Walter Scott

Le nain noir
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--N'est-ce pas une chose barbare, dit une des soeurs, d'avoir
réduit une pauvre famille à un état si déplorable?

--De ne nous avoir laissé ni brebis, ni agneau, ni rien de ce qui
broute l'herbe? dit le plus jeune des trois frères.

--S'ils avaient quelque rancune contre nous, dit le second, nommé
Henry, n'étions-nous pas bons pour nous battre contre eux?... Et
il faut que nous ayons été tous trois absents! Si nous avions été
ici, l'estomac de Will Groeme n'aurait pas eu besoin de déjeuner
ce matin. Mais il n'y perdra rien pour attendre; n'est-ce pas,
Hobby?

--Nos amis, dit Hobby en soupirant, veulent attendre le rendez-vous
qu'il m'a donné à Castleton, pour s'arranger à l'amiable. Il
faut bien vouloir ce qu'ils veulent.

--S'arranger à l'amiable! s'écrièrent les deux frères, après un
acte de scélératesse tel qu'on n'en a jamais vu de nos jours dans
le pays!

--Cela est vrai, dit Hobby, et le sang m'en bouillait dans les
veines; mais la vue de Grâce m'a un peu calmé.

--Et la ferme, dit John, qui nous la rendra? Nous sommes ruinés
sans ressource. J'ai été avec Henry en examiner les débris, mais
il n'y a rien à sauver. Il faudra que nous nous fassions soldats,
et que deviendront notre mère et nos soeurs? Quand Westburnflat le
voudrait, a-t-il le moyen de nous indemniser? Il ne possède pas
une bête à quatre pieds, excepté son cheval; encore est-il épuisé
par ses courses de nuit. Nous sommes ruinés complètement.

Hobby jeta un regard douloureux sur Grâce Armstrong, qui ne lui
répondit que par un soupir et en baissant tristement les yeux.

--Mes enfants, dit la mère; u vous découragez pas: nous avons des
parents qui ne nous abandonneront pas dans l'adversité Sir Thomas
Kittleloof est mon cousin au troisième degré du côté de sa mère;
et, comme il a été un des commissaires pour l'union de l'Écosse à
l'Angleterre, il a reçu des poignées d'argent, sans compter qu'il
a été créé chevalier baronnet.

--Et il ne donnerait pas une épingle pour nous, dit, Hobby.
D'ailleurs, le pain qu'il nous accorderait s'attacherait à mon
gosier; je ne pourrais l'avaler, parce que c'est le prix auquel il
a vendu l'indépendance et la couronne de la vieille Écosse.

--Mais le laird de Dunder, dit la vieille, dont la mère était
l'arrière-petite-cousine de la mienne: c'est une des plus
anciennes familles du Tiviot-Dale.

--Il est dans la Tolbooth, ma mère; il est dans le coeur du
Midlothian (Tolbooth, heart of Middle Lothian. Noms populaires de
la prison d'Édimbourg) pour cent marcs d'argent qu'il a empruntés
à Saunders Willyecoat le procureur.

--Le pauvre homme! reprit mistress Elliot: ne pourrions-nous lui
envoyer quelques secours?

--Hé! mon Dieu, grand'mère, dit Hobby avec un mouvement
d'impatience, vous oubliez donc qu'il ne nous reste rien?

--Cela est vrai, mon fils, dit-elle; il est si naturel de désirer
secourir ses parents!... Mais le jeune Earnscliff...

--Il n'est pas bien riche, dit Hobby, et il a un nom à soutenir.
Sans doute il ferait pour nous tout ce qu'il pourrait; mais ce
serait une honte d'avoir recours à lui. En un mot, ma mère, il est
inutile de chercher dans vos nombreux parents. Ceux qui sont
riches et puissants nous ont oubliés et ne nous regardent plus.
Les autres de notre rang n'ont tout juste que ce qui leur est
nécessaire, et ne peuvent venir à notre secours.

--Eh bien! Hobby, dit la mère, il faut mettre notre confiance
dans celui qui peut faire sortir des amis et des trésors du fond
d'un marécage, comme on dit.

--Vous m'y faites songer, ma mère, dit Hobby en se levant
brusquement et en frappant du pied. Les événements de la journée
m'ont tellement bouleversé la tête, que j'en perds la mémoire et
le jugement. Vous avez raison. J'ai un ami qui m'a offert ce matin
un sac dans lequel il y avait plus d'or qu'il n'en faudrait pour
bâtir deux fermes comme la nôtre, et les garnir de bestiaux. Je
l'ai laissé à Mucklestane-Moor, et je suis sûr qu'Elsy ne le
regrettera pas.

--De quel Elsy voulez-vous parler, mon fils?

--Je ne crois pas qu'il en existe deux. Je parle du brave Elsy de
Mucklestane-Moor.

--A Dieu ne plaise, mon fils, que vous alliez chercher de l'eau
dans une source corrompue! Voudriez-vous accepter des secours d'un
homme qui est en commerce avec le malin esprit? Tout le pays ne
sait-il pas qu'Elsy est un sorcier? S'il y avait une bonne
administration de justice dans les environs, on ne l'y aurait pas
souffert si long-temps. Les sorciers et les sorcières sont
l'abomination et le fléau du canton.

--Vous direz tout ce que vous voudrez des sorciers et des
sorcières; mais il est bien sûr qu'un trouble-ménage comme
Ellieslaw ou un coquin tel que ce damné Westburnflat ont fait plus
de mal au pays que n'en auraient Jamais fait un millier des plus
mauvaises sorcières qui ont jamais galopé sur un manche à balai ou
chanté des airs du diable le mardi-gras. Jamais Elsy n'aurait mis
le feu à notre ferme; et je suis bien décidé à voir s'il est
toujours dans l'intention de nous mettre en état de la rebâtir.
C'est l'homme qui en sait le plus long dans tout le pays jusqu'à
Stan-More.

--Un moment, mon enfant, remarquez que ses bienfaits n'ont porté
bonheur à personne. Jock Howden, qu'Elsy prétendait avoir guéri de
sa maladie, en est mort à la chute des feuilles. Il a sauvé la
vache de Lambside, mais jamais ses moutons n'avaient péri en si
grand nombre que cette année. Et d'ailleurs, on dit qu'Elsy parle
si mal des hommes, que c'est comme s'il bravait la Providence en
face; et vous savez que vous dîtes vous-même, après l'avoir vu
pour la première fois, qu'il ressemblait plutôt à un esprit qu'à
un homme.

--Bah! ma mère, il vaut mieux que ses discours. Ainsi donc
donnez-moi un morceau à manger, car je n'ai pas avalé une bouchée
de la journée, et demain matin j'irai à Mucklestane-Moor.

--Et pourquoi ne pas y aller ce soir, Hobby? dit Henry: partez
sur-le-champ, je vous accompagnerai.

--Mon cheval est trop fatigué.

--Prenez le mien, dit John.

--Mais je suis moi-même éreinté, dit Hobby.

--Vous! dit Henry: allons donc! je vous ai vu rester en selle
vingt-quatre heures de suite, sans vous plaindre de la fatigue.

--La nuit est bien sombre, dit Hobby en regardant par la fenêtre;
mais, pour vous parler vrai, quoique je n'aie pas peur, j'aime
mieux aller voir Elsy en plein jour.

Ce, frane aveu mit fin à la discussion; et Hobby, ayant trouvé un
moyen terme entre la timide retenue de son aïeule et la
présomption inconsidérée de son frère, prit un souper tel qu'on
put le lui donner. Embrassant alors toute sa famille, sans oublier
sa chère Grâce, il se retira dans l'écurie, et s'y étendit à côté
de son fidèle coursier. Ses frères l'y suivirent et se partagèrent
quelques bottes de paille, provision destinée à la vache
d'Annaple; quant aux femmes, elles s'arrangèrent le mieux qu'elles
purent pour passer la nuit dans la chaumière.

A la pointe du jour, Hobby se leva; après avoir pansé et sellé son
cheval, il partit pour Mucklestane-Moor. Il évita la compagnie de
ses deux frères, dans l'idée que le Nain était plus favorable à
celui qui le visitait seul.

--Qui sait, se dit-il, si Elsy a ramassé le sac d'hier, ou si
quelqu'un qui a passé par là ne s'en est pas emparé. Allons,
Tarras, ajouta-t-il en s'adressant à son cheval, qu'il frappa de
l'éperon, il faut se presser, et arriver les premiers si nous
pouvons.

On commençait à pouvoir distinguer les objets lorsqu'il arriva sur
l'éminence d'où l'on apercevait, quoique d'un peu loin,
l'habitation du Nain. La porte s'en ouvrit, et Hobby vit encore
une fois le phénomène dont il avait été témoin et dont il avait
rendu compte à Earnscliff. Deux figures humaines, si l'on pouvait
donner ce nom à celle du Nain, sortirent de la demeure du
solitaire, et s'arrêtèrent devant la porte, paraissant occupées à
converser ensemble. Le compagnon du Nain se baissa comme pour
ramasser quelque chose près de la chaumière; ils firent quelques
pas et s'arrêtèrent encore, causant et gesticulant.

Ce spectacle réveilla toutes les terreurs superstitieuses d'Hobby.
Il ne pouvait croire que le Nain consentît à laisser entrer un
homme dans sa demeure, et il ne lui paraissait pas plus probable
que quelqu'un fût assez hardi pour aller le visiter pendant la
nuit. Il fut donc convaincu qu'il avait devant les yeux un sorcier
en conférence avec son esprit familier; et, arrêtant son cheval,
il résolut de ne pas avancer davantage avant d'avoir vu la fin de
cette scène extraordinaire. Il n'attendit pas long-temps. Un
instant après le Nain retourna vers sa chaumière, Hobby le suivit
des yeux, et chercha ensuite la seconde figure; mais elle avait
disparu.

--A-t-on jamais vu rien de semblable? dit Hobby; mais je suis
dans un cas désespéré, et fût-ce Belzébuth en personne, il faut
que je lui parle.

Il avança donc vers l'habitation du Nain, sans trop presser le pas
de son cheval, car le jour commençait à peine à paraître. Hobby
n'en était plus fort éloigné, quand il aperçut dans une touffe de
bruyère, à vingt pas de lui, précisément à l'endroit où il avait
vu la seconde figure un moment avant qu'elle disparût, un corps
long et noir, ressemblant assez à un chien terrier qui se serait
tapi.

--Je ne lui ai jamais vu de chien, dit Hobby: c'est trop petit
pour être un blaireau: ce pourrait bien être une loutre; mais qui
sait les formes que les esprits peuvent prendre pour vous
effrayer? Quand je serai tout auprès, cela se changera peut-être
en lion, en crocodile, que sais-je! Tarras se cabrera, je n'en
serai plus le maître, et comment alors me défendre contre les
attaques du diable, on de je ne sais qui?

Hobby descendit de cheval; et, tenant la bride d'une main, il
lança prudemment une pierre contre l'objet qui l'inquiétait, mais
qui resta dans le même état d'immobilité.--Ce n'est donc pas une
créature vivante? dit-il; et, reprenant courage, il avança
quelques pas. Le soleil, commençant alors à paraître sur
l'horizon, rendait les objets plus distincts à ses yeux.--Dieu
me pardonne, dit-il, c'est le sac qu'Elsy m'a jeté hier par sa
lucarne, et que l'esprit a apporté jusqu'ici pour le mettre sur
mon chemin!--Il s'en approcha sans hésiter davantage, l'ouvrit,
et l'or qu'il contenait lui parut de bon aloi.--Que Dieu me
protège! Dit-il, flottant entre le désir de profiter d'un secours
si nécessaire à sa situation, et la crainte de compromettre son
salut éternel en se servant d'un argent qui lui arrivait par une
voie si suspecte.--Au bout du compte, ajouta-t-il; je me
conduirai toujours en honnête homme, en bon chrétien, et, arrive
ce qu'il pourra, je ne dois pas laisser ma famille mourir de faim,
quand on m'offre les moyens de la faire subsister.

Il renoua donc les cordons du sac, le mit sur son cheval, et
s'avança vers la chaumière. Il y frappa plusieurs fois sans
recevoir aucune réponse.--Elsy, cria-t-il enfin, père Elsy,
voulez-vous sortir un moment? j'ai quelque chose à vous dire, et
bien des remercîments à vous faire. Vous ne m'avez pas trompé:
j'ai trouvé Grâce saine et sauve, et il n'y a encore rien de
désespéré.--Ne voulez-vous pas venir un instant?--Dites-moi
seulement que vous m'écoutez.--Hé bien! Je suppose que vous
m'entendez, quoique vous ne me répondiez pas.--Vous voyez donc
que si je me faisais soldat, il serait bien dur pour Grâce et pour
moi d'attendre peut-être des années pour nous marier; et si mes
frères partent aussi, qu'est-ce qui aura soin de ma vieille mère
et de mes soeurs? De manière que, j'ai pensé que le mieux... Mais
je ne puis me décider à demander un service à quelqu'un qui ne
veut pas seulement me dire s'il m'entend.

--Dis ce que tu veux, fais ce que tu veux, répondit le Nain sans
se montrer; mais va-t'en, et laisse-moi en repos.

--Hé bien! puisque vous m'écoutez, continua Hobby, j'aurai fini
en deux mots. Puisque vous voulez bien me prêter de quoi rétablir
et regarnir la ferme d'Heugh-Foot, j'accepte ce service avec bien
de la reconnaissance; et, en conscience, votre argent sera aussi
en sûreté dans mes mains que dans les vôtres, puisque vous le
laissez passer la nuit à la belle étoile; au risque qu'il soit
ramassé par le premier venu, sans parler du danger de mauvais
voisins qui peuvent venir vous voler, comme j'en ai fait la triste
épreuve. Mais ce n'est pas tout, Elsy, il faut de la justice. Ma
mère est usufruitière des terres de Wideopen; moi, comme l'aîné de
la famille, j'en suis propriétaire après elle: nous vous donnerons
donc tous les deux une hypothèque pour votre argent sur nos biens,
qui ne doivent rien à personne, et nous vous en paierons la rente
tous les six mois. Je ferai dresser le contrat par le praticien
Saunders, et vous n'aurez rien à payer pour le contrat.

--Laisse là ton jargon, et va-t'en! s'écria le Nain. Ta probité
bavarde m'est plus insupportable que ne me le serait la
friponnerie de l'escroc qui vole sans mot dire. Va-t'en encore une
fois, emporte l'argent, et garde le principal et les intérêts,
jusqu'à ce que je t'en fasse la demande. Ta parole vaut contrat.

--Mais songez donc, Elsy, reprit le fermier opiniâtre, que nous
sommes tous mortels! Cette affaire ne peut pas se faire sans qu'on
mette un peu de noir sur du blanc. Ainsi, tout au moins, faites
une reconnaissance, comme vous la voudrez; je la copierai et je la
signerai devant de bons témoins. Seulement je dois vous prévenir
de ne rien y glisser qui puisse compromettre mon salut éternel,
parce que je la ferai voir à notre ministre, et ce serait vous
exposer inutilement. Allons, Elsy, je m'en vais, car je vois que
vous êtes fatigué de m'entendre, et moi, je le suis de vous parler
sans que vous me répondiez. Un de ces jours je vous apporterai un
morceau du gâteau de la mariée (Allusion à un usage assez général,
dans la Grande-Bretagne), et peut-être vous amènerai-je Grâce pour
vous faire ses remercîments. Ah! vous ne serez pas fâché de la
voir, quoique vous soyez un peu bourru.--Eh! bon Dieu, quel
soupir! Je désire qu'il ne soit pas malade; ou peut-être il croit
que je lui parle de la grâce divine, et non de Grâce Armstrong.
Pauvre homme! je suis inquiet pour lui; mais certes, il m'aime
comme si j'étais son fils!.... Ma foi! j'aurais eu là un père
assez laid à voir!....

Hobby, voyant que son bienfaiteur était déterminé à ne pas lui
parler davantage, crut le devoir délivrer de sa présence, et
retourna gaîment, avec son trésor, rejoindre sa famille, que nous
allons laisser s'occuper à réparer les désastres que lui avait
causés l'agression du bandit de Westburnflat.


CHAPITRE XI


«Trois scélérats hier nous attaquèrent:
«J'eus beau prier, pleurer, ils m'enlevèrent;
«Et m'attachant sur un blanc palefroi.
«Il me fallut les suivre malgré moi.
«Mais qui sont-ils? Je ne puis vous le dire.»
Chrislabelle.

Il faut maintenant que notre histoire rétrograde un peu, afin de
pouvoir rendre compte des circonstances qui avaient placé miss
Isabelle Vere dans la situation fâcheuse dont elle fut délivrée si
inopinément par l'arrivée d'Earnscliff, d'Hobby et de leurs
compagnons, devant la tour de Westburnflat.

La veille de la nuit pendant laquelle la ferme d'Hobbv avait été
pillée et incendiée, le père d'Isabelle l'engagea dans la matinée
à venir faire une promenade dans les bois qui entouraient son
château d'Ellieslaw. «Entendre c'était obéir,» dans le sens le
plus rigoureux de cette formule du despotisme oriental; mais
Isabelle trembla en se rendant aux ordres de son père. Ils
sortirent suivis d'un seul domestique, que sa stupidité avait
peut-être fait choisir pour les accompagner. Ils côtoyèrent
d'abord un ruisseau, et gravirent diverses collines au bas
desquelles il serpentait. Le silence que gardait son père faisait
penser à miss Vere qu'il avait fait choix de cette promenade
écartée pour amener un sujet de conversation qu'elle craignait
par-dessus toutes choses, celui de son mariage avec sir Frédéric,
et qu'il réfléchissait aux moyens de l'y déterminer. Ses craintes
furent quelque temps sans se vérifier. Le peu de paroles que son
père lui adressait n'avaient de rapport qu'à la beauté du paysage
qu'ils avaient sous les yeux, et qui variait à chaque instant. Le
ton dont il faisait ces observations prouvait pourtant que, tandis
que sa bouche les prononçait, son esprit était occupé de
réflexions plus, importantes, et qui semblaient l'absorber.
Isabelle tâchait de lui répondre avec autant d'aisance et de gaîté
qu'il lui était possible d'en affecter au milieu des craintes dont
son imagination était assaillie.

Soutenant, non sans peine, une conversation interrompue à chaque
instant, et qui passait brusquement d'un sujet à un autre, ils
arrivèrent enfin au centre d'un petit bois composé de chênes, de
houx et de frênes, dont l'existence semblait compter plusieurs
siècles, et dont les cimes élevées, se joignant ensemble,
formaient un abri impénétrable aux rayons du soleil.

--C'est dans un lieu comme celui-ci, Isabelle, dit Ellieslaw, que
je voudrais consacrer un autel à l'amitié.

--A l'amitié, mon père! et pourquoi dans un endroit si sombre et
si retiré?

--Oh! il est aisé dé prouver que le local lui conviendrait
parfaitement, répondit son père en souriant amèrement. Vous qui
êtes une jeune fille savante, vous devez savoir que les Romains ne
se contentaient pas d'adorer leurs divinités sous un seul nom;
mais qu'ils leur élevaient autant de temples qu'ils leur
supposaient d'attributs différents. Hé bien! l'amitié à laquelle,
j'élèverais un temple en cet endroit ne serait pas l'amitié des
hommes; qui repousse la duplicité, l'artifice, toute espèce de
déguisement; ce serait l'amitié des femmes, qui ne consiste que
dans la secrète intelligence de deux amies; comme elles
s'appellent, pour s'aider mutuellement dans leurs petits complots,
dans leurs intrigues.

--Vous êtes bien sévère, mon père.

--Je ne suis que juste: je me borne à peindre la nature, et j'ai
l'avantage d'avoir sous les yeux d'excellents modèles en Lucy
Ilderton et vous.

--Si j'ai été assez malheureuse pour vous offenser, mon père,
vous ne devez pas en accuser ma cousine, car bien certainement
jamais elle ne fut ni ma conseillère ni ma confidente.

--En vérité? Et qui a donc pu vous inspirer, il y a deux jours,
la force et la hardiesse de parler à sir Frédéric avec un ton
d'aigreur qui l'a blessé, et qui ne m'a pas moins offensé?

--Si ce que je lui ai dit vous a déplu, mon père, j'en ai un
sincère regret; mais je ne puis me repentir d'avoir parlé à sir
Frédéric comme je l'ai fait. S'il oubliait que j'étais votre
fille, il devait au moins se souvenir que j'étais une femme.

--Réservez vos remarques pour une autre occasion, répliqua
froidement son père: je suis si las de ce sujet, que voici la
dernière fois que je vous en parlerai.

--Que de grâces j'ai à vous rendre, mon père! dit Isabelle en lui
prenant la main. Délivrez-moi de la persécution de cet homme, et
il n'est rien que vous ne puissiez m'ordonner.

--Vous êtes fort soumise quand cela vous convient, miss Vere, lui
dit son père en fronçant le sourcil et en retirant sa main; mais
je m'épargnerai à l'avenir la peine de vous donner des avis qui
vous déplaisent. Vous vous conduirez d'après vos propres idées.

Quatre brigands les attaquèrent en ce moment: Ellieslaw tira son
épée, et se défendit contre l'un d'eux. Un second se jeta sur le
domestique, qui était sans armes, et lui appuyant un sabre sur la
poitrine, le menaça de le tuer s'il faisait résistance. Les deux
autres s'emparèrent d'Isabelle, et l'entraînèrent dans le fond du
bois. Ils y avaient préparé trois chevaux sur l'un desquels ils la
placèrent, et ils la conduisirent ainsi à la tour de Westburnflat.
Elle fut confiée à la garde de la mère du bandit, qui l'enferma
dans une chambre au plus haut étage de ce donjon, sans vouloir lui
dire pourquoi on l'avait enlevée, ni pourquoi on la retenait
ainsi.

L'arrivée d'Earnscliff avec une troupe nombreuse devant sa porte
alarma le brigand. Comme il avait donné ordre de remettre Grâce en
liberté, et qu'il croyait qu'elle devait déjà être rendue à ses
parents, il ne crut pas qu'elle fût l'objet de cette visite
désagréable. Ayant reconnu Earnscliff, et instruit des sentiments
qu'il nourrissait pour Isabelle, il ne douta pas un instant qu'il
ne vînt pour la délivrer, et la crainte des suites que pourrait
avoir pour lui sa résistance lui fit prendre le parti de
capituler, comme nous l'avons déjà appris à nos lecteurs.

Lorsque le bruit des chevaux qui emmenaient Isabelle se fit
entendre, son père tomba subitement. Le bandit qui l'attaquait
prit aussitôt la fuite, et celui qui tenait le domestique en
respect en fit autant. Celui-ci courut au secours de son maître,
qu'il croyait tué ou mortellement blessé; mais, à son grand
étonnement, il ne lui trouva pas même une égratignure.--Je ne
suis pas blessé, Dixon, lui dit-il en se relevant; le pied m'a
malheureusement glissé en pressant ce scélérat avec trop d'ardeur.

L'enlèvement de sa fille lui causa un désespoir qui, suivant
l'expression de l'honnête Dixon, aurait attendri le coeur d'une
pierre. Il se mit à la poursuite des ravisseurs, parcourut tous
les détours du bois, et fit tant de recherches inutiles, qu'il se
passa un temps assez considérable avant qu'il vînt donner l'alarme
au château.

Sa conduite et ses discours annonçaient le désespoir et
l'égarement.--Ne me parlez pas, sir Frédéric, dit-il au baronnet
qui demandait des détails sur cet événement, vous n'êtes pas père,
vous ne pouvez sentir ce que j'éprouve. C'est ma fille, fille peu
soumise, à la vérité, mais enfin c'est ma fille, ma fille unique!
Où est miss Ilderton? Elle ne doit pas être étrangère à cette
aventure; c'est un de leurs complots. Dixon, appelle M. Ratcliffe,
qu'il vienne sans perdre une seule minute.

Ce M. Ratcliffe entrait à l'instant même dans l'appartement.

--Courez donc, Dixon, continua Ellieslaw; dites-lui que j'ai
besoin de le voir pour une affaire très urgente.--Ah! vous
voilà, mon cher monsieur, lui dit-il comme s'il l'apercevait à
l'instant; c'est de vous seul que j'attends de sages conseils dans
cette malheureuse circonstance.

--Qu'est-il donc arrivé, monsieur, qui puisse vous agiter ainsi?
dit M. Ratcliffe d'un air grave.

Tandis qu'Ellieslaw lui conte, avec détail et avec le ton et les
gestes d'un homme désespéré, la rencontre qu'il venait de faire,
nous allons faire connaître à nos lecteurs les relations qui
existaient entre ces deux personnages.

Dès sa première jeunesse, M. Vere d'Ellicslaw avait mené une vie
très dissipée. Une ambition démesurée et qui s'inquiétait peu des
moyens à employer pour parvenir à son but avait marqué le milieu
de sa carrière. Quoique d'un caractère naturellement avare et
sordide, aucune dépense ne lui coûtait quand il s'agissait de
satisfaire ses passions. Ses affaires se trouvaient déjà fort
embarrassées, quand il fit un voyage en Angleterre. Il s'y maria,
et le bruit se répandit que son épouse lui avait apporté une
fortune considérable. Il passa plusieurs années dans ce pays, et,
quand il revint en Écosse, il était veuf et accompagné de sa
fille, alors âgée de dix ans. Depuis ce moment il s'était livré à
des dépenses plus excessives que jamais, et l'on supposait
généralement qu'il devait avoir contracté des dettes
considérables.

Il n'y avait que quelques mois que M. Ratcliffe était venu résider
au château d'Ellieslaw, du consentement tacite du maître du logis,
mais évidemment à son grand déplaisir. Dès le moment de son
arrivée, il exerça sur lui et sur la conduite de ses affaires une
influence incompréhensible, mais indubitable. C'était un homme âgé
d'environ soixante ans, d'un caractère grave, sérieux et réservé.
Tous ceux à qui il avait occasion de parler d'affaires rendaient
justice à l'étendue de ses connaissances. En toute autre occasion
il parlait peu; mais quand il le faisait, il montrait un esprit
actif et cultivé.

Avant de fixer sa résidence au château, il y avait fait des
visites assez fréquentes. Ellieslaw, qui recevait toujours avec
hauteur et dédain ceux qu'il regardait comme ses inférieurs, lui
témoignait toujours les plus grands égards, et même de la
déférence. Cependant son arrivée lui semblait toujours à charge,
et il paraissait respirer plus librement après son départ. Il fut
donc impossible Je ne pas remarquer le mécontentement avec lequel
il le vit se fixer chez lui, et il montrait autant de contrainte
en sa présence que de confiance en ses lumières. Ses affaires les
plus importantes étaient réglées par M. Ratcliffe. Ellieslaw ne
ressemblait pourtant pas à ces hommes riches, qui, trop indolents
pour s'occuper de leurs affaires, se déchargent volontiers de ce
soin sur un autre; mais on voyait en beaucoup d'occasions qu'il
renonçait à son opinion pour adopter celle de M. Ratcliffe, que
celui-ci exprimait toujours franchement et sans réserve.

Rien ne mortifiait plus M. Ellieslaw que de voir que des étrangers
s'apercevaient de l'espèce d'empire que cet homme exerçait sur
lui. Lorsque sir Frédéric ou quelque autre de ses amis lui en
faisait l'observation, tantôt il leur répondait avec un ton de
hauteur et d'indignation, tantôt il s'efforçait de tourner la
chose en plaisanterie.--Ce Ratcliffe sait combien il m'est
nécessaire, disait-il: sans lui, il me serait impossible de gérer
mes affaires d'Angleterre; mais, au fond, c'est l'homme le plus
instruit et le plus honnête qu'on puisse trouver.

Tel était le personnage à qui il racontait en ce moment les
détails de l'enlèvement de miss Vere, et qui l'écoutait d'un air
de surprise et d'incrédulité.

--Maintenant, mes amis, dit M. Ellieslaw, comme pour conclure, à
sir Frédéric et aux autres personnes qui étaient présentes, donnez
vos avis au plus malheureux des pères: que dois-je faire? quel
parti prendre?

--Monter à cheval, prendre les armes, et poursuivre les
ravisseurs jusqu'au fond des enfers, s'écria sir Frédéric. Partons
sans perdre un instant.

--N'existe-t-il, dit froidement Ratcliffe, personne que vous
puissiez soupçonner de ce crime inconcevable? Nous ne sommes plus
dans le siècle où l'on enlevait les dames uniquement pour leur
beauté.

--Je crains, répondit Ellieslaw, de ne savoir que trop qui je
dois accuser de cet attentat. Lisez cette lettre, que miss
Ilderton avait jugé convenable d'écrire chez moi à un jeune homme
des environs nommé Earnscliff, celui de tous les hommes que j'ai
le plus de droit d'appeler mon ennemi héréditaire; le hasard l'a
fait tomber entre mes mains. Vous voyez qu'elle lui écrit comme
confidente de la passion qu'il a osé concevoir pour ma fille, et
qu'elle lui dit qu'elle plaide sa cause avec chaleur auprès de son
amie. Faites attention aux passages soulignés, monsieur Ratcliffe,
vous verrez que cette fille intrigante l'engage à recourir à des
mesures hardies, et l'assure que ses sentiments seraient payés de
retour partout ailleurs que dans les limites de la baronnie
d'Ellieslaw.

--Et c'est, dit Ratcliffe, d'après une lettre écrite par une
jeune fille romanesque, et qui n'a pas même été remise à sa
destination, que vous concluez que M. Earnscliff a enlevé votre
fille, et s'est porté à un acte de violence si inconsidéré, si
criminel?

--Qui voulez-vous que j'en accuse? dit Ellieslaw.

--Qui pouvez-vous en soupçonner? s'écria sir Frédéric. Qui peut
avoir eu un motif pour commettre un tel crime, si ce n'est lui?

--Si c'était là le meilleur moyen de trouver le coupable, dit
M. Ratcliffe avec sang-froid, on pourrait indiquer des personnes à
qui leur caractère permettrait plus facilement d'imputer une
pareille action, et qui ont aussi des motifs suffisants pour
l'avoir commise.--Ne pourrait-on pas, par exemple, supposer que
quelqu'un ait jugé convenable de placer miss Vere dans un endroit
où l'on puisse exercer sur ses inclinations un degré de contrainte
auquel on n'oserait avoir recours dans le château de son père?--
Que dit sir Frédéric Langley de cette supposition?

--Je dis, répliqua sir Frédéric furieux, que, s'il plaît à
M. Ellieslaw de permettre à M. Ratcliffe des libertés qui ne
conviennent pas au rang qu'il occupe dans la société, je ne
souffrirai pas impunément qu'une telle licence s'étende jusqu'à
moi.

--Et moi, s'écria le jeune Mareschal de Mareschal Wells, qui
était aussi un des hôtes du château, je dis que vous êtes tous des
fous et des enragés, de rester ici à vous disputer, tandis que
nous devrions déjà être à la poursuite de ces scélérats.

--J'ai donné ordre de préparer des chevaux et des armes, dit
Ellieslaw, et si vous le voulez nous allons partir.

On se mit en marche; mais toutes les recherches furent inutiles,
probablement parce qu'Ellieslaw dirigea la poursuite du côté de la
tour d'Earnscliff, dans la supposition qu'il était l'auteur de
l'enlèvement, de manière qu'il se trouvait dans une direction
diamétralement opposée à celle que les brigands avaient suivie. On
rentra au château vers le soir après s'être inutilement fatigué.
De nouveaux hôtes y étaient survenus, et, après avoir parlé de
l'événement arrivé dans la matinée, on l'oublia pour se livrer à
la discussion des affaires politiques qui étaient sur le point
d'amener un moment de crise et d'explosion.

Plusieurs de ceux qui composaient ce divan étaient catholiques et
tous des jacobites déclarés. Leurs espérances étaient en ce moment
plus vives que jamais. On s'attendait tous les jours à une
descente que la France devait faire en faveur du prétendant, et un
grand nombre d'Écossais étaient disposés à accueillir les Français
plutôt qu'à leur résister. Ratcliffe, qui ne se souciait guère de
prendre part à ce genre de discussion, et qui n'y était jamais
invité, s'était retiré dans son appartement, et miss Ilderton
avait été confinée dans le sien par ordre de M. Ellieslaw, jusqu'à
ce qu'il pût la faire reconduire chez son père, qui arriva le
lendemain matin.

Les domestiques ne pouvaient s'empêcher d'être surpris de voir
qu'on oubliât si facilement le malheur de leur jeune maîtresse.
Ils ignoraient que ceux qui étaient le plus intéressés à sa
destinée connaissaient fort bien et la cause de son enlèvement et
le lieu de sa retraite; et que les autres, au moment où une
conspiration était sur le point d'éclater, n'avaient l'imagination
occupée que des moyens de la faire réussir.


CHAPITRE XII


«On la cherche partout. Ne pourriez-vous nous dire,
«Ami, par quel chemin on a pu la conduire?»

Le lendemain, peut-être pour sauver les apparences, on se mit de
nouveau à la recherche des ravisseurs de miss Isabelle, mais sans
plus de succès que la veille; et l'on reprit, sur le soir, le
chemin du château d'Ellieslaw.

--Il est bien singulier, dit Mareschal à Ratcliffe, que quatre
hommes à cheval, emmenant une femme, aient pu traverser le pays
sans laisser aucune trace de leur passage, sans que personne les
ait vus ni rencontrés. On croirait qu'ils ont voyagé par air, ou
sous quelque voûte souterraine.

--On arrive quelquefois à la connaissance de ce qui est, dit
M. Ratcliffe, en découvrant ce qui n'est pas. Nous avons battu la
campagne, parcouru toutes les routes, tous les sentiers qui
avoisinent le château. Il n'y a qu'un seul point que, nous n'ayons
pas visité, c'est un mauvais chemin à travers les marais, et qui
conduit à Westburnflat.

--Et pourquoi n'y pas aller?

--M. Vere répondrait mieux que moi à cette question, dit
sèchement M. Ratcliffe.

Mareschal se tournant aussitôt vers Ellieslaw:--Monsieur, lui
dit-il, on m'assure qu'il y a encore un passage que nous n'avons
pas examiné, celui qui conduit à Westburnflat.

--Oh! dit sir Frédéric en riant, je connais parfaitement le
propriétaire de la tour de Westburnflat. C'est un homme qui ne
fait pas une grande différence entre ce qui est à lui et ce qui
appartient à ses voisins; mais très fidèle à ses principes
d'ailleurs, il se garderait bien de toucher à rien de ce qui
appartient à Ellieslaw.

--D'ailleurs, dit Ellieslaw en souriant mystérieusement, il a eu
bien d'autre fil à retordre la nuit dernière. N'avez-vous pas
entendu dire qu'on a brûlé la ferme d'Hobby Elliot d'Heugh-Foot,
parce qu'il a refusé de livrer ses armes à quelques braves gens
qui veulent faire un mouvement en faveur du roi?

Toute la compagnie sourit en entendant parler d'un exploit qui
cadrait si bien avec ses vues.

--Je crois que nous aurions à nous reprocher une négligence
coupable, dit Mareschal, si nous ne faisions pas quelques
recherches de ce côté.

On ne pouvait faire aucune objection raisonnable à cette
proposition, et l'on marcha vers Westburnflat.

A peine avaient-ils pris cette direction, qu'ils aperçurent
quelques cavaliers qui s'avançaient vers eux.

--Voici Earncliff, dit Mareschal, je reconnais son beau cheval
bai, qui a une étoile sur le front.

--Ma fille est avec lui, s'écria Ellieslaw avec fureur.--Hé
bien! messieurs, mes soupçons étaient-ils justes! Messieurs, mes
amis, aidez-moi à l'arracher des mains de ce ravisseur.

Il tira son épée; sir Frédéric en fit autant, et quelques-uns de
leurs amis les imitèrent; mais le plus grand nombre hésitait.

--Un instant! s'écria Mareschal Wells en se jetant devant eux.
Vous voyez qu'ils avancent paisiblement, qu'ils ne cherchent pas à
nous éviter, attendons qu'ils nous donnent quelques détails sur
cette affaire mystérieuse. Si miss Vere a souffert la moindre
insulte, si Earnscliff l'a véritablement enlevée, croyez que je
serai le premier à la venger.

--Vos doutes me blessent, Mareschal, dit Ellieslaw, vous êtes le
dernier de qui j'aurais attendu un tel discours.

--Vous vous faites tort à vous-même par votre violence,
Ellieslaw, quoique la cause puisse vous rendre excusable.

A ces mots Mareschal s'avança à la tête de la troupe, et d'un son
de voix éclatant il s'écria:--Monsieur Earnscliff, on vous
accuse d'avoir enlevé la dame que vous accompagnez, et nous sommes
ici pour la venger et pour punir ceux qui ont osé l'injurier.

--Et qui le ferait plus volontiers que moi, monsieur Mareschal,
répondit Earnscliff avec hauteur; moi qui ai eu le bonheur de la
délivrer ce matin de la prison où on la retenait, et qui la
reconduisais en ce moment chez son père?

--La chose est-elle ainsi, miss Vere? dit Mareschal.

--Oui, vraiment, répondit aussitôt Isabelle; j'ai été enlevée par
des misérables dont je ne connais ni la personne ni les
intentions, et, j'ai été remise en liberté, grâce à l'intervention
de monsieur Earnscliff et de ces braves gens.

--Mais par qui et pourquoi cet enlèvement a-t-il été fait?
s'écria Mareschal: ne connaissez-vous pas l'endroit où l'on vous a
conduite? Earnscliff, où avez-vous trouvé miss Vere?

Avant qu'on eût pu répondre à aucune de ces questions, Ellieslaw
survint, et rompit la conférence.

--Quand je connaîtrai parfaitement, dit-il, toute l'étendue de
mes obligations envers monsieur Earnscliff, il peut compter sur
une reconnaissance proportionnée. En attendant, je le remercie
d'avoir remis ma fille entre les mains de son protecteur naturel.

Et en même temps il saisit la bride du cheval d'Isabelle, fit une
légère inclination de tête à Earnscliff, et reprit avec sa fille
le chemin de son château. Il s'écarta du reste de la compagnie,
parut engagé dans une conversation très vive avec Isabelle; et ses
amis, voyant qu'il semblait désirer être seul avec elle, ne les
interrompirent pas jusqu'à leur arrivée.

A l'instant où les amis de M. Ellieslaw saluaient Earnscliff pour
se retirer, celui-ci, peu satisfait de la conduite du père
d'Isabelle, s'écria:--Messieurs, quoique ma conscience me rende
le témoignage que rien dans ma conduite ne peut donner lieu à un
tel soupçon, je m'aperçois que M. Ellieslaw paraît croire que j'ai
eu quelque part à l'enlèvement de sa fille; faites attention, je
vous prie, que je le nie formellement; et quoique je puisse
pardonner à l'égarement d'un père dans un pareil moment, si
quelqu'un de vous, ajouta-t-il en fixant les yeux sur sir Frédéric
Langley, pense que mon désaveu, l'assertion de miss Vere et le
témoignage de mes amis ne suffisent pas pour ma justification, je
serai heureux, très heureux de pouvoir me disculper par tous les
moyens qui conviennent à un homme qui tient à son honneur plus
qu'à sa vie.

--Et je lui servirai de second, s'écria Simon d'Hackburn: ainsi
qu'il s'en présente deux de vous, gentilshommes ou non, je m'en
moque.

--Quel est, dit sir Frédéric, ce manant qui prétend se mêler des
querelles de ses supérieurs?

--C'est un manant qui ne doit rien à personne, répliqua Simon, et
qui ne reconnaît pour supérieurs que son roi et le laird sur les
terres duquel il vit.

--Allons, messieurs, allons, dit Mareschal, point de querelles,
de grâce! Monsieur Earnscliff, nous n'avons pas la même façon de
penser sur tous les points; nous pouvons nous trouver opposés,
même ennemis: mais si la fortune le veut ainsi, je suis persuadé
que nous n'en conserverons pas moins les égards et l'estime que
nous nous devons mutuellement. Je suis convaincu que vous êtes
aussi innocent de l'enlèvement de ma cousine que je le suis
moi-même, et dès qu'Ellieslaw sera remis de l'agitation bien
naturelle que cet événement lui a occasionnée, il s'empressera de
reconnaître le service important que vous lui avez rendu.

--J'ai trouvé ma récompense dans le plaisir d'être utile à votre
cousine, dit Earnscliff; mais je vois que votre compagnie est déjà
dans l'allée du château d'Ellieslaw.--Saluant alors Mareschal
avec politesse, et ses compagnons d'un air d'indifférence, il prit
la route qui conduisait à Heugh-Foot, voulant se concerter avec
hobby sur les moyens à employer pour découvrir Grâce Armstrong, ne
sachant pas qu'elle lui eût déjà été rendue.

--C'est, sur mon âme, un brave et aimable jeune homme, dit
Mareschal à ses compagnons; j'étais presque de sa force à la balle
quand nous étions au collège, et nous aurons peut-être bientôt
l'occasion de nous mesurer à un jeu plus sérieux.

--Je crois, dit sir Frédéric, que nous avons eu grand tort de ne
pas le désarmer ainsi que ses compagnons. Vous verrez qu'il sera
un des chefs du parti Whig.

--Pouvez-vous parler ainsi, sir Frédéric? s'écria Mareschal;
croyez-vous qu'Ellieslaw pût consentir à ce qu'on fît un pareil
outrage, sur, ses terres, à un homme qui s'y présente pour lui
ramener sa fille? Et, quand il y consentirait, pensez-vous que
moi, que ces messieurs, nous voudrions nous déshonorer, en restant
spectateurs tranquilles d'une telle indignité? Non, non. La
vieille Écosse et la loyauté! voilà mon cri de ralliement. Quand
l'épée sera tirée, je sais comment il faut s'en servir; mais, tant
qu'elle reste dans le fourreau, nous devons nous conduire en
gentilshommes et en bons voisins.

Ils arrivèrent enfin au château. Ellieslaw y était depuis quelques
instants, et les attendait dans la cour.

--Comment se trouve miss Vere? s'écria vivement M. Mareschal;
vous a-t-elle donné des détails sur son enlèvement.

--Elle s'est retirée dans son appartement très fatiguée. Je ne
puis attendre d'elle beaucoup de lumière sur cette aventure, avant
que le repos ait rétabli le calme dans son esprit. Je ne vous en
suis pas moins obligé, mon cher Mareschal, ainsi qu'à Mes autres
amis, de l'intérêt que vous voulez bien y prendre. Mais, dans ce
moment, je dois oublier que je suis père, pour me souvenir que je
suis citoyen. Vous savez que c'est aujourd'hui que nous devons
prendre un parti décisif. Le temps s'écoule, nos amis arrivent;
j'attends, non seulement les principaux chefs, mais même ceux que
nous sommes obligés d'employer en sous-ordre. Nous n'avons plus
que quelques instants pour achever nos préparatifs. Voyez ces
lettres, Marchie (c'était l'abréviation familière du nom de
Mareschal, et par laquelle ses amis le désignaient). Dans le
Lothian, dans tout l'ouest, on n'attend que le signal. Les blés
sont mûrs, il ne s'agit plus que de réunir les moissonneurs.

--De tout mon coeur! dit Mareschal, mettons-nous vite à
l'ouvrage.

Sir Frédéric restait sérieux et déconcerté.

--Voulez-vous me suivre à l'écart un instant? dit Ellieslaw au
sombre baronnet. J'ai à vous apprendre une nouvelle qui vous fera
plaisir.

Il l'emmena dans son cabinet; chacun se dispersa, et Mareschal se
trouva seul avec Ratcliffe.

--Ainsi donc, lui dit celui-ci, les gens qui partagent vos
opinions politiques croient la chute du gouvernement si certaine,
qu'ils ne daignent plus couvrir leurs manoeuvres du voile du
mystère?

--Ma foi, monsieur ratcliffe, il se peut que les sentiments et
les actions de vos amis aient besoin de se couvrir d'un voile.
Quant à moi, j'aime que ma conduite soit au grand jour.

--Et se peut-il que vous qui, malgré votre caractère ardent et
irréfléchi (pardon, monsieur Mareschal, mais je suis un homme
franc), vous qui, malgré ces défauts naturels, possédez du bon
sens et de l'instruction, vous soyez assez insensé pour vous
engager dans une telle entreprise? Comment se trouve votre tête,
quand vous assistez à ces conférences dangereuses?

--Pas aussi assurée sur mes épaules que s'il s'agissait d'une
partie de chasse. Je n'ai pas tout-à-fait le sang-froid de mon
cousin Ellieslaw, qui parle d'une conspiration comme d'un bal, et
qui perd et retrouve une fille charmante avec plus d'indifférence
que moi si je perdais et retrouvais un chien de chasse. Je ne suis
pas assez aveugle, et je n'ai pas contre le gouvernement une haine
assez invétérée pour ne pas voir tout le danger de notre
entreprise.

--Pourquoi donc vouloir vous y exposer?

--Pourquoi? c'est que j'aime ce pauvre roi détrôné de tout mon
coeur, c'est que mon père a combattu à Killicankie (Sous le
vicomte de Dundee, en faveur des Stuarts); c'est que je meurs
d'envie de voir punir les coquins de courtisans qui ont vendu la
liberté de l'Écosse, dont la couronne a été si long-temps
indépendante.

--Et pour courir après de telles chimères, vous allez allumer une
guerre civile, et vous plonger vous-même dans de cruels embarras?

--Oh! je ne réfléchis pas trop sur tout cela; et, quoi qu'il
puisse arriver, mieux vaut aujourd'hui que demain, demain que dans
un mois.--Oh! je sais bien qu'il en faudra finir par là;--plus
tôt que plus tard! L'événement ne me trouvera jamais plus jeune,
comme disent nos Ecossais; et, quant à la potence, comme dit aussi
Falstaff, j'y figurerai tout aussi bien qu'un autre. Vous savez la
finale de la vieille ballade:

Notre homme s'en fut gaîment
Subir sa sentence,
Qu'on le vit danser, en chantant,
Sous la potence.

--J'en suis fâché pour vous, monsieur Mareschal, lui dit son
grave conseiller.

--Je vous en suis bien obligé, monsieur Ratcliffe; mais ne jugez
pas de l'entreprise par mes folies. Il y a des têtes plus sages
que la mienne qui s'en mêlent.

--Ces têtes-là peuvent fort bien n'être pas plus solides sur
leurs épaules, reprit M. Ratcliffe avec le ton d'un ami qui
conseille la prudence.

--Peut-être: mais vive la joie! et, de peur de me laisser aller à
la mélancolie avec vous, adieu jusqu'au dîner, monsieur Ratcliffe;
vous verrez que la peur ne m'ôte pas l'appétit.


CHAPITRE XIII


«Il faut que le drapeau de la rébellion
«Par de vives couleurs frappe l'attention;
«Qu'il attire les yeux de cette sotte engeance,
«Mécontents, novateurs bouffis d'extravagance;
«Qui, la bouche béante, et se frottant les mains,
«Approuvent à grands les discours des mutins»
Henri IV, part. II.

On, avait fait de grands préparatifs au château d'Ellieslaw pour
recevoir en ce jour mémorable non seulement les gentilshommes du
voisinage attachés à la dynastie des Stuarts, mais encore les
mécontents subordonnés que le dérangement de leurs affaires,
l'amour du changement, le ressentiment contre l'Angleterre, ou
quelque autre des causes nombreuses qui firent fermenter toutes
les passions à cette époque, avaient déterminés à prendre part à
la conspiration. Il ne s'y trouvait pas un grand nombre de
personnes distinguées par leur rang et leur fortune. La plupart
des grands propriétaires attendaient prudemment l'événement; la
noblesse du second ordre et les fermiers pratiquaient généralement
le culte presbytérien, de sorte que, quoique mécontents de
l'Union, ils étaient peu disposés à prendre parti dans une
conspiration jacobite. On y voyait pourtant quelques riches
gentilshommes que leurs opinions politiques, leurs principes
religieux, ou leur ambition, rendaient complices de celle
d'Ellieslaw, et quelques jeunes gens qui, pleins d'ardeur et
d'étourderie, ne cherchaient, comme Mareschal, que l'occasion de
se signaler par une entreprise hasardeuse, du succès de laquelle
devait résulter, suivant eux, l'indépendance de leur patrie; les
autres membres de cette assemblée étaient des hommes d'un rang
inférieur et sans fortune, qui étaient prêts à se soulever dans ce
comté d'Écosse, comme ils le firent depuis en 1715 sous Forster et
Derwentwater, quand on vit une troupe, sous les ordres d'un
gentilhomme des frontières, nommé Douglas, composée presque
entièrement de pillards, parmi lesquels le fameux voleur Luck-in-Bag
avait un grade élevé.

Nous avons cru devoir donner ces détails, applicables seulement à
la province où se passe notre histoire. Ailleurs le parti,
jacobite était plus nombreux et mieux composé.

Une longue table occupait toute la vaste enceinte de la
grand'salle d'Ellieslaw-Castle, qui était encore à peu près dans
le même état que cent ans auparavant. Cette sombre et immense
salle, qui s'étendait tout le long d'une aile du château, était
voûtée. Les arceaux du cintre semblaient continuer en quelque
sorte les diverses sculptures gothiques dont les formes
fantastiques menaçaient de leurs regards ou de leurs dents de
pierre les convives réunis. Cette salle était éclairée par des
croisées longues et étroites, en verres de couleur, qui n'y
laissaient pénétrer qu'une lumière sombre et décomposée. Une
bannière, que la tradition disait avoir été prise sur les Anglais
à la bataille de Sark, flottait au-dessus du fauteuil d'où
Ellieslaw présidait à table, comme pour enflammer le courage de
ses hôtes, en leur rappelant les victoires de leurs ancêtres.
Ellieslaw était ce jour-là dans un costume de cérémonie; ses
traits réguliers, quoique d'une expression farouche et sinistre,
rappelaient ceux d'un ancien baron féodal. Sir Frédéric Langley
était à sa droite, et Mareschal de Mareschal Wells à sa gauche:
après eux venaient toutes les personnes de considération, et parmi
elles M. Ratcliffe; le reste de la table était occupé par les
subalternes; et ce qui prouve que le choix de cette partie de la
société n'avait pas été fait avec grand scrupule; c'est que Willie
de Westhurnflat eut l'audace de s'y présenter. Il espérait sans
doute que la part qu'il avait prise à l'enlèvement de miss Vere
n'était connue que des personnes qui avaient intérêt elles-mêmes à
ne pas divulguer ce secret.

On servit un dîner somptueux, consistant principalement, non en
délicatesses de la saison, selon l'expression des gazettes
modernes, mais en énormes plats de viandes, dont le poids faisait
gémir la table. Les convives du bas bout gardèrent quelque temps
le silence, contenus parle respect qu'ils éprouvaient pour les
personnages illustres dans la société desquels ils se trouvaient
pour la première fois de leur vie. Ils sentaient la même gêne et
le même embarras dont P. P., clerc de la paroisse, confessé avoir
été accablé lorsqu'il psalmodia, pour la première fois, en
présence des honorables personnages. M. le Juge Freeman, la bonne
lady Jones, et le grand sir Thomas Huby. Leurs verres, qu'ils
avaient soin de vider et de remplir souvent, leur firent pourtant
bientôt briser la glace de cette cérémonie; et autant ils avaient
été réservés et tranquilles au commencement du dîner, autant, vers
la fin, ils devinrent communicatifs et bruyants.

Mais ni le vin, ni les liqueurs spiritueuses, n'eurent le pouvoir
d'échauffer l'esprit de ceux qui se trouvaient au haut bout de la
table. Ils éprouvèrent ce serrement de coeur, ce froid glacial qui
se fait souvent sentir lorsque, ayant pris une résolution
désespérée, on se trouve placé de manière qu'il est aussi
dangereux d'avancer que de reculer. Plus ils approchaient du
précipice, plus ils le trouvaient profond; et chacun attendait que
ses associés lui donnassent l'exemple de la résolution en s'y
précipitant les premiers. Ce sentiment intérieur agissait
différemment, suivant les divers caractères des convives. L'un
semblait sérieux et pensif, l'autre de mauvaise humeur et bourru
quelques-uns regardaient, d'un air d'inquiétude, les places
restées vides autour de la table, et réservées pour les membres de
la conspiration qui, ayant plus de prudence que de zèle, n'avaient
pas encore jugé à propos d'afficher si publiquement leurs projets.
Sir Frédéric était distrait et boudeur. Ellieslaw lui-même faisait
des efforts si pénibles pour échauffer l'enthousiasme de ses
convives, qu'on voyait évidemment que le sien était
considérablement refroidi. Ratcliffe restait spectateur attentif,
mais désintéressé. Mareschal, fidèle à son caractère, conservait
son étourderie et sa vivacité, mangeait, buvait, riait,
plaisantait, et semblait-même s'amuser en voyant les figures
allongées de ses compagnons.
                
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