliez-vous faire sur cette maudite galère?_--Je voudrais bien
entretenir le lecteur le moins possible de moi et des miens; cependant
je serai forcé de dire souvent, en parlant de ce que j'ai vu à Majorque,
_moi et nous_; moi et nous, c'est la _subjectivité_ fortuite sans
laquelle l'_objectivité_ majorquine ne se fût point révélée sous de
certains aspects, sérieusement utiles peut-être à révéler maintenant au
lecteur. Je prie donc ce dernier de regarder ici ma personnalité comme
une chose toute passive, comme une lunette d'approche à travers laquelle
il pourra regarder ce qui se passe en ces pays lointains desquels on dit
volontiers avec le proverbe: J'aime mieux croire que d'y aller voir. Je
le supplie en outre d'être bien persuadé que je n'ai pas la prétention
de l'intéresser aux accidents qui me concernent. J'ai un but quelque peu
philosophique en les retraçant ici; et quand j'aurai formulé ma pensée à
cet égard, on me rendra la justice de reconnaître qu'il n'y entre pas la
moindre préoccupation de moi-même.

Je dirai donc sans façon à mon lecteur pourquoi j'allai dans cette
galère, et le voici en deux mots: c'est que j'avais envie de
voyager.--Et, à mon tour, je ferai une question à mon lecteur: Lorsque
vous voyagez, cher lecteur, pourquoi voyagez-vous?--Je vous entends
d'ici me répondre ce que je répondrais à votre place: Je voyage pour
voyager.--Je sais bien que le voyage est un plaisir par lui-même; mais,
enfin, qui vous pousse à ce plaisir dispendieux, fatigant, périlleux
parfois, et toujours semé de déceptions sans nombre?--Le besoin de
voyager.--Eh bien! dites-moi donc ce que c'est que ce besoin-là,
pourquoi nous en sommes tous plus ou moins obsédés, et pourquoi nous y
cédons tous, même après avoir reconnu mainte et mainte fois que lui-même
monte en croupe derrière nous pour ne nous point lâcher, et ne se
contenter de rien?

Si vous ne voulez pas me répondre, moi, j'aurai la franchise de le faire
à votre place. C'est que nous ne sommes réellement bien nulle part en ce
temps-ci, et que de toutes les faces que prend l'idéal (ou, si ce mot
vous ennuie, le sentiment du _mieux_), le voyage est une des plus
souriantes et des plus trompeuses. Tout va mal dans le monde officiel:
ceux qui le nient le sentent aussi profondément et plus amèrement que
ceux qui l'affirment. Cependant la divine espérance va toujours son
train, poursuivant son oeuvre dans nos pauvres coeurs, et nous soufflant
toujours ce sentiment du mieux, cette recherche de l'idéal.

L'ordre social, n'ayant pas même les sympathies de ceux qui le
défendent, ne satisfait aucun de nous, et chacun va de son côté où il
lui plaît. Celui-ci se jette dans l'art, cet autre dans la science, le
plus grand nombre s'étourdit comme il peut. Tous, quand nous avons un
peu de loisir et d'argent, nous voyageons, ou plutôt nous fuyons, car
il ne s'agit pas tant de voyager que de partir, entendez-vous? Quel est
celui de nous qui n'a pas quelque douleur à distraire ou quelque joug à
secouer? Aucun.

Quiconque n'est pas absorbé par le travail ou engourdi par la paresse
est incapable, je le soutiens, de rester longtemps à la même place sans
souffrir et sans désirer le changement. Si quelqu'un est heureux (il
faut être très grand ou très lâche pour cela aujourd'hui), il s'imagine
ajouter quelque chose à son bonheur en voyageant; les amants, les
nouveaux époux partent pour la Suisse et l'Italie tout comme les oisifs
et les hypocondriaques. En un mot, quiconque se sent vivre ou dépérir
est possédé de la fièvre du juif errant, et s'en va chercher bien vite
au loin quelque nid pour aimer ou quelque gîte pour mourir.

À Dieu ne plaise que je déclame contre le mouvement des populations, et
que je me représente dans l'avenir les hommes attachés au pays, à la
terre, à la maison comme les polypes à l'éponge! mais si l'intelligence
et la moralité doivent progresser simultanément avec l'industrie, il me
semble que les chemins de fer ne sont pas destinés à promener d'un point
du globe à l'autre des populations attaquées de spleen ou dévorées d'une
activité maladive.

Je veux me figurer l'espèce humaine plus heureuse, par conséquent plus
calme et plus éclairée, ayant deux vies: l'une, sédentaire, pour le
bonheur domestique, les devoirs de la cité, les méditations studieuses,
le recueillement philosophique; l'autre, active, pour l'échange loyal
qui remplacerait le honteux trafic que nous appelons le commerce, pour
les inspirations de l'art, les recherches scientifiques et surtout la
propagation des idées. Il me semble, en un mot, que le but normal des
voyages est le besoin de contact, de relation et d'échange sympathique
avec les hommes, et qu'il ne devrait pas y avoir plaisir là où il n'y
aurait pas devoir. Et il me semble qu'au contraire, la plupart d'entre
nous, aujourd'hui, voyagent en vue du mystère, de l'isolement, et
par une sorte d'ombrage que la société de nos semblables porte à nos
impressions personnelles, soit douces, soit pénibles.

Quant à moi, je me mis en route pour satisfaire un besoin de repos que
j'éprouvais à cette époque-là particulièrement. Comme le temps manque
pour toutes choses dans ce monde que nous nous sommes fait, je
m'imaginai encore une fois qu'en cherchant bien, je trouverais quelque
retraite silencieuse, isolée, où je n'aurais ni billets à écrire, ni
journaux à parcourir, ni visites à recevoir; où je pourrais ne jamais
quitter ma robe de chambre, où les jours auraient douze heures, où je
pourrais m'affranchir de tous les devoirs du savoir-vivre, me détacher
du mouvement d'esprit qui nous travaille tous en France, et consacrer
un ou deux ans à étudier un peu l'histoire et à apprendre ma langue par
principes avec mes enfants.

Quel est celui de nous qui n'a pas fait ce rêve égoïste de planter là un
beau matin ses affaires, ses habitudes, ses connaissances et jusqu'à
ses amis, pour aller dans quelque île enchantée vivre sans soucis, sans
tracasseries, sans obligations, et surtout sans journaux?

On peut dire sérieusement que le journalisme, cette première et cette
dernière des choses, comme eût dit Ésope, a créé aux hommes une vie
toute nouvelle, pleine de progrès, d'avantages et de soucis. Cette
voix de l'humanité qui vient chaque matin à notre réveil nous raconter
comment l'humanité a vécu la veille, proclamant tantôt de grandes
vérités, tantôt d'effroyables mensonges, mais toujours marquant chacun
des pas de l'être humain, et sonnant toutes les heures de la vie
collective, n'est-ce pas quelque chose de bien grand, malgré toutes les
taches et les misères qui s'y trouvent?

Mais en même temps que cela est nécessaire à l'ensemble de nos pensées
et de nos actions, n'est-ce pas bien affreux et bien repoussant à voir
dans le détail, lorsque la lutte est partout, et que des semaines, des
mois s'écoulent dans l'injure et la menace, sans avoir éclairé une seule
question, sans avoir marqué un progrès sensible? Et dans cette attente
qui paraît d'autant plus longue qu'on nous en signale toutes les phases
minutieusement, ne nous prend-il pas souvent envie, à nous autres
artistes qui n'avons point d'action au gouvernail, de nous endormir dans
les flancs du navire, et de ne nous éveiller qu'au bout de quelques
années pour saluer alors la terre nouvelle en vue de laquelle nous nous
trouverons portés?

Oui, en vérité, si cela pouvait être, si nous pouvions nous abstenir
de la vie collective, et nous isoler de tout contact avec la politique
pendant quelque temps, nous serions frappés, en y rentrant, du progrès
accompli hors de nos regards. Mais cela ne nous est pas donné; et, quand
nous fuyons le foyer d'action pour chercher l'oubli et le repos chez
quelque peuple à la marche plus lente et à l'esprit moins ardent que
nous, nous souffrons là des maux que nous n'avions pu prévoir, et nous
nous repentons d'avoir quitté le présent pour le passé, les vivants pour
les morts.
                
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