Walter Scott

Le nain noir
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--Mais encore une fois, monsieur Ratcliffe, vous me faites là le
portrait d'un homme en démence.

--Nullement, reprit Ratcliffe. Que son imagination soit exaltée,
je n'en disconviendrai pas; je vous ai déjà dit qu'il a eu
quelquefois comme des paroxysmes d'aliénation mentale; mais je
parle de l'état habituel de son esprit: il est irrégulier et non
dérangé; les ombres en sont aussi bien graduées que celles qui
séparent la lumière du jour des ténèbres de la nuit. Le courtisan
qui se ruine pour un vain titre ou un pouvoir dont il ne saurait
user en homme sage, l'avare qui accumule ses inutiles trésors, et
le prodigue qui dissipe les siens, sont tous un peu marqués au
coin de la folie. Les criminels, qui le sont devenus malgré leur
propre horreur du forfait et la certitude du supplice qui les
attend, rentrent dans mon observation; et toutes les violentes
passions, aussi bien que la colère, peuvent être appelées de
courtes folies.

--Voilà bien une philosophie excellente, répondit miss Vere; mais
pardonnez-moi si elle ne suffit pas pour me rassurer. Je tremble
de visiter à une telle heure quelqu'un dont vous ne pouvez vous-même
que pallier l'extravagance.

--Recevez donc mon assurance solennelle que vous ne courez pas le
moindre danger. Mais je ne vous ai pas encore parlé d'une
circonstance qui va peut-être vous alarmer plus que tout le reste;
et c'est même pour cela que je ne l'ai pas mentionnée plus tôt...
Maintenant que nous voici près de sa retraite,--il ne m'est pas
possible de vous accompagner chez lui, vous devez vous y présenter
seule.

--Seule? Je n'ose!

--Il le faut. Je vais rester ici et vous y attendre.

--Vous n'en bougerez pas?--Mais si je vous appelais, croyez-vous
que vous pourriez m'entendre?

--Bannissez toutes craintes, lui dit son guide, je vous en
supplie, et surtout gardez-vous bien de lui en montrer aucune. Il
prendrait votre timidité pour l'expression de l'horreur qu'il
croit que sa figure ne peut manquer d'inspirer. Adieu pour
quelques instants, souvenez-vous des maux dont vous êtes menacée,
et que la crainte qu'ils doivent vous inspirer triomphe de vos
scrupules et de vos terreurs.

--Adieu, monsieur Ratcliffe, dit Isabelle, je me confie en votre
honneur, en votre probité. Il est impossible que vous vouliez me
tromper.

--Sur mon honneur, sur mon âme, cria Ratcliffe, élevant la voix à
mesure qu'elle s'éloignait, vous ne courez aucun risque.



CHAPITRE XVI


«Dans l'antre ténébreux qui lui servait d'asile,
«Ils le trouvent l'air morne et le regard baissé,
«Par d'affreux souvenirs paraissant oppressé.»
Spenser. La Reine des Fées.

Les sons de la voix de Ratcliffe ne parvenaient plus aux oreilles
d'Isabelle; elle se retournait fréquemment pour le chercher des
yeux: la clarté de la lune lui donna pendant quelques instants la
consolation de l'apercevoir, mais elle le perdit entièrement de
vue avant d'être arrivée à la cabane du solitaire. Deux fois elle
avança la main pour frapper à la porte, et deux fois elle se
sentit incapable de cett effort. Enfin elle frappa bien doucement,
mais aucune réponse ne se fit entendre. La crainte de ne pas
obtenir la protection que Ratcliffe lui avait promise surmontant
sa timidité, elle frappa deux fois encore, et toujours de plus
fort en plus fort, mais sans être plus heureuse. Alors elle appela
le Nain par son nom, le conjurant de lui répondre, et de lui
ouvrir la porte.

--Quel est l'être assez misérable, dit la voix aigre du
solitaire, pour venir demander ici un asile! Va-t'en! quand
l'hirondelle a besoin de refuge, elle ne le cherche pas sous le
nid du corbeau.

--Je viens vous trouver dans l'heure de l'adversité, dit
Isabelle, comme vous m'avez dit vous-même de le faire. Vous m'avez
promis que votre coeur et votre porte s'ouvriraient à ma voix,
mais je crains....

--Ah! tu es donc Isabelle Vere! donne-moi une preuve que tu l'es
véritablement.

--Je vous rapporte la rose que vous m'avez donnée. Elle n'a pas
encore eu le temps de se faner entièrement depuis que vous m'avez
en quelque sorte prédit mes malheurs.

--Puisque tu n'as pas oublié ce gage, je me le rappelle aussi: ma
porte et mon coeur, fermés pour tout l'univers, s'ouvriront pour
toi.

Isabelle entendit alors tirer les verrous l'un après l'autre. Son
coeur battait plus vivement à mesure qu'elle voyait approcher
l'instant de paraître devant cet être extraordinaire. La porte
s'ouvrit, et le solitaire s'offrit à ses yeux, tenant en main une
lampe dont la clarté rejaillissait sur ses traits difformes et
repoussants.

--Entre, fille de l'affliction, lui dit-il, entre dans le séjour
du malheur.

Elle entra en tremblant et d'un pas timide; le premier soin du
solitaire fut de refermer les verrous qui assuraient la porte de
sa chaumière. Elle tressaillit à ce bruit, et cette précaution lui
parut d'un augure peu favorable; mais, se rappelant les avis de
Ratcliffe, elle s'efforça de ne laisser paraître ni crainte ni
agitation.

Le Nain lui montra du doigt une escabelle qui était placée près de
la cheminée, et lui fit signe de s'asseoir. Ramassant alors
quelques morceaux de bois sec, il alluma un feu dont la clarté,
plus favorable que celle de la lampe, permit à Isabelle de voir la
demeure où elle se trouvait.

Sur deux planches, attachées d'un côté de la cheminée, on voyait
quelques livres et différents paquets d'herbes sèches, avec deux
verres, un vase et quelques assiettes; de l'autre, se trouvaient
divers outils et des instruments de jardinage. En place de lit,
une espèce de cadre en bois était à demi rempli de mousse; enfin
une table et deux sièges de bois complétaient le mobilier.
L'intérieur de cette chambre ne paraissait avoir qu'environ dix
pieds de longueur sur six de largeur.

Tel était le lieu où Isabelle se trouvait, enfermée avec un homme
dont l'histoire, qu'elle venait d'apprendre, n'offrait rien qui
pût la rassurer, et dont la conformation hideuse était bien
capable d'inspirer une terreur superstitieuse. Il s'était assis
vis-à-vis d'elle, de l'autre côté de la cheminée, et la regardait
en silence, d'un air qui annonçait que des sentiments opposés se
livraient un combat violent dans son coeur.

Isabelle restait assise, pâle comme la mort; ses longs cheveux
avaient perdu dans l'humidité de la nuit les formes gracieuses de
leurs boucles, ils tombaient sur ses épaules et sur son sein,
semblables aux pavillons d'un navire que la pluie d'orage a pliés
autour de leurs mâts.

Le Nain fut le premier à rompre le silence.

--Jeune fille, dit-il, quel mauvais destin t'a amenée dans ma
demeure?

--Le danger de mon père et la permission que vous m'avez donnée
de m'y présenter, répondit-elle du ton le plus ferme qu'il lui fut
possible de prendre.

--Et tu te flattes que je pourrai te secourir?

--Vous me l'avez fait espérer.

--Et comment as-tu pu le croire? Ai-je l'air d'un redresseur de
torts? Habité-je un château où la beauté puisse venir en
suppliante implorer mes secours? Vieux, pauvre, hideux, que puis-je
pour toi? Je t'ai raillée en te faisant une telle promesse.

--Il faut donc que je parte, et que je subisse ma destinée? dit-elle
en se levant.

--Non, dit le Nain en se plaçant entre elle et la porte et en lui
faisant un signe impératif de se rasseoir; non! nous ne nous
séparerons pas ainsi: j'ai encore à te parler. Pourquoi l'homme
a-t-il besoin du secours des autres hommes? pourquoi ne sait-il
pas se suffire à lui-même? Regarde autour de toi: l'être le plus
méprisé de l'espèce humaine n'a demandé à personne ni aide, ni
compassion. Cette maison, je l'ai construite; ces meubles, je les
ai fabriqués, et avec ceci, tirant en même temps à demi hors du
fourreau un long poignard qu'il portait à son côté, et dont la
lame brilla à la lueur du feu,--avec ceci, répéta-t-il en le
replongeant dans le fourreau, je puis défendre l'étincelle de vie
qui anime un misérable comme moi, contre quiconque viendrait
m'attaquer.

Rien n'était moins rassurant pour la pauvre Isabelle; elle réussit
pourtant à cacher sa frayeur et son agitation.

--Voilà la vie de la nature, continua le solitaire.--Vie
indépendante, et se suffisant à elle-même. Le loup n'appelle pas
le loup à son aide pour creuser son antre, et le vautour n'attend
pas pour saisir sa proie l'assistance du vautour.

--Et quand ils ne peuvent y réussir, dit Isabelle, qui espéra se
faire écouter plus favorablement de lui en employant son style
métaphorique, que faut-il donc qu'ils deviennent?

--Qu'ils meurent et qu'ils soient oubliés! N'est-ce pas le sort
général de tout ce qui respire?

--C'est le sort des êtres dépourvus de raison, dit Isabelle, mais
il n'en est pas de même du genre humain. Les hommes
disparaîtraient bientôt de la terre, s'ils cessaient de
s'entr'aider les uns les autres. Le faible a droit à la protection
du plus fort, et celui qui peut secourir l'opprimé est coupable
s'il lui refuse son assistance.

--Et c'est dans cet espoir frivole, pauvre fille, que tu viens
trouver au fond du désert un être que la race humaine a rejeté de
son sein, et dont le seul désir serait de la voir disparaître de
la surface du globe, comme tu viens de le dire? N'as-tu pas frémi
en te présentant ici?

--Le malheur ne connaît pas la crainte, dit Isabelle avec
fermeté.

--N'as-tu donc pas entendu dire que je suis ligué avec des êtres
surnaturels aussi difformes que moi, et, comme moi, ennemis du
genre humain? Comment as-tu osé venir la nuit dans ma retraite?

--Le Dieu que j'adore me soutient contre de vaines terreurs, dit
Isabelle, dont le sein de plus en plus ému démentait la
tranquillité qu'elle affectait.

--Oh! oh dit le Nain: tu prétends avoir de la philosophie! mais
jeune et belle comme tu l'es, n'aurais-tu pas dû craindre de te
livrer au pouvoir d'un être si dépité contre la nature, que la
destruction d'un de ses plus beaux ouvrages doit être un plaisir
pour lui?

Les alarmes d'Isabelle croissaient à chaque mot qu'il prononçait.
Elle lui répondit pourtant avec fermeté:--Quelques injures que
vous puissiez avoir éprouvées dans le monde, vous êtes incapable
de vouloir vous en venger sur quelqu'un qui ne vous a jamais
offensé.

--Tu ignores donc, reprit-il en fixant sur elle des yeux
brillants d'un malin plaisir,--tu ignores donc les plaisirs de
la vengeance? Crois-tu que l'innocence de l'agneau calme la fureur
du loup altéré de sang?

--Monsieur Elsender, dit Isabelle avec dignité, les horribles
idées que vous me présentez ne peuvent entrer dans mon esprit. Qui
que vous puissiez être, vous ne voudriez pas, vous n'oseriez pas
faire insulte à une malheureuse que sa confiance en vous a amenée
sous votre toit.

--Tu as raison, jeune fille, reprit-il d'un ton calme; je ne le
voudrais ni ne l'oserais. Retourne chez toi. Quels que soient les
maux qui te menacent, cesse de les craindre. Tu m'as demandé ma
protection, tu en éprouveras les effets.

--Mais c'est cette nuit même que je dois consentir à épouser un
homme que je déteste, ou sceller la perte de mon père!

--Cette nuit même?... A quelle heure?

--A minuit.

--Il suffit. Ne crains rien, ce mariage ne s'accomplira point.

--Et mon père? dit Isabelle d'un ton suppliant.

--Ton père! s'écria le Nain en fronçant le sourcil: il a été et
il est encore mon plus cruel ennemi. Mais, ajouta-t-il d'un ton
plus doux, les vertus de sa fille le protégeront.--Va-t'en
maintenant. Si je te gardais plus long-temps près de moi, je
craindrais de retomber dans ces rêves absurdes sur les vertus
humaines, après lesquels le réveil est si pénible.--je te le
répète, ne crains rien. Présente-toi devant l'autel, c'est à ses
pieds que tu verras mes promesses se réaliser.--Adieu; le temps
presse, il faut que je me dispose à agir.

Il ouvrit la porte de sa chaumière, et laissa miss Vere remonter à
cheval, sans paraître s'inquiéter de ce qu'elle deviendrait.
Cependant, comme elle partait, elle l'aperçut à la lucarne qui lui
servait de fenêtre, et il y resta jusqu'à ce qu'il l'eût perdue de
vue.

Isabelle pressa le pas de son cheval, et eut bientôt rejoint
M. Ratcliffe, qui l'attendait, non sans inquiétude, à l'endroit
où elle l'avait laissé.

--Hé bien! lui dit-il dès qu'il l'aperçut, avez-vous réussi?

--Il m'a fait des promesses, répondit-elle; mais comment
pourra-t-il les accomplir?

--Dieu soit loué! s'écria Ratcliffe: ne doutez pas qu'il ne les
accomplisse.

En ce moment un coup de sifflet se fit entendre.

--C'est moi qu'il appelle, dit Ratcliffe. Miss Vere, il faut que
je vous quitte, et que vous retourniez seule au château; votre
intérêt l'exige. Ayez soin de ne pas fermer la porte du jardin par
où vous allez rentrer.

Un second coup de sifflet, plus fort et plus prolongé, se fit
encore entendre.

--Adieu! dit Ratcliffe;--et, tournant la bride de son cheval,
il prit au galop la route de la demeure du solitaire. Miss Vere
regagna le château le plus promptement possible, et n'oublia pas
de laisser la porte du parc ouverte, comme Ratcliffe le lui avait
recommandé.

Elle remonta dans son appartement par l'escalier dérobé, et en
ayant tiré les verrous, elle sonna pour avoir de la lumière.

Son père arriva quelques instants après.--Je suis venu plusieurs
fois pour vous voir, ma chère enfant, lui dit-il: trouvant votre
porte fermée, je craignais que vous ne fussiez indisposée; mais
j'ai pensé que vous désiriez être seule, et je n'ai pas voulu vous
contrarier.

--Je vous remercie, mon père, lui dit-elle, mais permettez-moi de
réclamer l'exécution de la promesse que vous m'avez faite.
Souffrez que je jouisse en paix et dans la solitude des derniers
moments de liberté qui m'appartiennent.--A minuit, je serai
prête à vous suivre.

--Tout ce qui vous plaira, ma chère Isabelle.--Mais ces cheveux
en désordre, cette parure négligée...! Mon enfant, pour que le
sacrifice soit méritoire, il doit être volontaire: que je ne vous
retrouve pas ainsi, je vous prie, quand je reviendrai.

--Le désirez-vous, mon père? je vous obéirai, et vous trouverez
la victime parée pour le sacrifice.


CHAPITRE XVII


«Cela ne ressemble guère à une noce.»
Shakespeare. Beaucoup de bruit pour rien.

Le château d'Ellieslaw était fort ancien, mais la chapelle qui en
faisait partie, et où devait se célébrer la cérémonie fatale,
remontait à une antiquité bien plus reculée. Avant que les guerres
entre l'Écosse et l'Angleterre fussent devenues si fréquentes que
presque tous les châteaux situés sur les frontières des deux pays
se convertirent en forteresses, il y avait à Ellieslaw un petit
couvent de moines qui dépendait, à ce que prétendent les
antiquaires, de la riche abbaye de Jedburgh. Les ravages des
guerres et les révolutions politiques avaient changé la face de ce
domaine. Un château fortifié s'était élevé sur les ruines du
cloître, mais la chapelle avait été conservée.

Cet édifice avait un aspect sombre et lugubre; la forme
demi-circulaire de ses arceaux et la simplicité de ses piliers massifs
en faisaient remonter la construction au temps de ce qu'on appelle
l'architecture saxonne; il avait servi de sépulture aux moines et
aux barons qui en étaient devenus successivement propriétaires.
Quelques torches qu'on avait allumées près de l'autel écartaient
l'obscurité plutôt qu'elles ne répandaient la lumière, et l'oeil
ne pouvait mesurer l'étendue de cette enceinte. Des ornements,
assez mal choisis pour la circonstance, ajoutaient encore à
l'aspect déjà si lugubre de ce lieu. De vieux lambeaux de
tapisserie, arrachés aux murailles d'autres appartements, avaient
été disposés à la hâte autour de la chapelle, et ne cachaient qu'à
demi les écussons et les emblèmes funéraires. De chaque côté de
l'autel était un monument dont la forme prêtait à un contraste non
moins étrange. Sur l'un était la figure en pierre d'un vieil
ermite ou moine, mort en odeur de sainteté. Il était représenté
incliné, dans une attitude pieuse, avec son froc et son
scapulaire, et à ses mains jointes pendait un chapelet; de l'autre
côté s'élevait un tombeau, dans le goût italien, du plus beau
marbre statuaire, et regardé par tous les connaisseurs comme un
véritable chef-d'oeuvre: il avait été élevé à la mémoire de la
mère d'Isabelle. Elle y était représentée à l'instant de rendre le
dernier soupir, et un chérubin pleurant éteignait une lampe en
détournant les yeux, symbole de sa mort prématurée. Bien des gens
étaient surpris qu'Ellieslaw, dont la conduite envers son épouse,
pendant sa vie, n'avait été rien moins qu'exemplaire, lui eût fait
ériger, après sa mort, un monument si dispendieux; mais quelques
personnes éloignaient de lui tout soupçon d'hypocrisie, et
disaient tout bas qu'il avait été élevé par les ordres et aux
dépends de M. Ratcliffe.

C'est en ce lieu que se rassemblèrent, quelques minutes avant
minuit, les personnes dont la présence était nécessaire pour la
cérémonie qui allait avoir lieu. Ellieslaw, ne désirant pas avoir
d'autres témoins de cette scène que ceux qui étaient nécessaires,
avait laissé dans la salle du festin ceux de ses hôtes qui
n'avaient pas encore quitté le château, et il était monté dans
l'appartement de sa fille pour l'aller chercher. Sir Frédéric
Langley et Mareschal, suivis de quelques domestiques, étaient
descendus dans la chapelle, où ils attendaient l'arrivée
d'Ellieslaw et d'Isabelle. Sir Frédéric était sérieux et pensif:
l'étourderie et la gaîté imperturbable de Mareschal semblaient
faire ressortir encore le sombre nuage qui couvrait ses traits.

--La mariée n'arrive pas, dit tout bas Mareschal à sir Frédéric;
j'espère que ma jolie cousine n'aura pas été enlevée deux fois en
deux jours, quoique je ne connaisse personne qui mérite mieux cet
honneur.

Sir Frédéric ne répondit rien, fredonna quelques notes, et jeta
les yeux d'un autre côté.

--Ce délai n'arrange pas le docteur Hobbler, continua Mareschal;
mon cousin est venu l'interrompre dans le moment où il débouchait
sa troisième bouteille, et il voudrait bien que la cérémonie fût
terminée, pour aller la retrouver. J'espère que... Mais j'aperçois
Ellieslaw et ma jolie cousine..., plus jolie que jamais, sur ma
foi!.... Mais comme elle est pâle! elle peut à peine se
soutenir!.... Sir Frédéric, songez bien que si elle ne dit pas un
Oui bien ferme, bien prononcé, il n'y a point de mariage.

--Point de mariage! monsieur, répéta sir Frédéric d'un ton qui
annonçait qu'il avait peine à contenir sa colère.

--Non, point de mariage! répliqua Mareschal, j'en jure sur mon
honneur.

--Mareschal, lui dit à voix basse sir Frédéric en lui serrant la
main fortement, vous me rendrez raison de ce propos.

--Très volontiers, répliqua Mareschal: ma bouche n'a jamais
prononcé un mot que mon bras ne soit prêt à soutenir... Puis
élevant la voix: Ma belle cousine, ajouta-t-il, parlez-moi
librement, franchement: est-ce bien volontairement que vous venez
accepter sir Frédéric pour époux? Si vous avez la centième partie
d'un scrupule, n'allez pas plus loin: il est encore temps de
reculer, et fiez-vous à moi pour le reste.

--Êtes-vous fou, monsieur Mareschal? lui dit Ellieslaw, qui,
ayant été son tuteur, prenait quelquefois avec lui un ton
d'autorité; croyez-vous que j'amènerais ma fille à l'autel contre
son gré?

--Allons donc, dit Mareschal, regardez-la; ses yeux sont rouges,
ses joues plus blanches que sa robe! J'insiste au nom de
l'humanité, pour que la cérémonie soit remise à demain. D'ici là,
nous verrons! ajouta-t-il entre ses dents.

--Il faut donc, jeune écervelé, dit Ellieslaw en colère, que vous
vous mêliez toujours de ce qui ne vous concerne en rien. Au
surplus, elle va nous dire elle-même qu'elle désire que la
cérémonie ait lieu sur-le-champ. Parlez, ma chère enfant, le
voulez-vous ainsi?

--Oui, dit Isabelle ayant à peine la force de parler, puisque je
ne puis attendre de secours ni de Dieu, ni des hommes.

Elle ne prononça distinctement que le premier mot, et personne ne
put entendre les autres. Mareschal leva les épaules, et se
détourna d'un autre côté en maudissant les caprices des femmes.
Ellieslaw conduisit sa fille devant l'autel: sir Frédéric
s'avança, et se plaça près d'elle. Le docteur ouvrit son livre, et
regarda Ellieslaw comme pour lui dire qu'il attendait ses ordres
avant de procéder à la cérémonie.

--Commencez, dit Ellieslaw.

Au même instant, une voix aigre et forte qui semblait sortir du
tombeau de la mère d'Isabelle, et qui retentit sous les voûtes de
la chapelle, s'écria:--Arrêtez!

Chacun restait muet et immobile, quand un bruit éloigné, qui
ressemblait à un cliquetis d'armes, se fit entendre dans les
appartements du château. Il ne dura qu'un instant.

--Que veut dire tout ceci? dit sir Frédéric en regardant
Mareschal et Ellieslaw d'un air qui annonçait la méfiance et le
soupçon.

--Quelque dispute parmi nos convives, dit Ellieslaw, affectant
une tranquillité qu'il était loin d'éprouver; nous le saurons
après la cérémonie. Continuez, docteur.

Mais, avant que le docteur pût lui obéir, la même voix prononça
une seconde fois, et plus fortement encore, le mot:--Arrêtez!
Et, au même instant, le Nain, sortant de derrière le monument, se
plaça en face de M. Ellieslaw. Cette apparition subite effraya
tous les spectateurs, mais elle parut anéantir le père d'Isabelle.
Il laissa échapper la main de sa fille, et, s'appuyant contre un
pilier, y reposa sa tête sur ses mains, comme pour s'empêcher de
tomber.

--Que veut cet homme? dit sir Frédéric; qui est-il?

--Quelqu'un qui vient vous annoncer, dit le Nain avec le ton
d'aigreur qui lui était ordinaire, qu'en épousant miss isabelle
Vere vous n'épousez pas l'héritière des biens de sa mère, parce
que j'en suis seul propriétaire. Elle ne les obtiendra qu'en se
mariant avec mon consentement, et ce consentement, jamais il ne
sera donné pour vous. A genoux, misérable, à genoux; remercie le
ciel, remercie-moi, qui viens te préserver du malheur d'épouser la
jeunesse, la beauté, la vertu sans fortune. Et toi, vil ingrat,
dit-il à Ellieslaw, quelle excuse me donneras-tu? Tu voulais
vendre ta fille pour te sauver d'un danger, comme tu aurais dévoré
ses membres dans un temps de famine pour assouvir ta faim. Oui,
cache-toi, tu dois rougir de regarder un homme dont la main s'est
souillée d'un meurtre pour toi, que tu as chargé de chaînes pour
récompense de ses bienfaits, et que tu as condamné au malheur pour
toute sa vie. La vertu de celle qui t'appelle son père peut seule
obtenir ton pardon. Retire-toi, et puissent les bienfaits que je
t'accorderai encore se convertir en charbons ardents sur ta tête!
Puisses-tu à la lettre te sentir dévoré par leur feu comme je le
sens moi-même!

Ellieslaw sortit de la chapelle avec un geste de désespoir.

--Je n'entends rien à tout cela, dit sir Frédéric Langley; mais
nous sommes ici un corps de gentilshommes qui avons pris les armes
au nom et sous l'autorité du roi Jacques; ainsi, monsieur, que
vous soyez réellement ce sir Edouard Mauley qu'on a cru mort
depuis si long-temps, ou peut-être un imposteur qui voulez vous
emparer de son nom et de ses biens, nous prendrons la liberté de
vous retenir en prison, jusqu'à ce que vous ayez donné des preuves
bien claires de ce que vous pouvez être. Saisissez-le, mes amis.

Mais les domestiques reculèrent d'un air de doute et d'alarme.

Sir Frédéric, voyant qu'il n'était pas obéi, s'avança vers le Nain
pour le saisir lui-même; mais il n'eut pas fait trois pas qu'il
fut arrêté par le canon d'une pertuisane qu'il vit briller sur sa
poitrine. C'était le robuste Hobby Elliot qui la lui présentait.

--Un instant, lui dit-il: avant que vous le touchiez, je verrai
le jour à travers votre corps. Personne ne mettra la main sur
Elsy, tant que je vivrai: il faut secourir ceux qui nous ont
secourus. Ce n'est pas qu'il en ait besoin; s'il vous serrait le
bras, il vous ferait sortir le sang des ongles. C'est un rude
joûteur, j'en sais quelque chose: son poing vaut les meilleures
tenailles.

--Et par quel hasard vous trouvez-vous ici, Hobby? lui demanda
Mareschal.

--En conscience, monsieur Mareschal Wells, je suis venu ici avec
une trentaine de bons compagnons du roi, ou de la reine, comme on
l'appelle, pour maintenir la paix; pour secourir Elsy au besoin,
et pour payer mes dettes à M. Ellieslaw. On m'a donné un fameux
déjeuner, il y a quelques jours, et je sais qu'il y était pour
quelque chose: hé bien! je suis venu lui servir à souper. Vous
n'avez pas besoin de mettre la main sur vos épées: le château est
à nous à bon marché. Les portes étaient ouvertes; vos gens avaient
bu du punch; nous leur avons ôté leurs armes des mains aussi
aisément que nous aurions écossé des pois.

Mareschal sortit précipitamment de la chapelle, et y rentra à
l'instant même.

--De par le ciel, sir Frédéric, cela n'est que trop vrai! le
château est rempli de gens armés; nos ivrognes sont tous désarmés,
nous n'avons d'autre ressource que de nous faire jour l'épée à la
main.

--Là, là, dit Hobby, pas de violence! Écoutez-moi un instant:
nous ne voulons de mal à personne. Vous êtes en armes pour le roi
Jacques, dites-vous? eh bien! quoique nous les portions pour la
reine Anne, si vous voulez vous retirer paisiblement, nous ne vous
ôterons pas un cheveu de la tête. C'est ce que vous pouvez faire
de mieux, car je veux bien vous dire qu'il est arrivé des
nouvelles de Londres. L'amiral Bang...Bing..., je ne sais comment
on l'appelle...., a empêché la descente des Français: ils ont
remmené leur jeune roi, et vous ferez bien de vous contenter de
notre vieille Anne, à défaut d'une meilleure.

Ratcliffe, qui rentrait en ce moment dans la chapelle, confirma
cette nouvelle si peu favorable aux Jacobites, et sir Frédéric,
sans prendre congé de personne, sortit à l'instant du château.

--Et quelles sont vos intentions maintenant, monsieur Mareschal?
dit Ratcliffe.

--Ma foi, dit-il en souriant, je n'en sais rien. J'ai le coeur
trop fier et une fortune trop médiocre pour suivre notre brave
fiancé, ce n'est pas mon caractère; je ne me donnerai pas la peine
d'y penser.

--Croyez-moi, dit Ratcliffe, dispersez promptement tous vos gens,
calmez l'esprit des mécontents, restez tranquillement chez vous,
et, comme il n'y a pas eu d'acte public de rébellion, vous ne
serez pas inquiété.

M. Mareschal suivit son avis, et n'eut pas lieu de s'en repentir.

--Eh oui! dit Hobby: que ce qui est passé soit passé, et soyons
tous amis. Le diable m'emporte si j'en veux à personne qu'à
Westburnflat; mais il vient de l'échapper belle. Je n'avais
échangé avec lui que deux ou trois coups de claymore, qu'il a
sauté dans le fossé du château par une fenêtre, et s'est échappé
en nageant comme un canard. C'est un fier gaillard, vraiment!
enlever une jeune fille le matin et une autre le soir, cela lui
suffit à peine; mais, s'il ne s'absente pas du pays, je lui en
ferai voir de cruelles; notre rendez-vous de Castleton est manqué;
ses amis ne l'y accompagneront plus.

Pendant cette scène de confusion, Isabelle s'était jetée aux pieds
de son parent, sir Edouard Mauley, car c'est ainsi que nous
appellerons désormais le solitaire. Elle lui avait témoigné sa
reconnaissance, et avait imploré le pardon de son père. Elle était
à genoux devant la tombe de sa mère, avec les traits de laquelle
les siens avaient beaucoup de ressemblance. Elle tenait la main de
sir Edouard, la baisait et la baignait de larmes. Celui-ci, debout
et immobile, portait alternativement ses yeux sur Isabelle et sur
la statue. Enfin de grosses larmes, sortant de ses yeux,
l'obligèrent à retirer sa main pour les essuyer.

--Je croyais, dit-il, que je ne pouvais plus connaître les
larmes; mais nous en versons à l'heure de notre naissance, et il
paraît que la source ne s'en tarit que dans la tombe. Cet
attendrissement n'ébranlera pourtant pas ma résolution. Je fais en
ce moment mes derniers adieux aux objets dont le souvenir, dit-il
en jetant un coup-d'oeil sur le monument, et dont la présence,
ajouta-t-il en serrant la main d'Isabelle, me sont encore bien
chers.--Ne me parlez pas! n'essayez pas de changer ma
détermination! elle est invariable. Cette figure hideuse ne se
présentera plus à vos yeux. Je veux être mort pour vous, comme si
j'étais dans le tombeau, et je veux que vous ne pensiez à moi que
comme à un ami débarrassé du fardeau de l'existence et du
spectacle des crimes qui l'accompagnent.

Il embrassa Isabelle sur le front, en fit autant à la statue de sa
mère, aux pieds de laquelle miss Vere était agenouillée, puis il
sortit de la chapelle, suivi par Ratcliffe.

Isabelle, épuisée par toutes les émotions qu'elle avait éprouvées
dans le cours de cette journée si fertile en événements, se retira
dans son appartement, appuyée sur le bras d'une femme de chambre,
pour essayer d'y goûter quelque repos.

Quelques-uns des hôtes qu'Ellieslaw avait rassemblés dans le
château s'y trouvaient encore; mais ils se retirèrent tous, après
avoir exprimé à ceux qui voulurent les écouter, combien ils
étaient éloignés de vouloir prendre part à aucune conspiration
contre le gouvernement.

Hobby Elliot prit le commandement du château pour la nuit, et y
établit une garde régulière. Il se fit gloire de la promptitude
avec laquelle il s'était rendu; ainsi que ses amis, à l'avis
qu'Elsy lui avait fait donner par le fidèle Ratcliffe. Le hasard y
avait contribué pour beaucoup; car, ayant appris que Westburnflat
n'avait pas dessein de se trouver au rendez-vous qu'il lui avait
donné à Castleton, il avait réuni ses amis ce soir même à Heugh-Foot
dans le dessein d'aller faire, pendant la nuit, une visite à
la tour du bandit. Ils s'étaient donc trouvés prêts à partir à
l'instant où l'avis lui était parvenu.


CHAPITRE XVIII


«Tel est le dénoûment de cette étrange histoire.»
Shakespeare. (Comme il vous plaira.)

Le lendemain matin, M. Ratcliffe remit à Isabelle une lettre de
son père; elle contenait ce qui suit:

«Ma chère fille,

«L'iniquité d'un gouvernement persécuteur me force à passer en
pays étranger pour sauver mes jours. Il est vraisemblable que j'y
resterai quelque temps. Je ne vous engage pas à m'y suivre: il
convient mieux à mes intérêts et aux vôtres que vous restiez en
Écosse.

«Il me parait inutile d'entrer dans un détail circonstancié des
causes des événements étranges qui sont arrivés hier. Je crois
avoir à me plaindre de la conduite à mon égard de sir Edouard
Mauley, votre plus proche parent du côté de votre mère; mais,
comme il vous fait son héritière, et qu'il va vous mettre en
possession immédiate d'une partie de son immense fortune, je me
contente de cette réparation. Je sais qu'il ne m'a, jamais
pardonné la préférence que votre mère m'a donnée sur lui, au lieu
d'exécuter je ne sais quelle convention de famille qui avait
tyranniquement voulu décider de son sort. Cela suffit pour
déranger son esprit, et à la vérité il n'avait jamais été en
parfait équilibre. Comme mari de sa plus proche parente et de son
héritière, le soin de sa personne et de ses biens me fut dévolu.
Enfin des juges, croyant lui rendre justice, le réintégrèrent dans
l'administration de ses biens: si pourtant on veut examiner avec
impartialité la conduite qu'il a tenue depuis cette époque, on
conviendra que, pour son propre avantage, il eût mieux valu qu'il
restât soumis à une contrainte salutaire.

«Je dois pourtant reconnaître qu'il montra quelque égard pour les
liens du sang, et qu'il sembla convaincu lui-même qu'il n'était
pas en état de gérer ses biens. Il se séquestra entièrement du
monde, changea de nom, prit divers déguisements, exigea qu'on
répandît le bruit de sa mort, ce à quoi je consentis par
complaisance pour lui; et il laissa à ma disposition le revenu de
tous les domaines qui avaient appartenu à ma femme, et qui lui
appartenaient à lui, comme son seul héritier dans la ligne
masculine. Il crut sans doute faire un acte de grande générosité;
mais tout homme équitable jugera qu'il ne fit qu'accomplir un
devoir véritable, puisque, d'après le voeu de la nature, en dépit
des lois ridicules faites par les hommes, vous étiez l'héritière
de votre mère, et que j'étais l'administrateur légal de vos biens.
Je suis donc bien éloigné de croire que j'aie contracté une
obligation à cet égard envers sir Edouard Mauley. J'ai à me
plaindre, au contraire, qu'il ait chargé M. Ratcliffe de la
gestion de sa fortune; qu'il ait voulu que je ne pusse en toucher
les revenus que par ses mains, et qu'il m'ait par là soumis aux
caprices d'un subordonné. Il en est résulté que toutes les fois
que j'avais besoin d'une somme excédant ces revenus, M. Ratcliffe,
en me la donnant, exigeait de moi une sûreté sur mon domaine
d'Ellieslaw, de manière qu'on peut dire qu'il s'insinua malgré
moi, par ce moyen, dans l'administration de tous mes biens. Tous
les prétendus services de sir Edouard n'avaient donc pour but que
de se rendre maître de mes affaires, et de pouvoir me ruiner quand
il le jugerait convenable. Un tel projet me dispense, je crois, de
toute reconnaissance envers lui.

«Dans le cours de l'automne dernier, M. Ratcliffe me fit l'honneur
de prendre ma maison pour la sienne, sans m'en donner d'autre
motif, sinon que telle était la volonté de sir Édouard. Je n'en ai
appris qu'aujourd'hui la véritable cause. L'imagination déréglée
de notre parent lui avait inspiré le désir de voir le monument
qu'il avait fait élever à votre mère: il fallait pour cela que
M. Ratcliffe fût au château. Il eut la complaisance de
l'introduire dans la chapelle pendant une de mes absences; et il
en résulta une attaque de frénésie qui dura plusieurs heures. Il
s'enfuit dans les montagnes voisines, et finit par se fixer dans
l'endroit le plus désert, le plus sauvage, le plus affreux de nos
environs. M. Ratcliffe aurait dû m'informer de cette circonstance,
et j'aurais fait donner au parent de mon épouse les soins
qu'exigeait le malheureux état de sa raison. Au contraire, il
entra dans tous ses plans, et eut la faiblesse de lui promettre le
secret, et de tenir sa promesse. Il allait voir sir Edouard
presque tous les jours. Il l'aida dans le ridicule projet qu'il
exécuta de se construire lui-même un ermitage. Un souterrain,
qu'ils creusèrent derrière un pilier, servait à cacher Ratcliffe
lorsque quelqu'un paraissait tandis qu'il était avec son maître:
enfin, tous deux semblaient craindre une découverte plus que toute
chose au monde.

«Vous penserez sans doute comme moi, ma chère enfant, qu'un pareil
mystère devait avoir quelque puissant motif. Il est à remarquer
encore que je croyais mon malheureux ami chez les moines de la
Trappe, tandis qu'il était à cinq milles de chez moi, instruit de
tous mes mouvements, de tous mes projets, soit par Ratcliffe, soit
par Westburnflat et d'autres qu'il soudoyait comme ses agents.

«Il me fait un crime d'avoir voulu vous marier à sir Frédéric;
mais ce mariage vous était avantageux. S'il pensait autrement,
pourquoi ne m'a-t-il pas fait connaître franchement son opinion?
pourquoi ne m'a-t-il pas déclaré son intention de vous faire son
héritière? pourquoi n'a-t-il pas pris ouvertement à vous l'intérêt
que sa qualité de proche parent lui donnait le droit de prendre?

«Et cependant, quoiqu'il ait tardé si long-temps à me faire
connaître ses désirs, je n'ai pas le dessein d'y opposer mon
autorité. Il souhaite que vous preniez pour époux le dernier homme
sur lequel j'aurais cru qu'il pût jeter les yeux, le jeune
Earnscliff: j'y donne mon consentement, pourvu que vous n'y
refusiez pas le vôtre, et qu'on fasse à votre profit des
stipulations qui ne vous laissent pas dans l'état de dépendance
que j'ai éprouvé si long-temps, et dont j'ai tant de raisons de me
plaindre. Je vous confie donc, ma chère Isabelle, à la Providence
et à votre propre prudence. Je vous engage seulement à ne pas
perdre de temps pour vous assurer les avantages d'ont l'esprit
versatile de votre parent me prive en votre faveur.

M. Ratcliffe m'a annoncé que l'intention de sir Edouard était
aussi de me faire le paiement annuel d'une somme considérable pour
assurer mon existence en pays étranger; mais je suis trop fier
pour rien accepter de lui. Je lui ai dit que j'avais une fille
affectionnée, et que j'étais sûr qu'elle ne souffrirait jamais que
son père vécût dans la pauvreté, tandis qu'elle serait elle-même
dans l'opulence. J'ai cru cependant devoir lui insinuer que sir
Edouard, en vous dotant, devait faire attention à cette charge
naturelle et indispensable. Pour vous prouver ma tendresse
paternelle, et mon désir de contribuer à votre établissement, j'ai
laissé un pouvoir pour vous constituer en dot le château et le
domaine d'Ellieslaw. Il est bien vrai que l'intérêt annuel des
dettes dont il est grevé en excède le revenu de quelque chose;
mais, comme sir Édouard est le seul créancier, je ne crois pas
qu'il vous inquiète beaucoup à cet égard.

«Je dois maintenant vous prévenir que, quoique j'aie beaucoup à me
plaindre personnellement de M. Ratcliffe, je le regarde cependant
comme un homme aussi intègre qu'éclairé; je crois donc que vous
ferez bien de lui confier le soin de vos affaires; ce sera
d'ailleurs un moyen de vous conserver la bienveillance de sir
Édouard.

«Rappelez-moi au souvenir de Mareschal. J'espère qu'il ne sera pas
inquiété par suite de nos dernières affaires. Je vous écrirai plus
au long quand je serai sur le continent. En attendant, je suis
votre affectionné père.

«RICHARD VERE.»

Cette lettre contient toutes les lumières que nous ayons pu nous
procurer sur les évènements antérieurs à l'époque où a commencé
notre narration. L'opinion d'Hobby, et c'est peut-être celle de la
plupart de nos lecteurs, était que le solitaire de Mucklestane-Moor
n'avait l'esprit éclairé que de cette espèce de clarté
douteuse qui suit la nuit et qui précède le jour, et que les
ténèbres de son imagination n'étaient interrompues que par des
éclairs aussi fugitifs que brillants; qu'il ne savait pas trop
lui-même quel but il désirait atteindre, et qu'il n'y marchait
point par le chemin le plus court et le plus direct; enfin, que
vouloir expliquer sa conduite c'était chercher une route dans un
marais où l'on voit des pas tracés dans toutes les directions,
sans qu'un sentier battu s'offre à vos yeux.

Lorsque Isabelle eut lu la lettre de son père, elle demanda à le
voir; mais elle apprit qu'il avait déjà quitté le château. Il en
était parti de très bonne heure, après une longue conférence avec
M. Ratcliffe, pour se rendre dans un port voisin, et passer de là
sur le continent.

Où était sir Edouard Mauley? Personne n'avait vu le Nain depuis
l'instant où il était sorti de la chapelle, la veille au soir.

--Est-ce qu'il serait arrivé quelque malheur au pauvre Elsy?
s'écria Hobby: je m'en consolerai moins vite que de l'incendie de
ma ferme.

Il monta à cheval à l'instant même, et courut à la demeure du
solitaire. La porte en était ouverte, le feu du foyer était
éteint; tout y était dans l'état où Isabelle l'avait trouvé la
veille, et il paraissait évident que le Nain n'y était pas rentré.
Hobby revint consterné au château.

--Je crains que nous n'ayons perdu le bon Elsy! dit-il à
M. Ratcliffe.

--Vous ne vous trompez pas, lui répondit celui-ci en lui
remettant un papier mais vous n'aurez pas à regretter de l'avoir
connu.

C'était un acte par lequel sir Edouard Mauley, autrement dit
Elsender le Reclus, faisait donation à Hobby Elliot et à Grâce
Armstrong de la somme qu'il avait prêtée au jeune fermier.

--C'est une chose singulière, dit Hobby en pleurant de joie et de
reconnaissance; mais je ne puis jouir de mon bonheur, sans savoir
si le pauvre homme qui me le procure est heureux lui-même.

--Quand nous ne pouvons nous-mêmes être heureux, dit Ratcliffe,
le bonheur que nous procurons aux autres en devient un pour nous.
Telle sera la jouissance de celui que vous nommez Elsy. S'il avait
placé tous ses bienfaits sur des êtres qui le méritassent comme
vous, sa situation serait probablement toute différente. Mais la
profusion qui fournit des aliments à la cupidité et à la
dissipation ne produit aucun bien, et n'est pas récompensée par la
reconnaissance. C'est semer le vent pour recueillir la tempête.

--Pauvre récolte! dit Hobby.--Mais si la jeune dame voulait le
permettre, je mettrais les essaims d'Elsy dans le parterre de
Grâce, et je vous promets bien qu'on ne les tuerait pas pour en
prendre le miel; je mettrais aussi sa chèvre dans notre verger,
nos chiens feraient connaissance avec elle et ne lui feraient
point de mal, et Grâce aurait soin de la traire elle-même pour
l'amour d'ELsy; car, quoiqu'il fût un peu bourru, je sais qu'il
aimait toutes ces pauvres créatures.

On accorda sans difficulté toutes les demandes d'Hobby, qui lui
étaient inspirées par le désir qu'il avait de prouver sa
reconnaissance. Il fut enchanté quand Ratcliffe lui dit que son
bienfaiteur n'ignorerait pas les soins qu'il voulait prendre des
compagnons de sa solitude.

--Et dites-lui surtout que ma mère, mes soeurs, Grâce et moi,
nous sommes heureux, bien portants, et que c'est son ouvrage. Je
suis sûr que cela lui fera plaisir.

Hobby se retira à Heugh-Foot, épousa Grâce, fit rebâtir sa ferme,
et fut aussi heureux qu'il méritait de l'être par sa probité, son
bon coeur et sa bravoure.

Il n'existait plus d'obstacle au mariage d'Earnscliff avec
Isabelle. Sir Edouard Mauley, représenté par M. Ratcliffe, assura
à sa parente une fortune qui aurait pu satisfaire la cupidité
d'Ellieslaw lui-même. Mais Isabelle et Ratcliffe crurent devoir
cacher à Earnscliff qu'un des motifs de la générosité de sir
Edouard était de réparer, autant qu'il le pouvait, le crime dont
il s'était rendu coupable en versant le sang du père de ce jeune
homme, bien des années auparavant. S'il est vrai, comme l'assura
Ratcliffe, que sa misanthropie devint un peu moins farouche, la
connaissance qu'il eut d'un bonheur dont il était la cause y
contribua sans doute; mais le souvenir du meurtre presque
involontaire qu'il avait commis fut probablement le motif pour
lequel il ne voulut jamais jouir de la vue de leur félicité.

Mareschal chassa, but du bordeaux, s'ennuya du pays, partit pour
l'étranger, fit trois campagnes, revint, et épousa Lucy Ilderton.

Les années, en s'accumulant sur la tête d'Earnscliff et de son
épouse, ne diminuèrent rien ni à leur tendresse ni à leur bonheur.

Sir Frédéric Langley, toujours ambitieux, s'engagea dans la
malheureuse insurrection de 1715. Il fut fait prisonnier à Preston
dans le comté de Lancastre avec le comte de Derwentwater; sa
défense et son discours avant de mourir sont dans le recueil des
procès d'état (State trials).

M. Vere fixa sa résidence à Paris, et y vécut dans l'opulence,
grâce à la libéralité de sa fille. Il y fit une fortune brillante
dans le temps du système de Law sous la régence du duc d'Orléans;
mais cette fortune s'écroula aussi rapidement que celle de tant
d'autres, et le chagrin qu'il en conçut détermina une attaque de
paralysie qui mit fin à ses jours.

Willie de Westburnflat échappa au ressentiment d'Hobby Elliot,
comme ses chefs à la poursuite des lois. Son patriotisme
l'engageait fortement à aller servir son pays dans les guerres
étrangères, tandis que, d'une autre part, sa répugnance à quitter
la terre natale lui inspirait la ressource d'y vivre en faisant
métier de réunir une collection de bourses de montres et de bijoux
sur les grandes routes. Heureusement pour lui, la première
impulsion l'emporta. Il fut joindre l'armée de Marlborough, obtint
un grade par les services qu'il rendit à la commission des vivres
par son talent de trouver le bétail en campagne, revint en Écosse
au bout de plusieurs années, avec une fortune acquise Dieu sait
comme, démolit sa tour de Westburnflat, et y bâtit à la place une
maisonnette de trois étages avec deux cheminées. Il but le
brandevin avec ceux qu'il avait pillés dans sa jeunesse, mourut
dans son lit; et son épitaphe, qu'on lit encore dans l'église de
Kirkwhistle, atteste qu'il a toujours vécu en brave soldat, en bon
voisin et en chrétien.

M. Ratcliffe continua de demeurer à Ellieslaw-Castle avec
Earnscliff et son épouse. Cependant il faisait régulièrement une
absence d'un mois au commencement du printemps et de l'automne. Il
garda toujours le silence sur le motif et le but de ce voyage
périodique; mais on jugeait avec raison qu'il allait voir sir
Edouard. Après une de ces absences, on le vit revenir l'air triste
et en habit de deuil. Ce fut ainsi qu'Earnscliff et Isabelle
apprirent que leur bienfaiteur n'existait plus; mais ils ne surent
jamais ni quelle avait été la résidence de sir Edouard, ni en quel
lieu reposaient ses cendres. Il avait, avant de mourir, fait
promettre le secret à son unique confident.

La disparition subite d'Elsy servit à confirmer les bruits qui
avaient couru sur son compte. Les uns crurent qu'ayant osé entrer
dans un lieu consacré, malgré le pacte qu'il avait fait avec le
diable, le malin esprit, pour l'en punir, l'avait emporté comme il
retournait vers sa chaumière. Mais la plupart pensent qu'il ne
disparut que pour un temps, et qu'on le revoit encore parfois dans
les montagnes. Le souvenir des expressions exaltées de son
désespoir a survécu, selon l'usage, à celui de ses bienfaits; ce
qui fait qu'on le confond ordinairement avec ce mauvais démon
appelé l'Homme des marécages, dont voulait parler mistress Elliot
à son-petit-fils.

Aussi le représente-t-on comme jetant un charme sur les troupeaux,
faisant avorter les brebis, ou détachant les avalanches de la
montagne pour les précipiter sur ceux qui se réfugient pendant
l'orage près du torrent ou sous un rocher dans la ravine. En un
mot, tous les malheurs éprouvés par les habitants de cette contrée
sont attribués au Nain noir.
                
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