Walter Scott

Le nain noir
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--Ah! dit Hobby, je veux n'être jamais cru, si je ne désire pas
vous mener avec moi à mes noces. On n'en aura pas vu de pareilles
depuis le temps du vieux Martin Elliot de la tour de Preakin. Il y
aura cent Elliot pour courir la brouze (Espèce de course à cheval
qui fait partie des réjouissances d'une noce). Je vous enverrai
chercher dans un traîneau avec un bon poney.

--Est-ce bien à moi que vous proposez de prendre part aux
plaisirs du commun des hommes?

--Comment commun! pas si communs. Les Elliot sont depuis long-temps
une bonne race.

--Va-t'en, répéta le Nain; puisse le mauvais génie qui t'a
conduit ici t'accompagner chez toi! Si tu ne m'y vois, tu y verras
mes compagnons fidèles, la misère et le désespoir. Ils t'attendent
déjà sur le seuil de ta porte.

--Vous avez tort de parler ainsi, Elsy. Personne ne vous croit
bon de reste; écoutez-moi; et voilà que vous me souhaitez malheur,
à moi ou les miens. Maintenant s'il arrivait quelque chose à
Grâce, Dieu m'en préserve! ou à moi ou au pauvre chien; si je
souffrais quelque injure dans ma personne ou dans mes biens, je
n'oublierai point la part que vous y aurez eue.

--Va-t'en! dit encore le Nain, va-t'en! et souviens-toi de moi
quand tu sentiras le coup qui t'aura frappé.

--Hé bien! hé bien! dit Hobby en remontant à cheval, je m'en
vais; on ne gagne rien, comme on dit, à se disputer avec les gens
qui sont de travers, on ne les change pas (C'est le préjugé contre
l'humeur de ceux qu'on appelle des gens marqués au B.); mais s'il
arrive quelque chose à Grâce Armstrong, je vous promets un petit
feu de sorcier, pourvu qu'on trouve un seul tonneau goudronné dans
les cinq paroisses du canton.

Il partit à ces mots: le Nain jeta sur lui un regard de colère et
de mépris, et prenant une bêche avec un hoyau, il commença à
creuser un tombeau pour sa chèvre.

Un coup de sifflet, et les mots,--Hist, Elsy, st!
l'interrompirent dans cette triste occupation. Il leva la tête et
aperçut près de lui le bandit de Westburnflat. Comme le meurtrier
de Banquo (Allusion à Macbeth), il avait le visage souillé de
sang, ainsi que ses éperons et les flancs de son cheval.

--Eh bien! misérable, ton infâme projet est-il accompli?

--Est-ce que vous en doutez, Elsy? Quand je monte à cheval, mes
ennemis peuvent sangloter d'avance. Ils ont eu cette nuit, à
Heugh-Foot, une belle illumination, et on y pousse encore des cris
plaintifs sur la mariée.

--La mariée!

--Oui. Charly Cheat-the-Woody (Charlot nargue-la potence), comme
nous l'appelons, c'est-à-dire Charlot Foster de Tinning-Beck,
l'emmène dans le Cumberland. Elle m'a reconnu dans la bagarre,
parce que mon masque est tombé un instant. Vous sentez que, si
elle reparaissait dans le pays, je n'y serais pas en sûreté; la
bande des Elliot est nombreuse. Maintenant, ce que, j'ai à vous
demander, c'est le moyen de la mettre en sûreté.

--Veux-tu donc l'assassiner?

--Non, non; si je puis m'en dispenser. On dit qu'on envoie des
gens aux plantations,--qu'on les fait embarquer pour cela tout
doucement dans les ports, et qu'on sait gré surtout à ceux qui
emmènent une jolie fille. On a besoin par delà les mers de ce
bétail femelle, qui n'est pas rare ici; mais je veux faire mieux
pour la nôtre. Il est une belle dame qui, à moins qu'elle ne
devienne enfant docile, fera dans peu, bon gré malgré, le voyage
des Grandes-Indes. J'ai envie de faire partir Grâce avec elle.
C'est une bonne fille, après tout. Quel crève-coeur pour hobby,
quand il va arriver ce matin et qu'il ne trouvera ni maison ni
fiancée!

--Et tu n'as aucune pitié de lui!

--Aurait-il pitié de moi, s'il me voyait gravir la colline du
château à Jeddart (Le lieu des exécutions à Jeddart, où plusieurs
confrères de Westburnflat durent jouer la dernière scène de leur
rôle tragique)? C'est la pauvre fille que je plains. Pour lui, il
en prendra une autre.--Eh bien! Elsy, que dites-vous de cet
exploit, vous qui aimez à en entendre raconter?

--L'air, l'océan, le feu, dit le Nain se parlant à lui-même, les
tremblements de terre, les tempêtes, les volcans, ne sont rien
auprès de la rage de l'homme; et qu'est-ce que ce bandit, si ce
n'est un homme plus habile qu'un autre à remplir le but de son
existence!--Ecoute-moi, misérable, tu vas aller où je t'ai
envoyé une fois.

--Chez l'intendant?

--Oui; tu lui diras qu'Elsender-le-Reclus lui ordonne, de te
donner de l'or. Mais rends la liberté à cette fille, renvoie-la
dans sa famille; qu'elle n'ait à se plaindre d'aucune insulte;
fais-lui seulement jurer de ne pas découvrir ton crime.

--Jurer! Et si elle ne tient pas son serment? les femmes n'ont
pas une grande réputation de ce côté. Un homme comme vous doit
savoir cela. Aucune insulte, dites-vous? Qui sait ce qui peut lui
arriver, si elle reste long-temps à Tinning-Beck? Charly
Cheat-the-Woody est un brave luron. Mais si vingt pièces d'or
m'étaient comptées, je croirais pouvoir promettre qu'elle sera rendue
à sa famille dans les vingt-quatre heures.

Le Nain tira de sa poche un petit porte-feuille, y écrivit une ou
deux lignes, en déchira le feuillet, et le remettant au brigand:--
Tiens, lui dit-il en le regardant d'un air de menace, mais ne
songe pas à me tromper! si tu n'obéis pas ponctuellement à mes
ordres, ta vie m'en répondra.

--Je sais que vous avez du pouvoir, Elsy, dit le bandit en
baissant les yeux, n'importe d'où il vienne;--vous avez une
prévoyance et un savoir de médecin qui vous servent à merveille,
et l'argent pleut à votre commandement, comme les fruits du grand
frêne de Castleton dans une gelée d'octobre: je ne vous désobéirai
pas.

--Pars donc, et délivre-moi de ton odieuse présence.

Le brigand donna un coup d'éperon à son cheval, et disparut sans
répliquer.

Pendant ce temps, Hobby continuait sa route avec cette sorte
d'inquiétude vague qu'on appelle souvent le pressentiment de
quelque malheur. Avant d'arriver à la hauteur d'où il pouvait voir
sa maison, il aperçut sa nourrice, personnage qui était alors
d'une grande importance dans toutes les familles d'Écosse, tant
dans la haute classe que dans la moyenne. On regardait la liaison
établie entre elle et l'enfant qu'elle avait nourri comme trop
intime pour être rompue, et il arrivait très fréquemment que la
nourrice finissait par être admise dans la famille de son
nourrisson, et par y être chargée d'une partie de quelqu'un des
soins domestiques.

--Qu'est-ce donc qui a pu faire venir si loin la vieille
nourrice? se demanda Hobby dès qu'il eut reconnu Annaple. Jamais
elle ne s'éloigne de la ferme à plus d'une portée de fusil.
Vient-elle m'annoncer quelque malheur? Les paroles du vieux sorcier
ne peuvent pas me sortir de la tête. Ah! Killbuck, mon garçon!
prendre une chèvre pour un daim, et justement la chèvre d'Elsy!

Cependant Annaple, le désespoir peint sur la figure, était arrivée
près de lui, et, saisissant son cheval par la bride, resta
quelques instants sans pouvoir s'exprimer, tandis qu'Hobby, ne
sachant à quoi il devait s'attendre, n'osait l'interroger.

--Mon cher enfant, s'écria-t-elle enfin, arrêtez!...... n'allez
pas plus loin!... c'est un spectacle qui vous fera mourir.

--Au nom du ciel, Annaple, expliquez-vous! que voulez-vous dire?

--Hélas! mon enfant, tout est perdu, brûlé, pillé, saccagé! Votre
jeune coeur se briserait, mon enfant, si vous voyiez ce que mes
vieux yeux ont vu ce matin.

--Et qui a osé faire cela?--Lâchez ma bride, Annaple, lâchez-la
donc! Où est ma mère, où sont mes soeurs, où est Grâce? Ah! le
sorcier! j'entends encore ses paroles tinter à mon oreille.

Il pressa son cheval, et ayant atteint la hauteur il vit bientôt
le spectacle de désolation dont Annaple l'avait menacé. Des
monceaux de cendres et de débris couvraient la place qu'avait
occupée sa ferme. Ses granges, qui renfermaient ses récoltes et
ses fourrages, ses étables pleines de nombreux troupeaux, tout ce
qui formait la richesse d'un cultivateur à cette époque, tout cela
n'existait plus. Il resta un moment sans mouvement.--Je suis
ruiné, s'écria-t-il enfin, ruiné sans ressource!--encore si ce
n'était pas à la veille de mon mariage!--Mais je ne suis pas un
enfant pour rester là à pleurer. Pourvu que je retrouve Grâce, ma
mère et mes soeurs bien portantes!--Eh bien! je ferai comme mon
grand-père, qui alla avec Buccleugh servir en Flandre.--Allons,
je ne perdrai pas courage, ce serait le faire perdre à ces pauvres
femmes.

Il s'avança avec fermeté vers le lieu du désastre, dans le dessein
de porter à sa famille les consolations dont il avait besoin
lui-même. Les habitants du voisinage, ceux surtout qui portaient son
nom, s'y étaient déjà rassemblés. Les plus jeunes s'étaient armés,
et ne respiraient que vengeance, quoiqu'ils ne sussent sur qui la
faire tomber: les plus âgés s'occupaient des moyens de secourir la
malheureuse famille. La chaumière d'Annaple, située à deux pas de
la ferme, lui avait servi de refuge, et chacun s'était empressé
d'y apporter ce qui pouvait lui être le plus nécessaire, car on
n'avait pu sauver presque rien de la fureur des flammes.

--Eh bien! disait un grand jeune homme, allons-nous rester toute
la journée devant les murailles brûlées de la maison de notre
parent? A cheval, et poursuivons les brigands. Qui a un limier
prêt à nous guider?

--Le jeune Earnscliff est déjà parti avec six chevaux, dit un
autre, pour tâcher de les découvrir.

--Eh bien! reprit le premier, suivons-le donc, entrons dans le
Cumberland, brûlons, pillons, tuons, tant pis pour les plus
voisins.

--Un moment, jeune homme, dit un vieillard, voulez-vous exciter
la guerre entre deux pays qui sont en paix?

--Voulez-vous que nous voyions brûler nos maisons sans nous
venger? Est-ce ainsi qu'agissaient nos pères?

--Je ne vous dis pas, Simon, qu'il ne faut pas nous venger,
répondit le vieillard plus prudent; mais il faut avoir, de notre
temps, la loi pour soi.

--Je doute, dit un autre, qu'il existe encore un homme qui sache
les formalités à observer quand il faut poursuivre une vengeance
légitime au-delà des frontières. Tam de Whittram savait tout cela;
mais il est mort dans le fameux hiver.

--Oui, dit un troisième, il était de la grande expédition quand
l'on se porta jusqu'à Thirlwall, un an après le combat de
Philiphaugh.

--Bah! s'écria un autre de ces conseillers de la discorde, il ne
faut pas être bien savant pour connaître ces formalités. Quand on
est sur la frontière, il faut mettre une botte de paille enflammée
au haut d'une pique ou d'une fourche, sonner trois fois du cor,
proclamer le mot de guerre, et alors il est légitime d'entrer en
Angleterre pour se remettre, de vive force, en possession de ce
qu'on vous a pris. Et; si vous n'en pouvez venir à bout, vous avez
le droit de prendre à quelque Anglais l'équivalent de ce que vous
avez perdu, mais pas davantage. Voilà la loi ancienne du Border,
faite à Drundrennan du temps de Douglas-le-Noir: que le diable
emporte qui en doute.

--Hé bien! mes amis, s'écria Simon, à cheval! nous prendrons avec
nous le vieux Cuddy; il Sait le compte des troupeaux et du
mobilier perdus, Hobby en aura ce soir autant qu'il en avait hier.
Quant à la maison, nous ne pouvons lui en rapporter une; mais nous
en brûlerons une dans le Cumberland, comme on a brûlé Heugh-Foot;
c'est là ce qu'on appelle des représailles dans tous les pays du
monde.

La proposition venait d'être accueillie avec enthousiasme par les
plus jeunes de l'assemblée, quand Hobby arriva.

Voilà Hobby, répéta-t-on tout bas, le voilà ce pauvre garçon:
c'est lui qui nous guidera. Tous s'empressèrent autour du
malheureux fermier pour lui témoigner la part qu'ils prenaient à
son malheur, et il ne put indiquer à ses voisins et à ses parents
combien il était sensible à l'intérêt qu'ils lui marquaient, qu'en
leur serrant la main. Quand il pressa celle de Simon d'Hackburn,
son anxiété trouva enfin un langage.

--Et où sont-elles? dit-il, comme s'il eût craint de nommer les
objets de son inquiétude. Simon lui montra du doigt la chaumière
d'Annaple, et Hobby s'y précipita avec l'air désespéré d'un homme
qui veut savoir sur-le-champ tout ce qu'il doit craindre.

Dès qu'il y fut entré, des exclamations de compassion partirent de
tous côtés dans le groupe.

--Ce pauvre Hobby! ce pauvre garçon!

--Il va apprendre ce qu'il y a de pire pour lui!

--Earnscliff ramènera peut-être la pauvre fille!

Après ces exclamations, le groupe, n'ayant point de chef reconnu,
attendit tranquillement le retour d'Hobby, résolu à se mettre sous
sa direction.

L'entrevue d'Hobby avec sa famille fut aussi triste
qu'attendrissante. Ses trois soeurs se jetèrent à son cou en
pleurant, et l'étouffèrent presque de caresses pour retarder
l'instant où il s'apercevrait qu'il lui manquait quelqu'un non
moins cher a son coeur.

--Que Dieu vous bénisse, mon fils! Il peut nous secourir, lui,
alors que le secours du monde n'est qu'un roseau brisé.

Tels furent les premiers mots que la vieille mère adressa à son
petit-fils. Il regarda autour de lui, tenant la main de deux de
ses soeurs, tandis que la troisième était encore suspendue à son
cou.

--Laissez-moi donc voir; dit-il, que je vous compte. Voilà ma
mère, Annette, Jeanne, Lily; mais où est... Il hésita un moment.--
Où est Grâce? continua-t-il, comme en faisant un effort.

--Sûrement ce n'est pas un moment pour se cacher ou pour
plaisanter.

--O mon frère! notre pauvre Grâce! telles furent les seules
réponses qu'il put obtenir, jusqu'à ce que sa grand'mère se levât,
et, le séparant de ses soeurs éplorées, le conduisît vers un
siège; puis, avec cette sérénité touchante qu'une piété sincère
peut seule procurer aux plus cruelles douleurs, elle lui dit:--
Mon fils, quand votre père fut tué à la guerre, et me laissa six
orphelins, à qui j'avais à peine alors de quoi donner du pain,
j'eus le courage, ou pour mieux dire, le ciel me donna le courage
de dire:--Que la volonté du Seigneur soit faite! Hé bien! mon
fils, des brigands ont mis le feu cette nuit à la ferme en cinq ou
six endroits à la fois; ils sont entrés armés, masqués; ils ont
pillé la maison, tué les bestiaux, emmené les chevaux, et, pour
comble de malheur, enlevé notre pauvre Grâce! priez le ciel de
vous donner la force de dire: Que sa volonté soit faite!

--Ma mère, ma mère, ne me pressez pas ainsi... C'est
impossible... je ne suis qu'un pécheur.... un pécheur endurci!...
Des hommes armés, masqués! Grâce enlevée!... Donnez-moi le sabre
et le havresac de mon père. Je veux me venger, devrais-je aller
chercher ma vengeance au fond de l'enfer.

--Oh! mon fils, soyez soumis à la volonté de Dieu. Qui sait ce
que sa bonté nous réserve? Le jeune Earnscliff, que le ciel le
protège! s'est mis à la poursuite des brigands avec Davie de
Stenhouse et quelques autres des premiers accourus. Je criai de
laisser brûler la maison et de courir après Grâce, et Earnscliff a
été le premier à partir. C'est le digne fils de son père; c'est un
loyal ami.

--Oui! s'écria Hobby, que le ciel le bénisse! Mais il s'agit à
présent de l'imiter. Adieu, ma mère, adieu, mes soeurs!

--Adieu, mon fils! puissiez-vous réussir dans votre recherche!
mais que je vous entende donc dire avant votre départ:--Que la
volonté de Dieu soit faite!

--Pas, à présent, ma mère, pas à présent! cela m'est impossible.
Il sortait de la maison, quand, en se retournant, il vit le visage
de sa vénérable aïeule se couvrir d'une nouvelle tristesse. Il
revint sur-le-champ, se précipita dans ses bras:--Hé bien! oui,
ma mère, dit-il, oui! que sa volonté soit faite! puisque cela vous
consolera.

--Que Dieu soit donc avec vous, mon fils, et qu'il vous accorde
de pouvoir dire à votre retour:--Que son saint nom soit béni!

--Adieu, ma mère, adieu mes soeurs, s'écria Elliot; et il partit.


CHAPITRE VIII


«Aux armes! à cheval! ne perdons pas leur trace,
«S'écria le Laird en courroux.
«Si quelqu'un refusait de marcher avec nous,
«Qu'il ne vienne jamais me regarder en face.»
Ballade des frontières.

--A cheval! à cheval! lance au poing! s'écria Hobby en rejoignant
la troupe qui l'attendait.

Plusieurs déjà avaient le pied à l'étrier; et, pendant qu'Elliot
cherchait à la hâte des armes, chose difficile dans ce désordre,
le vallon retentit de l'approbation bruyante de ses amis.

--A la bonne heure, Hobby, dit Simon d'Hackburn; je vous
reconnais. Que les femmes pleurent et gémissent, rien de mieux;
mais les hommes doivent rendre aux autres ce qu'on leur a fait;
c'est la sainte Écriture qui l'a dit.

--Taisez-vous, dit un vieillard d'un air sévère; n'abusez pas de
la parole de Dieu, vous ne connaissez pas la chose dont vous
parlez.

--Avez-vous quelques nouvelles, Hobby? êtes-vous sur la voie? Mes
braves, ne nous pressons pas trop, dit le vieux Dick de Dingle.

--Que signifie de venir nous prêcher maintenant? dit Simon à
celui qui l'avait repris. Si vous ne savez pas vous défendre,
laissez faire ceux qui le peuvent.

Puis, s'adressant au vieux Dick:--Est-ce que vous croyez que
nous ne connaissons pas la route d'Angleterre aussi bien que la
connaissaient nos pères? N'est-ce pas de là que viennent tous les
maux? C'est l'ancien proverbe, et il dit vrai: Allons en
Angleterre, comme si le diable nous poussait vers le sud.

--Nous suivrons la trace des chevaux d'Earnscliff, dit un Elliot.

--Je la reconnaîtrais dans la lande la plus obscure du Border,
quand on y aurait tenu foire la veille, dit Hugh, le maréchal-ferrant
de Ringleburn,--car c'est toujours moi qui chausse son cheval.

--Lâchez les limiers, dit un autre; où sont-ils?

--Oui, oui, la terre est sèche: la piste ne ment jamais!

Hobby siffla ses chiens qui erraient en hurlant autour des cendres
de la ferme.

--Allons, Killbuck, dit Hobby, prouve-nous ton savoir-faire
aujourd'hui. Et puis, comme éclairé d'une lumière soudaine, il
ajouta: Mais le sorcier m'a dit quelque chose de tout ceci; il
peut fort bien savoir ce qui en est, soit par les coquins de ce
monde ou les diables de l'autre: il me le dira, ou je le lui ferai
dire avec mon couteau de chasse.

Hobby donna ses instructions à ses camarades:--Que quatre
d'entre vous avec Simon courent du côté de Groemes-Gap. Si les
brigands sont des Anglais, ils auront pris ce chemin. Que les
autres se dispersent de deux en deux ou de trois en trois dans les
bruyères, et qu'ils m'attendent au Trysting-pool (L'étang du
rendez-vous). Qu'on dise à mes frères, quand ils arriveront, de
venir nous y joindre; pauvres garçons, ils seront aussi désolés
que moi; ils ne se doutent guère dans quelle maison de deuil ils
apportent notre venaison.--Pour moi, je vais au galop jusqu'à
Mucklestane-Moor.

--Et si, j'étais que de vous, dit alors Dick de Dingle, je
parlerais au bon Elsy, il peut tout vous dire, s'il est d'humeur à
répondre.

--Il me le dira, reprit Hobby occupé à préparer ses armes, ou je
saurai pourquoi.

--Oui, mon enfant! mais parlez-lui bien. Ces gens-là n'aiment pas
qu'on les menace. Leurs communications avec les esprits les
rendent assez susceptibles.

--Ne vous inquiétez pas. Je suis en état aujourd'hui de braver
tous les sorciers du monde et tous les diables de l'enfer. Et, se
jetant sur son cheval, il partit au grand trot.

Bientôt, malgré l'impatience dont il était tourmenté, ne sachant
pas le chemin que son cheval aurait à faire dans la journée, il
n'osa plus presser sa marche. Il eut donc le temps de réfléchir
sur la manière dont il devait parler au Nain, afin de tirer de lui
tout ce qu'il pouvait savoir relativement aux malheurs qui lui
étaient arrivés. Quoique vif et franc, comme la plupart de ses
compatriotes, il ne manquait pas de cette adresse qui est aussi un
de leurs traits caractéristiques. D'après la conduite de cet être
mystérieux, le soir où il l'avait vu pour la première fois, et
d'après tout ce qu'il en avait remarqué depuis ce temps, il prévit
que les menaces et la violence n'obtiendraient rien de lui.

--Je lui parlerai avec douceur, pensa-t-il, comme le vieux Dickon
me l'a conseillé. On a beau dire qu'il est ligué avec Satan, il
n'est pas possible que ce soit un diable assez incarné pour ne pas
avoir pitié de la position où je me trouve. D'ailleurs, il a plus
d'une fois rendu service au pauvre monde. J'aurai donc soin de me
modérer, je tâcherai de toucher son coeur; mais, si je n'en tire
rien par la douceur, je serai toujours à temps de lui tordre le
cou.

C'est dans ces dispositions qu'il s'approcha de la chaumière du
solitaire. Elsy n'était pas sur son siège d'audience, et Hobby ne
put le découvrir dans son jardin ni dans son enclos.

--Il est enfermé dans le fond de son donjon, dit-il; il n'en
voudra peut-être pas sortir; mais tâchons de le toucher par les
oreilles d'abord, avant de m'y prendre autrement.

Élevant alors la voix, et du ton le plus suppliant qu'il lui fut
possible de prendre:--Mon bon ami Elsy! criat-il... Point de
réponse...--Bon père Elsy!... même silence.

--Que le diable emporte ta chienne de carcasse! dit-il entre ses
dents... Mon bon Elsy, n'accorderez-vous pas un mot d'avis au plus
malheureux des hommes?

--Malheureux! dit le Nain, tant mieux!

Ces mots se firent entendre à travers une petite lucarne qu'il
avait pratiquée au-dessus de sa porte, et par où il pouvait voir
ce qui se passait hors de sa maison, sans être lui-même aperçu.

--Tant mieux! Elsy; et pourquoi tant mieux? N'avez-vous pas
entendu que je vous ai dit que j'étais le plus malheureux des
hommes?

--Croyez-vous m'apprendre une nouvelle? Avez-vous oublié ce que
je vous ai dit ce matin?

--Non, Elsy, et c'est parce que je m'en souviens que je reviens
vous voir. Celui qui a si bien connu le mal doit pouvoir en
indiquer le remède.

--Il n'y a point de remède aux maux de ce monde. Si j'en
connaissais un, je commencerais par l'employer pour moi-même...
N'ai-je pas perdu une fortune qui aurait suffi pour acheter cent
fois toutes les montagnes? un rang auprès duquel ta condition
n'est que celle du dernier paysan? une société où je trouvais tout
ce qu'il y a d'aimable et d'intéressant?.... N'ai-je pas perdu
tout cela? ne vis-je pas ici comme le rebut de la nature, dans la
plus affreuse des retraites, et plus affreux moi-même que les
objets horribles qui m'environnent? Et pourquoi d'autres
vermisseaux se plaindraient-ils d'être foulés aux pieds de la
destinée, quand je me trouve moi-même écrasé sous la roue de son
char?

--Vous pouvez avoir perdu tout cela, dit Hobby avec émotion,
terres, amis, richesses; mais vous n'avez jamais éprouvé un
chagrin comme le mien: jamais vous n'avez perdu Grâce Armstrong.
Et maintenant, adieu toutes mes espérances, je rie la verrai plus!

Ces mots furent prononcés avec la plus vive émotion; et, comme
s'ils avaient épuisé ses forces, Hobby garda le silence quelques
instants. Avant qu'il eût pu reprendre assez de résolution pour
adresser au Nain quelques nouvelles prières, le bras nerveux
d'Elsy se montra à la lucarne, tenant en main un gros sac de cuir
qu'il laissa tomber.

--Tiens, voilà le baume qui guérit tous les maux des hommes.
C'est ainsi qu'ils le pensent au moins, les misérables! Va-t'en.
Te voilà deux fois plus riche que tu ne l'étais hier. Ne me fais
plus de questions ni de plaintes elles me sont aussi odieuses que
les remerciements.

--C'est en vérité de l'or! dit Hobby en faisant sonner le sac. Et
s'adressant de nouveau au solitaire:--Elsy, lui dit-il, je vous
remercie de votre bonne volonté, mais je voudrais vous donner une
reconnaissance de cet argent et une sûreté sur nos terres.
Cependant, pour vous parler librement, je ne me soucierais pas de
m'en servir avant de savoir d'où il vient. Je ne voudrais pas que,
lorsque j'en donnerai à quelqu'un, il vînt à se changer en
ardoises.

--Sot ignorant! s'écria le Nain, jamais poison plus véritable
n'est sorti des entrailles de la terre. Prends-le, fais-en usage,
et puisse-t-il te profiter aussi bien qu'à moi!

--Mais je vous dis que ce n'est pas tant l'argent qui me touche.
Il est bien vrai que j'avais une jolie ferme, et les trente plus
belles têtes de bétail du pays; mais ce n'est pas ce qui me tient
au coeur: si vous pouviez me donner quelques nouvelles de la
pauvre Grâce, je consentirais volontiers à être votre esclave
toute ma vie, sauf le salut de mon âme. Parlez, Elsy, parlez!

--Hé bien donc, reprit le Nain, comme poussé à bout par ces
importunités, puisque tes propres malheurs ne te suffisent pas, et
que tu veux y ajouter ceux d'une compagne, cherche celle que tu as
perdue, du côté de l'ouest.

--L'ouest, Elsy? c'est un mot bien vague!

--C'est mon dernier.

A ces mots, il ferma la lucarne, et ne répondit plus à tout ce
qu'Hobby lui dit encore.

--L'ouest, pensa Elliot. Mais le pays est tranquille de ce côté.
Serait-ce Jack du Todholes? Il est trop vieux pour faire un pareil
coup. L'ouest! par ma vie ce doit être Westburnflat (Ouest). Elsy,
Elsy, encore un mot, un seul mot!

«Est-ce Westburnflat? Répondez-moi! je ne voudrais pas m'en
prendre à lui s'il est innocent. Point de réponse! Si vous ne me
dites rien, je croirai que c'est le bandit. Est-il devenu sourd ou
muet? Allons, allons, c'est lui! je ne l'aurais jamais cru. Il
faut qu'il ait quelque autre appui que ses amis du Cumberland.
Elsy, Elsy! adieu! je n'emporte pas votre argent, parce que je ne
veux pas m'en charger. Reprenez-le donc. Je vais rejoindre mes
amis au lieu du rendez-vous. Reprenez votre sac quand je serai
parti, si vous ne voulez pas m'ouvrir.

Le Nain ne fit aucune réponse.

--Il est sourd ou endiablé, ou l'un et l'autre; mais je n'ai pas
le temps de disputer avec lui, dit Hobby; et il partit pour le
rendez-vous qu'il avait donné à ses amis.

Cinq ou six d'entre eux y étaient déjà arrivés, et le hasard y
amena, presque au même instant, Earnscliff et ses compagnons. Ils
avaient découvert les traces des bestiaux jusqu'à la frontière.
Mais là ils avaient appris qu'une troupe considérable de jacobites
était en armes, et qu'on parlait de plusieurs soulèvements dans
différentes parties de l'Écosse.

Earnscliff ne regardait donc plus l'événement de la nuit
précédente comme l'effet d'un brigandage ordinaire, ou d'une
vengeance particulière, mais comme la première étincelle de la
guerre civile.

Le jeune homme embrassa Hobby avec tous les témoignages d'un
véritable intérêt, et l'informa du fruit de ses recherches.

--Hé bien! dit Hobby, je parierais ma tête qu'Ellieslaw est pour
quelque chose dans cette trahison d'enfer, car il est lié avec
tous les jacobites du Cumberland; et, comme il a toujours protégé
Westburnflat, cela s'accorde assez bien avec ce qu'Elsy m'a fait
entendre.

Un autre se rappela qu'une fille de basse-cour d'Heugh-Foot avait
entendu les brigands dire qu'ils agissaient au nom de Jacques
VIII, et qu'ils étaient chargés de désarmer tous les rebelles;
selon d'autres, Westburnflat s'était vanté tout haut qu'il
obtiendrait bientôt un commandement dans les troupes jacobites,
sous les ordres d'lllieslaw, lorsque celui-ci se serait déclaré,
et qu'alors on ferait un mauvais-parti à Earnscliff, et à tout ce
qui était attaché au gouvernement.

Le résultat fut qu'on ne douta plus que la troupe de brigands
n'eût agi sous les ordres de Westburnflat, peut-être à
l'instigation secrète d'Ellieslaw, et qu'on résolut de se rendre
sur-le-champ à la demeure du premier, afin de s'assurer de sa
personne. Les amis dispersés des Elliot les avaient rejoints
pendant leur délibération, et ils se trouvaient plus de vingt
cavaliers bien montés et passablement armés.

Un ruisseau sorti d'une étroite ravine des montagnes se, répandait
à Westburnflat, sur la plaine marécageuse qui donne son nom à cet
endroit. C'est là que l'onde, naguère rapide comme un torrent,
change de caractère et devient stagnante, telle qu'un serpent
azuré replié sur lui-même pendant son sommeil. Sur une de ses
rives et au centre de la plaine s'élevait la tour de Westburnflat,
qui était une de ces anciennes maisons fortifiées, jadis si
nombreuses sur les frontières. Le terrain s'étendait en esplanade
pendant l'espace d'environ cent toises; mais au-delà, ce n'était
plus qui une fondrière impraticable pour des étrangers. Les
sentiers qui conduisaient à la tour n'étaient connus que du maître
et des siens. Mais, parmi les Écossais rassemblés sous les ordres
d'Earnscliff, plusieurs pouvaient servir de guides. Quoique le
genre de vie du propriétaire fût généralement connu, on était
alors si peu scrupuleux sur l'article de la propriété, qu'il
n'était pas aussi mal vu qu'il l'eût été dans un pays plus
civilisé.

Parmi ses voisins plus paisibles, il était estimé à peu près comme
le serait aujourd'hui un joueur, un amateur de combats de coqs, ou
un jockey (Horse-Jockey. Un amateur de chevaux); comme un homme
enfin dont les habitudes étaient blâmables, et dont la société
devait être évitée en général, mais dont on ne pouvait dire après
tout qu'il fût flétri de cette infamie ineffaçable attachée à sa
profession dans un pays où les lois sont observées. Dans cette
circonstance l'indignation qu'il excitait ne venait pas de la
nature de ses torts comme maraudeur, mais il avait attaqué un
voisin qui ne lui avait fait aucune injure, et surtout un membre
du clan d'Elliot, dont la plupart de nos jeunes gens faisaient
partie. Il se trouva donc naturellement dans la bande des
personnes qui, familières avec les localités de son habitation,
conduisirent facilement leurs camarades jusqu'au pied de la tour
de Westburnflat.


CHAPITRE IX


«Délivre-moi de la donzelle,
«Emmène-la, dit le géant;
«Je ne suis pas si mécréant
«Que de vouloir mourir pour elle.»
Romance du Faucon.

La tour était un bâtiment carré de l'aspect le plus sombre. Les
murs en étaient très épais: les fenêtres, ou pour mieux dire les
fentes qui en tenaient lieu, semblaient avoir été faites, non pour
donner entrée à l'air et à la lumière, mais pour fournir aux
habitants de l'intérieur les moyens de se défendre contre ceux qui
pourraient les attaquer. Une terrasse pratiquée sur le haut était
entourée d'un parapet, et donnait à ses défenseurs l'avantage de
pouvoir combattre à couvert. Une seule porte, aussi étroite que
solide, et revêtue de grosses laines de fer, introduisait dans la
tour par un escalier en spirale.

Dès que la troupe se fut arrêtée devant cette habitation, le bras
d'une femme, passant au travers d'un créneau dans la partie
supérieure de la tour, agita un mouchoir, comme pour implorer du
secours.

Hobby, en l'apercevant, en perdit presque l'esprit de joie. C'est
la main de Grâce! s'écria-t-il: c'est le bras de Grâce! je les
reconnaîtrais entre mille; il n'y en a point de semblables. Il
faut la délivrer, mes amis, quand nous devrions démolir la tour de
Westburnflat, pierre à pierre.

Earnscliff doutait qu'il fût possible de reconnaître à une telle
distance le bras et la main d'une femme, mais il ne voulut rien
dire qui pût diminuer les espérances du jeune fermier. On résolut
donc de faire une sommation à la garnison.

Les cris de la troupe et le son du cor de chasse dont on s'était
muni firent paraître la tête d'une vieille à une des meurtrières
avancées.

--C'est la mère du brigand, dit Simon; elle est cent fois pire
que lui. La moitié du mal qu'il fait dans le pays est la suite de
ses instigations.

--Qui êtes-vous? Que demandez-vous? dit la respectable matrone.

--Nous désirons parler à Williams Groeme de Westburnflat, dit
Earnscliff.

--Il n'y est point.

--Depuis quand est-il absent?

--Je ne puis vous le dire.

--Quand reviendra-t-il?

--Je rien sais rien, répondit l'inexorable gardienne.

--Vous n'êtes pas seule dans la tour?

--Seule. A moins que vous ne vouliez compter les rats.

--Ouvrez donc la porte, afin de nous le prouver. Je suis juge de
paix, et nous sommes à la recherche d'un crime de félonie.

--Que le diable leur brûle les doigts à ceux qui tireront les
verrous pour vous ouvrir; quant à moi, jamais. N'êtes-vous pas
honteux de venir trente hommes le pot de fer en tête, avec des
épées et des lances, pour faire peur à une pauvre veuve?

--Nos informations sont positives: un vol considérable a été
commis; il faut que nous fassions une visite.

--Et l'on a enlevé, dit Hobby, une jeune fille qui vaut cent fois
plus que tout ce qu'on a volé.

--Le seul moyen de prouver l'innocence de votre fils, continua
Earnscliff, est de nous ouvrir sans résistance, et de nous laisser
visiter la maison.

--Oui-dà! Et que ferez-vous donc si je n'ouvre point à une bande
de vauriens? dit la portière d'un ton railleur.

--Nous entrerons avec les clefs du roi, et nous casserons la tête
à tous ceux qui tomberont sous nos mains, s'écria Hobby exaspéré.

--Gens qu'on menace vivent long-temps, dit la vieille avec le
même accent ironique. Essayez, mes amis, essayez; la porte est
solide. Elle a résisté à plus forts que vous.

En parlant ainsi, elle se retira en poussant un grand éclat de
rire.

Les assiégeants tinrent alors une consultation sérieuse.
L'épaisseur des murs était telle, qu'ils auraient pu braver même
le canon pendant quelque temps. La porte, toute couverte en fer,
était si solide, qu'aucune force humaine ne semblait en état de la
forcer.

--Ni tenailles ni marteaux ne pourront y mordre, dit Hugh le
maréchal-ferrant de Ringleburn; autant vaudrait l'enfoncer avec
des tuyaux de pipe.

Sous l'entrée, à la distance de neuf pieds qui formaient
l'épaisseur de la muraille, il y avait une seconde porte en chêne
garnie de clous et assurée par de grandes barres de fer en tous
sens. Enfin on ne pouvait trop compter sur la sincérité de la
vieille, qui prétendait être seule dans la tour: on voyait même,
sur le sentier qui y conduisait, des traces récentes qui
prouvaient que plusieurs personnes à cheval y étaient entrées
depuis peu.

A ces difficultés se joignaient celles de se procurer les moyens
d'attaquer. Il ne fallait pas espérer qu'on pût se procurer des
échelles assez hautes pour parvenir aux créneaux, et les fenêtres,
outre leur élévation, étaient défendues par des verrous. Il ne
fallait pas davantage penser à miner la tour, faute d'outils et de
poudre. On pensa à convertir l'attaque en blocus; mais pendant ce
temps Westburnflat pouvait être secouru par ses confédérés,
surtout s'il était à la tête d'un parti jacobite, comme on le
soupçonnait; d'ailleurs on manquait d'abri et de provisions.

Hobby grinçait des dents, et tournait autour de la forteresse,
sans pouvoir trouver de moyen pour y pénétrer.--Mes amis,
s'écria-t-il tout-à-coup, comme frappé d'une inspiration soudaine,
faisons comme nos pères; coupons du bois; formons un bûcher contre
la porte, et enfumons la vieille sorcière comme un jambon.

On se mit à l'oeuvre à l'instant même. Tous les sabres et tons les
couteaux furent employés à couper les buissons et les saules qui
croissaient sur les rives d'un ruisseau voisin. On les empila
contre la porte, on se procura du feu avec un fusil, et Hobby,
tenant en main un brandon de paille enflammée, s'avançait vers le
bûcher, quand on vit le bout d'une carabine sortir d'un créneau,
et l'on entendit en même temps le brigand s'écrier:--Grand
merci, bonnes gens, vous êtes bien bons de travailler à notre
provision d'hiver. Mais si l'un de vous avance d'un pas, ce sera
le dernier de sa vie.

--C'est ce qu'il faudra voir, dit Hobby, avançant intrépidement
la torche à la main.

Le maraudeur fit feu, mais sans atteindre Hobby Earnscliff avait
tiré au même instant, et un coup si bien ajusté à travers la
meurtrière étroite, que la balle effleura la joue du scélérat et
en fit sortir le sang. Il avait probablement calculé que son poste
le mettait plus en sûreté, car il ne sentit pas plutôt sa
blessure, quoiqu'elle fût très légère, qu'il demanda à
parlementer.

--Pourquoi, leur dit-il, venez-vous attaquer de cette manière un
homme honnête et paisible?

--Parce que vous retenez une prisonnière, dit Earnscliff, et que
nous avons résolu de la délivrer.

--Et quel intérêt prenez-vous à elle?

--C'est ce que vous n'avez pas le droit de nous demander, vous
qui la retenez de vive force.

--Ah! je puis bien m'en douter! Au surplus, je n'ai pas envie de
me faire une querelle à mort en versant le sang d'aucun de vous,
quoique Earnscliff n'ait pas craint de verser le mien, lui qui
sait viser si juste. Pour prévenir de plus grands malheurs, je
consens à vous rendre ma prisonnière, puisque vous ne vous en irez
qu'à cette condition.

--Et tout ce que vous avez volé à Hobby, s'écria Simon, vous n'en
parlez pas? Croyez-vous que nous souffrirons que vous veniez
piller nos étables comme si c'était le poulailler d'une vieille
femme?

--Je sais ce qui est arrivé à Hobby, dit le brigand; mais sur mon
âme et conscience, il n'y a pas dans la tour un clou qui lui
appartienne: tout a été emporté dans le Cumberland. Je connais les
voleurs, je vous promets de lui faire rendre tout ce qui pourra se
retrouver. S'il veut aller à Castleton avec deux amis, dans trois
jours je m'y trouverai avec deux des miens, et je tâcherai de lui
donner satisfaction.

--C'est bon! c'est bon! cria Hobby. Ne parlez pas de cela, dit-il
tout bas à Simon; tâchons seulement de tirer la pauvre Grâce des
griffes de ce vieux scélérat.

--Me donnez-vous votre parole, Earnscliff, dit le brigand, qui
était toujours derrière sa meurtrière, sur votre honneur et sur
votre gant, que je serai libre de sortir de la tour et d'y
rentrer? je demande cinq minutes pour ouvrir la porte, et autant
pour en fermer les verrous, me le promettez-vous?

--Vous aurez tout le temps qui vous sera nécessaire, dit
Earnscliff; je vous en donne ma parole sur mon honneur et sur mon
gant.

--Écoutez-moi un instant, Earnscliff; il vaudrait mieux que vous
fissiez reculer vos gens hors de la portée du fusil, et nous
resterions tous deux sans armes, près de la porte de la tour. Ce
n'est pas que je doute de votre parole, Earnscliff; mais il est
toujours bon de prendre ses précautions.

--Camarade! pensa Hobby en reculant avec ses compagnons, si je te
tenais au coin d'un bois, avec seulement deux honnêtes gens pour
témoins, tu souhaiterais bientôt de t'être cassé une jambe plutôt
que d'avoir touché à rien de ce qui m'appartenait.

--Eh bien! dit Simon, scandalisé de le voir capituler si
facilement, ce même Westburnflat, après tout, aune plume blanche
dans son aile (Expression populaire pour dire: N'est pas si noir
un si brave qu'on le dit): il n'est pas digne de mettre les bottes
de son père.

Cependant la vieille ouvrit la porte de la tour; Willie en sortit
avec une jeune femme, et sa mère resta près de la porte comme en
sentinelle.

--La voilà! dit le brigand: je vous la livre saine et sauve;
qu'un ou deux d'entre vous s'approchent pour la recevoir.

Earnscliff était immobile de surprise. Ce n'était pas Grâce
Armstrong, c'était miss Isabelle Vere qui était devant ses yeux.

--Ce n'est pas Grâce? s'écria Hobby en accourant vers lui et le
couchant en joue: où est Grâce? qu'en as-tu fait? parle, ou tu es
mort.

--Songez que j'ai donné ma parole, Hobby, dit Earnscliff en
détournant son fusil; et tous ses camarades répétèrent, en le
désarmant:--Earnscliff a engagé sa main et son gant, sa parole
et sa foi; songez, Hobby, que nous devons ne pas trahir notre gage
avec Westburnflat, serait-il le plus =rand coquin du monde.

Le maraudeur avait pâli envoyant le geste menaçant d'Hobby; mais
il reprit courage en se voyant ainsi protégé.

--Elle n'est pas entre mes mains, dit-il; si vous en doutez, vous
pouvez visiter la tour, j'y consens. Au surplus,.j'ai tenu ma
parole, j'ai droit d'attendre que vous tiendrez la votre. Mais si
ce n'est pas cette prisonnière que vous cherchiez, dit-il à
Earnscliff, vous allez me la rendre, car j'en suis responsable
envers qui de droit.

--Pour l'amour de Dieu! monsieur Earnscliff, dit Isabelle en
joignant les mains d'un air de terreur, n'abandonnez pas une
infortunée que tout le monde semble avoir abandonnée.

--Ne craignez rien, dit tout bas Earnscliff; je vous défendrai
aux dépens de mes jours. Misérable! dit-il à Westburnflat; comment
avez-vous osé insulter cette dame?

--C'est ce dont je rendrai compte, dit le bandit, à ceux qui ont,
pour me faire cette question plus de droits que sous n'en pouvez
avoir. Songez seulement que, si vous me l'enlevez à force armée,
c'est vous qui en serez responsable. Un homme ne peut se défendre
contre vingt. Tous les Hommes des Mearns n'en peuvent faire plus
qu'ils ne peuvent (C'est-à-dire: ils ont beau être braves, ils
cèdent aussi au nombre. Les Mearns ou le comté de Kincardine sont
une province d'Écosse).

--C'est un imposteur! dit Isabelle: il m'a arrachée par violence
des bras de mon père.

--Peut-être a-t-il eu ses raisons pour vous le faire croire, dit
le brigand; au surplus, ce n'est pas mon affaire. Ainsi donc vous
ne voulez pas me la rendre?

--Vous la rendre, mon brave! non certainement. Je suis aux ordres
de miss Vere, et je suis prêt à la reconduire partout où elle le
désirera.

--Cela est peut-être déjà arrangé entre vous deux.

--Et Grâce! s'écria Hobby; et où est Grâce? Croyez-vous que cela
se passe ainsi? Et, pendant qu'Earnscliff était tout occupé de
miss Vere, il se précipita sur Willie le sabre à la main.

--Un instant, Hobby, dit celui-ci en reculant vers la tour.

Tout en parlant ainsi, il avança vers la porte, que la vieille
tenait entr'ouverte, y passa précipitamment, et elle se ferma à
l'instant. Hobby voulut le frapper, et ne l'atteignit pas; mais le
coup fut si fort, qu'il emporta un gros morceau du linteau de la
porte voûtée; la marque en existe encore, et on la montre comme
une preuve de la grande vigueur de nos ancêtres.

--Cela n'est pas bien, Hobby, dit le vieux Dick; voilà deux fois
que vous manquez à la parole qui a été donnée sur l'honneur et sur
le gant. Pour qui voulez-vous donc nous faire passer dans le pays?
Willie Westburnflat a tenu sa promesse, nous devons être fidèles à
la nôtre. Attendez-le au rendez-vous qu'il vous a donné à
Castleton; alors, s'il ne vous rend pas justice, nous prendrons de
nouveau les armes contre lui, nous ferons armer tous nos amis, et
nous l'enterrerons sous les ruines de sa tour.

Ce froid raisonnement ne versa pas de baume sur les blessures
d'Hobby; mais il ne pouvait rien faire sans ses compagnons, et il
fut obligé de se soumettre à leur avis.

Pendant ce temps, miss Vere avait témoigné à Earnscliff le désir
d'être reconduite sur-le-champ au château d'Ellieslaw chez son
père. Earnscliff se disposa à la satisfaire, et cinq à six jeunes
gens s'offrirent pour lui servir d'escorte.

Hobby ne fut pas du nombre. Rongé du chagrin que lui avaient fait
éprouver tous les événements de cette journée, désespéré surtout
de n'avoir pu réussir à retrouver sa chère Grâce, il reprit
tristement le chemin de la chaumière d'Annaple, rêvant à ce qu'il
pourrait faire pour améliorer la situation de sa famille. Toute la
bande des amis d'Elliot se dispersa quand ils eurent traversé le
marais. Le maraudeur et sa mère les suivirent de l'oeil, jusqu'à
ce qu'ils eussent disparu.


CHAPITRE X


«Dans les bosquets de celle qui m'est chère.
«La neige hier étalait sa blancheur:
«Mais au retour de la lumière,
«J'y vis la rose en sa fraîcheur.»
Ancienne ballade.

Piqué de ce qu'il appelait l'indifférence de ses amis, Hobby
s'était séparé d'eux, et poursuivait son chemin solitairement.--
Marche donc! dit-il à son cheval en lui faisant sentir l'éperon;
tu es comme tous les autres. N'est-ce pas moi qui t'ai élevé, qui
t'ai nourri? et voilà maintenant que tu regimbes. Oui, tu es comme
les autres. Ils sont tous mes parents, quoique d'un peu loin:
j'aurais donné pour eux sang et biens, je les aurais servis la
nuit comme le jour, et je crois qu'ils ont plus d'égards pour le
bandit de Westburnflat que pour leur cousin. Ah! mon Dieu! c'est
pourtant d'ici que j'aurais dû voir les lumières d'Heugh-Foot.
C'en est fait! je ne les verrai plus!, Si ce n'était pour ma mère
et mes soeurs et pour cette pauvre Grâce, je crois que je
donnerais de l'éperon à mon cheval, et que je le ferais sauter
dans la rivière pour en finir tout d'un coup.

C'est dans cette humeur chagrine qu'il arriva devant la chaumière,
asile de sa famille. En approchant de la porte, il entendit ses
soeurs parler avec vivacité et d'un ton de gaîté.--Le diable
soit des femmes! dit-il: il faut toujours qu'elles chuchotent,
qu'elles jasent, qu'elles rient; il n'y a rien au monde qui puisse
les en empêcher! Et cependant je suis bien aise qu'elles ne
perdent pas courage, les pauvres créatures! Mais, après tout,
c'est sur moi et non sur elles que le plus fort du coup est tombé.

Conduisant alors son cheval sous un hangar:--Allons, lui dit-il,
il faut que tu t'en ressentes comme ton maître: tu n'auras
aujourd'hui ni couverture ni litière! nous aurions mieux fait de
nous jeter tous les deux dans le gouffre le plus profond.

La plus jeune de ses soeurs vint l'interrompre.--Hé bien! Hobby,
lui dit-elle, à quoi vous amusez-vous là, tandis qu'il y a
quelqu'un, arrivé du Cumberland, qui vous attend depuis plus d'une
heure? Dépêchez-vous d'entrer; je vais ôter la selle.

--Quelqu'un du Cumberland.? s'écria Hobby; et, remettant la bride
dans la main de sa soeur, il entra bien vite dans la chaumière.--
Où est-il? où est-il? m'apporte-t-il des nouvelles de Grâce?
s'écria-t-il en regardant tout autour de lui, et n'y apercevant
que des femmes.

--Il n'a pu attendre plus long-temps, dit sa soeur aînée en
tâchant d'étouffer une envie de rire.

--Allons, allons, filles! dit la mère, il ne faut pas le
tourmenter davantage. Regardez bien, mon enfant; est-ce que vous
ne voyez pas ici quelqu'un que vous n'y avez pas laissé ce matin?

--J'ai beau regarder, ma mère, je ne vois que vous et les trois
petites soeurs.

--Ne sommes-nous pas quatre à présent, mon frère? dit la plus
jeune qui rentrait à l'instant, et dont il avait oublié l'absence.

Au même moment Hobby serra dans ses bras sa chère Grâce, qu'il
n'avait pas reconnue, tant à cause de l'obscurité qui régnait dans
la chaumière, que parce qu'elle s'était couverte du plaid d'une de
ses soeurs.--Ah! vos avez osé me tromper ainsi, lui dit-il.

--Ce n'est pas ma faute! s'écria Grâce en cherchant à se couvrir
le visage de ses mains, pour cacher sa rougeur, et se défendre des
tendres baisers dont son fiancé punissait son stratagème; ce n'est
pas ma faute! C'est Jenny, ce sont les autres qu'il faut
embrasser, car ce sont elles qui en ont eu l'idée.

--C'est bien ce que je ferai! s'écria Hobby, et il embrassait
tour à tour ses soeurs et sa mère, avec des transports de joie, en
s'écriant qu'il était le plus heureux des hommes.

--Hé bien! mon enfant, dit la bonne vieille, qui ne perdait
jamais une occasion d'inspirer des sentiments religieux à sa
famille, remerciez-en donc celui qui vous accorde ce bienfait, le
Dieu qui tira la lumière des ténèbres et le monde du néant. Ne
vous avais-je pas promis qu'en disant: «Sa volonté soit faite,»
vous auriez sujet de dire: «Que son nom soit loué!»

--Oui, ma mère, oui! et je l'en remercie bien, comme aussi de
m'avoir laissé une seconde mère quand il m'a retiré la mienne, une
mère qui me fait penser à lui dans le bonheur et l'adversité.

Après quelques prières et un moment de recueillement solennel dans
cette famille reconnaissante des bontés de la Providence, la
première question d'Hobby fut de demander à Grâce le récit de ses
aventures. Elle lui dit qu'éveillée par le bruit que les brigands
faisaient dans la ferme, elle s'était levée à la hâte, et que,
voyant les flammes de tous côtés, elle songeait à se sauver,
lorsque le masque de Westburnflat étant venu à tomber, elle avait
eu l'imprudence de prononcer son nom; qu'aussitôt il lui avait lié
un mouchoir sur la bouche, et l'avait placée en croupe derrière un
de ses compagnons.

--Je lui casserai sa tête maudite, s'écria Hobby, n'y aurait-il
qu'un Groeme au monde en le comptant.

Grâce, reprenant son récit, lui dit qu'on l'avait emmenée vers le
sud, mais qu'à peine la troupe était-elle entrée dans le
Cumberland, un homme, connu d'elle pour un cousin de Westburnflat,
accourant à toute bride, vint parler au chef de la bande; qu'après
un instant de consultation, celui-ci lui dit qu'on allait la
reconduire à Heugh-Foot. On l'avait placée derrière le dernier
venu, qui l'avait ramenée en toute diligence, et sans lui dire un
seul mot, jusqu'à environ un quart de mille de la chaumière
d'Annaple, où il l'avait laissée.

Les deux frères d'Hobby étaient arrivés dans la journée. Après
avoir appris les événements de la nuit précédente, ils étaient
partis pour se mettre aussi à la recherche des brigands, et n'en
ayant découvert aucune trace, ils rentraient en ce moment. Ils
furent ravis de retrouver Grâce, qui fut obligée de recommencer sa
narration. Hobby conta à son tour son expédition à Westburnflat;
et, après avoir bien joui du plaisir d'avoir retrouvé sa
maîtresse, des réflexions d'un genre plus triste commencèrent à se
présenter à son esprit.

--Je ne suis embarrassé ni pour mes frères ni pour moi, dit-il;
nous dormirons bien à côté du bidet, comme cela nous est arrivé
plus d'une fois à la belle étoile dans les montagnes; mais vous
autres, comment allez-vous passer la nuit ici, comment y serez-vous
demain, les jours suivants?
                
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