Walter Scott

Le nain noir
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Walter Scott

LE NAIN NOIR

(1816)

Traduction de Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret



Table des matières

CHAPITRE PREMIER Préliminaire
CHAPITRE II
CHAPITRE III
CHAPITRE IV
CHAPITRE V
CHAPITRE VI
CHAPITRE VII
CHAPITRE VIII
CHAPITRE IX
CHAPITRE X
CHAPITRE XI
CHAPITRE XII
CHAPITRE XIII
CHAPITRE XIV
CHAPITRE XV
CHAPITRE XVI
CHAPITRE XVII
CHAPITRE XVIII




CHAPITRE PREMIER
Préliminaire


«Berger, as-tu de la philosophie?»
Shakespeare. (Comme il vous plaira.)

C'était une belle matinée d'avril, quoique la neige fût tombée
abondamment pendant la nuit; aussi la terre était couverte d'un
manteau éblouissant de blancheur, lorsque deux voyageurs à cheval
arrivèrent à l'auberge de Wallace. Le premier était un homme grand
et robuste, vêtu d'une redingote grise (Riding-coat: manteau de
cavalier), avec une toile cirée sur son chapeau, un grand fouet
garni en argent, des bottes et de gros éperons. Il montait une
grande jument baie, au poil rude, mais en bon état, avec une selle
de campagne et une bride militaire à double mors un peu rouillé.
Celui qui l'accompagnait paraissait être son domestique; il
montait un poney gris (Petit bidet d'Écosse), portait un bonnet
bleu, une grosse cravate autour du cou, et de longs bas bleus au
lieu de bottes. Ses mains, sans gants, étaient noircies de
goudron, et il avait vis-à-vis de son compagnon un air de respect
et de déférence, mais aucun de ces égards affectés que prodiguent
à leurs maîtres les valets des grands. Au contraire, les deux
cavaliers entrèrent de front dans la cour, et la dernière phrase
de leur entretien fut cette exclamation:--Dieu nous soit en
aide! si ce temps-là dure, que deviendront les agneaux? Ces mots
suffirent à mon hôte, qui s'avança pour prendre le cheval du
principal voyageur, et le tint par la bride pendant que celui-ci
descendait; le garçon d'écurie rendit le même service à son
compagnon; et mon hôte, saluant l'étranger, lui demanda:--Eh
bien! quelles nouvelles des montagnes du sud? (Par opposition aux
montagnes du nord. C'est le nom qu'on donne aux montagnes des
comtés de Rosburgh, de Selkirk, etc.)

--Quelles nouvelles? dit le fermier; d'assez mauvaises, je crois;
si nous pouvons sauver les brebis, ce sera beaucoup; quant aux
agneaux, il faudra les laisser aux soins du Nain noir.

--Oui, oui, ajouta le vieux berger (car c'en était un) en hochant
la tête, le Nain aura beaucoup à faire avec les morts ce
printemps.

--Le Nain noir! dit mon savant ami et patron Jedediah
Cleishbotham; et quel personnage est celui-là?

--Allons donc, mon brave homme, vous devez avoir entendu parler
du bon Elsy, le Nain noir, ou je me trompe fort... Chacun raconte
son histoire à son sujet; mais ce ne sont que des folies, et je
n'en crois pas un mot depuis le commencement jusqu'à la fin,

--Votre père y croyait bien, dit le vieux berger, évidemment
fâché du scepticisme de son maître.

--Oui, sans doute, Bauldy; mais c'était le temps des têtes noires
(Black-faces, loups-garous); on croyait alors à tant d'autres
choses curieuses qu'on ne croit plus aujourd'hui.

--Tant pis, tant pis, reprit le vieillard; votre père, je vous
l'ai dit souvent, aurait été bien contrarié de voir démolir sa
vieille masure pour faire des murs de pare, et ce joli tertre
couronné de genêts où il aimait tant à s'asseoir au coucher du
soleil, enveloppé de son plaid pour voir revenir les vaches du
loaning (endroit découvert, près de la ferme, où l'on trait les
vaches);... pensez-vous que le pauvre homme serait bien aise de
voir son joli tertre bouleversé par la charrue comme il l'a été
depuis sa mort?

--Allons, Bauldy, prends ce verre que t'offre l'hôte, dit le
fermier, et ne t'inquiète plus des changements dont tu es témoin,
tant que pour ta part tu seras bien toi-même.

--A votre santé, messieurs, dit le berger; puis, après avoir vidé
son verre et protesté que le whisky était toujours la chose par
excellence, il continua:--Ce n'est pas, certes, à des gens comme
nous qu'il appartient de juger, mais c'était un joli tertre que le
tertre des genêts, et un bien brave abri dans une matinée froide
comme celle-ci.

--Oui, dit le maître, mais vous savez qu'il nous faut avoir des
navets pour nos longues brebis, mon camarade, et que, pour avoir
ces navets, il nous faut travailler rudement avec la charrue et la
houe; ça n'irait guère bien de s'asseoir sur le tertre des genêts
pour y jaser à propos du Nain noir et autres niaiseries, comme on
faisait autrefois, lorsque c'était le temps des courtes brebis.

--Oui bien, oui bien, maître, dit le serviteur, mais les courtes
brebis payaient de courtes rentes, que, je crois.

Ici mon respectable et savant patron s'interposa de nouveau, et
remarqua qu'il n'avait jamais pu apercevoir aucune différence
matérielle, en fait de longueur, entre une brebis et une autre.

Cette remarque occasionna un grand éclat de rire de la part du
fermier, et un air d'étonnement de la part du berger.--C'est la
laine, mon brave homme, c'est la laine, et non la bête elle-même,
qui fait appeler la brebis courte ou longue. Je crois que si vous
mesuriez leur dos, la courte brebis serait la plus longue des
deux, mais c'est la laine qui paie la rente au jour où nous
sommes, et nous en avons bon besoin.

--Sans doute, Bauldy a bien parlé, les courtes brebis payaient de
courtes rentes, mon père ne donnait pour notre ferme que soixante
pounds, et elle m'en coûte à moi trois cents, pas un plack ni un
bowbie de moins (Le pound d'Écosse ne vaut que la vingtième partie
du pound anglais ou livre sterling, environ un shelling ou vingt-cinq
sous de notre monnaie. Le plack et le bowbie répondent à peu
près à nos liards); et il est vrai aussi que je n'ai pas le temps
de rester ici à conter des histoires.--Mon hôte, servez-nous à
déjeuner, et voyez si nos rosses ont à manger. Il me faut aller
voir Christy Wilson, afin de nous entendre sur le luckpenny (C'est
l'escompte qu'obtient dans un marché celui qui paie comptant), que
je lui dois, depuis notre dernier compte; nous avions bu six
pintes ensemble en faisant le marché à la foire de Saint Boswell;
et j'espère que nous n'en viendrons pas à un procès, dussions-nous
passer autant d'heures à régler ce petit compte qu'il nous en
coûta pour le marché lui-même. Mais, écoutez, voisin, ajouta-t-il
en s'adressant à mon digne et savant patron, si vous voulez savoir
quelque chose de plus sur les brebis longues et les brebis
courtes, je reviendrai manger ma soupe aux choux vers une heure de
l'après-midi, ou si vous voulez entendre de vieilles histoires sur
le Nain noir, et d'autres semblables, vous n'aurez qu'à inviter
Bauldy, que voici, à boire une demi-pinte; il vous craquera comme
un canon de plume. Et je promets de fournir moi-même une pinte
entière si je m'arrange avec Christy Wilson.

Le fermier revint à l'heure dite, et avec lui Christy Wilson, leur
différend ayant été terminé sans qu'ils eussent eu recours aux
messieurs en robes longues. Mon digne et savant patron ne manqua
pas de se trouver à leur arrivée, autant pour entendre les contes
promis, que pour les rafraîchissements dont il avait été question,
quoiqu'il soit reconnu pour être très modéré sur l'article de la
bouteille.

Notre hôte se joignit à nous, et nous restâmes autour de la table
jusqu'au soir, assaisonnant la liqueur avec maintes chansons et
maints contes. Le dernier incident que je me rappelle fut la chute
de mon savant et digne patron, qui tomba de sa chaise en concluant
une longue morale sur la tempérance par deux vers du gentil berger
(Pastorale de Ramsay), qu'il appliqua très heureusement à
l'ivresse, quoi que le poète parle de l'avarice:

«En avez-vous assez, dormez tranquillement;

«Le superflu n'est bon qu'à causer du tourment.»

Dans le cours de la soirée, le Nain noir n'avait pas été oublié:
le vieux berger Bauldy nous fit sur ce personnage un grand nombre
d'histoires qui nous intéressèrent vivement. Il parut aussi, avant
que nous eussions vidé le troisième bol de punch, qu'il y avait
beaucoup d'affectation dans le scepticisme prétendu de notre
fermier, qui croyait sans doute qu'il ne convenait pas à un homme
faisant une, rente annuelle de trois cents livres de croire les
traditions de ses ancêtres; mais au fond du coeur il y avait foi.
Selon mon usage, je poussai plus avant mes recherches, en
m'adressant à d'autres personnes qui connaissaient le lieu où
s'est passée l'histoire suivante, et je parvins heureusement à me
faire expliquer certaines circonstances qui mettent dans leur vrai
jour les récits exagérés des traditions vulgaires.


CHAPITRE II


«Vous voulez donc, passer pour Hearne le chasseur?»
Shakespeare. (Les Joyeuses Femmes de Windsor.)
(Dans la pièce d'où ce vers est tiré, on persuade Falstaff de se
faire passer pour Hearne le chasseur, espèce d'esprit qui revient,
dans la forêt de Windsor. C'est une des mystifications dont le
pauvre chevalier est la dupe.)

Dans un des cantons les plus reculés du sud de l'Écosse (L'auteur
désigne ici le comté de Roxhurgh), où une ligne imaginaire, tracée
sur le froid sommet des hautes montagnes, sépare ce pays du
royaume voisin, un jeune homme, nommé Halbert ou Hobby Elliot,
fermier aisé qui se vantait de descendre de l'ancien Martin Elliot
de la tour de Preakin, si fameux dans les traditions et les
ballades nationales des frontières (Mentionné dans les Chants
populaires de l'Écosse (Border-Minstrerlsy)), revenait de la
chasse et regagnait son habitation. Les daims, autrefois si
multipliés dans ces montagnes solitaires, étaient bien diminués.
Ceux qui restaient, en petit nombre, se retiraient dans des
endroits presque inaccessibles où il était fort difficile de les
atteindre, quelquefois même dangereux de les poursuivre. Il y
avait cependant encore plusieurs jeunes gens du pays qui se
livraient avec ardeur à cette chasse, malgré les périls et les
fatigues qui y étaient attachés. L'épée des habitants des
frontières avait dormi dans le fourreau, depuis la pacifique union
des deux couronnes, sous le règne de Jacques, premier roi de ce
nom qui occupa le trône de la Grande-Bretagne; mais il restait
dans ces contrées des traces de ce qu'elles avaient été naguère.
Les habitants, dont les occupations paisibles avaient été tant de
fois interrompues par les guerres civiles pendant le siècle
précédent, ne s'étaient pas encore faits complètement aux
habitudes d'une industrie régulière. Ce n'était encore que sur une
très petite échelle que l'exploitation des bêtes à laine était
établie, et l'on s'occupait principalement à élever le gros
bétail. Le fermier ne songeait qu'à semer la quantité d'orge et
d'avoine nécessaire aux besoins de sa famille; et le résultat d'un
pareil genre de vie était que bien souvent lui et ses domestiques
ne savaient que faire de leur temps. Les jeunes gens l'employaient
à la chasse et à la pêche; et, à l'ardeur avec laquelle ils s'y
livraient, on reconnaissait encore l'esprit aventureux qui jadis
guidait les habitants du Border dans leurs déprédations.

Les plus hardis parmi les jeunes gens de la contrée, à l'époque où
commence cette histoire, attendaient avec plus d'impatience que de
crainte une occasion d'imiter les exploits guerriers de leurs
ancêtres dont le récit faisait une partie de leurs amusements
domestiques. L'acte de sécurité publié en Écosse, avait donné
l'alarme à l'Angleterre, en ce qu'il semblait menacer les deux
royaumes d'une séparation inévitable, après la mort de la reine
Anne. Godolphin, qui était alors à la tête de l'administration
anglaise, comprit que le seul moyen d'écarter les malheurs d'une
guerre civile était de parvenir à l'incorporation et à l'unité des
deux royaumes. On peut voir dans l'histoire de cette époque
comment cette affaire fut conduite, et combien on fut loin de
pouvoir espérer d'abord les heureux résultats qui en furent la
suite. Il suffit, pour l'intelligence de notre récit, de savoir
que l'indignation fut générale en Écosse, quand on y apprit à
quelles conditions le parlement de ce royaume avait sacrifié son
indépendance. Cette indignation donna naissance à des ligues, à
des associations secrètes, et aux projets les plus extravagants.
Les Caméroniens mêmes, qui regardaient avec raison les Stuarts
comme leurs oppresseurs, étaient sur le point de prendre les armes
pour le rétablissement de cette dynastie; et les intrigues
politiques de cette époque présentaient l'étrange spectacle des
papistes, des épiscopaux et des presbytériens, cabalant contre le
gouvernement britannique, et poussés par un même ressentiment des
outrages de la patrie commune. La fermentation était universelle,
et comme la population de l'Écosse avait été exercée au maniement
des armes, depuis la proclamation de l'acte de sécurité, elle
n'attendait que la déclaration de quelques-uns des chefs de la
noblesse qui voulussent diriger le soulèvement, pour se porter à
des actes hostiles. C'est à cette époque de confusion générale que
commence notre histoire.

Le Cleugh, ou la ravine sauvage, où Hobby Elliot venait de
poursuivre le gibier, était déjà loin de lui, et il était à peu
près à mi-chemin de sa ferme, quand la nuit étendit ses premiers
voiles sur l'horizon. Il n'existait pas dans les environs un
buisson ni une pointe de rocher qu'il ne connût parfaitement, et
il aurait regagné son gîte les yeux fermés; mais ce qui
l'inquiétait malgré lui, c'est qu'il se trouvait près d'un endroit
qui ne jouissait pas d'une bonne réputation dans le pays. La
tradition disait qu'il était hanté par des esprits, et qu'on y
voyait des apparitions surnaturelles. Il avait entendu faire ces
contes depuis son enfance, et personne n'y ajoutait plus de foi
que le bon Hobby de Heugh-Foot, car on le nommait ainsi pour le
distinguer d'une vingtaine d'autres Elliot qui avaient le même
nom.

Il faut convenir que le lieu dont il s'agit prêtait un peu à la
superstition, et Hobby n'eut pas besoin de faire de grands efforts
pour se rappeler les événements merveilleux qu'il avait entendu
raconter tant de fois. Ce lieu sinistre était un common, ou
bruyère communale, appelé Mucklestane-Moor (La plaine de la
Grande-Pierre), à cause d'une colonne de granit brut placée sur
une éminence au centre de la bruyère, peut-être pour servir de
mausolée à un ancien guerrier enseveli en ce lieu, ou comme le
monument de quelque combat. On ignorait quelle était l'origine de
cette espèce de monument; mais la tradition, qui transmet souvent
autant de mensonges que de vérités, y avait suppléé par une
légende que la mémoire d'Hobby ne manqua pas de lui rappeler.
Autour de la colonne, le terrain était semé ou plutôt encombré
d'un grand nombre de fragments énormes du même granit, que leur
forme et leur disposition sur la bruyère avaient fait appeler les
oies grises de Mucklestane-Moor. La légende avait trouvé
l'explication de la forme et du nom de ces pierres dans la
catastrophe d'une fameuse et redoutable sorcière qui fréquentait
jadis les environs, faisait avorter les brebis et les vaches, et
jouait tous les autres méchants tours qu'on attribue aux gens de
son espèce. C'était sur cette bruyère que la vieille faisait son
sabbat avec ses soeurs les sorcières. On montrait encore des
places circulaires dans lesquelles jamais ne pouvait croître ni
bruyère ni gazon, le terrain étant en quelque sorte calciné par
les pieds brûlants des diables qui venaient prendre part à la
danse.

Un jour la vieille sorcière fut obligée de traverser ce lieu pour
conduire, dit-on, des oies à une foire voisine; car on n'ignore
pas que le diable, tout prodigue qu'il est de ses funestes dons,
est assez peu généreux pour laisser ses associés dans la nécessité
de travailler pour vivre. Le jour était avancé; et, pour obtenir
un meilleur prix de ses oies, il fallait que la vieille arrivât la
première au marché; mais, aux approches de cette lande sauvage,
coupée par des flaques d'eau et des fondrières, son troupeau, qui
jusqu'alors docile s'était avancé en bon ordre, se dispersa
tout-à-coup pour se plonger dans son élément favori. Furieuse de
voir ses efforts inutiles, et oubliant les termes du pacte qui
obligeait Belzébuth à lui obéir pendant un temps convenu, la
sorcière s'écria:--Démon! que je ne sorte plus de ce lieu, ni
mes oies ni moi! A peine ces mots furent-ils prononcés, que, par
une métamorphose aussi subite qu'aucune de celles d'Ovide, la
vieille et le troupeau réfractaire furent convertis en pierres,
l'ange du mal, qu'elle servait, ayant saisi avec empressement
l'occasion de compléter la perte de son corps et de son âme, en
obéissant littéralement à ses ordres. On dit que, se sentant
transformée, elle s'écria en s'adressant au démon perfide:--«Ah!
traître! tu m'avais promis depuis long-temps une robe grise, celle
que tu me donnes durera!» Ces louangeurs du temps passé qui, dans
leur opinion consolante, soutiennent la dégénération graduelle du
genre humain, citaient souvent la taille du pilier et celle des
pierres pour prouver quelle était autrefois la stature des femmes
et des oies.

Tous ces détails se retracèrent à l'esprit d'Hobby. Il se rappela
aussi qu'il n'existait pas un seul villageois qui n'évitât
soigneusement cet endroit, surtout à la nuit tombante, parce qu'on
le regardait comme un repaire de kelpies, de spunkies et d'autres
démons écossais, jadis les compagnons de la sorcière, et
continuant à se donner rendez-vous au même lieu pour y tenir
compagnie à leur maîtresse pétrifiée. Hobby, quoique
superstitieux, ne manquait pas de courage; il appela près de lui
les chiens qui l'avaient suivi à la chasse, et qui, comme il le
disait, ne craignaient ni chiens ni diables; il regarda si son
fusil était bien amorcé, et, comme le paysan du conte de Burns
(Halloween), il se mit à siffler le refrain guerrier de Jock of
the Side (Voyez les Chants populaires de l'Écosse), comme un
général fait battre le tambour pour animer des soldats dont le
courage est douteux.

Dans cette situation d'esprit, on juge bien qu'Hobby ne fut pas
fâché d'entendre derrière lui une voix de sa connaissance. Il
s'arrêta sur-le-champ, et fut joint par un jeune homme qui
demeurait dans les environs, et qui avait, comme lui, passé la
journée à la chasse.

Patrick Earnscliff d'Earnscliff venait d'atteindre sa majorité, et
d'entrer en possession de sa fortune, qui était encore fort
honnête, quoiqu'elle ne fût que le reste de biens plus
considérables qu'avaient possédés ses ancêtres avant les guerres
civiles du temps. Il était d'une bonne famille, universellement
respectée dans le pays, et il paraissait devoir maintenir la
réputation de ses aïeux, ayant reçu une excellente éducation, et
étant doué d'excellentes qualités.

--Allons, Earnscliff, s'écria Hobby, je suis toujours aise de
rencontrer votre Honneur, et il fait bon d'être en compagnie dans
un désert comme celui-ci.--C'est un endroit tout rempli de
fondrières.--Où avez-vous chassé aujourd'hui?

--Jusqu'au Carla-Cleugh, Hobby, répondit Earnscliff en lui
rendant son salut d'amitié; mais croyez-vous que nos chiens
vivront en paix?

--Ah! ne craignez rien des miens, ils sont si fatigués qu'ils ne
peuvent mettre une patte devant l'autre. Diable! les daims ont
déserté le pays, je crois. Je suis allé jusqu'à Inger-Fell-Foot;
de toute la journée, je n'ai vu d'autre gibier que trois vieilles
perdrix rouges, dont je n'ai jamais pu approcher à portée de
fusil, quoique j'aie fait un détour de plus d'un mille pour
prendre le vent. Du diable si je ne m'en moquerais pas;--mais je
suis contrarié de n'avoir pas une pièce de gibier à rapporter à ma
vieille mère.--La bonne dame est là-bas qui parle toujours des
chasseurs et des tireurs de jadis.--Ah! je crois, moi, qu'ils
ont tué tout le gibier du pays.

--Hé bien! Hobby, j'ai tué ce matin un chevreuil, que mon
domestique a porté à Earnscliff; je vous en enverrai la moitié
pour votre grand'mère.

--Grand merci, monsieur Patrick. Vous êtes connu dans tout le
pays pour votre bon coeur. Ah! je suis sûr que cela fera plaisir à
la bonne femme, surtout quand elle saura que c'est vous qui l'avez
tué. Mais j'espère que vous viendrez en prendre votre part; car je
crois que vous êtes seul à la tour d'Earnscliff maintenant. Tous
vos gens sont à cet ennuyeux Édimbourg. Que diable font-ils dans
ces longs rangs de maisons de pierres avec un toit d'ardoises,
ceux qui pourraient vivre dans le bon air de leurs vertes
montagnes?

--Ma mère a été retenue pendant plusieurs années à Édimbourg par
mon éducation et celle de ma soeur; mais je me propose bien de
réparer le temps perdu.

--Et vous sortirez un peu de la vieille tour pour vivre en bon
voisin avec les vieux amis de la famille, comme doit faire le
laird d'Earnscliff. Savez-vous bien que ma mère... je veux dire ma
grand'mère; mais depuis la mort de ma mère, je l'appelle tantôt
d'une façon, tantôt de l'autre. N'importe, je voulais vous dire
qu'elle prétend qu'il y a une parenté éloignée entre vous et nous.

--Cela est vrai, Hobby; et j'irai demain dîner à Heugh-Foot de
tout mon coeur.

--Voilà qui est bien dit. Quand nous ne serions point parents, au
moins nous sommes d'anciens voisins après tout. Ma mère a tant
d'envie de vous voir! Elle jase si souvent de votre père, qui a
été tué il y a long-temps.

--Paix, Hobby! ne parlez pas de cela. C'est un malheur qu'il faut
tâcher d'oublier.

--Je n'en sais trop rien! Si cela était arrivé à mon père, je
m'en souviendrais jusqu'à ce que je m'en fusse vengé, et mes
enfants s'en souviendraient après moi. Mais, vous autres
seigneurs, vous savez ce que vous avez à faire. J'ai entendu dire
que c'était un ami d'Ellieslaw qui avait frappé votre père,
lorsque le laird lui-même venait de le désarmer.

--Laissons cela, laissons cela, Hobby. Ce fut une malheureuse
querelle occasionnée par le vin et par la politique. Plusieurs
épées furent tirées en même temps, et il est impossible de dire
qui frappa le coup.

--Quoi qu'il en soit, le vieux Ellieslaw était fauteur et
complice, car c'est le bruit général; et je suis sûr que si vous
vouliez en tirer vengeance, personne ne vous blâmerait, car le
sang de votre père rougit encore ses mains... Et d'ailleurs il n'a
laissé que vous pour venger sa mort... Et puis Ellieslaw est un
papiste et un jacobite... Ah! il est bien certain que tout le pays
s'attend à ce qu'il se passe quelque chose entre vous.

--N'êtes-vous pas honteux, Hobby, vous qui prétendez avoir de la
religion, d'exciter votre ami à la vengeance, et à contrevenir aux
lois civiles et religieuses, et cela dans un endroit où nous ne
savons pas qui peut nous écouter?

--Chut! chut! dit Hobby en se rapprochant de lui, j'avais
oublié...   Mais je vous dirais bien, monsieur Patrick, ce qui
arrête votre bras. Nous savons bien que ce n'est pas manque de
courage. Ce sont les deux yeux d'une jolie fille, de miss Isabelle
Vere, qui vous tiennent si tranquille.

--Je vous assure que vous vous trompez, Hobby, répondit
Earnscliff avec un peu d'humeur, et vous avez grand tort de parler
et même de penser ainsi. Je n'aime pas qu'on se donne la liberté
de joindre inconsidérément à mon nom celui d'une, jeune
demoiselle.

--Là! ne vous disais-je pas bien que si vous étiez si calme; ce
n'était pas faute de courage? Allons, allons, je n'ai pas eu
dessein de vous offenser. Mais il y a encore une chose qu'il faut
que je vous dise entre amis. Le vieux laird d'Ellieslaw a plus que
vous dans ses veines l'ancien sang du pays. Il n'entend rien à
toutes ces nouvelles idées de paix et de tranquillité. Il est tout
pour les expéditions et les bons coups du vieux temps. On voit à
sa suite une foule de vigoureux garçons qu'il tient en bonne
disposition et qui sont pleins de malice comme de jeunes poulains.
Il vit grandement, dépense trois fois ses revenus tous les ans,
paie bien tout le monde, et personne ne peut dire où il prend son
argent. Aussi, dès qu'il y aura un soulèvement dans le pays, il
sera un des premiers à se déclarer. Or croyez bien qu'il n'a pas
oublié son ancienne querelle avec votre famille; je parierais
qu'il rendra quelque visite à la vieille tour d'Earnscliff.

--S'il est assez malavisé pour le faire, Hobby, j'espère lui
prouver que la vieille tour est encore assez solide pour lui
résister, et je saurai la défendre contre lui, comme mes ancêtres
l'ont défendue contre les siens.

--Fort bien! très bien! vous parlez en homme à présent... Hé
bien! si jamais il vous attaque ainsi, faites sonner la grosse
cloche de la tour, et en un clin d'oeil vous m'y verrez arriver
avec mes deux frères, le petit Davie de Stenhouse, et tous ceux
que je pourrai ramasser.

--Je vous remercie, Hobby; mais j'espère que dans le temps où
nous vivons nous ne verrons pas arriver des événements si
contraires à tous les sentiments de religion et d'humanité.

--Bah! bah! monsieur Patrick, ce ne serait qu'un petit bout de
guerre entre voisins: le ciel et la terre le savent bien, dans un
pays si peu civilisé, c'est la nature du pays et des habitants.
Nous ne pouvons pas vivre tranquilles comme les gens de Londres.
Ce n'est pas possible: nous n'avons pas comme eux tant à faire.

--Pour un homme qui croit aussi fermement que vous, Hobby, aux
apparitions surnaturelles, il me semble que vous parlez du ciel un
peu légèrement. Vous oubliez encore dans quel lieu nous nous
trouvons.

--Est-ce que la plaine de Mucklestane m'effraie plus que vous,
monsieur Earnscliff? Je sais bien qu'il y revient des esprits,
qu'on y voit là nuit des figures effroyables; mais qu'est-ce que
j'ai à craindre? J'ai une bonne conscience, elle ne me reproche
rien... Peut-être quelques gaillardises avec de jeunes filles, ou
quelques débauches dans une foire: est-ce donc un si grand crime?
Malgré tout ce que je vous ai dit, j'aime la paix et la
tranquillité tout autant que...

--Et Dick Turnbull, à qui vous cassâtes la tête? et Williams de
Winton, sur qui vous fîtes feu?

--Ah! monsieur Earnscliff, vous tenez donc un registre de mes
mauvais tours? La tête de Dick est guérie, et nous devons vider
notre différend le jour de Sainte-Croix à Jeddart; c'est donc une
affaire arrangée à l'amiable. Quant à Willie, nous sommes
redevenus amis, le pauvre garçon:--il n'a eu que quelques grains
de grêle après tout.--J'en recevrais volontiers autant pour une
pinte d'eau-de-vie. Mais Willie a été élevé dans la plaine, et il
a bientôt peur pour sa peau; quant aux esprits, je vous dis que
quand il s'en présenterait un devant moi...

--Comme cela n'est pas impossible, dit Earnscliff en souriant,
car nous approchons de la fameuse sorcière.

--Je vous dis, reprit Hobby comme indigné de cette provocation,
que, quand la vieille sorcière sortirait elle-même de terre, je
n'en serais pas plus effrayé que...--Mais Dieu me préserve!
monsieur Earnscliff, qu'est-ce que j'aperçois là-bas?


CHAPITRE III


«Nain qui parcourt cette plage,
«Apprends-moi quel est ton nom.
«--L'homme noir du marécage.»
John Leynen.

L'OBJET qui alarma le jeune fermier au milieu de ses protestations
de courage fit tressaillir un instant son compagnon, quoique moins
superstitieux. La lune, qui s'était levée pendant leur
conversation, semblait, suivant l'expression du pays, se disputer
avec les nuages à qui régnerait sur l'atmosphère, de sorte que sa
lumière douteuse ne se montrait que par instants. Un de ses rayons
frappant sur la colonne de granit, dont ils n'étaient pas très
éloignés, leur fit apercevoir un être qui paraissait être une
créature humaine, quoique d'une taille beaucoup au-dessous de
l'ordinaire. Il n'avait pas l'air de vouloir aller plus loin, car
il marchait lentement autour de la colonne, s'arrêtait à chaque
pierre qu'il rencontrait, semblait l'examiner, et faisait entendre
de temps en temps une espèce de murmure sourd, dont il était
impossible de comprendre le sens.

Tout cela répondait si bien aux idées qu'Hobby Elliot s'était
formées d'une apparition, qu'il s'arrêta à l'instant, sentit ses
cheveux se dresser sur sa tête, et dit tout bas à Earnscliff:--
C'est la vieille Ailie, c'est elle-même! lui tirerai-je un coup de
fusil, en invoquant le nom de Dieu?

--N'en faites rien, pour l'amour du ciel! c'est quelque,
malheureux privé de raison.

--Vous la perdez vous-même de vouloir en approcher, dit Hobby en
retenant à son tour son compagnon. Nous avons le temps de dire une
petite prière avant qu'elle vienne à nous. Ah! si je pouvais m'en
rappeler une...; mais elle nous en laisse tout le temps, continua-t-il,
devenu plus hardi en voyant le courage de son compagnon, et le peu
d'attention que l'esprit accordait à leur approche; elle va
clopin clopant comme une poule sur une grille chaude. Croyez-moi,
Earnscliff (ajouta-t-il à demi-voix), faisons un détour comme pour
mettre le vent contre un daim.

--On n'a de l'eau que jusqu'aux genoux dans la fondrière, et il
vaut mieux mauvaise route que mauvaise compagnie.

Malgré ces remontrances, Earnscliff continuait à avancer, et Hobby
le suivait malgré lui. Ils se trouvèrent enfin à dix pas de
l'objet qu'ils cherchaient à reconnaître. Plus ils en
approchaient, plus il leur paraissait décroître, autant que
l'obscurité leur permettait de le distinguer. C'était un homme
dont la taille n'excédait pas quatre pieds; mais il était presque
aussi large que haut, ou plutôt d'une forme sphérique, qui ne
pouvait être due qu'à une étrange difformité. Le jeune chasseur
appela deux fois cet être extraordinaire sans en recevoir de
réponse, et sans faire attention aux efforts que son compagnon
faisait continuellement pour l'entraîner d'un autre côté, plutôt
que de troubler davantage une créature si singulière:--Qui êtes-vous?
Que faites-vous ici à cette heure de la nuit? demanda-t-il
une troisième fois. Une voix aigre et discordante répondit enfin:
--Passez votre chemin, ne demandez rien à qui ne vous demande
rien. Et ces mots, qui firent reculer Elliot à deux pas, firent
même tressaillir son compagnon.

--Mais pourquoi êtes-vous si loin de toute habitation? dit
Earnscliff. Êtes-vous égaré? suivez-moi, je vous donnerai un
logement pour la nuit.

--A Dieu ne plaise! s'écria Hobby involontairement.

J'aimerais mieux loger tout seul dans le fond du gouffre de
Tarrass Flow, ajouta-t-il plus bas.

--Passez votre chemin, répéta cet être extraordinaire d'un ton de
colère: je n'ai besoin ni de vous ni de votre logement. Il y a
cinq ans que ma tête n'a reposé dans l'habitation des hommes; et
j'espère qu'elle n'y reposera plus.

--C'est un homme qui a perdu l'esprit, dit Earnscliff.

--Ma foi, dit son superstitieux compagnon, il a quelque chose du
vieux Humphry Ettercap, qui périt ici près, il y a justement cinq
ans. Mais ce n'est pas là le corps ni la taille d'Humphry.

--Passez votre chemin, répéta l'objet de leur curiosité.
L'haleine des hommes empoisonne l'air qui m'entoure. Le son de vos
voix me perce le coeur.

--Bon Dieu! dit hobby, faut-il que les morts soient tellement
enragés contre les vivants? Sa pauvre âme est sûrement dans la
peine.

--Venez avec moi, mon ami, dit Earnscliff, vous paraissez
éprouver quelque grande affliction; l'humanité ne me permet pas de
vous abandonner ici.

--L'humanité! s'écria le Nain en poussant un éclat de rire
ironique, qu'est-ce que ce mot? Vrai lacet de bécasse.--Moyen de
cacher les trappes à prendre les hommes.--Appât qui couvre un
hameçon plus piquant dix fois que ceux dont vous vous servez pour
tromper les animaux dont votre gourmandise médite le meurtre.

--Je vous dis, mon bon ami, reprit Earnscliff, que vous ne pouvez
juger de votre situation. Vous périrez dans cet endroit désert. Il
faut, par compassion pour vous, que nous vous forcions à nous
suivre.

--Je n'y toucherai pas du bout du doigt! dit Hobby. Pour l'amour
de Dieu! laissez l'esprit agir comme il lui plaît.

--Si je péris ici, dit le Nain, que mon sang retombe sur ma tête!
mais vous aurez à vous accuser de votre mort, si vous osez
souiller mes vêtements du contact d'une main d'homme.

La lune parut en ce moment avec une clarté plus pure, et
Earnscliff vit que cet être singulier tenait eu main quelque chose
qui brilla comme la lame d'un poignard ou le canon d'un pistolet.
C'eût été une folie de vouloir s'emparer d'un homme ainsi armé, et
qui paraissait déterminé à se défendre. Earnscliff voyait
d'ailleurs qu'il n'avait aucun secours à attendre de son
compagnon, qui avait déjà reculé de quelques pas, et qui semblait
décidé à le laisser s'arranger avec l'esprit comme il
l'entendrait. Il rejoignit donc Hobby, et ils continuèrent leur
route. Ils se retournèrent cependant plus d'une fois pour regarder
cette espèce de maniaque, qui continuait le même manège autour de
la colonne, et qui semblait les poursuivre par des imprécations
qu'on ne pouvait comprendre, mais que sa voix aigre fit retentir
au loin dans cette plaine déserte.

Nos deux chasseurs firent d'abord, chacun de leur côté, leurs
réflexions en silence. Lorsqu'ils furent assez éloignés du Nain
pour ne plus le voir ni l'entendre, Hobby, reprenant courage, dit
à son compagnon:--Je vous garantis qu'il faut que cet esprit, si
c'est un esprit, ait fait ou ait souffert bien du mal quand il
était dans son corps, pour qu'il revienne ainsi après qu'il est
mort et enterré.

--Je crois que c'est un fou misanthrope, dit Earnscliff.

--Vous ne croyez donc pas que ce soit un être surnaturel?

--Moi? non, en vérité!

--Hé bien! je suis presque d'avis moi-même que ce pourrait bien
être un homme véritable. Cependant je n'en jurerais point. Je n'ai
jamais rien vu qui ressemblât si bien à un esprit.

--Quoi qu'il en soit, je reviendrai ici demain. Je veux voir ce
que sera devenu ce malheureux.

--En plein jour!... alors, s'il plaît à Dieu, je vous
accompagnerai. Mais nous sommes plus près d'Heugh-Foot que
d'Earnscliff. Ne feriez-vous pas mieux à l'heure qu'il est de
venir coucher à la ferme? Nous enverrons le petit garçon sur le
poney avertir vos gens que vous êtes chez nous, quoique je croie
bien qu'il n'y a pour vous attendre à la tour que le chat et les
domestiques.

--Mais encore ne voudrais-je pas inquiéter les domestiques, et
priver même Minet de son souper en mon absence. Je vous serai
obligé d'envoyer le petit garçon.

--C'est parler en bon maître! Vous viendrez donc à Heugh-Foot.--
On sera bienheureux de vous y voir, oui certainement.

Cette affaire réglée, nos deux chasseurs doublèrent le pas et
gravirent bientôt une petite éminence.--monsieur Patrick; dit
Hobby, j'éprouve toujours du plaisir quand j'arrive en cet
endroit. Voyez-vous là-bas cette lumière? c'est là qu'est ma
mère-grand. La bonne vieille travaille à son rouet. Et plus haut, à
la fenêtre au-dessus, en voyez-vous une autre? c'est la chambre de ma
cousine, de Grâce Armstrong. Elle fait à elle seule plus d'ouvrage
dans la maison que mes trois soeurs, et elles en conviennent
elles-mêmes, car ce sont les meilleures filles qu'on puisse voir,
et ma grand'mère vous jurerait qu'il n'y a jamais eu une jeune
fille si leste; si active, excepté elle, bien entendu, dans son
temps. Quant à mes frères, un d'eux est parti avec les gens du
chambellan (On appelle ainsi en Écosse l'intendant d'un grand
seigneur), et l'autre est à Moss-Phadraig, la ferme que nous
faisons valoir.--Il est aussi habile à la besogne que moi.

--Vous êtes heureux, mon cher Hobby, d'avoir une famille si
estimable.

--Heureux, oui certes.--J'en rends grâce au ciel! Mais à
propos, monsieur Patrick, vous qui avez été au collège et à la
grande école d'Édimbourg, vous qui avez étudié la science, là où
la science s'apprend le mieux, dites-moi donc, non que cela me
concerne particulièrement; mais j'entendais cet hiver le prêtre de
Saint-John et notre ministre discuter là-dessus, et tous deux, ma
foi, parlaient très bien. Le prêtre donc dit qu'il est contre la
loi d'épouser sa cousine; mais je ne crois pas qu'il citât aussi
bien les autorités de la Bible que notre ministre. Notre ministre
passe pour le meilleur ministre et le meilleur prédicateur qu'il y
ait depuis ce canton jusqu'à Édimbourg. Croyez-vous que le
ministre avait raison?

--Certainement le mariage est reconnu par tous les chrétiens
protestants aussi libre que Dieu l'a fait dans la loi lévitique;
ainsi, mon cher Hobby, il ne peut y avoir aucun obstacle à ce que
vous épousiez miss Armstrong.

--Oh! oh! monsieur Patrick, vous qui êtes si chatouilleux, ne
plaisantez donc pas comme cela! Je vous parlais en général; il
n'était pas question de Grâce. D'ailleurs elle n'est pas ma
cousine germaine, puisqu'elle est fille du premier mariage de la
femme de mon oncle. Il n'y a donc pas une véritable parenté, il
n'y a qu'une alliance.

Mais nous allons arriver, il faut que je tire un coup de fusil;
c'est ma manière de m'annoncer. Quand j'ai fait bonne chasse, j'en
tire deux, un pour moi, l'autre pour le gibier.

Dès qu'il eut donné le signal, on vit différentes lumières se
mettre en mouvement. Hobby en fit remarquer une qui traversait la
cour.--C'est Grâce! dit-il à son compagnon. Elle ne viendra pas
me recevoir à la porte; mais pourquoi? c'est qu'elle va voir si le
souper de mes chiens est préparé; les pauvres bêtes!

--Qui m'aime, aime mon chien, dit Earnscliff: vous êtes un
heureux garçon, Hobby!

Cette observation fut accompagnée d'un soupir qui n'échappa point
à l'oreille du jeune fermier.

--En tous cas, dit-il, je ne suis pas le seul. Aux courses de
Carlisle, J'ai vu plus d'une fois miss Isabelle Vere détourner la
tête pour regarder quelqu'un qui passait près d'elle. Qui sait
tout ce qui peut arriver dans ce monde.

Earnscliff eut l'air de murmurer tout bas une réponse; était-ce
pour convenir de ce qu'avançait Hobby, ou pour le démentir? c'est
ce que celui-ci ne put entendre, et sans doute Earnscliff avait
voulu faire lui-même une réponse douteuse.

Ils avaient déjà dépassé le loaning, et après un détour au pied de
la colline qu'ils descendaient, ils se trouvèrent en face de la
ferme où demeurait la famille d'Hobby Elliot; elle était couverte
en chaume, mais d'un abord confortable. De riantes figures étaient
déjà à la porte: mais la vue d'un étranger émoussa les railleries
qu'on se proposait de décocher contre Hobby à cause de sa mauvaise
chasse. Trois jeunes et jolies filles semblaient se rejeter de
l'une à l'autre le soin de montrer le chemin à Earnscliff, parce
que chacune d'elles aurait voulu s'esquiver pour aller faire un
peu de toilette, et ne pas se montrer devant lui dans le
déshabillé du soir, qui n'était destiné que pour les yeux de leur
frère.

Hobby cependant se permit quelques plaisanteries générales sur ses
deux soeurs (Grâce n'était plus là); et, prenant la chandelle des
mains d'une des coquettes villageoises qui la tenait en minaudant,
il introduisit son hôte dans le parloir de la famille, ou plutôt
dans la grand'salle; car, le bâtiment ayant été jadis une
habitation fortifiée, la pièce ou l'on se rassemblait était une
chambre voûtée et, pavée, humide et sombre sans doute, comparée
aux logements de fermes de nos jours; mais éclairée par un bon feu
de tourbe, elle partit à Earnscliff infiniment préférable aux
montagnes froides et arides qu'il venait de parcourir. La
vénérable maîtresse de la maison, où la fermière, coiffée avec
l'ancien pinner (coiffe des matrones d'Écosse), vêtue d'une simple
robe serrée, d'une laine filée par elle-même, niais portant aussi
un large collier d'or et des boucles d'oreilles, était assise au
coin de la cheminée, dans son fauteuil d'osier, dirigeant les
occupations des jeunes filles et de deux ou trois servantes qui
travaillaient à leurs quenouilles derrière leurs maîtresses.

Après avoir fait bon accueil à Earnscliff, et donné tout bas
quelques ordres pour faire une addition au souper ordinaire de la
famille, la vieille grand'mère et les soeurs d'Hobby commencèrent
leur attaque, qui n'avait été que différée.

--Jenny n'avait pas besoin d'apprêter un si grand feu de cuisine
pour ce qu'Hobby a rapporté, dit une des soeurs.

--Non sans doute, dit une autre, la, poussière de la tourbe, bien
soufflée, aurait suffi pour rôtir tout le gibier de notre Hobby.

--Oui, ou le bout de chandelle, si le vent ne l'éteignait pas,
dit la troisième. Ma foi, si j'étais que de lui j'aurais rapporté
un corbeau plutôt que de revenir trois fois sans la corne d'un
daim pour en faire un cornet.

Hobby les regardait alternativement en fronçant le sourcil, dont
l'augure sinistre était démenti par le sourire de bonne humeur qui
se dessinait sur ses lèvres. Il chercha à les adoucir cependant,
en annonçant le présent qu'Earnscliff avait promis.

--Dans ma jeunesse, dit la vieille mère, un homme aurait été
honteux de sortir une heure avec son fusil, sans rapporter au
moins un daim de chaque côté de son cheval, comme un coquetier
portant des veaux au marché.

--C'est pour cela qu'il n'en reste plus, dit Hobby; je voudrais
que vos vieux amis nous en eussent laissé quelques-uns.

--Il y a pourtant des gens qui savent encore trouver du gibier,
dit la soeur aînée en jetant un coup d'oeil sur Earnscliff,

--Hé bien! hé bien! femme, chaque chien n'a-t-il pas son jour!
Que Earnscliff me pardonne ce vieux proverbe; il a eu du bonheur
aujourd'hui, une autre fois ce sera mon tour. N'est-il pas bien
agréable, après avoir couru les montagnes toute la journée,
d'avoir à tenir tête à une demi douzaine de femmes qui n'ont rien
eu à faire que de remuer par-ci par-là leur aiguille ou leur
fuseau, surtout quand, en revenant à la maison, on a été
effrayé... non, ce n'est pas cela, surpris par des esprits?

--Effrayé par des esprits! s'écrièrent toutes les femmes à la
fois; car grand était le respect qu'on portait et qu'on porte
peut-être encore dans ces cantons à ces superstitions populaires.

--Effrayé! non: c'est surpris que je voulais dire. Et après tout,
il n'y en avait qu'un; n'est-il pas vrai, monsieur Earnscliff?
vous l'avez vu comme moi.

Et il se mit à raconter en détail, à sa manière, mais sans trop
d'exagération, ce qui leur était arrivé à Mucklestane-Moor, en
disant, pour conclure, qu'il ne pouvait conjecturer ce que ce
pouvait être, à moins que ce ne fût ou l'ennemi des hommes en
personne, ou un des vieux Peghts (sans doute les Pictes, que le
peuple en Écosse croit avoir été des êtres surnaturels) qui
habitaient le pays au temps jadis.

--Vieux Peght! s'écria la grand'mère, non, non, Dieu te préserve
de tout mal, mon enfant; ce n'est pas un Peght que cela.--C'est
l'homme brun des marécages (sans doute de la famille des
Brownies). O maudits temps que ceux où nous vivons! Qu'est-ce qui
va donc arriver à ce malheureux pays, maintenant qu'il est
paisible et soumis aux lois? Jamais il ne paraît que pour annoncer
quelque désastre. Feu mon père m'a dit qu'il avait fait une
apparition l'année de la bataille de Marston-Moor, une autre fois
du temps de Montrose, et une autre la veille de la déroute de
Dunbar. De mon temps même, on l'a vu deux heures avant le combat
du pont de Bothwell; et on dit encore que le laird de Benarbuck,
qui avait le don de seconde vue, s'entretint avec lui quelque
temps avant le débarquement du duc d'Argyle, mais je ne sais pas
comment cela eut lieu. C'était dans l'ouest, loin d'ici. Oh! mes
enfants, il ne revient jamais qu'en des temps de malheurs;
gardez-vous bien d'aller le trouver!

Earnscliff prit la parole, en lui disant qu'il était convaincu que
l'être qu'ils avaient vu était un malheureux privé de raison, et
qu'il n'était chargé ni par le ciel ni par l'enfer d'annoncer une
guerre ou quelque malheur; mais il parlait à des oreilles qui ne
voulaient pas l'entendre, et tous se réunirent pour le conjurer de
ne pas songer à y retourner le lendemain.

--Songez donc, mon cher enfant, lui dit la vieille dame, qui
étendait son style maternel à tous ceux qui avaient part à sa
sollicitude, songez que vous devez prendre garde à vous plus que
personne. La mort sanglante de votre père, les procès et maintes
pertes ont fait de grandes brèches à votre maison.--Et vous êtes
la fleur du troupeau, le fils qui rebâtira l'ancien édifice (si
c'est la volonté d'en haut). Vous, un honneur pour le pays, une
sauvegarde pour ceux qui l'habitent, moins que personne vous devez
vous risquer dans de téméraires aventures.--Car votre race fut
toujours une race trop aventureuse, et il lui en a beaucoup coûté.

--Mais bien certainement, mistress Elliot, vous ne voudriez pas
que j'eusse peur d'aller dans une plaine ouverte en plein jour?

--Et pourquoi non? Je n'empêcherai jamais ni mes enfants ni mes
amis de soutenir une bonne cause, au risque de tout ce qui
pourrait leur arriver; mais, croyez-en mes cheveux blancs, se
jeter dans le péril de gaîté de coeur, c'est contre la loi et
l'Écriture.

Earnscliff ne répondit rien, car il voyait bien que ses arguments
seraient paroles perdues, et l'arrivée du souper mit fin à cette
conversation. Miss Grâce était entrée peu auparavant, et Hobby
s'était placé à côté d'elle, non sans avoir lancé à Earnscliff un
coup d'oeil d'intelligence. Un entretien enjoué, auquel la vieille
dame de la maison prit part avec cette bonne humeur qui va si bien
à la vieillesse, fit reparaître sur les joues des jeunes personnes
les roses qu'en avait bannies l'histoire de l'apparition, et l'on
dansa pendant une heure après le souper, aussi gaîment que s'il
n'eût pas existé d'apparition dans le monde.


CHAPITRE IV


«Oui je suis misanthrope, et tout le genre humain
«Ne mérite à mes yeux que haine, que dédain.
«Que n'es-tu quelque chien! je t'aimerais peut-être.»
Timon d'Athènes. Shakespeare.

Le lendemain, après avoir déjeuné, Earnscliff prit congé de ses
hôtes en leur promettant de revenir pour avoir sa part de la
venaison qui était arrivée de chez lui. Hobby eut l'air de lui
faire ses adieux à la porte, mais quelques minutes après il était
à son côté.

--Vous y allez donc, monsieur Patrick? Hé bien! malgré tout ce
qu'a dit ma mère, que le ciel me confonde si je vous laisse y
aller seul! mais j'ai pensé qu'il valait mieux vous laisser partir
sans rien dire; sauf à vous rejoindre ensuite, afin que ma mère ne
se doutât de rien, car je n'aime pas à la contrarier, et c'est une
des dernières recommandations que mon père m'a faites sur son lit
de mort.

--Vous faites bien, Hobby, dit Earnscliff, elle mérite tous vos
égards.

--Oh! quant à ceci, ma foi! si elle savait où nous allons, elle
serait tourmentée, et autant pour vous que pour moi. Mais croyez-vous
que nous ne soyons point imprudents de retourner là-bas? Vous savez
que ni vous ni moi nous n'avons pas d'ordre exprès d'y aller, vous
savez.

--Si je pensais comme vous, Hobby, peut-être n'irais-je pas plus
loin; mais je ne crois ni aux esprits ni aux sorciers, et je ne
veux pas perdre l'occasion de sauver peut-être la vie d'un
malheureux dont la raison parait aliénée.

--A la bonne heure si vous croyez cela, dit Hobby d'un air de
doute; et il est pourtant certain que les fées elles-mêmes, je
veux dire les bons voisins (car on dit qu'il ne faut pas les
appeler fées), qu'on voyait chaque soir sur les tertres de gazon,
sont moins visibles de moitié dans notre temps. Je ne puis dire
que j'en ai vu moi-même; mais j'en entendis siffler un dans la
bruyère, avec un son tout semblable à celui du courlieu. Mais
combien de fois mon père m'a-t-il dit qu'il en avait vu en
revenant de la foire, quand il était un peu en train, le brave
homme!

C'est ainsi que la superstition se transmet de plus en plus faible
d'une génération à l'autre. Earnscliff le remarquait à part en
écoutant Hobby. Ils continuèrent à causer de la sorte jusqu'à ce
qu'ils arrivassent en vue de la colonne qui donne son nom à la
plaine.

--En vérité, dit alors Hobby, voilà encore cette créature qui se
traîne là-bas. Mais il est grand jour, vous avez votre fusil, j'ai
mon grand coutelas, et je crois que nous pouvons nous approcher
sans trop de danger.

--Très certainement, dit Earnscliff; mais, au nom du ciel! que
peut-il faire là?

--On dirait qu'il fait un mur avec toutes ces pierres, ou toutes
ces oies, comme on les appelle. Voilà qui passe tout ce que j'ai
ouï dire.

En approchant davantage, Earnscliff reconnut que la conjecture de
son compagnon n'était pas invraisemblable. L'être mystérieux
qu'ils avaient vu la veille semblait s'occuper péniblement à
ramasser les pierres éparses, et à les placer les unes sur les
autres, de manière à former un petit enclos. Il ne manquait pas de
matériaux, mais son travail n'était pas facile, et l'on avait
peine à comprendre qu'il eût pu remuer les pierres énormes qui
servaient de fondements à son édifice. Il s'occupait à en placer
une très lourde, quand les deux jeunes gens arrivèrent à peu de
distance de lui, et il y mettait tant d'attention, qu'il ne les
vit pas s'approcher. Il montrait, en traînant la pierre, en la
levant et en la plaçant suivant le plan qu'il avait conçu, une
force et une adresse qui s'accordaient peu avec sa taille et sa
difformité. En effet, à en juger par les obstacles qu'il avait
déjà surmontés, il devait avoir la force d'un Hercule, puisque
quelques-unes des pierres qu'il avait transportées n'auraient pu
l'être que par deux hommes. Aussi Hobby ne put s'empêcher de
revenir à sa première opinion.
                
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