--Il faut que ce soit l'esprit d'un maçon, dit-il: voyez comme il
manie ces grosses pierres. Si c'est un homme après tout, je
voudrais savoir combien il prendrait par toise pour construire un
mur de digue.--On aurait bien besoin d'en avoir un entre
Cringlehope et les Shaws.--Brave homme (ajouta-t-il en élevant
la voix), vous faites là un ouvrage pénible!
L'être auquel il s'adressait se tournant de son côté, en jetant
sur lui des regards égarés, changea de posture et se fit voir dans
toute sa difformité.
Sa tête était d'une grosseur peu commune; ses cheveux crépus
étaient en partie blanchis par l'âge; d'épais sourcils, qui se
joignaient ensemble, couvraient de petits yeux noirs et perçants
qui, enfoncés dans leur orbite, roulaient d'un air farouche, et
semblaient indiquer l'aliénation d'esprit. Ses traits étaient durs
et sauvages, et il avait dans sa physionomie cette expression
particulière qu'on remarque si souvent dans les personnes
contrefaites, avec ce caractère lourd et dur qu'un peintre
donnerait aux géants des vieux romans. Son corps large et carré,
comme celui d'un homme de moyenne taille, était porté sur deux
grands pieds; mais la nature semblait avoir oublié les jambes et
les cuisses, car elles étaient si courtes, que son vêtement les
cachait tout-à-fait. Ses bras, d'une longueur démesurée, se
terminaient par deux mains larges, musclées et horriblement
velues. On eût dit que la nature avait d'abord destiné ces membres
à la création d'un géant, pour les donner ensuite, dans son
caprice, à la personne d'un nain. Son habit, espèce de tunique
d'un gros drap brun, ressemblait au froc d'un moine, et il était
assujetti sur son corps par une ceinture de cuir; enfin sa tête
était couverte d'un bonnet de peau de blaireau ou de toute autre
fourrure, qui ajoutait à l'aspect grotesque de son extérieur, et
couvrait en partie son visage dont l'expression habituelle était
celle d'une sombre et farouche misanthropie.
Ce Nain extraordinaire regardait en silence les deux jeunes gens
d'un air d'humeur et de mécontentement. Earnscliff, voulant lui
inspirer plus de douceur, lui dit:--Vous vous êtes donné une
tâche fatigante, mon cher ami, permettez-nous de vous aider.
Elliot et lui, réunissant leurs efforts, placèrent une pierre sur
le mur commencé. Le Nain, pendant ce temps, les regardait de l'air
d'un maître qui inspecte ses ouvriers, et témoignait par ses
gestes combien il s'impatientait du temps qu'ils mettaient à
apporter la pierre; il leur en montra une seconde, puis une
troisième, puis une quatrième, qu'ils placèrent de même, quoiqu'il
parût choisir avec un malin plaisir les plus lourdes et les plus
éloignées. Mais, lorsque le déraisonnable Nain leur en désigna une
cinquième encore plus difficile à remuer que les précédentes:--
Oh! ma foi, l'ami, dit Elliot, Earnscliff fera ce qu'il lui
plaira, mais que vous soyez un homme, ou tout ce qu'il peut y
avoir de pire, que le diable me torde les doigts, si je m'éreinte
plus long-temps comme un manoeuvre, sans recevoir tant seulement
un remerciement pour nos peines.
--Un remerciement! s'écria le Nain en le regardant de l'air du
plus profond mépris; recevez-en mille, et puissent-ils vous être
aussi utiles que ceux qui m'ont été prodigués, que ceux que les
reptiles qu'on nomme des hommes se sont jamais adressés... Allons!
travaillez ou partez.
--Voilà une belle réponse, monsieur Earnscliff, pour avoir bâti
un tabernacle pour le diable, et compromis peut-être nos propres
âmes par-dessus le marché.
--Notre présence paraît le contrarier, répondit Earnscliff;
retirons-nous, nous ferons mieux de lui envoyer quelque
nourriture.
Ce fut ce qu'ils firent dès qu'ils furent de retour à Heugh-Foot,
et ils chargèrent un domestique de porter au Nain un panier de
provisions. Celui-ci trouva le Nain toujours occupé de son
travail; mais, étant imbu des préjugés du pays, il n'osa ni s'en
approcher ni lui parler. Il plaça ce qu'il apportait sur une des
pierres les plus éloignées à la disposition du misanthrope.
Le Nain continua ses travaux avec une activité qui paraissait
presque surnaturelle; il faisait en un jour plus d'ouvrage que
deux hommes n'auraient pu en faire, et les murs qu'il élevait
prirent bientôt l'apparence d'une hutte qui, quoique très étroite,
et construite seulement de pierres et de terres, sans mortier,
offrait, à cause de la grosseur peu commune des pierres employées,
un air de solidité très rare dans des cabanes si petites et d'une
construction si grossière. Earnscliff, qui épiait tous ses
mouvements, n'eut pas plutôt compris son but qu'il fit porter dans
le voisinage du lieu les bois nécessaires pour la toiture, et il
se proposait même d'y envoyer des ouvriers le jour d'après, pour
les placer: mais le Nain ne lui en laissa pas le temps, il passa
la nuit à l'ouvrage, et fit si bien que, dès le lendemain matin,
la charpente était en place; il s'occupa ensuite à couper des
joncs et à en couvrir sa demeure, ce qu'il exécuta avec une
adresse surprenante.
Voyant que cet être extraordinaire ne voulait recevoir d'aide que
le secours accidentel d'un passant; Earnsclilf se contenta de
faire porter dans les environs les matériaux et les outils qu'il
jugeait pouvoir lui être utiles; le solitaire s'en servait avec
talent. Il construisit une porte et une fenêtre, se fit un lit de
planches; et, à mesure que ses travaux avançaient, son humeur
semblait devenir moins irascible. Il songea ensuite à se fermer
d'un enclos. Puis il transporta du terreau et travailla si bien le
sol qu'il se forma un petit, jardin. On supposera naturellement,
comme nous l'avons fait entendre, que cet être solitaire fut aidé
plus d'une fois par les passants qui par hasard traversaient la
plaine, et par d'autres que la curiosité portait à lui rendre
visite. Il était en effet impossible de voir une créature humaine
si peu propre en apparence à un travail si rude et si constant
sans s'arrêter pendant quelques minutes pour l'aider. Mais, comme
aucun de ces aides ne savait jusqu'à quel point le Nain avait reçu
assistance des autres, les rapides progrès de sa tâche journalière
ne perdaient rien de ce qu'ils avaient de merveilleux. La solidité
compacte de sa cabane, construite en si peu de temps et par un tel
être, son adresse supérieure dans le maniement de ses outils, son
talent dans tous les arts mécaniques et autres, éveillèrent les
soupçons des voisins. On ne croyait plus que ce fût un fantôme; on
l'avait vu d'assez près et assez long-temps pour être convaincu
que c'était véritablement un homme de chair et d'os; mais le bruit
courait qu'il avait des liaisons avec des êtres surnaturels, et
qu'il avait fixé sa résidence dans ce lieu écarté pour n'être pas
troublé dans ses relations avec eux. Il n'était jamais moins seul
que quand il était seul, disait-on, en donnant à cette phrase d'un
ancien philosophe un sens mystérieux. On assurait aussi que des
hauteurs qui dominent la bruyère on avait vu souvent un autre
personnage qui aidait dans son travail cet habitant du désert, et
qui disparaissait aussitôt qu'on s'en approchait; ce personnage
était quelquefois assis à son côté sur le seuil de la porte, il se
promenait avec lui dans le jardin, il allait avec lui chercher de
l'eau à une fontaine voisine. Earnscliff expliquait ce phénomène
en disant qu'on avait pris l'ombre du Nain pour une seconde
personne.--Son ombre serait donc d'une nature aussi singulière
que son corps, disait alors Hobby, grand partisan de l'opinion
générale; il est trop bien dans les papiers du vieux Satan pour
avoir une ombre (allusion à la croyance populaire qui veut que les
corps des sorciers ne projettent point d'ombre). Qui a jamais vu
une ombre entre un corps et le soleil? Cette chose, que ce soit ce
qu'on voudra, est plus mince et plus grande que le corps dont vous
dites qu'elle est l'ombre. On l'a vue plus d'une fois s'interposer
entre le soleil et lui.
Ces soupçons, dans d'autres cantons de l'Écosse, auraient pu
exposer notre solitaire à des recherches qui ne lui auraient pas
été agréables; mais ils ne servirent qu'à faire regarder le
prétendu sorcier avec une crainte respectueuse. Il ne semblait pas
fâché d'inspirer ce sentiment. Lorsque quelqu'un approchait de sa
chaumière, il voyait avec une sorte de plaisir l'air de surprise
et d'effroi de celui qui le regardait, et la promptitude avec
laquelle il s'éloignait de lui. Peu de gens étaient assez hardis
pour satisfaire leur curiosité en jetant un regard à la hâte sur
son habitation et sur son jardin; et, s'ils lui adressaient
quelques paroles, jamais il n'y répondait que par un mot ou un
signe de tête.
Il semblait s'être établi dans sa hutte pour la vie. Earnscliff
passait souvent par-là, rarement sans demander au Nain de ses
nouvelles; mais il était impossible de l'engager dans aucune
conversation sur ses affaires personnelles. Il acceptait sans
répugnance les choses nécessaires à la vie, mais rien au-delà,
quoique Earnscliff, par humanité, et les habitants du canton, par
une crainte superstitieuse, lui offrissent bien davantage. Il
récompensait ceux-ci par les conseils qu'il leur donnait lorsqu'il
était consulté, comme il ne tarda pas à l'être, sur leurs maladies
et sur celles de leurs troupeaux. Il ne se bornait pas même à des
avis, il leur fournissait aussi les remèdes convenables, non
seulement les simples qui croissaient dans le pays, mais aussi des
médicaments coûteux, produit de climats étrangers. On juge bien
que cela ne faisait que confirmer le bruit de ses liaisons avec
des êtres invisibles qui étaient à ses ordres: sans quoi, comment
aurait-il pu, dans son ermitage et dans son état d'indigence, se
procurer toutes ces choses? Avec le temps, il fit connaître qu'il
se nommait Elsender-le-Reclus, nom que les habitants du pays
changèrent en celui du bon Elsy; ou le Sage de Mucklestane-Moor.
Ceux qui venaient le consulter déposaient ordinairement leur
offrande sur une pierre peu éloignée de sa demeure. Si c'était de
l'argent, ou quelque objet qu'il ne lui convînt pas d'accepter, il
le jetait loin de lui, ou le laissait où on l'avait déposé, sans
en faire usage. Dans toutes ces occasions, ses manières étaient
toujours celles d'un misanthrope bourru; il ne prononçait que le
nombre de mots strictement nécessaire pour répondre à la question
qu'on lui faisait; et, si l'on voulait lui parler de choses
indifférentes, il rentrait chez lui sans daigner faire une seule
réponse.
Lorsque l'hiver fut passé, et qu'il commença à récolter quelques
légumes dans son jardin, ils firent sa principale nourriture.
Earnscliff parvint pourtant à lui faire accepter deux chèvres qui
se nourrissaient dans la plaine, et qui lui fournissaient du lait.
Earnscliff, voyant son présent accepté, voulut aller faire une
visite à l'ermite. Le vieillard était assis sur un banc de pierre,
près de la porte de son jardin; c'était là son siége quand il
était disposé à donner audience. Personne n'était admis dans
l'intérieur de sa cabane et de son petit jardin: c'était un lieu
sacré; comme le Morui des insulaires d'Otaïti. Sans doute qu'il
l'aurait cru profané par la présence d'une créature humaine.
Lorsqu'il était enfermé dans son habitation, aucune prière
n'aurait pu le persuader de se rendre visible ou de donner
audience à qui que ce fût.
Earnscliff avait été pêcher dans un ruisseau qui coulait à peu de
distance. Voyant l'ermite sur le banc près de sa chaumière, il
vint s'asseoir sur une pierre qui était en face, ayant en main sa
ligne et un panier dans lequel étaient quelques truites; produit
de sa pêche. Le Nain, habitué à sa présence, ne donna d'autre
signe qu'il l'avait vu qu'en levant les yeux un moment pour le
regarder de l'air d'humeur qui lui était habituel; après quoi, il
laissa retomber sa tête sur sa poitrine, comme pour se replonger
dans ses profondes méditations. Earnscliff s'aperçut qu'il avait
adossé tout nouvellement à sa demeure un petit abri pour ses deux
chèvres.
--Vous travaillez beaucoup, Elsy, lui dit-il pour tâcher de
l'engager dans une conversation.
--Travailler! s'écria le Nain; c'est le moindre des maux de la
misérable humanité. Il vaut mieux travailler comme moi que de
chercher des amusements comme les vôtres.
--Je ne prétends pas que nos amusements champêtres soient des
exercices inspirés par l'amour de l'humanité, et cependant...
--Et cependant ils valent mieux que votre occupation ordinaire.
Il vaut mieux que l'homme assouvisse sa férocité sur les poissons
muets que sur les créatures de son espèce. Mais pourquoi parlé-je
ainsi? Pourquoi la race des hommes ne s'entr'égorge-t-elle pas, ne
s'entre-dévore-t-elle pas, jusqu'à ce que, le genre humain
détruit, il ne reste plus qu'un monstre énorme comme le Behemoth
de l'Écriture; qu'alors ce monstre, le dernier de la race, après
s'être nourri des os de ses semblables, quand sa proie lui
manquera, rugisse des jours entiers privé de nourriture, et meure
enfin peu à peu de famine? Ce serait un dénouement digne de cette
race maudite.
--Vos actions valent mieux que vos paroles, Elsy: votre
misanthropie maudit les hommes, et cependant vous les soulagez!
--Je le fais: mais pourquoi? Écoutez-moi. Vous êtes un de ceux
que je vois avec le moins de dégoût; et, par compassion pour votre
aveuglement, je veux bien, contre mon usage, perdre avec vous
quelques paroles. Je ne puis envoyer dans les familles la peste et
la discorde; mais n'atteins-je pas au même but en conservant la
vie de quelques hommes, puisqu'ils ne vivent que pour s'entre-détruire.
Si j'avais laissé mourir Alix de Bower, l'hiver dernier, Ruthwen
aurait-il été tué ce printemps pour l'amour d'elle? Lorsque
Willie de Westburnflat était sur son lit de mort, on laissait
les troupeaux paître librement dans les champs; aujourd'hui
que je l'ai guéri, on les surveille avec soin, et l'on ne
se couche pas sans avoir déchaîné le limier de garde, et tous
les autres chiens.
--J'avoue que cette dernière cure n'a pas rendu un grand service
à la société; mais, par compensation, vous avez guéri, il y a peu
de temps, mon ami Hobby, le brave Hobby Elliot de Heugh-Foot,
d'une fièvre dangereuse qui pouvait lui coûter la vie.
--Ainsi pensent et parlent les enfants de la boue dans leur folie
et leur ignorance, dit le Nain en souriant avec malignité. Avez-vous
jamais vu le petit d'un chat sauvage dérobé tout jeune à sa mère
pour être apprivoisé? Comme il est doux! comme il joue avec
vous! Mais faites-lui sentir votre gibier ou vos agneaux, et sa
férocité va se montrer; il va déchirer vos agneaux, ou votre
volaille, dévorer tout ce qui se trouvera sous ses griffes.
--C'est l'effet de son instinct. Mais qu'est-ce que cela a de
commun avec Hobby?
--C'est son emblème, c'est son portrait. Il est, quant à présent,
tranquille, apprivoisé; mais qu'il trouve l'occasion d'exercer son
penchant naturel, qu'il entende le son de la trompette guerrière,
vous verrez le jeune limier aspirer le sang, vous le verrez aussi
cruel, aussi féroce que le plus terrible de ses ancêtres qui ait
brûlé le chaume d'un pauvre paysan... Me nierez-vous qu'il vous
excite souvent à tirer une vengeance sanglante d'une injure dont
votre famille a eu à se plaindre quand vous n'étiez encore qu'un
enfant?
Earnscliff tressaillit. Le solitaire ne parut pas s'apercevoir de
sa surprise, et continua.
--Hé bien! la trompette sonnera, le jeune limier satisfera sa
soif de sang, et je dirai avec un sourire: Voilà pourquoi je lui
ai sauvé la vie! Oui, tel est l'objet de mes soins apparents:
c'est d'augmenter la masse des misères humaines, c'est, même dans
ce désert, de jouer mon rôle dans la tragédie générale. Quant à
vous, si vous étiez malade dans votre lit, la pitié m'engagerait
peut-être à vous envoyer une coupe de poison.
--Je vous suis fort obligé, Elsy, et avec une si douce espérance,
je ne manquerai certainement pas de vous consulter, quand j'aurai
besoin de secours.
--Ne vous flattez pas trop! il n'est pas bien certain que je
serais assez faible pour céder à une sotte compassion. Pourquoi
m'empresserais-je d'arracher aux misères de la vie un homme si
bien constitué pour les supporter? Pourquoi imiterais-je la
compassion de l'Indien, qui brise la tête de son captif d'un coup
de tomahawk, au moment où il est attaché au fatal poteau, quand le
feu s'allume, que les tenailles rougissent, que les chaudrons sont
déjà bouillants et les scalpels aiguisés pour déchirer, brûler et
sacrifier la victime?
--Vous faites un tableau effrayant de la vie, Elsy, mais il ne
peut abattre mon courage. Nous devons supporter les peines avec
résignation, et jouir du bonheur avec reconnaissance. La journée
de travail est suivie par une nuit de repos, et les souffrances
mêmes nous offrent des consolations, quand, en les endurant, nous
savons que nous avons rempli nos devoirs.
--Doctrine des brutes et des esclaves! dit le Nain, dont les yeux
s'enflammaient d'une démence furieuse: je la méprise comme digne
seulement des animaux qu'on immole. Mais je ne perdrai pas plus de
paroles avec vous.
Il se leva à ces mots, et ouvrit la porte de sa chaumière; comme
il allait y entrer, se retournant vers Earnscliff, il ajouta avec
véhémence:--De peur que vous ne croyiez que les services que je
parais rendre aux hommes prennent leur source dans ce sentiment
bas et servile qu'on appelle l'amour de l'humanité, apprenez que
s'il existait un homme qui eût détruit mes plus chères espérances,
qui eût déchiré et torturé mon coeur, qui eût fait un volcan de ma
tête; et si la vie et la fortune de cet homme étaient aussi
complètement en mon pouvoir que ce vase fragile (prenant en main
un pot de terre qui se trouvait près de lui), je ne le réduirais
pas ainsi en atomes de poussière, dit-il en le lançant avec fureur
contre la muraille. Non, continua-t-il avec amertume, quoique d'un
ton plus tranquille: Je l'entourerais de richesses, je l'armerais
de puissance, je ne le laisserais manquer d'aucuns moyens de
satisfaire ses viles passions, d'accomplir ses infâmes desseins;
j'en ferais le centre d'un effroyable tourbillon qui, privé
lui-même de paix et de repos, renverserait, engloutirait tout ce
qui se trouverait sur son passage. J'en ferais un fléau capable de
bouleverser sa terre natale, et d'en rendre tous les habitants
délaissés, proscrits et misérables comme moi.
A peine eut-il proféré ces mots, qu'il se précipita dans sa
chaumière, dont il ferma la porte avec violence, poussant ensuite
deux verrous, comme pour être sûr qu'aucun être appartenant à une
race qu'il avait prise en horreur ne pourrait venir le troubler
dans sa solitude.
Earnscliff s'éloigna avec un sentiment mêlé de compassion et
d'horreur, et cherchant en vain quels malheurs pouvaient avoir
réduit à cet état de frénésie l'esprit d'un homme qui paraissait
avoir reçu de l'éducation, et qui ne manquait pas de
connaissances. Il n'était pas moins surpris devoir que le
solitaire, malgré sa réclusion absolue et le peu de temps qu'il
avait vécu dans ce canton, savait tout ce qui se passait dans les
environs, et connaissait même les affaires particulières de sa
famille.--Il n'est pas étonnant, pensa-t-il, qu'avec une figure
pareille, une misanthropie si exaltée et des connaissances si
surprenantes sur les affaires de chacun, ce malheureux soit
regardé par le commun du peuple comme ayant des relations avec
l'ennemi des hommes.
CHAPITRE V
«Au mois de mai, du printemps la puissance
«Du rocher des déserts dompte l'aridité;
«Et malgré lui, sa féconde influence
«De mousse et de lichen pare sa nudité.
«Ainsi de la beauté tout reconnait l'empire,
«Le coeur le plus sévère est touché de ers pleurs,
«Et ce sent ranimé par sou tendre sourire.»
Beaumont
A mesure que la saison nouvelle faisait sentir sa douce influence,
l'on voyait plus souvent le solitaire assis sur la pierre qui lui
servait de banc devant sa hutte. Un jour, vers midi, une compagnie
assez nombreuse qui allait à la chasse, et qui était, composée de
personnes des deux sexes, traversait la bruyère avec une suite de
piqueurs conduisant des chiens, des faucons sur le poing, et
remplissant l'air du bruit de leurs cors. Le Nain, à la vue de
cette troupe brillante, allait rentrer dans sa chaumière, quand
trois jeunes demoiselles, suivies de leurs domestiques, et que la
curiosité avait engagées à se détacher de leur compagnie pour voir
de plus près le sorcier de Mucklestane-Moor, parurent tout-à-coup
devant lui. L'une fit un cri d'effroi en apercevant un être si
difforme, et se couvrit les yeux avec la main; l'autre, plus
hardie, s'avança en lui demandant d'un air ironique s'il voulait
leur dire leur bonne aventure; la troisième, qui était la plus
jeune et la plus jolie, voulant réparer l'incivilité de ses
compagnes, lui dit que le hasard les avait séparées du reste de
leur compagnie à l'entrée de la plaine, et que, l'ayant vu assis à
sa porte, elles étaient venues pour le prier de leur indiquer le
chemin le plus court pour aller à...
--Quoi! s'écria le Nain, si jeune et déjà si artificieux! Vous
êtes venue, vous le savez, fière de votre jeunesse, de votre
opulence et de votre beauté, pour en jouir doublement par le
contraste de la vieillesse, de l'indigence et de la difformité.
Cette conduite est digne de la fille de votre père, mais non de
celle de la mère qui vous a donné le jour.
--Vous connaissez donc mes parents? vous savez donc qui je suis?
--Oui. C'est la première fois que mes yeux vous aperçoivent: mais
je vous ai vue souvent dans mes rêves.
--Dans vos rêves?
--Oui, Isabelle Vere. Qu'ai-je à faire quand je veille, avec toi
ou avec les tiens?
--Quand vous veillez, monsieur, dit la seconde des compagnes
d'Isabelle avec une sorte de gravité moqueuse, toutes vos pensées
sont fixées sans doute sur la sagesse: la folie ne peut
s'introduire chez vous que pendant votre sommeil?
--Tandis que la nuit comme le jour, répliqua le Nain, avec plus
d'humeur qu'il ne convient à un ermite ou à un philosophe, elle
exerce sur toi un empire absolu.
--Que le ciel me protège! dit la jeune dame en ricanant: c'est un
sorcier, bien certainement.
--Aussi certainement que vous êtes une femme, dit le Nain: que
dis-je? une femme! il fallait dire une dame, une belle dame. Vous
voulez que je vous prédise votre fortune future: cela sera fait en
deux mots. Vous passerez votre vie à courir après des folies dont
vous serez lasse dès que vous les aurez atteintes. Au passé, des
poupées et des jouets; au présent, l'amour et toutes ses sottises;
dans l'avenir, le jeu, l'ambition et les béquilles. Des fleurs
dans le printemps, des papillons dans l'été, des feuilles fanées
dans l'automne et dans l'hiver.--J'ai fini, je vous ai dit votre
bonne aventure.
--Hé bien! si j'attrape les papillons, c'est toujours quelque
chose, dit en riant la jeune personne, qui était une cousine de
miss Vere; et vous;, Nancy, ne voulez-vous pas vous faire dire
votre bonne aventure?
--Pas pour un empire, répondit-elle en faisant un pas en arrière:
c'est assez d'avoir entendu la vôtre.
--Hé bien! reprit miss Ilderton, je veux vous payer comme si vous
étiez un oracle et moi princesse.
En même temps elle présenta au Nain quelques pièces d'argent.
--La vérité ne se vend ni ne s'achète, dit le solitaire en
repoussant son offrande avec un dédain morose.
--Hé bien! je garderai mon argent pour me servir dans la carrière
que je dois suivre.
--Vous en aurez besoin, s'écria le cynique: sans cela peu de
personnes peuvent suivre, et moins encore peuvent être suivies.
Arrêtez, dit-il à miss Vere, au moment où ses compagnes partaient,
j'ai deux mots à vous dire encore. Vous avez ce que vos compagnes
voudraient avoir, ce qu'elles voudraient au moins faire croire
qu'elles possèdent: beauté, richesse, naissance, talents.
--Permettez-moi de suivre mes compagnes, bon père: je suis à
l'épreuve contre la flatterie et les prédictions.
--Arrêtez, s'écria le Nain en retenant la bride de son cheval, je
ne suis pas un flatteur. Croyez-vous que je regarde toutes ces
qualités comme des avantages? Chacune d'elles n'a-t-elle pas à sa
suite des maux innombrables? des affections contrariées, un amour
malheureux, un couvent, ou un mariage forcé? Moi, dont l'unique
plaisir est de souhaiter le malheur du genre humain, je ne puis
vous en désirér davantage que votre étoile ne vous en promet.
--Hé bien! mon père, en attendant que tous ces maux m'arrivent,
laissez-moi jouir d'un bonheur que je puis me procurer. Vous êtes
âgé, vous êtes pauvre, vous-vous trouvez éloigné de tout secours
si vous en aviez besoin; votre situation vous expose aux soupçons
des ignorants, et peut-être par la suite vous exposera à leurs
insultes: consentez que je vous place dans une situation moins
fâcheuse; permettez-moi d'améliorer votre sort; consentez-y pour
moi, si ce n'est pour vous; lorsque j'éprouverai les malheurs dont
vous me faites la prédiction, et qui ne se réaliseront peut-être
que trop tôt, il me restera du moins la consolation de n'avoir pas
perdu tout le temps où j'étais plus heureuse.
--Oui, dit le vieillard d'une voix qui trahissait une émotion
dont il s'efforçait en vain de se rendre maître; oui, c'est ainsi
que tu dois penser; c'est ainsi que tu dois parler, s'il est
possible que les discours d'une créature humaine soient d'accord
avec ses pensées! Attends-moi un instant; garde-toi bien de partir
avant que je sois de retour.
Il alla à son jardin, et en revint tenant à la main une rose à
demi épanouie.
--Tu! m'as fait verser une larme, lui dit-il; c'est la seule qui
soit sortie de mes yeux depuis bien des années. Reçois ce gage de
ma reconnaissance. Prends cette fleur, conserve-la avec soin, ne
la perds jamais! Viens me trouver à l'heure de l'adversité;
montre-moi cette rose, montre-m'en seulement une feuille, fût-elle
aussi flétrie que mon coeur; fût-ce dans un de mes plus terribles
instants de rage contre le genre humain, elle fera naître dans mon
sein des sentiments plus doux, et tu verras peut-être l'espérance
luire de nouveau dans le tien. Mais point de message, point
d'intermédiaire; viens toi-même, viens seule, et mon coeur et ma
porte, fermés pour tout l'univers, s'ouvriront toujours pour toi
et tes chagrins. Adieu!
Il laissa aller la bride, et la jeune dame, après l'avoir
remercié, s'éloigna fort surprise du discours singulier que lui
avait tenu cet être extraordinaire. Elle retourna la tête
plusieurs fois, et le vit toujours à la porte de sa cabane. Il
semblait la suivre des yeux jusqu'au château d'Ellieslaw, et il ne
rentra dans sa chaumière que lorsqu'il ne lui fut plus possible de
l'apercevoir.
Cependant ses compagnes ne manquèrent pas de la plaisanter sur
l'étrange entretien qu'elle avait eu avec le fameux sorcier de
Mucklestane-Moor.--Isabelle a eu tout l'honneur de la journée,
lui dit miss Ilderton l'aînée. Son faucon a abattu le seul faisan
que nous ayons rencontré; ses yeux ont conquis le coeur d'un
amant, et le magicien lui-même n'a pu résister à ses charmes. Vous
devriez, ma chère Isabelle, cesser d'accaparer, ou du moins vous
défaire de toutes les denrées qui ne peuvent vous servir.
--Je vous les cède toutes pour peu de chose, dit Isabelle, et le
sorcier pardessus le marché.
--Proposez-le à Nancy pour rétablir la balance inégale, dit miss
Ilderton; vous savez que ce n'est pas une sorcière.
--Bon Dieu, ma soeur, dit Nancy, que voudriez-vous que je fisse
d'un tel monstre? J'ai eu peur dès que je l'ai aperçu, et j'avais
beau fermer les yeux, il me semblait que je le voyais encore.
--Tant pis, Nancy, reprit sa soeur, je vous souhaite, quand vous
prendrez un admirateur, qu'il n'ait d'autres défauts que ceux
qu'on ne peut pas voir en fermant les yeux. Au surplus, n'en
voulez-vous pas? c'est une affaire faite, je le prends pour moi,
je le logerai dans l'armoire où maman tient ses curiosités de la
Chine, afin de prouver que l'imagination si fertile des artistes
de Pékin et de Kanton n'a jamais immortalisé en porcelaine de
monstre comparable à celui que la nature a produit en Écosse.
--La situation de ce pauvre homme est si triste, dit Isabelle,
que je ne puis, ma chère Lucy, goûter vos plaisanteries comme de
coutume. S'il est sans ressources, comment peut-il exister dans ce
désert, si loin de toute habitation? et s'il a les moyens de se
procurer ce dont il a besoin, ne court-il pas le risque d'être
volé, assassiné par quelqu'un des brigands dont on parle
quelquefois dans ce voisinage?
--Vous oubliez qu'on assure qu'il est sorcier, dit Nancy.
--Et si la magie diabolique ne lui réussit pas, dit miss
Ilderton, il n'a qu'à se fier à sa magie naturelle. Qu'il montre à
sa fenêtre sa tête énorme et son visage, le plus hardi voleur ne
voudra pas le voir deux fois. Que ne puis-je avoir à ma
disposition cette tête de Gorgone, seulement pour une demi-heure!
--Et qu'en feriez-vous, Lucy? lui demanda miss Vere.
--Je ferais fuir du château ce sombre, roide et cérémonieux
Frédéric Langley, que votre père aime tant, et que vous aimez si
peu. Au moins nous avons été débarrassées de sa compagnie pour le
temps que nous avons mis à faire notre visite au sorcier. C'est
une obligation que nous avons à Elsy, et je ne l'oublierai de ma
vie.
--Que diriez-vous donc, Lucy, lui dit à demi-voix Isabelle, pour
ne pas être entendue de Nancy, qui marchait en avant parce que le
sentier où elles se trouvaient était trop étroit pour que trois
personnes pussent y passer de front; que diriez-vous si l'on vous
proposait d'associer pour la vie votre destinée à celle de sir
Frédéric?
--Je dirais Non, Non, Non, trois fois Non, toujours de plus haut
en plus haut, jusqu'à ce qu'on m'entendît de Carlisle.
--Mais si Frédéric vous disait que dix-neuf Non valent un
demi-consentement?
--Cela dépend de la manière dont ces Non sont prononcés.
--Mais si votre père vous disait: Consentez-y ou...
--Je m'exposerais à toutes les conséquences de son ou, serait-il
le plus cruel des pères.
--Et s'il vous menaçait d'un couvent, d'une abbesse, d'une tante
catholique?
--Je le menacerais d'un gendre protestant, et je ne manquerais
pas la première occasion de lui désobéir par esprit de conscience.
Mais Nancy marche bien vite! Tant mieux, nous pourrons causer.
Croyez-vous donc, ma chère Isabelle, que vous ne seriez pas
excusable devant Dieu et devant les hommes, de recourir à tous les
moyens possibles plutôt que de faire un semblable mariage? Un
ambitieux, un orgueilleux, un avare, un cabaleur contre le
gouvernement, mauvais fils, mauvais frère, détesté de tous ses
parents! Je mourrais mille fois plutôt que de consentir à
l'épouser.
--Que mon père ne vous entende point parler ainsi, ou faites vos
adieux au château d'Ellieslaw.
--Eh bien! adieu au château d'Ellieslaw de tout mon coeur, si
vous en étiez dehors, et si je vous savais avec un autre
protecteur que celui que la nature vous a donné. Ah! ma chère
cousine, si mon père jouissait de son ancienne santé, avec quel
plaisir il vous aurait donné asile jusqu'à ce que vous fussiez
débarrassée de cette cruelle et ridicule persécution!
--Ah! plût à Dieu que cela fût! ma chère Lucy, répondit Isabelle,
mais je crains que, faible de santé comme est votre père; il ne
soit hors d'état de protéger la pauvre fugitive contre ceux, qui
viendront la réclamer:
--Je le crains bien aussi! reprit miss llderton; mais nous y
penserons et trouverons quelque moyen pour sortir d'embarras.
Depuis quelques jours, je vois partir et arriver un grand nombre
de messagers; je vois paraître et disparaître des figures
étrangères que personne ne connaît, et dont on ne prononce pas le
nom: on nettoie et on prépare les armes dans l'arsenal du château;
tout y est dans l'agitation et l'inquiétude, et j'en conclus que
votre père et ceux qui sont chez lui en ce moment s'occupent de
quelque complot. Il ne nous en serait que plus facile de former
aussi quelque petite conspiration; nos messieurs n'ont pas pris
pour eux toute la science politique, et il y a quelqu'un que je
désire admettre à nos conseils.
--Ce n'est pas Nancy?
--Oh non! Nancy est une bonne fille; elle vous est fort attachée,
mais elle serait un pauvre génie de conspiration, aussi pauvre que
Renault et les autres conjurés subalternes de Venise sauvée
(Tragédie d'Otway); non, non, c'est un Jaffier ou un Pierre que je
veux dire, si Pierre vous plaît davantage. Et cependant quoique je
sache que je vous ferai plaisir, je n'ose pas le nommer, de peur
de vous contrarier en même temps. Ne devinez-vous pas? Il y a un
aigle et un rocher dans ce nom-là; il ne commence point par un
aigle en anglais, mais par quelque chose qui y ressemble en
écossais (Miss Ilderton joue ici sur le nom d'Eanscliff. Earn
signifie aigle (eagle) en écossais; et cliff, rocher en anglais).
Hé bien, vous ne voulez pas le nommer?
--Ce n'est pas au moins le jeune Earnscliff que vous voulez dire,
Lucy, répondit Isabelle en rougissant?
--Eh! à quel autre pouvez-vous penser? Les Jaffier et les Pierre
ne sont pas en grand nombre dans ce canton, quoiqu'on y trouve en
grand nombre les Renault et les Bedmar.
--Quelle folle idée, Lucy! vos drames et vos romans vous ont
tourné la tête. Qui vous a fait connaître les inclinations de
M. Earnscliff et les miennes? Elles n'ont d'existence que dans
votre imagination toujours si vive. D'ailleurs, mon père ne
consentirait jamais à ce mariage, et Earnscliff même.... Vous
savez la fatale querelle....
--Quand son père a été tué? Cela est si vieux. Nous ne sommes
plus, j'espère, dans le temps où la vengeance d'une querelle
faisait partie de l'héritage qu'un père laissait à ses enfants,
comme une partie d'échecs en Espagne, et où l'on commettait un
meurtre ou deux à chaque génération, seulement polir empêcher le
ressentiment de se refroidir. Nous en usons aujourd'hui avec nos
querelles comme avec nos vêtements: nous les cherchons pour nous,
et nous ne réveillerons pas plus les ressentiments de nos pères,
que nous ne porterons leurs pourpoints tailladés et leurs
haut-de-chausses.
--Vous traitez la chose trop légèrement, Lucy, répondit, miss
Vere.
--Non, non, pas du tout. Quoique votre père fût présent à cette
malheureuse affaire, on n'a jamais cru qu'il ait porté le coup
fatal. Et, dans tous les cas, même du temps des guerres de clans,
la main d'une fille, d'une soeur, n'a-t-elle pas été souvent un
gage de réconciliation? Vous riez de mon érudition en fait de
romans; mais je vous assure que si votre histoire était écrite
comme celle de mainte héroïne moins malheureuse et moins
méritante, le lecteur tant soit peu pénétrant vous déclarerait
d'avance la dame des pensées d'Earnscliff et son épouse future, à
cause de l'obstacle même que vous supposez insurmontable.
--Nous ne sommes plus au temps des romans, mais à celui de la
triste réalité; car voilà le château d'Ellieslaw.
--Et j'aperçois à la porte sir Frédéric Langley, qui nous attend
pour nous aider à descendre de cheval. J'aimerais mieux toucher un
crapaud. Ce sera le vieux Horsington, le valet d'écurie, qui me
servira d'écuyer.
En parlant ainsi, elle fit sentir la houssine à son coursier,
passa devant sir Frédéric, qui s'apprêtait à lui offrir la main,
sans daigner jeter un regard sur lui, et sauta légèrement à terre
dans les bras du vieux palefrenier. Isabelle aurait bien voulu
l'imiter, mais elle voyait son père froncer le sourcil et la
regarder d'un air sévère; elle fut obligée de recevoir les soins
d'un amant odieux.
CHAPITRE VI
«Pourquoi nous donne-t-on le nom de voleurs, à
«nous qui sommes les gardes-du-corps de la nuit?
«Qn'ou nous appelle les compagnons de Diane
«dans les forêts, les gentilshommes des ténèbres, les
«favoris de la lune!»
(Shakespeare) Henri IV, première partie.
Le solitaire avait passé dans son jardin le reste du jour où il
avait en la visite des trois cousines. Il vint, le soir, s'asseoir
sur la pierre qui était son banc favori. Le disque du soleil
brillait d'un rouge éclatant; à travers les flots de nuages qui
passaient et repassaient sans cesse, il colorait d'une teinte plus
vive de pourpre les sommets des montagnes couvertes de bruyères,
dont le vaste profil se dessinait à l'horizon de cette aride
plaine.
Le Nain contemplait les nuages qui s'abaissaient en masses de plus
en plus compactes; et lorsqu'un des derniers rayons du soleil
couchant vint tomber d'aplomb sur la figure étrange du solitaire,
on aurait pu le prendre pour le démon de l'orage qui se préparait,
ou pour quelque gnome qu'un signal sinistre avait fait sortir
tout-à-coup des entrailles de la terre.
Pendant qu'il était assis, les yeux tournés vers les vapeurs
toujours croissantes de l'horizon, un homme à cheval arriva au
grand galop; et, s'arrêtant comme pour laisser reprendre haleine à
son cheval, il fit à l'anachorète une espèce de salut avec un air
d'effronterie mêlé de quelque embarras.
La taille de ce cavalier était maigre et élancée; mais il
paraissait avoir la force et la constitution d'un athlète, comme
quelqu'un qui avait fait métier toute sa vie de ces exercices qui
développent la force musculaire en empochant le corps de prendre
trop d'accroissement. Son visage, brûlé par le soleil, annonçait
l'audace, l'impudence et la fourberie; enfin des cheveux et des
sourcils roux qui ombrageaient de petits yeux gris, tels étaient
les traits qui composaient la physionomie sinistre de ce
personnage. Il avait des pistolets d'arçon à sa selle et une autre
paire à sa ceinture; il portait une jaquette de peau de buffle, et
des gants aux mains; celui de la droite était garni de petites
écailles de fer, comme les anciens gantelets. Il avait la tête
couverte d'une espèce de casque d'acier rouillé, et un grand sabre
pendait à son côté.
--Hé bien! dit le Nain, voilà donc encore le Vol et le Meurtre à
cheval?
--A cheval? Oui, oui, Elsy, dit le bandit, votre science de
médecin m'a remonté sur mon brave cheval bai.
--Et toutes ces promesses d'amendement que vous aviez faites
pendant votre maladie, elles sont oubliées?
--Parties avec l'eau chaude et la panade, reprit l'effronté
convalescent. Elsy, vous qui avez, dit-on, des liaisons avec
l'Autre (Le diable):
«Le diable, étant en maladie,
«D'être moine eut la fantaisie;
«Mais, quand il se porta bien,
«Du diable s'il en fit rien.»
--Tu dis vrai, répondit le solitaire: il serait plus facile de
faire perdre au corbeau son goût pour les cadavres, au loup sa
soif du sang, que de changer tes inclinations perverses.
--Que voulez-vous que j'y fasse? cela est né avec moi, c'est dans
mon sang. De père en fils les lurons de Westburnflat ont été tous
des rôdeurs et des pillards. Ils ont tous bu sec, et fait bonne
vie, tirant grande vengeance d'une petite offense et ne refusant
aucun travail bien payé.
--Fort bien! et tu es aussi loup que celui qui la nuit ravage une
bergerie... Pour quelle oeuvre de l'enfer es-tu en course cette
nuit?
--Est-ce que votre science ne vous l'apprend pas?
--Elle m'apprend que ton dessein est coupable, que ton action
sera plus mauvaise, et que la fin sera pire encore.
--Et vous ne m'en aimez pas moins pour cela, reprit Westburnflat,
vous me l'avez toujours dit.
J'ai des raisons pour aimer ceux qui sont le fléau de l'humanité:
--tu en es un des plus épouvantables! Tu vas répandre le sang?
--Non! oh non!... A moins qu'on ne fasse résistance; car alors la
colère l'emporte, vous savez. Non; je veux seulement couper la
crête d'un jeune coq qui chante trop haut.
--Ce n'est pas du jeune Earnscliff? dit le Nain avec quelque
émotion.
--Le jeune Earnscliff? Non... Pas encore, le jeune Earnscliff!
mais son tour pourra venir, s'il ne prend garde à lui, et s'il ne
retourne à la ville, au lieu de s'amuser ici à détruire le peu de
gibier qui nous reste; s'il prétend agir en magistrat, et envoyer
aux gens puissants d'Auld-Reekie (Édimbourg) ses rapports sur les
troubles du canton... Oui, qu'il prenne garde à lui!
--C'est donc Hobby d'Heugh-Foot! Quel mal t'a-t-il fait?
--Quel mal? pas grand mal;, mais il dit que le dernier mardi gras
je n'osai me montrer de peur de lui, tandis que c'était de peur du
shérif; il y avait un mandat contre moi. Je me moque d'Hobby et de
tout son clan; mais ce n'est pas tant pour me venger que pour lui
apprendre à ne pas donner carrière à sa langue en parlant de ceux
qui valent mieux que lui; je crois que demain matin il aura perdu
la meilleure plume de son aile... Adieu, Elsy; j'ai quelques bons
enfants qui m'attendent dans les montagnes. Je vous verrai en
revenant, et je vous amuserai du récit de ce que nous aurons fait,
pour vous payer de vos soins.
Avant que le Nain eût le temps de répliquer, le bandit de
Westburnflat partit au grand galop. Il pressait sans pitié son
cheval de l'éperon, et le faisait sauter par-dessus les pierres,
dont un grand nombre parsemaient encore la plaine. En vain
l'animal ruait, gambadait, se dressait: il le forçait à suivre sa
ligne droite, et restait ferme sur la selle. Bientôt le solitaire
le perdit de vue.
--Ce misérable, dit le Nain, cet assassin couvert de sang, ce
scélérat qui ne respire que le crime, a des nerfs et des muscles
assez forts et assez souples pour dompter un animal mille fois
plus noble que lui; il le force à le conduire dans l'endroit où il
va se souiller d'un nouveau forfait! Et moi, si j'avais la
faiblesse de vouloir avertir sa malheureuse victime de se tenir
sur ses gardes, et chercher à sauver une famille innocente, la
décrépitude qui m'enchaîne ici mettrait un obstacle à mes bonnes
intentions!--Mais pourquoi désirerais-je qu'il en fût autrement?
Qu'ont de commun ma voix aigre, ma figure hideuse, ma taille mal
conformée, avec ceux qui se prétendent les chefs-d'oeuvre de la
nature? Quand je rends un service, ne le reçoit-on pas avec
horreur et dégoût? Et pourquoi prendrais-je quelque intérêt à une
race qui me regarde et qui m'a traité comme un monstre, un être
proscrit? Non; par toute l'ingratitude que j'ai éprouvée, par les
injures que, j'ai souffertes, par l'emprisonnement qu'on m'a fait
subir, par les chaînes dont on m'a chargé, j'étoufferai dans mon
coeur ma sensibilité rebelle. Je n'ai été que trop souvent assez
insensé pour dévier de mes principes quand mes sentiments se
liguaient contre moi. Comme si celui qui n'a trouvé de compassion
dans personne devrait en ressentir pour quelqu'un? Que la destinée
promène son char armé de faux sur l'humanité tremblante, je ne me
précipiterai pas sous ses roues pour lui dérober une victime.
Quand le Nain, le sorcier, le bossu, aurait sauvé aux dépens de sa
vie un de ces êtres si fiers de leur beauté, ou de leur adresse,
tout le monde applaudirait à cet échange d'un homme contre un
monstre.--Et cependant ce pauvre Hobby, si jeune, si franc, si
brave, si...--Oublions-le! je ne pourrais le secourir quand je
le voudrais; mais si je le pouvais, je ne le voudrais pas: non, je
ne le voudrais pas, dût-il ne m'en coûter qu'un souhait pour le
sauver.
Avant ainsi terminé son soliloque, il se retira dans sa chaumière
pour se mettre à l'abri de l'orage qui s'annonçait par de grosses
et larges gouttes de pluie. Les derniers rayons du soleil avaient
disparu entièrement; à de courts intervalles deux ou trois éclats
de tonnerre étaient répétés par les échos des montagnes comme le
bruit d'un combat lointain.
CHAPITRE VII
«Orgueilleux oiseau des montagnes,
«Tes plumes vont servir de jouet aux autans.
«Retourne aux lieux où tu plaças ton aire,
«Tu n'y verras que cendres et débris.
«Qui frappe l'air de ces lugubres cris?....
«Ce sont les accents d'une mère.
T. Campbell.
Toute la nuit fut sombre et orageuse; mais le matin se leva comme
rafraîchi par la pluie. Même la lande sauvage de Mucklestane-Moor,
coupée par des inégalités d'un terrain aride, et par des flaques
d'eau marécageuse, sembla s'animer sous l'influence d'un ciel
serein, comme un air de bonne humeur et de gaîté peut répandre un
certain charme inexprimable sur le visage le moins agréable. La
bruyère était touffue et fleurie. Les abeilles que le solitaire
avait ajoutées à ses petites propriétés rurales voltigeaient en
joyeux essaims et remplissaient l'air des murmures de leur
industrie. Quand le vieillard sortit de sa hutte, ses deux chèvres
vinrent au-devant de lui pour recevoir la nourriture qu'il leur
distribuait lui-même chaque matin, et elles lui léchaient les
mains pour lui témoigner leur reconnaissance.
--Pour vous du moins, leur dit-il, pour vous du moins la
conformation de celui qui vous fait du bien ne change rien à votre
gratitude; vous accueillez avec transport l'être disgracié de la
nature qui vous donne ses soins; et les traits les plus nobles que
le ciseau d'un statuaire ait jamais produits, seraient pour vous
un objet d'indifférence et d'alarmes s'ils s'offraient à vous à la
place du corps mutilé dont vous avez coutume de recevoir les
soins.,.. Lorsque j'étais dans le monde, ai-je jamais trouvé de
tels sentiments de gratitude? Non. Les domestiques que j'avais
élevés depuis leur enfance, me tournaient en dérision derrière ma
chaise; l'ami que je soutins de ma fortune, et pour l'amour de qui
mes mains... (Il fut en ce moment agité d'un mouvement
convulsif)... Cet ami m'enferma dans l'asile destiné aux êtres
privés de raison, me fit partager leurs souffrances, leurs
humiliations, leurs privations! Hubert seul... mais Hubert finira
aussi par m'abandonner. Tous les hommes ne se ressemblent-ils pas?
Ne sont-ils pas tous corrompus, insensibles, égoïstes, ingrats et
hypocrites jusque dans leurs prières à la Divinité, quand ils la
remercient du soleil qui les éclaire, de l'air pur qu'ils
respirent?
Pendant qu'il se livrait à ces sombres réflexions, le solitaire
entendit de l'autre côté de son enclos les pas d'un cheval, et une
voix sonore qui chantait avec l'accent joyeux d'un coeur léger de
souci:
«Bon Hobbie Elliot, Hobbie, ô cher ami,
«Avec vous volontiers je m'en irais d'ici!»
Au mène instant, un gros chien de chasse franchit la barrière de
l'ermite. Les chasseurs de ces cantons savent bien que la forme et
l'odeur des chèvres rappellent si bien la forme et l'odeur du
daim, que les limiers les mieux dressés s'élancent quelquefois sur
elles. Le chien en question attaqua donc et étrangla aussitôt une
des favorites de l'ermite. En vain Hobby Elliot survenant sauta à
bas de son cheval pour sauver l'innocente créature. Quand le Nain
vit les dernières convulsions d'une de ses favorites, saisi d'un
accès de frénésie et ne se possédant plus, il tira une espèce de
poignard qu'il portait sous son habit, et se précipita sur le
chien pour le percer. Hobby lui saisit le bras.
--Tout beau, Elsy, tout beau, lui dit-il, ce n'est pas ainsi
qu'il faut traiter Killbuck.
La rage du Nain se dirigea alors contre le jeune fermier.
Déployant une vigueur qu'on ne lui aurait pas soupçonnée, il
dégagea son bras dans un clin d'oeil, et appuya la pointe de son
poignard sur la poitrine d'Hobby. Mais au même instant le jetant
loin de lui avec horreur:--Non!, s'écria-t-il d'un air égaré,
non! pas une seconde fois!
Hobby recula de quelques pas, aussi surpris que confus d'avoir
couru un tel danger de la part d'un ennemi qu'il aurait cru si peu
redoutable.--Il a le diable au corps, à coup sûr! Tels furent
les premiers mots qui lui échappèrent, puis il se mit à, s'excuser
d'un accident qu'il n'avait pu ni prévoir ni prévenir.
--Je ne veux pas justifier tout-à-fait Killbuck, dit-il; mais je
suis autant fâché que vous de ce qui vient d'arriver, je veux donc
vous envoyer deux chèvres et deux grasses brebis de deux ans, pour
réparer tout le mal. Un homme sage et sensé, comme vous l'êtes, ne
doit pas avoir de rancune contre une pauvre bête qui n'a fait que
suivre son instinct. Une chèvre est cousine germaine d'un daim; si
c'eût été un agneau, on pourrait y trouver davantage à redire.
Vous devriez avoir des brebis plutôt que des chèvres, Elsy, dans
un endroit où il y a tant de chiens de chasse.--Mais je vous en
enverrai deux.
--Misérable! dit le Nain, votre cruauté me prive d'une des deux
seules créatures qui me fussent attachées!
--Bon Dieu! Elsy, c'est bien contre ma volonté. J'aurais dû
penser que vous aviez des chèvres, et tenir mon chien en laisse.
Mais je vais me marier, voyez-vous, et cela m'ôte toute autre idée
de la tête, je crois. Mes deux frères apportent sur le traîneau le
dîner de noces, ou une bonne partie; Je veux dire trois fameux
chevreuils, jamais on n'en vit courir de plus beaux dans la plaine
de Dallom, comme dit la ballade. Ils ont fait un détour pour
arriver, à cause des mauvais chemins. Je vous enverrais bien un
peu de venaison; mais vous n'en voudriez pas peut-être, parce que
c'est killbuck qui l'a tuée.
Pendant ce long discours, par lequel le bon habitant des
frontières cherchait à calmer de son mieux le Nain offensé, il
l'entendit s'écrier enfin après avoir tenu les yeux baissés comme
pour se livrer à de profondes méditations.
--L'instinct! l'instinct! Oui! c'est bien cela! Le fort opprime
le faible; le riche dépouille le pauvre; celui qui est heureux, ou
pour mieux dire l'imbécile qui croit l'être, insulte à la misère
de celui qui souffre. Retire-toi, tu as réussi à donner le dernier
coup au plus misérable des êtres. Tu m'as privé de ce que je
regardais comme une demi-consolation. Retire-toi, répéta-t-il; et
il ajouta avec un sourire amer: Vas jouir du bonheur qui t'attend
chez toi!