--Pourquoi donc le feu de notre courage semble-t-il éteint
aujourd'hui? s'écria-t-il; on dirait que nous sommes à un
enterrement où ceux qui mènent le deuil ne doivent que chuchoter à
voix basse, tandis que ceux qui vont porter le mort en terre.
(montrant le bout de la table) boivent et se réjouissent dans la
cuisine. Ellieslaw, votre esprit semble endormi! Et qu'est-ce qui
a flétri les espérances du brave chevalier du vallon de Langley?
--Vous parlez comme un insensé, dit Ellieslaw: ne voyez-vous pas
combien il nous manque de monde?
--Et qu'importe? ne saviez-vous donc pas d'avance que bien des
gens parlent beaucoup et agissent peu? Quant à moi, je me trouve
fort encouragé en voyant que plus des deux tiers de nos amis ont
été exacts au rendez-vous. Je ne m'y attendais ma foi pas. Au
surplus, je soupçonne qu'une bonne moitié d'entre eux sont venus
autant pour le dîner que pour tout autre motif.
--Aucune nouvelle n'annonce le débarquement du roi, dit un de ses
voisins de ce ton incertain qui indique un défaut de résolution.
--Nous n'avons eu aucune lettre du comte de D***; nous ne voyons
pas un seul gentilhomme du sud des frontières.
--Quel est celui qui demande encore des hommes d'Angleterre?
s'écria Mareschal avec un ton affecté de tragédie héroïque:
Mon cousin! cher cousin, le trépas nous menace.
--De grâce, Mareschal, dit Ellieslaw, trêve de folies en ce
moment.
--Eh bien!, je vais vous étonner, je vais vous donner une leçon
de sagesse. Si nous nous sommes avancés comme des fous, il ne faut
pas reculer comme des lâches. Nous en avons fait assez pour
attirer sur nous les soupçons et la vengeance du gouvernement.
Attendrons-nous la persécution, sans rien faire pour l'éviter?....
Quoi! personne ne parle, eh bien! je sauterai le fossé le premier.
Se levant en ce moment, il remplit son verre d'un Bordeaux
généreux; et, étendant la main pour obtenir du silence, il engagea
toute la compagnie à l'imiter. Quand tous les verres furent
pleins, et tous les convives debout:--Mes amis, s'écria-t-il,
voici le toast du jour: A l'indépendance de l'Écosse et à la santé
de son souverain légitime, le roi Jacques VIII, déjà débarqué dans
le Lothian, et, j'espère, en possession de son ancienne capitale.
Il vida son verre, et le jeta par-dessus sa tête.
--Il ne sera jamais profané par une autre santé ajouta t-il.
Chacun suivit son exemple; et, au milieu du bruit des verres qui
se brisaient et des applaudissements de toute la compagnie, on
jura de ne quitter les armes qu'après avoir réussi dans le dessein
qui les avait fait prendre.
--Vous avez effectivement sauté le fossé, dit Ellieslaw à voix
basse à son cousin, et vous l'avez fait devant témoins. Au
surplus, il était trop tard pour renoncer à notre entreprise. Un
seul homme a refusé le toast, ajouta-t-il en jetant les yeux, sur
Ratcliffe; mais nous en parlerons dans un autre moment.
Alors, se levant à son tour, il adressa à la compagnie un discours
plein d'invectives contre le gouvernement, déclama contre la
réunion de l'Écosse à l'Angleterre, qui avait privé leur patrie de
son indépendance, de son commerce et de son honneur, et qui
l'avait étendue enchaînée aux pieds de son orgueilleuse rivale,
contre laquelle elle avait courageusement défendu ses droits
pendant tant de siècles. En faisant vibrer cette corde, il était
sûr de toucher le coeur de tous ceux qui l'écoutaient.
--Il n'est que trop sûr que notre commerce est anéanti, s'écria
le vieux John Rewcastle, contrebandier de Jedburgh, qui se
trouvait au bas bout de la table.
--Notre agriculture est ruinée, dit le laird de Broken-Girth-Flow,
dont le territoire n'avait rapporté depuis le déluge que de
la bruyère et de l'airelle.
--Notre religion est anéantie, dit le pasteur épiscopal de
Kirkwhistle, remarquable par son nez bourgeonné.
--Nous ne pourrons bientôt plus tirer un daim; ou embrasser une
jolie fille, dit Mareschal, sans un certificat du presbytère et du
trésorier de l'église.
--Ou boire un verre d'eau-de-vie le matin, sans une licence du
commis de l'excise, ajouta le contrebandier.
--Ou nous promener au clair de lune, dit Westburnflat, sans
l'agrément du jeune Earnscliff, ou de quelque juge de paix à
l'anglaise. C'était le bon temps, quand nous n'avions ni paix ni
juges.
--Souvenons-nous des massacres de Glencoe (Glencoe, fameux par le
massacre des partisans de Jacques II), continua Ellieslaw, et
prenons les armes pour défendre nos droits, nos biens, notre vie
et nos familles.
--Songez à la véritable ordination épiscopale, sans laquelle
point de clergé légitime, dit le prêtre de l'assemblée.
--Songez aux pirateries commises sur notre commerce des Indes
occidentales par les corsaires anglais, dit William Willicson,
propriétaire par, moitié et seul patron d'un petit brick.
--Souvenez-vous de vos privilèges, reprit Mareschal qui semblait
prendre un malin plaisir à souffler le feu de l'enthousiasme
allumé par lui, comme un écolier espiègle qui, ayant levé l'écluse
d'un moulin d'eau, s'amuse du bruit des roues qu'il a mises en
mouvement, sans penser au mal qu'il peut produire,--Souvenez-vous
de vos privilèges et de vos libertés, s'écriait-il. Maudits
soient les taxes, la presse et le presbytérianisme, avec la
mémoire du vieux Guillaume qui nous les apporta le premier!
--Au diable le jaugeur de l'excise, dit le vieux Rewcastle; je
l'assommerai de ma propre main.
--Au diable le garde des forêts et le constable, s'écria
Westburnflat, j'ai à leur offrir deux balles à chacun d'eux.
--Nous sommes donc tous d'accord que cet état de choses ne peut
se supporter plus long-temps? dit Ellieslaw après un moment de
calme.,
--Tous..., sans exception..., jusqu'au dernier! s'écria-t-on de
toutes parts.
--Pas tout-à-fait, messieurs, dit M. Ratcliffe, qui n'avait pas
ouvert la bouche depuis le commencement du dîner. Je ne puis
espérer de calmer les transports violents qui viennent de
s'emparer si subitement de la compagnie; mais autant que peut
valoir l'opinion d'un seul homme, je dois vous déclarer que je
n'adopte pas tout-à-fait les principes que vous venez de
manifester;, je proteste donc formellement contre les mesures
insensées que vous paraissez disposés à prendre pour faire cesser
des sujets de plaintes dont la justice ne me paraît pas encore
bien, démontrée. Je suis très porté à attribuer tout ce qui s'est
dit à la chaleur du festin, peut-être même à l'envie de faire une
plaisanterie; mais il faut songer que certaines plaisanteries
peuvent devenir dangereuses quand elles transpirent, et que
souvent les murs ont des oreilles.
--Les murs peuvent avoir des oreilles, monsieur Ratcliffe,
s'écria Ellieslaw en lançant sur lui un regard de fureur; mais un
espion domestique n'en aura bientôt plus, s'il ose rester plus
long-temps dans une maison où son arrivée fut une insulte, où sa
conduite a toujours été celle d'un homme présomptueux qui se mêle
de donner des avis qu'on ne lui demande pas, et d'où il sera
chassé comme un misérable, s'il ne se rend justice en en sortant
sur-le-champ.
--Je sais parfaitement, monsieur, répondit Ratcliffe avec un
sang-froid méprisant, que la démarche inconsidérée que vous allez
faire vous rend ma présence, inutile, et qne mon séjour ici serait
dorénavant aussi dangereux pour moi que désagréable pour vous;
mais vous avez oublié votre prudence en me menaçant; car bien
certainement vous ne seriez pas charmé que je fisse à ces
messieurs, à des hommes d'honneur, le détail des causes qui ont
amené notre liaison. Au surplus, j'en vois-la fin avec plaisir;
mais, comme je crois que M. Mareschal et quelques autres personnes
de la compagnie voudront bien me garantir pour cette nuit mes
oreilles et surtout mon cou, pour lequel j'ai quelques raisons de
craindre davantage, je ne quitterai votre château que demain
matin.
--Soit, monsieur, répliqua Ellieslaw, vous n'avez rien à
redouter, parce que vous êtes au-dessous de mon ressentiment, et
non parce que j'ai à craindre que vous ne découvriez quelque
secret de famille, quoique je doive vous engager, par intérêt pour
vous-même, à bien peser vos paroles. Vos soins et votre entremise
ne sont plus rien pour un homme qui a tout à perdre ou tout à
gagner, suivant le résultat des efforts qu'il va faire pour la
cause à laquelle il. s'est dévoué. Adieu.
Ratcliffe jeta sur lui un regard expressif qu'Ellieslaw ne put
soutenir sans baisser les yeux, et, saluant la compagnie, il se
retira.
Cette conversation avait produit sur une partie de ceux qui
l'avaient entendue une impression qu'Ellieslaw se hâta de
dissiper, en faisant retomber l'entretien sur les affaires du
jour. On convint que l'insurrection serait organisée sur-le-champ.
Ellieslaw, Mareschal et sir Frédéric Langley en furent nommés les
chefs, avec pouvoir de diriger toutes les mesures ultérieures. On
fixa, pour le lendemain de bonne heure, un lieu de rendez-vous où
chacun se trouverait en armes avec tous les partisans qu'il
pourrait rassembler.
Tout ayant été ainsi réglé, Ellieslaw demanda à ceux qui restaient
encore à boire avec Westburnflat et le vieux contrebandier, la
permission de se retirer avec ses deux collègues; afin de
délibérer librement sur les mesures qu'ils avaient à prendre.
Cette excuse fut acceptée d'autant plus volontiers qu'Ellieslaw y
joignit l'invitation de ne pas épargner sa cave. Le départ des
chefs fut salué par de bruyantes acclamations, et les santés
d'Ellieslaw, de sir Frédéric, et surtout celle de Mareschal,
furent portées plus d'une fois en grand chorus pendant le reste de
la soirée.
Lorsque les trois chefs se furent retirés dans un appartement
séparé, ils se regardèrent un moment avec une sorte d'embarras
qui, sur le front soucieux de sir Frédéric, allait jusqu'au
mécontentement.
Mareschal fut le premier à rompre le silence.--Hé bien!
messieurs, dit-il avec un éclat de rire, nous voilà embarqués!--
Vogue la galère!
--C'est vous que nous devons en remercier, dit Ellieslaw.
--Cela est vrai; mais je ne sais pas si vous me remercierez
encore, lorsque vous aurez lu cette lettre. Je l'ai reçue à
l'instant de nous mettre à table, et elle a été remise à mon
domestique par un homme qu'il ne connaît pas, et qui est parti au
grand galop, sans vouloir s'arrêter un instant.--Lisez.
Ellieslaw prit la lettre d'un air d'impatience, et lut ce qui
suit:
«Édimbourg...
«MONSIEUR,
«Ayant des obligations à votre famille, et sachant que vous êtes
en relation d'affaires avec Jacques et compagnie, autrefois
négociants à Londres, maintenant à Dunkerque, je crois devoir me
hâter de vous faire part que les vaisseaux que vous attendiez
n'ont pu aborder, et ont été obligés de repartir sans avoir pu
débarquer aucunes marchandises de leur cargaison. Leurs associés
de l'ouest ont résolu de séparer leurs intérêts des leurs, les
affaires de cette maison prenant une mauvaise tournure. J'espère
que vous profiterez de cet avis pour prendre les précautions
nécessaires pour vos intérêts.
«Je suis votre très humble serviteur
«NIHIL NAMELESS (Sans nom. Anonyme.)
«A RALPH-MARESCHAL DE MARESCHAL-WELLS.
«Très pressée.»
Sir Frédéric pâlit, et son front se rembrunit en entendant cette
lecture.
--Si la flotte française, ayant le roi à bord, s'écria Ellieslaw,
a été battue par celle d'Angleterre, comme ce maudit griffonnage
semble le donner à entendre, le principal ressort de notre
entreprise se trouve rompu, et nous n'avons pas même de secours à
attendre, de l'ouest de l'Écosse. Et où en sommes-nous donc?
--Où nous en étions ce, matin, je crois, dit Mareschal toujours
riant.
--Pardonnez-moi, monsieur Mareschal; faites trêve, je vous prie,
à des plaisanteries fort déplacées. Ce matin, nous n'étions pas
encore compromis; nous ne nous étions pas déclarés publiquement,
comme nous venons de le faire, grâce à votre inconséquence. Et
dans quel moment? quand vous aviez en poche une lettre qui ajoute
aux difficultés de notre entreprise, et rend la réussite presque
impossible.
--Oh! je savais bien tout ce que vous alliez me dire; mais
d'abord cette lettre de mon ami anonyme peut ne contenir pas un
mot de vérité; ensuite sachez que je suis las de me trouver dans
une conspiration dont les chefs ne font toute la journée que
former des projets qu'ils oublient en dormant. En ce moment le
gouvernement est dans la sécurité, il n'a ni troupes ni munitions;
et dans quelques semaines il aura pris ses mesures. Le pays est
aujourd'hui plein d'ardeur pour une insurrection; donnez-lui le
temps de se refroidir, et nous resterons seuls. J'étais donc bien
décidé, comme nous l'avons dit, à me jeter dans le fossé, et j'ai
pris soin de vous y faire tomber avec moi. Vous voilà dans la
fondrière, il faudra bien maintenant que vous preniez le parti de
vous évertuer pour en sortir.
--Vous vous êtes trompé, monsieur Mareschal, au moins quant à
l'un de nous, dit sir Frédéric en tirant le cordon de la
sonnette., car je vais demander mes chevaux à l'instant.
--Vous ne nous quitterez pas, sir Frédéric, dit Ellieslaw; nous
avons notre revue demain matin.
--Je pars à l'instant même, dit sir Frédéric, et je vous écrirai
mes intentions à mon arrivée chez moi.
--Oui-dà! dit Mareschal, et vous nous les enverrez sans doute par
une compagnie de cavalerie de Carlisle, pour nous emmener
prisonniers?--Écoutez-moi bien, sir Frédéric Langley: je ne suis
pas un de ces hommes qui se laissent abandonner ou trahir. Si vous
sortez aujourd'hui du château d'Ellieslaw, ce ne sera qu'en
marchant sur mon cadavre.
--N'êtes-vous pas honteux, Mareschal? dit Ellieslaw; comment
pouvez-vous interpréter ainsi les intentions de notre ami? il a
trop d'honneur pour penser à déserter notre cause. Il ne peut
oublier d'ailleurs les preuves que nous avons de son adhésion à
tous nos projets, et de l'activité qu'il a mise à en assurer la
réussite. Il doit savoir aussi que le premier avis qu'on en
donnera au gouvernement sera bien accueilli, et qu'il nous est
facile de le gagner de vitesse.
--Dites vous et non pas nous, s'écria Mareschal, quand vous
parlez de gagner de vitesse pour se déshonorer par une trahison.
Quant à moi, jamais je ne monterai à cheval dans un tel dessein.--
Un joli couple d'amis pour leur confier sa tête! ajouta-t-il
entre ses dents.
--Ce n'est point par des menaces dit sir Frédéric, qu'on
m'empêche d'agir comme je le juge convenable, et je partirai bien
certainement. Je ne suis point obligé, ajouta-t-il en regardant
Ellieslaw, de garder ma parole à un homme qui a manqué à la
sienne.
--En quoi y ai-je manqué? dit Ellieslaw, imposant silence par un
geste à son impatient cousin; parlez, sir Frédéric; de quoi avez-vous
à vous plaindre?
--D'avoir été joué relativement à l'alliance à laquelle vous
aviez consenti, et qui, comme vous ne l'ignorez pas, devait être
le gage de notre liaison politique. Cet enlèvement de miss Vere,
si admirablement concerté, sa rentrée si miraculeuse, la froideur
qu'elle m'a témoignée, les excuses dont vous avez cherché à la
couvrir; ce ne sont que des prétextes dont vous êtes bien aise de
vous servir pour conserver la jouissance des biens qui lui
appartiennent, et auxquels vous devez renoncer en la mariant. Vous
avez voulu faire de moi un jouet pour vous en servir dans une
entreprise désespérée, et voilà pourquoi vous m'avez donné des
espérances sans avoir intention de les réaliser.
--Sir Frédéric, je vous proteste par tout ce qu'il y a de plus
sacré...
--Je n'écoute pas vos protestations, elles m'ont abusé trop long-temps.
--Mais songez donc que si nous nous divisions, votre ruine est
aussi certaine que la nôtre. C'est de notre union que dépend notre
sûreté.
--Laissez-moi le soin de la mienne; mais, quand ce que vous dites
serait vrai, j'aimerais mieux mourir que d'être votre dupe plus
long-temps.
--Rien ne peut-il vous convaincre de ma sincérité? Ce matin,
j'aurais repoussé vos soupçons injustes comme une insulte; mais
dans la position où nous, nous trouvons...
--Vous vous trouvez obligé d'être sincère? dit sir Frédéric en
ricanant; vous n'avez qu'un moyen de m'en convaincre, c'est de
célébrer; dès ce soir, mon mariage avec votre fille.
--Si promptement? impossible! songez à l'alarme qu'elle vient
d'éprouver, à l'entreprise qui exige tous nos soins.
--Je n'écoute rien: Vous avez une chapelle au château; le docteur
Hobbler se trouve au nombre de vos hôtes: donnez-moi cette preuve
de votre bonne foi, mon coeur et mon bras sont à vous. Si vous me
la refusez en ce moment, où votre intérêt doit vous porter à
consentir à ma demande, comment puis-je espérer que vous me
l'accorderez demain, quand j'aurai fait une seconde démarche qui
ne me laissera nulle possibilité de revenir sur mes pas?
--Et notre amitié se trouvera-t-elle solidement renouée, si je
consens à vous nommer mon gendre ce soir?
--Très certainement, et de la manière la plus inviolable.
--Hé bien, quoique votre demande soit prématurée, peu délicate,
injuste à mon égard, donnez-moi la main, sir Frédéric, ma fille;
sera votre épouse.
--Ce soir?
--Ce soir, avant que l'horloge ait sonné minuit.
--De son consentement, j'espère, s'écria Mareschal, car je vous
previens, messieurs, que je ne resterais pas paisible spectateur
d'une violence exercée contre les sentiments de mon aimable
cousine.
--Maudit cerveau brûlé! pensa Ellieslaw.--Pour qui me prenez-vous,
Mareschal? lui dit-il; croyez-vous que ma fille ait besoin
de protection contre son père? que je veuille forcer ses
inclinations? Soyez bien sûr qu'elle n'a aucune répugnance pour
sir Frédéric.
--Ou plutôt pour être appelée lady Langley, dit Mareschal; bien
des femmes pourraient penser de même. Excusez-moi; mais une
affaire de cette nature, traitée et conclue si subitement, m'avait
alarmé pour elle.
--La seule chose qui m'embarrasse, dit Ellieslaw, c'est le peu de
temps qui nous reste, mais, si elle faisait trop d'objections, je
me flatte que sir Frédéric lui accorderait...
--Pas une heure, monsieur Ellieslaw. Si je n'obtiens pas la main
de votre fille ce soir, je pars, fût-ce à minuit. Voilà mon
ultimatum.
--Hé bien, j'y consens, dit Ellieslaw; occupez-vous tous deux de
nos dispositions militaires, et je vais préparer ma fille à un
événement auquel elle ne s'attend pas. A ces mots, il sortit.
CHAPITRE XIV
«Mais que devins-je, hélas! quand, au lieu de Tancrède,
«Il amène à l'autel, quel changement affreux!
«Le détestable Osmond pour recevoir mes voeux!»
Tancrède et Sigismonde.
Une longue pratique dans l'art de la dissimulation avait donné à
M. Vere un empire absolu sur ses traits, ses discours et ses
gestes; sa démarche même était calculée pour tromper. En quittant
ses deux amis pour se rendre chez sa fille, son pas ferme et
alerte annonçait un homme occupé d'une affaire importante, mais
dont le succès ne lui semble pas douteux. À peine jugea-t-il que
ceux qu'il venait de quitter ne pouvaient plus l'entendre, qu'il
ne s'avança plus que d'un pas lent et irrésolu, en harmonie avec
ses craintes et son inquiétude. Enfin il s'arrêta dans une
anti-chambre pour recueillir ses idées et préparer son plan
d'argumentation.
--A quel dilemme plus embarrassant fut jamais réduit un
malheureux? se dit-il.--Si nous nous divisions, je ne puis mettre
en doute que le gouvernement ne me sacrifie comme le premier
moteur de l'insurrection. Supposons même que je parvienne à sauver
ma tête par une prompte soumission, je n'en suis pas moins perdu
sans ressource. J'ai rompu avec Ratcliffe, et je n'ai à espérer de
ce côté que des insultes et des persécutions. Il faudra donc que
je vive dans l'indigence et dans le déshonneur, méprisé des deux
partis que j'aurai trahis tour-à-tour! Cette idée n'est pas
supportable; et cependant je n'ai à choisir qu'entre cette
destinée et la honte de l'échafaud, à moins que Mareschal et sir
Frédéric ne continuent à faire cause commune avec moi. Pour cela
il faut que ma fille épouse l'un ce soir, et j'ai promis à l'autre
de ne pas employer la violence. Il faut donc que je la décide à
recevoir la main d'un homme qu'elle n'aime pas, dans un délai
qu'elle trouverait trop court pour se déterminer à devenir
l'épouse de celui qui aurait sa gagner son affection. Mais je dois
compter sur sa générosité romanesque, et je n'ai besoin que de la
mettre en jeu, en peignant de sombres couleurs les suites
probables de sa désobéissance.
Après avoir fait ces réflexions, il entra dans l'appartement de sa
fille, bien préparé au rôle qu'il allait jouer. Quoique égoïste et
ambitieux, son coeur n'était pas entièrement fermé à la tendresse
paternelle, et il sentit quelques remords de la duplicité avec
laquelle il allait abuser de l'amour filial d'Isabelle; mais il
les apaisa en songeant qu'après tout il procurait à sa fille un
mariage avantageux; et l'idée qu'il était perdu s'il n'y pouvait
réussir acheva de dissiper ses scrupules.
Il trouva sa fille assise près d'une des fenêtres de sa chambre,
la tête appuyée sur une main; elle sommeillait ou était plongée
dans de si profondes réflexions, qu'elle ne l'entendit pas entrer.
Il donna à sa physionomie, une expression de chagrin et
d'attendrissement, s'assit auprès d'elle, et ne l'avertit de son
arrivée que par un profond soupir qu'il poussa en lui serrant la
main.
--Mon père! s'écria Isabelle en tressaillant, d'un ton qui
annonçait en même temps la surprise, la crainte et la tendresse.
--Oui, ma fille, votre malheureux père, qui vient les larmes aux
yeux vous demander pardon d'une injure dont son affection l'a
rendu coupable envers vous, et vous faire ses adieux pour
toujours.
--Une injure, mon père! Vos adieux! Que voulez-vous dire?
--Dites-moi d'abord, Isabelle, si vous n'avez pas quelque soupçon
que l'étrange événement qui vous est arrivé hier matin n'ait eu
lieu que par mes ordres?
--Par... vos ordres... mon père dit Isabelle en bégayant, car la
honte et la crainte l'empêchaient d'avouer que cette idée s'était,
présentée plus d'une fois à son esprit; idée humiliante et si peu
naturelle de la part d'une fille.
--Vous hésitez à me répondre; et vous me confirmez par là dans
l'opinion que j'avais conçue. Il me reste donc la tâche pénible de
vous avouer que vous ne vous trompez pas. Mais avant de condamner
trop rigoureusement votre père, écoutez les motifs de sa conduite.
Dans un jour de malheur, je prêtai l'oreille aux propositions que
me fit sir Frédéric Langley, étant bien loin de croire que vous
puissiez avoir la moindre objection contre un mariage qui vous
était avantageux a tous égards: dans un instant plus fatal encore,
je pris, de concert avec lui, des mesures pour rétablir notre
monarque banni sur son trône, et rendre à l'Écosse son
indépendance; et maintenant ma vie est entre ses mains.
--Votre vie, mon père! dit Isabelle ayant à peine la force de
parler.
--Oui, Isabelle, la vie de, celui à qui vous devez la vôtre. Je
dois rendre justice à Langley: ses menaces, ses fureurs n'ont
d'autre cause que la passion qu'il a conçue pour vous; mais
lorsque je vis que vous ne partagiez pas ses sentiments, je ne
trouvai d'autre moyen pour me tirer d'embarras, que de vous
soustraire à ses yeux pour quelque temps. J'avais donc formé le
projet de vous envoyer passer quelques mois dans le couvent de
votre tante à Paris; et, pour que sir Frédéric ne pût me
soupçonner, j'avais imaginé ce prétendu enlèvement par de
soi-disant brigands. Le hasard, et un concours de circonstances
malheureuses, ont rompu toutes mes mesures eu vous tirant de
l'asile momentané que je vous avais assuré. Ma dernière ressource
est de vous faire partir du château avec M. Ratcliffe, qui va le
quitter ce soir même; après quoi je saurai subir ma destinée.
--Bon Dieu! est-il possible? Oh! mon père, s'écria
douloureusement Isabelle, pourquoi ai-je été délivrée? pourquoi ne
m'avoir pas fait connaître vos projets?
--Pourquoi? Réfléchissez un instant, ma, fille. J'avais désiré
votre union avec sir Frédéric, parce que je croyais qu'elle devait
assurer votre bonheur. J'avais approuvé sa recherche, je lui avais
promis de l'appuyer de tout mon pouvoir; devais-je lui nuire dans
votre esprit, en vous disant que sa passion, portée au-delà des
bornes de la raison, ne me laissait d'autre alternative que de
sacrifier le père ou la fille? Mais mon parti est pris. Mareschal
et moi nous sommes décidés à périr avec courage, et il ne me reste
qu'à vous faire partir sous bonne escorte.
--Juste ciel! et n'y a-t-il donc aucun remède à ces moyens
extrêmes?
--Aucun, mon enfant, reprit M. Vere avec douleur; un seul, peut-être;
mais vous ne voudriez pas me le voir employer, celui de dénoncer
nos amis, d'être le premier à les trahir.
--Non, jamais! s'écria Isabelle avec horreur: mais ne peut-on, à
force de larmes, de prières... Je veux me jeter aux pieds de sir
Frédéric, implorer sa pitié.
--Ce serait vous dégrader inutilement. Il a pris sa résolution;
il n'en changerait qu'à une condition, et cette condition vous ne
l'apprendrez jamais de la bouche de votre père.
--Quelle est-elle; mon père? dites-le moi, je vous en conjure.
Que peut-il demander que nous ne devions lui accorder pour
prévenir les malheurs dont nous sommes menacés?
--Vous ne la connaîtrez, Isabelle, dit Ellieslaw d'un ton
solennel, que lorsque la tête de votre père sera tombée sur un
échafaud. Alors peut-être vous apprendrez par quel sacrifice il
était encore possible de le sauver.
--Et pourquoi ne pas m'en instruire de suite? Croyez-vous que je
ne ferais pas avec joie le sacrifice de toute ma fortune pour vous
sauver? Voulez-vous dévouer au désespoir et aux remords le reste
de ma vie, quand j'apprendrai qu'il existait un moyen d'assurer
vos jours, et que je ne l'ai pas employé?
--Hé bien! ma fille, dit Ellieslaw, comme vaincu par ses
instances, apprenez donc ce que j'avais résolu de couvrir d'un
silence éternel. Sachez que le seul moyen de le désarmer est de
consentir à l'épouser ce soir même, avant minuit.
--Ce soir, mon père!... épouser un tel homme!... un homme! c'est
un monstre! vouloir obtenir la main d'une fille en menaçant les
jours de son père!.... c'est impossible!
--Vous avez raison, mon enfant, c'est impossible: je n'ai ni le
droit ni le désir de vous demander un tel sacrifice. Il est
d'ailleurs dans le cours de la nature qu'un vieillard meure et
soit oublié, que ses enfants lui survivent et soient heureux.
--Moi, je verrais mourir mon père, quand j'aurais pu le
sauver!.... Mais, non, non, mon père, c'est une chose impossible.
Quelque mauvaise opinion que j'aie de sir Frédéric, je ne puis le
croire si scélérat. Vous croyez me rendre heureuse en me donnant à
lui, et tout ce que vous venez de me dire n'est qu'une ruse pour
obtenir mon consentement.
--Quoi! dit Ellieslaw d'un ton où l'autorité blessée semblait le
disputer à la tendresse d'un père, ma fille me soupçonne
d'inventer une fable pour influencer ses sentiments!... Mais je
dois encore supporter cette nouvelle épreuve. Je veux bien même
descendre jusqu'à me justifier... Vous connaissez l'honneur
inflexible de notre cousin Mareschal; faites attention à ce que je
vais lui écrire, et vous jugerez par sa réponse si les périls qui
nous menacent sont moins grands que je ne vous les ai représentés,
et si j'ai à me reprocher d'avoir rien négligé pour les détourner.
Il s'assit, écrivit quelques lignes à la hâte, et remit son billet
à Isabelle, qui lut ce qui suit:
MON CHER COUSIN,
«J'ai trouvé ma fille, comme je m'y attendais, désespérée d'avoir
à contracter une union avec sir Frédéric d'une manière si subite
et si inattendue. Elle ne conçoit pas même le péril dans lequel
nous nous trouvons, et jusqu'à quel point nous nous sommes
compromis; employez toute votre influence sur sir Frédéric pour
l'engager à modifier ses demandes. Je n'ai ni le pouvoir, ni même
la volonté d'engager ma fille à une démarche dont la précipitation
est contraire à toutes les règles des convenances et de la
délicatesse. Vous obligerez votre cousin,
«R. V.»
Dans le trouble qui l'agitait, les yeux obscurcis par les larmes,
l'esprit en proie aux alarmes et aux soupçons, Isabelle comprit à
peine le sens de ce qu'elle venait de lire, et ne remarqua pas que
cette lettre, au lieu d'appuyer sur la répugnance que lui causait
ce mariage, ne parlait que du délai trop court qu'on lui accordait
pour s'y décider.
Ellieslaw tira le cordon d'une sonnette, et donna son billet à un
domestique, avec ordre de lui rapporter sur-le-champ la réponse de
M. Mareschal. En attendant, il se promena en silence, d'un air
fort agité. Enfin le domestique revint, et lui remit une lettre
ainsi conçue:
MON CHER COUSIN,
«Je n'avais pas attendu votre lettre pour faire à sir Frédéric les
objections dont vous me parlez. Je viens de renouveler mes
instances, et je l'ai trouvé inébranlable comme le mont Chéviot.
Je suis fâché qu'on presse ma belle cousine de renoncer d'une
manière si subite aux droits de sa virginité. Sir Frédéric consent
pourtant à partir du château avec moi, à l'instant où la cérémonie
sera terminée; et, comme nous nous mettons demain en campagne, et
que nous pouvons y attraper quelques bons horions, il est possible
qu'Isabelle se trouve lady Langley à très bon marché.--Du reste,
tout ce que, j'ai à vous dire, c'est que, si elle peut se
déterminer à ce mariage, ce n'est pas l'instant d'écouter des
scrupules de délicatesse. L'affaire est trop sérieuse et trop
urgente. Il faut qu'elle saute à pieds joints par-dessus ce qu'on
appelle les convenances, et qu'elle se marie à la hâte, ou bien
nous nous en repentirons tous à loisir, ou, pour mieux dire, nous
n'aurons pas le loisir de nous en repentir. Voilà tout ce que peut
vous mander votre affectionné.
«R. M.»
«P. S. N'oubliez pas de dire à Isabelle que, tout bien considéré,
je me couperai la gorge avec son chevalier, plutôt que de la voir
l'épouser contre son gré.»
Dès qu'Isabelle eut lu cette lettre, le papier s'échappa de ses
mains; elle serait tombée elle-même, si son père ne l'eût soutenue
et ne l'eût placée sur un fauteuil.
--Grand Dieu, elle mourra! s'écria Ellieslaw, dans le coeur
duquel les sentiments de la nature firent taire un instant
l'égoïsme. Regardez-moi, Isabelle, regardez-moi, mon enfant; quoi
qu'il puisse en arriver, vous ne serez pas sacrifiée. Je mourrai
avec la consolation de vous savoir heureuse. Ma fille pourra
pleurer sur ma tombe; mais elle ne maudira pas la mémoire de son
père.
Il appela un domestique.
--Dites à M. Ratcliffe que je désire le voir ici sur-le-champ.
Pendant cet intervalle, le visage d'Isabelle se couvrit d'une
pâleur mortelle; ses lèvres tremblaient comme agitées de
convulsions; elle se tordait les mains, comme si la contrainte
qu'elle imposait aux sentiments de son coeur s'étendait jusque sur
son corps; puis, levant les yeux au ciel et recueillant toutes ses
forces:--Mon père, dit-elle, je consens à ce mariage.
--Non, mon enfant, ne parlez pas ainsi: ma chère fille, je vois
combien ce consentement vous coûte. Vous ne vous dévouerez point à
un malheur certain pour me sauver d'un danger qui n'est peut-être
pas inévitable.
Étrange inconséquence de la nature humaine! le coeur d'Ellieslaw
était un moment d'accord avec sa bouche en parlant ainsi.
--Mon père, répéta Isabelle, je consens à épouser sir Frédéric.
--Non, ma fille, non! Cependant, si vous pouviez vaincre une
répugnance sans motif raisonnable, ce mariage n'offre-t-il pas
tous les avantages que nous pouvons désirer? Ne vous assure-t-il
pas la richesse, le rang, la considération?
--J'y ai consenti, mon père, répéta encore Isabelle, comme si
elle était devenue incapable de prononcer d'autres mots que ceux-là
qui lui avaient coûté un si cruel effort pour la première fois.
--Que le ciel te bénisse donc, ma chère enfant! et qu'il te
récompense par la richesse, les plaisirs et le bonheur.
Isabelle demanda alors à son père la permission de rester seule
dans sa chambre le reste de la soirée.
--Mais ne consentirez-vous pas à voir sir Frédéric? lui demanda
son père d'un air inquiet.
--Je le verrai...., quand cela sera nécessaire..., dans la
chapelle à minuit. Mais quant à présent, épargnez-moi sa vue.
--Soit, ma chère enfant; vous ne serez pas contrariée. Mais ne
concevez pas de sir Frédéric une trop mauvaise opinion, ajouta-t-il
en lui prenant la main, c'est l'excès de sa passion qui le fait
agir ainsi.
Isabelle retira sa main d'un air d'impatience.
--Pardonnez-moi, ma chère fille; que le ciel vous bénisse et vous
récompense! je vous laisse; et, à onze heures, si vous ne me
faites pas demander plus tôt, je reviendrai vous voir.
Quand il fut parti, Isabelle se jeta à genoux et demanda au ciel
la force dont elle avait besoin pour accomplir la résolution
qu'elle avait prise. Pauvre Earnscliff, dit-elle ensuite, qui le
consolera? que pensera-t-il quand il apprendra que celle qui
écoutait ce matin même ses protestations de tendresse a consenti
ce soir à recevoir la main d'un autre? Il me méprisera! mais s'il
est moins malheureux en me méprisant, il y aurait dans la perte de
son estime une consolation pour moi.
Elle pleura avec amertume, essayant, mais en vain, de temps en
temps, de commencer la prière qu'elle avait eu dessein de
prononcer en se jetant à genoux; mais elle se sentit incapable de
recueillir son âme pour invoquer le ciel. Dans cet état de
désespoir, elle entendit ouvrir doucement la porte de sa chambre.
CHAPITRE XV
«....... Le temps et le chagrin
«Ont desséché son coeur, aigri son caractère.
«N'importe, il faut le voir, s'offrir à sa colère;
«Conduisez-nous vers lui......»
Ancienne comédie.
La personne qui entra était M. Ratcliffe; Ellieslaw, dans le
trouble qui l'agitait, ayant oublié de révoquer les ordres qu'il
avait donnés pour le faire venir.
--Vous désirez me voir, monsieur, dit-il en ouvrant la porte; et
ne voyant qu'Isabelle:--Miss Vere est seule! S'écria-t-il; à
genoux! en pleurs!
--Laissez-moi, monsieur Ratcliffe, laissez-moi!
--Non! de par le ciel, répondit Ratcliffe: j'ai demandé plusieurs
fois la permission de prendre congé de vous; on me l'a refusée; le
hasard m'a mieux servi que mes prières. Excusez-moi donc; mais
j'ai un devoir important dont je dois m'acquitter envers vous.
--Je ne puis vous écouter, monsieur Ratcliffe, je ne puis vous
parler! ma tête n'est plus à moi. Recevez mes adieux, et laissez-moi,
pour l'amour du ciel.
--Dites-moi seulement s'il est vrai que ce monstrueux mariage
doive avoir lieu..., et cela, ce soir même? J'ai entendu les
domestiques en parler. J'ai entendu donner l'ordre de disposer la
chapelle.
--Épargnez-moi, de grâce, monsieur Ratcliffe: vous pouvez juger,
d'après l'état où vous me voyez, combien une pareille question est
cruelle!
--Mariée! à sir Frédéric Langley! cette nuit même...!
--Cela ne se peut...--Cela ne doit pas être...--Cela ne sera
pas.
--Il faut que cela soit, monsieur Ratcliffe! la vie de mon père
en dépend.
--J'entends!--Vous vous sacrifiez pour sauver celui qui...;
mais que les vertus de la fille fassent oublier les fautes du
père. En vingt-quatre heures j'aurais plus d'un moyen pour
empêcher ce mariage. Mais le temps presse: quelques heures vont
décider le malheur de votre vie, et je n'y trouve qu'un seul
remède..,--Il faut, miss Vere, que vous imploriez la protection
du seul être humain qui a le pouvoir de conjurer les maux qu'on
vous prépare.
--Et qui peut être doué d'un tel pouvoir sur la terre? dit miss
Vere respirant à peine.
--Ne tressaillez pas quand je vous l'aurai nommé, dit Ratcliffe
en s'approchant d'elle et en baissant la voix c'est celui qu'on
nomme Elsender, le solitaire de Mucklestane-Moor.
--Ou vous avez perdu l'esprit, monsieur Ratcliffe, ou vous venez
insulter à mon malheur par une plaisanterie hors de saison.
--Je jouis, comme vous, de toute ma raison, miss Vere, et vous
devez savoir que je ne suis pas un homme à me permettre de
mauvaises plaisanteries, surtout dans un moment de détresse et
quand il s'agit du bonheur de votre vie. Je vous atteste que cet
être, qui est tout autre que vous ne le supposez, a le moyen de
mettre un obstacle invincible à cet odieux mariage.
--Et d'assurer les jours de mon père?
--Oui, dit Ratcliffe, si vous plaidez sa cause auprès de lui...
Mais comment parvenir à lui parler ce soir?
--J'espère y parvenir, dit Isabelle, se rappelant tout-à-coup la
rose qu'il lui avait donnée. Je me souviens qu'il m'a dit que je
pouvais avoir recours à lui dans l'adversité; que je n'aurais qu'à
lui montrer cette fleur, ou seulement une de ses feuilles. J'avais
regardé ce discours comme une preuve de l'égarement de son esprit,
et j'étais honteuse de l'espèce de sentiment superstitieux qui m'a
fait conserver cette rose.
--Heureux événement! dit Ratcliffe: ne craignez plus rien. Mais
ne perdons pas de temps. Êtes-vous en liberté? ne veille-t-on pas
sur vous?
--Que faut-il donc que je fasse? dit Isabelle.
--Sortir du château à l'instant, et courir vous. Jeter aux pieds
de cet être qui, dans une situation en apparence si méprisable,
possède une influence presque absolue sur votre destinée. Les
convives et les domestiques ne songent qu'à se divertir. Les chefs
sont enfermés et s'occupent du plan de leur conjuration. Mon
cheval est sellé, je vais en préparer un pour vous. La plaine de
Mucklestane n'est pas éloignée d'ici. Nous pourrons être rentrés
avant qu'on s'aperçoive de votre absence. Venez me joindre dans
deux minutes à la petite porte du jardin... Ne doutez ni de ma
prudence ni de ma fidélité. N'hésitez pas à faire la démarche qui
peut seule vous préserver du malheur de devenir l'épouse de sir
Frédéric Langley.
--Un malheureux qui se noie, dit Isabelle, s'attache au plus
faible rameau. D'ailleurs, monsieur Ratcliffe, je vous ai toujours
regardé comme un homme plein d'honneur et de probité; je
m'abandonne donc à vos conseils. Je vais aller vous joindre à la
porte du parc.
Dès que M. Ratcliffe fut sorti, elle tira les verrous de sa porte,
et, descendant par un escalier dérobé qui donnait dans son cabinet
de toilette, dont elle ferma pareillement la porte, et dont elle
mit la clé dans sa poche, elle se rendit dans le jardin. Il
fallait pour y arriver qu'elle passât près de la chapelle du
château: elle entendit les domestiques occupés à la préparer, et
elle reconnut la voix d'une servante qui disait:
--Épouser un pareil homme! Oh ma foi! tout, plutôt qu'un pareil
sort.
--Elle a raison, pensa Isabelle, elle a raison! tout, plutôt que
ce mariage; et elle arriva bientôt à la porte du jardin.
M. Ratcliffe l'y attendait avec deux chevaux, et ils se mirent en
marche vers la hutte du solitaire.
--Monsieur Ratcliffe, dit Isabelle, plus je réfléchis sur ma
démarche, plus elle me paraît inconséquente. Le trouble et
l'agitation de mon esprit ont pu seuls me déterminer à me la
permettre. Mais réfléchissez-y bien! ne ferions-nous pas mieux de
retourner au château?... Je sais que cet homme est regardé par le
peuple comme un être doué d'une puissance surnaturelle, comme
ayant commerce avec les habitants d'un autre monde; mais vous
devez bien penser que je ne puis partager de telles idées, et que
si j'avais la faiblesse d'y croire, la religion m'empêcherait
d'avoir recours à de tels moyens.
--J'aurais espéré, miss Vere, dit Ratcliffe, que mon caractère et
ma façon de penser vous étaient assez connus pour que vous me
crussiez incapable d'ajouter foi à de pareilles absurdités.
--Mais de quelle manière un être en apparence si misérable peut-il
avoir le pouvoir de me secourir?
--Miss Vere, répondit Ratcliffe après un moment de réflexion, je
suis lié par la promesse d'un secret inviolable. Il faut que, sans
exiger de moi d'autre explication, vous vous contentiez de
l'assurance solennelle que je vous donne qu'il en a le pouvoir, si
vous parvenez à lui en inspirer la volonté; et je ne doute pas que
vous n'y réussissiez.
--J'ai en vous une confiance sans bornes, monsieur Ratcliffe;
mais ne pouvez-vous pas vous tromper vous-même?
--Vous souvenez-vous, ma chère miss, que lorsque vous me priâtes
d'intercéder auprès de votre père en faveur d'Haswell et de sa
malheureuse famille, et que j'obtins de lui une chose qu'il
n'était pas facile de lui arracher, le pardon d'une injure, j'y
mis pour condition que vous ne me feriez aucune question sur les
causes de l'influence que j'avais sur son esprit? Vous ne vous
êtes pas repentie alors de votre confiance en moi: pourquoi n'en
auriez-vous pas autant aujourd'hui?
--Mais la vie extraordinaire de cet homme, sa retraite absolue,
sa figure, son ton amer de misanthropie... Mon sieur Ratcliffe,
que dois-je penser de lui, s'il a réellement le pouvoir que vous
lui attribuez?
--Je puis vous dire qu'il a été élevé dans la religion
catholique, et cette secte chrétienne offre mille exemples de
personnes qui se sont condamnées à une vie aussi dure et à une
retraite aussi absolue.
--Mais il ne met en avant aucun motif religieux.
--Il est vrai. C'est le dégoût du monde qui a fait naître en lui
l'amour de la retraite. Je puis encore vous dire qu'il est né avec
une grande fortune. Son père voulait l'augmenter encore en
l'unissant à une de ses parentes qui était élevée dans sa maison.
Vous connaissez sa figure. Jugez de quels yeux la jeune personne
dut voir l'époux qu'on lui destinait. Cependant, habituée à lui
dès son enfance, elle ne montrait aucune répugnance à l'épouser;
et les amis de sir..., de l'homme dont je parle, ne doutèrent pas
que le vif attachement qu'il avait conçu pour elle, les
excellentes qualités de son coeur, un esprit cultivé, le caractère
le plus noble, n'eussent surmonté l'horreur naturelle que son
extraordinaire laideur devait naturellement inspirer à une jeune
fille.
--Et se trompèrent-ils?
--Vous allez l'apprendre. Il se rendait justice à lui-même, et
savait fort bien ce qui lui manquait. «--Je suis, me disait-il...,
c'est-à-dire, disait-il à un homme en qui il avait confiance,--je
suis, en dépit de tout ce que vous voulez bien me dire, un
pauvre misérable proscrit, qu'on eût mieux fait d'étouffer
au berceau que de laisser grandir pour être un épouvantail
sur cette terre où je rampe.» Celle qu'il aimait s'efforçait
en vain de le convaincre de son indifférence pour les formes
extérieures, en lui parlant de l'estime qu'elle faisait des
qualités de l'âme et de l'esprit.--«Je vous entends, lui disait-il,
mais vous parlez le langage du froid stoïcisme, ou du moins
celui d'une partiale amitié. Voyez tous les livres que nous avons
lus, à l'exception de ceux qui, dictés par une philosophie
abstraite, n'ont point d'écho dans notre coeur: un extérieur
avantageux, une figure au moins qu'on puisse regarder sans
horreur, ne sont-ils pas toujours une des premières qualités
exigées dans un amant? Un monstre tel que moi ne semble-t-il pas
avoir été exclus par la nature de ses plus douces jouissances?
Sans mes richesses, tout le monde, excepté vous peut-être et
Létitia, ne me fuirai-il pas? Ne me regarderait-on pas comme un
être étranger à votre nature, et plus odieux à cause de mon
analogie avec ces êtres que l'homme abhorre comme la caricature
insultante de son espèce.
--Ces sentiments sont ceux d'un insensé, dit Isabelle.
--Nullement: à moins qu'on ne donne le nom de folie à une
sensibilité excessive. Je ne nierai pourtant pas que ce sentiment
ne l'ait entraîné dans des excès qui semblaient le fruit d'une
imagination dérangée. Se trouvant à ses propres yeux comme séparé
du reste des hommes, il se croyait obligé de chercher à se les
attacher par des libéralités excessives et souvent mal placées; il
croyait que ce n'était qu'à force de bienfaits qu'il pouvait,
malgré sa conformation extérieure, obliger le genre, humain à ne
pas le repousser de son sein. Il n'est pas besoin de dire que
souvent sa bienveillance fut abusée, sa confiance trahie, sa
générosité payée d'ingratitude. Ces événements ne sont que trop
ordinaires, mais son imagination les attribuait à la haine et au
mépris que faisait naître, selon lui, sa difformité. Je vous
fatigue peut-être, miss Vere?
--Je vous écoute, au contraire, avec le plus vif intérêt.
--Je continue donc. Il finit par devenir l'être le plus ingénieux
à se tourmenter. Le rire des gens du peuple qu'il rencontrait dans
les rues, le tressaillement d'une, jeune fille qui le voyait en
compagnie pour la première fois, étaient des blessures mortelles
pour son coeur. Il n'existait que deux personnes sur la bonne foi
et sur l'amitié desquelles il parût compter: l'une était la jeune
fille qu'il devait épouser; l'autre un ami qui paraissait lui être
sincèrement attaché, et qu'il avait comblé de bienfaits. Le père
et la mère de ce malheureux si disgracié de la nature moururent à
peu d'intervalle l'un de l'autre, et leur mort retarda la
célébration de son mariage, dont l'époque avait été fixée. La
future épouse ne changea pourtant pas de détermination, et ne fit
aucune objection lorsque, après les délais convenables, il lui
proposa d'arrêter le jour de leur union. Il recevait chez lui
presque journellement l'ami dont je vous ai parlé. Sa malheureuse
étoile voulut qu'il acceptât l'invitation que lui fit cet ami
d'aller passer quelques jours chez lui. Il s'y trouva des hommes
qui différaient d'opinions politiques. Un soir, après une longue
séance à table, les têtes étant échauffées par le vin, une
querelle sérieuse survint, plusieurs épées furent tirées à la
fois, le maître de la maison fut renversé et désarmé par un de ses
convives; il tomba aux pieds de son ami. Celui-ci, quelque
contrefait qu'il soit, est doué par la nature d'une grande force,
il a des passions violentes; il crut son ami mort, il tira son
épée, et perça le coeur de son antagoniste. Il fut arrêté, jugé,
et condamné à un an d'emprisonnement, comme coupable d'homicide
sans préméditation. Cet événement l'affecta d'autant plus
vivement, que celui qu'il avait tué jouissait de la meilleure
réputation, et qu'il n'avait tiré l'épée que pour se défendre et à
la dernière extrémité. Depuis ce moment, je remarquai...--je
veux dire on remarqua que la teinte de misanthropie qu'il avait
toujours eue se rembrunissait encore; que le remords, sentiment
qu'il était incapable de supporter, ajoutait à sa susceptibilité
naturelle; enfin que toutes les fois que le meurtre qu'il avait
commis, dans un premier mouvement de colère, se représentait à son
imagination, il tombait dans des accès de frénésie qui faisaient
craindre un égarement d'esprit.--Son année d'emprisonnement
expira. Il se flattait qu'il allait trouver près d'une tendre
épouse et d'un ami chéri l'oubli de ses maux, la consolation de
ses peines: il se trompait. Il les trouva mariés ensemble. Il ne
put résister à ce dernier coup: c'était le dernier câble qui
retient un navire, et qui, en se rompant, le laisse exposé à la
fureur de la tempête. Sa raison s'aliéna. Il fallut le placer dans
une maison destinée aux infortunés qui sont dans cette funeste
position; mais son faux ami, qui, par son mariage, était devenu
son plus proche parent, fit durer sa détention long-temps après
que la cause n'en existait plus, afin de conserver la jouissance
des biens immenses du malheureux. Il yavait un homme qui devait
tout à cette victime de l'injustice. Il n'avait ni crédit, ni
puissance, ni richesses; mais il ne manquait ni de zèle, ni de
persévérance: après de longs efforts, il finit par obtenir
justice; l'infortuné fut remis en liberté et rétabli dans la
possession de ses biens. Ses richesses s'augmentèrent même de
toutes celles de la femme qu'il devait épouser: elle mourut sans
enfants mâles, et elles lui appartenaient comme son héritier par
substitution; mais la liberté n'avait plus de prix à ses yeux, et
sa fortune, qu'il méprisait, ne fut plus pour lui qu'un moyen de
se livrer aux bizarres caprices de son imagination. Il avait
renoncé à la religion catholique; mais peut être-quelques-unes de
ses doctrines continuaient-elles à exercer leur influence sur son
âme, qui parut désormais ne plus connaître que les inspirations du
remords et de la misanthropie. Depuis lors, il a mené
alternativement la vie errante d'un pèlerin et celle d'un ermite,
s'imposant les privations les plus sévères, non par un principe de
dévotion, mais par haine du genre humain. Tous ses discours
annoncent l'aversion la plus invétérée contre les hommes, et
toutes ses actions tendent à les soulager: jamais hypocrite n'a
été plus ingénieux à donner de louables motifs aux actions les
plus condamnables, qu'il l'est à concilier avec les principes de
sa misanthropie des actions qui prennent leur source dans sa
générosité naturelle et dans la bonté de son coeur.
--Mais encore une fois, dit Isabelle, ce portrait représente un
homme dont la raison est dérangée.
--Je ne prétends pas vous dire que toutes ses idées soient
parfaitement saines. Il tient quelquefois des propos qui feraient
croire à tout autre qu'à... qu'à celui qui seul le connaît
parfaitement, que son esprit est égaré; mais non, ce n'est qu'une
suite du système qu'il s'est formé, et dont je suis convaincu
qu'il ne se départira jamais.