GUILDENSTERN.--En quoi, mon cher seigneur?
HAMLET.--Je ne suis fou que lorsque le vent est nord-nord-ouest; quand
le vent est au sud, je distingue très bien un faucon d'un héron.
(Polonius entre.)
POLONIUS.--Grand bien vous fasse, messieurs.
HAMLET.--Écoutez, Guildenstern... et vous aussi... pour chaque oreille
un auditeur... ce grand marmot que vous voyez là n'est pas encore hors
du maillot.
ROSENCRANTZ.--Peut-être y est-il revenu, car on dit que le vieillard est
une seconde fois enfant.
HAMLET.--Je vous fais ma prophétie qu'il vient pour me parler des
comédiens; garde à vous!... Vous avez raison, monsieur; lundi matin,
c'est bien cela, en vérité.
POLONIUS.--Mon seigneur, j'ai des nouvelles à vous apprendre.
HAMLET.--«Mon seigneur, j'ai des nouvelles à vous apprendre.» Du temps
que Roscius était acteur à Rome...
POLONIUS.--Les acteurs sont ici, mon seigneur.
HAMLET.--Bah! bah!
POLONIUS.--Sur mon honneur.
HAMLET.--Alors arrive chaque acteur sur son âne...
POLONIUS.--Les meilleurs acteurs du monde, pour la tragédie, pour
la comédie, le drame historique, la pastorale comique, l'histoire
pastorale, la tragédie historique, la tragi-comédie, les pièces avec
unité, ou les poëmes sans règles, Sénèque ne peut être trop lourd, ni
Plaute trop léger pour eux; pour le genre régulier, comme pour le genre
libre, ils n'ont pas leurs pareils.
HAMLET.--O Jephté, juge d'Israël!
Quel trésor tu avais!
POLONIUS.--Quel trésor avait-il, mon seigneur?
HAMLET.--Quel trésor!
Une fille très-belle, et rien de plus,
Il l'aimait mieux que bien.
POLONIUS, _à part_.--Encore question de ma fille!
HAMLET.--Ne suis-je pas dans le vrai, vieux Jephté?
POLONIUS.--Si vous m'appelez Jephté, mon seigneur, j'ai une fille que
j'aime mieux que bien.
HAMLET.--Non, cela ne fait pas suite.
POLONIUS.--Qu'est-ce donc qui fait suite, mon seigneur?
HAMLET.--Eh bien!
Comme par hasard,
Dieu le sait!....
Et puis vous savez:
Il advint donc,
Comme on pouvait le croire?
Le premier couplet de la pieuse complainte vous en apprendra plus long,
car, regardez! voici venir mon interruption. (_Quatre ou cinq comédiens
entrent_.) Vous êtes les bienvenus, mes maîtres, tous les bienvenus.--Je
suis enchanté de te voir bien portant.--Bonjour, mes bons amis.--Oh!
mon vieil ami, qu'est-ce donc? ta tête a pris de la frange depuis la
dernière fois que je t'ai vu; viens-tu en Danemark pour me faire la
barbe? Eh quoi! ma jeune dame et princesse, par Notre-Dame! Votre
Seigneurie est plus près du ciel que la dernière fois où je vous vis, de
toute la hauteur d'un socque à l'italienne! Dieu veuille que votre voix,
comme une pièce d'or qui n'a plus cours, ne se soit pas fêlée au delà de
l'anneau[7]! Mes maîtres, vous êtes tous les bienvenus. Allons, sus tout
de suite, sus, comme des fauconniers de France, et volons au premier
gibier que nous voyons. Il nous faut une tirade à l'instant; donnez-nous
un avant-goût de votre talent; allons, quelque tirade passionnée.
[Note 7: Cela s'adresse à un jeune acteur chargé des rôles de femmes.
Hamlet, le voyant grandi, suppose que sa voix a mué ou va muer et le
rendre impropre à ses anciens rôles. C'était la règle, en Angleterre,
qu'une pièce d'or n'avait plus cours quand elle était entamée par
quelque fêlure au delà du cercle dont l'effigie était entourée.]
LE PREMIER COMÉDIEN.--Quelle tirade, mon seigneur?
HAMLET.--Je t'ai entendu une fois dire une tirade, mais elle n'a jamais
été jouée sur le théâtre, ou si elle l'a été, elle n'est pas allée au
delà d'une fois; car la pièce, je m'en souviens, ne plaisait pas à la
multitude; c'était du caviar pour le plus grand nombre[8]; mais, à mon
avis, et selon d'autres personnes dont les jugements en cette matière
donnent le ton aux miens de bien plus haut, c'était une excellente
pièce; des scènes bien filées, écrites avec autant de réserve que de
finesse. Je me souviens que quelqu'un disait qu'il n'y avait point
d'épices dans les vers pour donner à la pensée du montant, ni dans les
phrases une pensée qui pût convaincre l'auteur d'affectation; il disait
que c'était une oeuvre d'un goût estimable, aussi saine que douce,
et bien plutôt belle que parée[9]. Il y avait surtout un morceau que
j'aimais beaucoup; c'était le récit d'Enée à Didon, et surtout le
passage où il parle du meurtre de Priam. Si cela vit encore en votre
mémoire, commencez à ce vers,... voyons un peu, voyons:
Le hérissé Pyrrhus, pareil à la bête hyrcanienne....
[Note 8: Le caviar, connu depuis peu des Anglais au temps de Shakspeare,
faisait les délices des gourmets raffinés, et Ben Jonson a souvent
tourné en ridicule l'importance de ces friandises exotiques, anchois,
macaroni, caviar, etc.]
[Note 9: Les commentateurs sont une race d'hommes à part et capables de
tout; il faut être convaincu de cela par avance pour en croire ses yeux,
quand on voit un des plus savants et plus fervents interprètes anglais
de Shakspeare prétendre qu'il n'y a point d'ironie dans les remarques de
Hamlet que nous venons de traduire, ni de parodie dans les tirades qui
vont suivre. Autant dire que Molière était de l'avis de Philinte, et non
de l'avis d'Alceste, à propos du sonnet d'Oronte. On verra plus loin
(acte III, sc. II) ce que Shakspeare pensait des acteurs emphatiques.
Ici nous avons son opinion sur les écrivains ampoulés et précieux. Que
Shakspeare lui-même soit parfois tombé, en courant, dans quelques-uns
des défauts qu'il raille ainsi, on doit l'avouer; mais on n'en doit
pas conclure que, de sang-froid, et chez les autres, il ait admiré
ces défauts systématiquement entassés et sans aucune beauté qui les
compensât. Chacun des éloges mis ici dans la bouche de Hamlet est une
contre-vérité sous la plume de Shakspeare. Hamlet annonce comme simples
et mesurés les vers où Shakspeare a imité la violence et les faux
ornements du style à la mode. A quel point l'intention est satirique et
son imitation exacte, on en peut juger par ce fragment de la pièce qu'il
a parodiée: _Didon, reine de Carthage_, tragédie de Christophe Marlowe
et de Thomas Nash. Ænée raconte à Didon comment Pyrrhus, dans le palais
royal de Troie, répondit aux larmes de Priam et d'Hécube: «N'étant pas
du tout ému, souriant de leurs larmes, ce boucher, tandis que Priam
tenait encore les mains levées, lui marcha sur la poitrine, et de son
épée lui fit voler les mains.... Aussitôt la reine frénétique sauta
aux yeux de Pyrrhus, et, se suspendant par les ongles à ses paupières,
prolongea un peu la vie de son époux; mais à la fin les soldats la
tirèrent par les talons et la balancèrent, haletante, dans le vide qui
envoya un écho au roi blessé; alors celui-ci souleva du sol ses membres
alités et aurait voulu se colleter avec le fils d'Achille, oubliant à la
fois son manque de forces et son manque de mains. Pyrrhus le dédaigne;
il balaye autour de lui, avec son épée, dont le choc a fait tomber le
vieux roi, et depuis le nombril jusqu'à la gorge, d'un seul coup, il
fend le vieux Priam. Au dernier soupir du mourant, la statue de Jupiter
commença à baisser son front de marbre, comme en haine de Pyrrhus et
de sa méchante action; mais lui, insensible, il prit le drapeau de son
père, le plongea dans le sang froid et glacé du vieux roi, et courut eu
triomphe vers les rues; il ne put passer à cause des hommes tués:
alors, appuyé sur son épée, il se tint aussi immobile qu'une pierre,
contemplant le feu dont brûlait la riche Ilion.» Mais, n'êtes-vous pas
de l'avis de Didon qui s'écrie, dès que les mains de Priam sont coupées:
«Oh! arrêtez.... Je n'en puis entendre davantage?»]
Ce n'est pas cela; cela commence par Pyrrhus.
Le hérissé Pyrrhus, dont les armes de sable, noires comme son projet,
ressemblaient à la nuit quand il était couché dans le sinistre cheval,
porte maintenant ces redoutables et noires couleurs barbouillées d'un
blason plus lugubre: de pied en cap, maintenant il est tout gueules,
horriblement colorié du sang des pères, des mères, des filles, des fils,
cuit et empâté par les rues brûlantes qui prêtent une tyrannique et
damnée lueur au meurtre de leur seigneur et maître. Rôti dans son
courroux et dans ces flammes, et ainsi bardé de caillots coagulés, avec
des yeux semblables à des escarboucles, l'infernal Pyrrhus cherche le
vieil ancêtre Priam....»
Continuez, à présent.
POLONIUS.--Devant Dieu! mon seigneur, bien déclamé, avec bon accent et
bon discernement!
LE PREMIER COMÉDIEN.--Bientôt il le trouve lançant des coups trop courts
aux Grecs; son antique épée, rebelle à son bras, demeure où elle tombe
et désobéit au commandement. Inégal adversaire, Pyrrhus pousse à Priam;
dans sa rage, il frappe à côté; mais rien qu'au sifflement et au vent de
sa féroce épée, le père énervé tombe. Alors l'insensible Ilion, qu'on
dirait ému par ce coup, s'affaisse sur sa base avec ses sommets
enflammés, et, avec un hideux fracas, fait prisonnière l'oreille de
Pyrrhus; car voici: son épée qui allait s'abattant sur la tête, blanche
comme le lait, du respectable Priam, sembla adhérer à l'air et s'y
fixer. Pyrrhus donc, ainsi qu'un tyran en peinture, s'arrêta, et comme
s'il eût été une personne neutre en présence de sa volonté et de ses
intérêts, il ne fit rien. Mais comme nous voyons souvent, à l'approche
de quelque orage, un silence dans les cieux, les nuées arrêtées, les
hardis aquilons sans parole, et, au-dessous, le globe aussi muet que la
mort, et tout à coup l'effroyable tonnerre déchirant toute la contrée;
ainsi, après cette pause de Pyrrhus, un réveil de vengeance le ramène à
l'oeuvre, et jamais les marteaux des Cyclopes ne tombèrent sur l'armure
de Mars, forgée pour être mise à l'épreuve de l'éternité, avec moins de
remords que l'épée sanglante de Pyrrhus ne tombe maintenant sur Priam.
Hors d'ici, hors d'ici, toi, prostituée, ô Fortune! Et vous tous, ô
dieux! assemblés en synode général, ôtez-lui son pouvoir; brisez tous
les rayons et toutes les jantes de sa roue, et faites-en rouler le
moyeu arrondi sur la pente des collines du ciel, aussi bas que chez les
démons!
POLONIUS.--Ce discours est trop long.
HAMLET.--Il ira chez le barbier en même temps que votre barbe. Je t'en
prie, continue; il lui faut quelque gigue ou quelque conte de mauvais
lieu; sans cela il s'endort; continue. Passons à Hécube.
LE PREMIER COMÉDIEN.--Mais celui (ah! malheur!) qui aurait vu la reine
encapuchonnée...
HAMLET.--La reine encapuchonnée!
POLONIUS.--Est-ce bien? Oui, «reine encapuchonnée» est bien.
LE PREMIER COMÉDIEN.--...courir, pieds nus, çà et là, et, du flux
aveugle de ses yeux, menacer les flammes--ayant un chiffon sur sa tête
où naguère se tenait le diadème--et en manière de robe, autour de
ses reins décharnés et tout fourbus par trop d'enfantements, une
courtepointe ramassée dans l'alarme de la peur,--celui qui eût vu cela
aurait, avec une langue infusée de venin, prononcé contre l'empire de
la fortune le grief de haute trahison. Mais si les dieux eux-mêmes
l'avaient vue alors, quand elle vit Pyrrhus se faire un jeu malicieux
de réduire en hachis, à coups d'épée, le corps de son mari, le soudain
éclat de clameurs qu'elle fit (à moins que les choses mortelles ne les
émeuvent pas du tout) aurait pu traire les yeux brûlants du ciel et
toute la passion qui est dans les dieux.
POLONIUS.--Regardez s'il n'a pas changé de couleur; il a les larmes aux
yeux. Je t'en prie, restons-en là.
HAMLET.--C'est bon! je te ferai bientôt déclamer le reste. Mon bon
seigneur, voulez-vous veiller à ce que les comédiens soient bien
pourvus? Vous entendez, il faut en user bien avec eux, car ils sont
l'essence et la chronique abrégée des temps. Il vaudrait mieux pour vous
avoir une méchante épitaphe après votre mort, que d'être maltraité par
eux durant votre vie.
POLONIUS.--Mon seigneur, je les traiterai selon leur mérite.
HAMLET.--Eh! l'homme! beaucoup mieux, par la tête-bleu! Traitez-moi
chaque homme selon son mérite, et qui donc, en ce cas, échappera aux
étrivières? Traitez-les selon votre propre rang et votre dignité;
moindres seront leurs droits, plus méritoire sera votre bonté.
Emmenez-les.
POLONIUS.--Venez, messieurs.
HAMLET.--Suivez-le, mes amis; nous verrons une pièce demain. Écoute, mon
vieil ami: pouvez-vous jouer le _Meurtre de Gonzague_?
LE PREMIER COMÉDIEN.--Oui, mon seigneur.
HAMLET.--Eh bien! nous donnerons cela demain au soir. Vous pourriez,
au besoin, étudier un discours de quelques douze ou seize vers que je
voudrais mettre par écrit et y insérer? ne pourriez-vous pas?
LE PREMIER COMÉDIEN.--Oui, mon seigneur.
HAMLET.--Très-bien. Suivez ce seigneur, et faites attention à ne
pas vous moquer de lui. (_Polonius et les comédiens sortent_.)--(_A
Rosencrantz et à Guildenstern_.) Mes bons amis, je vous laisse jusqu'à
ce soir; vous êtes les bienvenus à Elseneur.
ROSENCRANTZ.--Mon bon seigneur!
(Rosencrantz et Guildenstern sortent.)
HAMLET.--Or çà, Dieu soit avec vous!--Maintenant je suis seul. Oh! quel
drôle et quel rustre inerte je suis! N'est-ce pas chose monstrueuse que
ce comédien que voici, dans une pure fiction, dans une passion rêvée,
puisse, selon sa propre idée, contraindre son âme à ce point que, par le
travail de son âme, son visage entier blêmisse. Et des pleurs dans ses
yeux! l'égarement dans sa physionomie! une voix brisée! et toute son
action appropriant les formes à l'idée! Et tout cela pour rien! pour
Hécube! Qu'est-ce que lui est Hécube, ou qu'est-ce qu'il est à Hécube,
lui, pour qu'il pleure pour elle? Que ferait-il donc s'il avait, pour se
passionner, le motif et le mot d'ordre que j'ai? Il inonderait de larmes
le théâtre, il déchirerait l'oreille de la multitude par de formidables
paroles, il rendrait fou le coupable et épouvanterait l'innocent; il
confondrait l'ignorant et frapperait de stupeur, sur ma parole! les
facultés mêmes d'entendre et de voir. Et moi! moi, cependant, plat
coquin, courage de boue, je suis là à parler comme un Jeannot
rêveur[10], mal imprégné de la fécondité de ma cause, et je ne puis rien
dire, non, rien pour un roi dont le domaine et la très-chère vie ont
subi un infernal échec. Suis-je un lâche? Qui vient m'appeler drôle?
se jeter au travers de mon chemin[11]? m'arracher la barbe et me la
souffler à la face? me tirer par le nez? me donner des démentis par la
gorge, jusqu'à me les enfoncer dans les poumons? Qui me fait cela? ah!
qu'est-ce donc? Je prendrais bien la chose, car il faut assurément que
j'aie un foie de pigeonneau, et que je manque du fiel qui doit rendre
amère l'oppression; autrement, avant cette heure, j'aurais engraissé
déjà tous les vautours de la contrée avec les entrailles de ce laquais!
O sanglant, sensuel coquin! Traître sans remords, sans pudeur, dénaturé
coquin! Eh bien! quoi? Quel âne suis-je donc? Ceci est très-brave que,
moi, fils d'un bien-aimé père assassiné, moi, excité à ma vengeance par
le ciel et l'enfer, j'aie besoin comme une catin de décharger mon
coeur en paroles et que je tombe dans les malédictions comme une vraie
coureuse de rues, comme une fille de cuisine! Fi donc! fi! En avant,
mon cerveau! Un instant: j'ai entendu dire que des créatures coupables,
assistant à une pièce de théâtre, avaient, par l'artifice même de la
scène, été frappées à l'âme de telle sorte que, sur l'heure, elles
avaient déclaré leurs forfaits[12]. Car le meurtre, quoiqu'il n'ait pas
de langue, saura parler par quelque organe miraculeux. Je ferai jouer,
par ces comédiens, quelque chose qui ressemble au meurtre de mon père,
devant mon oncle, et j'observerai son apparence, je le sonderai jusqu'au
vif; s'il se trouble, je sais mon chemin. L'esprit que j'ai vu pourrait
bien être un démon; le démon a le pouvoir de prendre une forme qui
plaît; oui, et peut-être, grâce à ma faiblesse et à ma mélancolie (car
il est très-puissant sur les tempéraments ainsi faits), m'abuse-t-il
pour me damner. Je veux me fonder sur des preuves plus directes que
cela. Oui, cette pièce est le piège où je surprendrai la conscience du
roi.
(Il sort.)
[Note 10: _John-a-dreams_, par allusion à quelque personnage d'une
histoire populaire. De même en France, on donnait autrefois, et Brantôme
donnait encore le surnom de Guillot le Songeur à ceux qui perdaient leur
temps et leurs escrimes à excogiter divers moyens d'agir--en souvenir du
chevalier Guillan le Pensif, l'un des personnages de l'_Amadis_.]
[Note 11: Le texte porte:
_Who calls me villain? breaks my pate across?_
Mais il me semble évident qu'il faut lire: _my pace_ où _my path_.
L'extrême négligence avec laquelle ont été imprimées les premières
éditions de Shakspeare excuse, et au delà, cette petite correction. Tel
quel, le texte voudrait dire: «Qui vient me fendre d'outre en outre la
caboche?» Après cela, le nez tiré et les plus profonds démentis seraient
peu de chose, et Hamlet ne serait pas très-lâche de prendre bien un
traitement qui le mettrait hors d'état de prendre mal quoi que ce fût.
Sa folie, si folie il y a, n'est pas si sotte; elle a de la méthode,
comme nous l'a dit Polonius. A chaque pensée qu'il conçoit, à chaque
fait qu'il imagine, on le voit rapidement aller et rouler de conséquence
en conséquence, raisonneur passionné qui s'enivre de ses remarques, de
ses calculs, de ses soupçons, du jeu qu'il joue devant les autres, de sa
sévérité envers lui-même. Ce cours précipitamment régulier, ces bonds
suivis par lesquels avance l'impétueuse logique des pensées et des
paroles de Hamlet étaient trop selon le génie de Shakspeare pour n'être
pas partout dans le caractère de son héros. Hamlet, dans le passage qui
nous occupe ici, se représente une série graduée d'injures dont il se
trouve digne; il y pense, il la voit, il y est; son adversaire s'emporte
à plus d'insolence à mesure que lui-même il s'abaisse à plus de
patience; c'est ainsi que tout se passe dans son esprit. C'est ainsi
que, peu de lignes plus haut, quand il suppose un comédien poussé par
les motifs qui laissent Hamlet immobile, quand il se représente en
même temps l'acteur et les spectateurs sous le coup d'une réalité si
poignante, il arrive enfin à «frapper de stupeur les facultés même
d'entendre et de voir.» Notez cette abstraction. L'oreille était déjà
déchirée, l'oeil déjà épouvanté; mais plus loin encore, tout au fond de
la cervelle et de l'âme, Hamlet va chercher la faculté même d'entendre
et de voir; c'est la dernière hyperbole d'un analyste furieux. On est
trop heureux quand il n'a qu'à traduire avec une véritable exactitude
pour reproduire ces nuances admirablement raisonnables de Shakspeare.
Quand il n'y a qu'une lettre à changer pour les lui rendre, faut-il
respecter jusqu'à la superstition un vieux texte, condamné en cent
autres endroits?]
[Note 12: Il est probable que Shakspeare avait en vue une aventure de
son temps. La vieille histoire du frère François était jouée par les
comédiens du comte de Sussex, à Lynn, dans la province de Norfolk; une
femme y était représentée éprise d'un jeune gentilhomme; et, pour mieux
s'assurer la possession de son amant, elle avait secrètement assassiné
son mari, dont l'ombre la poursuivait et se présentait différentes fois
devant elle dans les lieux les plus retirés où elle s'enfermait. Il y
avait au spectacle une femme de la ville qui jusqu'alors avait joui
d'une bonne réputation, et qui sentit en ce moment sa conscience
extrêmement troublée et poussa ce cri soudain: «O _mon_ mari! _mon_
mari!» «Je vois l'ombre de mon mari qui me poursuit et me menace..» A
ces cris aigus et inattendus, le peuple qui l'environnait fut étonné, et
lui en demanda la raison. Aussitôt, sans autres instances, elle répondit
qu'il y avait sept ans que pour jouir d'un jeune amant qu'elle
nomma, elle avait empoisonné son mari, dont l'image terrible s'était
représentée à elle sous la forme de ce spectre; elle avoua tout devant
les juges, et fut condamnée. Les acteurs et plusieurs habitants de la
ville furent témoins de ce fait.]
FIN DU DEUXIÈME ACTE.
ACTE TROISIÈME
SCÈNE I
(Un appartement dans le château.)
LE ROI, LA REINE, POLONIUS, OPHÉLIA, ROSENCRANTZ ET GUILDENSTERN
_entrent_.
LE ROI.--Et vous ne pouvez pas, en faisant dériver la conversation,
savoir de lui pourquoi il montre ce désordre, déchirant si cruellement
tous ses jours de repos par une turbulente et dangereuse démence?
ROSENCRANTZ.--Il avoue bien qu'il se sent lui-même dérouté; mais pour
quel motif, il ne veut en aucune façon le dire.
GUILDENSTERN.--Et nous ne le trouvons pas disposé à se laisser sonder;
mais avec une folie rusée, il nous échappe, quand nous voudrions
l'amener à quelque aveu sur son véritable état.
LA REINE.--Vous a-t-il bien reçus?
ROSENCRANTZ.--Tout à fait en galant homme.
GUILDENSTERN.--Mais avec beaucoup d'effort dans sa manière.
ROSENCRANTZ.--Avare de paroles, mais quant à nos questions seulement;
très-libre dans ses répliques.
LA REINE.--L'avez-vous provoqué à quelque passe-temps?
ROSENCRANTZ.--Madame, il s'est justement trouvé que nous avons rencontré
sur notre chemin certains comédiens; nous lui avons parlé d'eux, et nous
avons cru voir en lui une espèce de joie d'entendre cette nouvelle. Ils
sont quelque part dans le palais; et, à ce que je crois, ils ont déjà
l'ordre de jouer ce soir devant lui.
POLONIUS.--Cela est très-vrai, et il m'a prié d'engager Vos Majestés à
entendre et à voir cette affaire.
LE ROI.--De tout mon coeur, et j'ai beaucoup de contentement à apprendre
qu'il soit porté à cela. Mes chers messieurs, aiguisez encore en lui ce
goût et poussez plus avant ses projets vers de tels plaisirs.
ROSENCRANTZ.--Ainsi ferons-nous, mon seigneur.
(Rosencrantz et Guildenstern sortent.)
LE ROI.--Douce Gertrude, laissez-nous aussi, car nous avons, sans nous
découvrir, mandé Hamlet ici, afin qu'il y puisse, comme par hasard, se
trouver en face d'Ophélia. Son père et moi, espions sans reproche, nous
nous placerons de manière que, voyant sans être vus, nous puissions
juger avec certitude de leur rencontre, et conclure d'après lui-même,
selon qu'il se sera comporté, si c'est le renversement de son amour, ou
non, qui le fait ainsi souffrir.
LA REINE.--Je vais vous obéir. Et quant à vous, Ophélia, je souhaite que
vos rares beautés soient l'heureuse cause de l'égarement de Hamlet; car
je pourrai ainsi espérer que vos vertus, au grand honneur de tous deux,
le remettront dans la bonne voie.
OPHÉLIA.--Madame, je souhaite que cela se puisse.
(La reine sort.)
POLONIUS.--Ophélia, promenez-vous ici.... Gracieux maître, s'il vous
plaît, nous irons nous placer. (_A Ophélia_.) Lisez dans ce livre; cette
apparence d'une telle occupation pourra colorer votre solitude....
Nous sommes souvent blâmables en ceci.... la chose n'est que trop
démontrée.... avec le visage de la dévotion et une démarche pieuse, nous
faisons le diable lui-même blanc et doux comme sucre, de la tête aux
pieds.
LE ROI (_à part_).--Oh! cela est trop vrai! De quelle cuisante lanière
ce langage fouette ma conscience! La joue de la prostituée, savamment
plâtrée d'une fausse beauté, n'est pas plus laide sous la matière
dont elle s'aide, que ne l'est mon action sous mes paroles peintes et
repeintes! O pesant fardeau!
POLONIUS.--Je l'entends venir, retirons-nous, mon seigneur.
(Le roi et Polonius sortent.) (Hamlet entre).
HAMLET.--Être ou n'être pas, voilà la question.... Qu'y a-t-il de plus
noble pour l'âme? supporter les coups de fronde et les flèches de la
fortune outrageuse? ou s'armer en guerre contre un océan de misères et,
de haute lutte, y couper court?... Mourir.... dormir.... plus rien....
et dire que, par un sommeil, nous mettons fin aux serrements de coeur et
à ces mille attaques naturelles qui sont l'héritage de la chair! C'est
un dénoûment qu'on doit souhaiter avec ferveur. Mourir.... dormir....
dormir! rêver peut-être? Ah! là est l'écueil; car dans ce sommeil de la
mort, ce qui peut nous venir de rêves, quand nous nous sommes soustraits
à tout ce tumulte humain, cela doit nous arrêter. Voilà la réflexion qui
nous vaut cette calamité d'une si longue vie! Car qui supporterait
les flagellations et les humiliations du présent, l'injustice de
l'oppresseur, l'affront de l'homme orgueilleux, les angoisses de l'amour
méprisé, les délais de la justice, l'insolence du pouvoir, et les
violences que le mérite patient subit de la main des indignes?--quand
il pourrait lui-même se donner son congé avec un simple poignard!--Qui
voudrait porter ce fardeau, geindre et suer sous une vie accablante,
n'était que la crainte de quelque chose après la mort, la contrée
non découverte dont la frontière n'est repassée par aucun voyageur,
embarrasse la volonté et nous fait supporter les maux que nous avons,
plutôt que de fuir vers ceux que nous ne connaissons pas? Ainsi la
conscience fait de nous autant de lâches; ainsi la couleur native de la
résolution est toute blêmie par le pâle reflet de la pensée, et telle ou
telle entreprise d'un grand élan et d'une grande portée, à cet aspect,
se détourne de son cours et manque à mériter le nom d'action....
Doucement, maintenant! Voici la belle Ophélia. Nymphe, dans tes
oraisons, puissent tous mes péchés être rappelés!
OPHÉLIA.--Mon bon seigneur, comment se porte Votre Honneur depuis tant
de jours?
HAMLET.--Je vous remercie humblement. Bien, bien, bien.
OPHÉLIA.--Mon seigneur, j'ai de vous des souvenirs que, depuis
longtemps, il me tarde de vous rendre; je vous prie, recevez-les
maintenant.
HAMLET.--Non, ce n'est pas moi; je ne vous ai jamais rien donné.
OPHÉLIA.--Mon honoré seigneur, vous savez bien que si; et même avec
ces dons allaient des paroles faites d'une si suave haleine qu'elles
rendaient les choses plus précieuses; leur parfum est perdu,
reprenez-les; car pour une âme noble, le plus riche bienfait devient
pauvre lorsque le bienfaiteur se montre malveillant. Les voici, mon
seigneur.
HAMLET.--Ah! ah! êtes-vous honnête?
OPHÉLIA.--Mon seigneur?
HAMLET.--Êtes-vous belle?
OPHÉLIA.--Que veut dire Votre Seigneurie?
HAMLET.--Que si vous êtes honnête et belle, il faut bien prendre garde
que votre beauté n'ait aucun commerce avec votre honnêteté.
OPHÉLIA.--Mais la beauté, mon seigneur, peut-elle être en meilleure
compagnie qu'avec l'honnêteté?
HAMLET.--Oui, vraiment; car le pouvoir de la beauté aura transformé
l'honnêteté, de ce qu'elle est, en une sale entremetteuse plus tôt
que la force de l'honnêteté n'aura transfiguré la beauté à son image.
C'était, il y a quelque temps, un paradoxe, mais le temps présent le
prouve. Je vous ai aimée jadis.
OPHÉLIA.--En vérité, mon seigneur, vous me l'avez fait croire.
HAMLET.--Vous n'auriez pas dû me croire; car la vertu a beau greffer
notre vieille souche, nous nous sentirons toujours de noire origine. Je
ne vous aimais pas.
OPHÉLIA.--Je n'en ai été que plus déçue.
HAMLET.--Va-t'en dans un cloître. Pourquoi voudrais-tu te faire mère et
nourrice de pécheurs? Je suis moi-même passablement honnête, et pourtant
je pourrais m'accuser de choses telles qu'il vaudrait mieux que ma
mère ne m'eût pas mis au monde; je suis très-orgueilleux, vindicatif,
ambitieux; j'ai en cortège autour de moi plus de péchés que je n'ai de
pensées pour les loger, d'imagination pour leur donner une forme, ou de
temps pour les commettre. Qu'est-ce que des gens comme moi ont à faire
de traînasser entre la terre et le ciel[13]? Nous sommes tous de fieffés
coquins, ne crois aucun de nous. Va-t'en droit ton chemin jusqu'à un
cloître. Où est votre père?
[Note 13: Une rencontre de Hamlet et de René dans le même sentiment
de tristesse et la même rapide image, une ressemblance de hardiesse
familière dans l'expression, entre Shakspeare et Chateaubriand, n'est-ce
pas un fait tout naturel et comme un hasard qu'on devait prévoir? Ainsi
M. de Chateaubriand, peu d'années avant sa mort (10 août 1840), écrivait
à madame Récamier: «Si ce n'était votre belle et chère personne, je m'en
voudrais d'avoir traînassé si longtemps sous le soleil.» (_Souvenirs de
madame Récamier_, tome II, p. 499.)]
OPHÉLIA.--À la maison, mon seigneur.
HAMLET.--Qu'on ferme la porte sur lui, afin qu'il ne puisse pas jouer le
rôle d'un sot ailleurs qu'en sa propre maison. Adieu!
OPHÉLIA.--Oh! secourez-le, cieux cléments!
HAMLET.--Si tu te maries, je te donnerai pour dot cette malédiction;
sois aussi chaste que la glace, aussi pure que la neige, tu n'échapperas
pas à la calomnie. Va-t'en dans un cloître; adieu! Ou si tu veux à toute
force te marier, épouse un sot; car les hommes sages savent bien quels
monstres vous faites d'eux. Au cloître, allons, et au plus vite! Adieu.
OPHÉLIA.--O puissances célestes, guérissez-le!
HAMLET.--J'ai aussi entendu parler de vos peintures, bien à ma
suffisance. Dieu vous a donné un visage, et vous vous en faites
vous-mêmes un autre. Vous dansez, vous trottez, vous chuchotez, vous
débaptisez les créatures de Dieu, et vous mettez votre frivolité sur le
compte de votre ignorance. Allez, je ne veux plus de cela; c'est cela
qui m'a rendu fou. Je vous le dis, nous ne ferons plus de mariage;
ceux qui sont mariés déjà vivront ainsi, tous, excepté un; les autres
resteront comme ils sont. Au cloître! Allez.
(Hamlet sort.)
OPHÉLIA.--Oh! quel noble esprit est là en ruines! Courtisan, soldat,
savant, le regard, la langue, l'épée! L'attente et la fleur de ce beau
royaume, le miroir de la mode et le moule des bonnes formes, le seul
observé de tous les observateurs, tout à fait, tout à fait à bas! Et
moi, de toutes les femmes la plus accablée et la plus misérable, moi qui
ai sucé le miel de ses voeux mélodieux, maintenant je vois cette noble
et tout à fait souveraine raison, telle que les plus douces cloches
quand elles se fêlent, rendre des sons faux et durs! cette forme
incomparable et ces traits de jeunesse épanouie flétris par de tels
transports! Oh! le malheur est sur moi! Avoir vu ce que j'ai vu et voir
ce que je vois!
(Le roi et Polonius rentrent.)
LE ROI.--L'amour? non, ses affections ne suivent pas cette route; et ce
qu'il disait, quoique manquant un peu de suite, ne ressemblait pas à de
la folie. Il y a dans son âme quelque chose sur quoi sa mélancolie s'est
établie à couver, et je soupçonne fort que l'éclosion et le produit
seront quelque danger. Pour le prévenir, je viens, par une résolution
vive, de régler tout ainsi: il partira en hâte pour l'Angleterre, et ira
réclamer nos tributs négligés. Peut-être les mers, la différence des
pays et la varieté des objets, pourront-elles chasser ce je ne sais quoi
qui est l'idée fixe de son coeur et où se heurte sans cesse son cerveau
qui le jette ainsi hors de l'usage de lui-même. Qu'en pensez-vous?
POLONIUS.--Cela fera bon effet; mais néanmoins je crois que l'origine
et le commencement de son chagrin proviennent d'un amour maltraité.--Eh
bien! Ophélia, vous n'avez pas besoin de nous dire ce que le seigneur
Hamlet a dit; nous avons tout entendu.--Mon seigneur, agissez comme
il vous plait; mais, si vous le trouvez bon, faites qu'après la
représentation, la reine sa mère, toute seule avec lui, le presse de
dévoiler son chagrin. Qu'elle le traite rondement; et moi, si tel
est votre bon plaisir, je me placerai dans le vent de toute leur
conversation. Si elle ne le pénètre pas, envoyez-le en Angleterre, ou
confinez-le dans le lieu que votre sagesse croira le meilleur.
LE ROI.--C'est ce que nous ferons; la folie d'un homme de haut rang ne
peut rester sans surveillance.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
(Une salle dans le château.) HAMLET _entre avec quelques comédiens_.
HAMLET.--Dites ce discours, je vous prie, comme je l'ai prononcé devant
vous, en le laissant légèrement courir sur la langue; mais si vous le
déclamez à pleine bouche, comme font beaucoup de nos acteurs, j'aurais
tout aussi bien pour agréable que mes vers fussent dits par le crieur de
la ville. N'allez pas non plus trop scier l'air en long et en large avec
votre main, de cette façon; mais usez de tout sobrement car dans le
torrent même et la tempête et, pour ainsi dire, le tourbillon de votre
passion, vous devez prendre sur vous et garder une tempérance qui
puisse lui donner une douceur coulante. Oh! cela me choque dans l'âme
d'entendre un robuste gaillard, grossi d'une perruque, déchiqueter une
passion, la mettre en lambeaux, en vrais haillons, pour fendre les
oreilles du parterre, qui, le plus souvent, n'est à la hauteur que d'une
absurde pantomime muette, ou de beaucoup de bruit. Je voudrais qu'un tel
gaillard fût fouetté, pour charger ainsi les Termagants;[14] c'est se
faire plus Hérode qu'Hérode lui-même. Je vous en prie, évitez cela.
[Note 14: Termagant était, dit-on, dans les vieux poëmes romanesques, le
nom donné au dieu des tempêtes chez les Sarrasins. De là son nom vint,
dans les vieux mystères, partager avec le nom d'Hérode le privilège
de désigner un tyran plein de violence et d'ostentatoire orgueil,
personnage presque obligé de ce théâtre primitif, sorte de Matamore
tragique et toujours pris au sérieux.]
PREMIER COMÉDIEN.--J'assure Votre Altesse....
HAMLET.--Ne soyez pas non plus trop apprivoisé, mais que votre propre
discernement soit votre guide; réglez l'action sur les paroles, et les
paroles sur l'action, avec une attention particulière à n'outre-passer
jamais la convenance de la nature; car toute chose ainsi outrée s'écarte
de la donnée même du théâtre, dont le but, dès le premier jour comme
aujourd'hui, a été et est encore de présenter, pour ainsi parler,
un miroir à la nature; de montrer à la vertu ses propres traits, à
l'infamie sa propre image, à chaque âge et à chaque incarnation du temps
sa forme et son empreinte.[15] Tout cela donc, si vous outrez ou si vous
restez en deçà, quoique cela puisse faire rire l'ignorant, ne peut que
faire peine à l'homme judicieux, dont la censure, fût-il seul, doit,
dans votre opinion, avoir plus de poids qu'une pleine salle d'autres
spectateurs. Oh! il y a des comédiens que j'ai vus jouer,--et je les ai
entendu vanter par d'autres personnes, et vanter grandement, pour ne
pas dire grossement, qui, n'ayant ni voix de chrétiens, ni démarche de
chrétiens, ni de païens, ni d'hommes se carraient et beuglaient au point
de m'avoir donné à penser que quelques-uns des manouvriers de la nature
avaient fait des hommes et ne les avaient pas bien faits, tant ces
gens-là imitaient abominablement l'humanité!
[Note 15: Nous avons adopté ici une légère correction de M. Mason:
_every âge and body of the time_, au lieu de _the very age_, qui ne
donnait aucun sens admissible. Même avec cette correction, le sens est
vague. La langue anglaise n'est pas aussi rigoureuse que la langue
française, et souvent la plume hâtive de Shakspeare esquisse avec une
ampleur flottante telle ou telle idée que nous voudrions plus nettement
définie. _The time_, est-ce seulement le temps même des comédiens et
leurs contemporains, ou bien est-ce le passé comme le présent, et
l'ensemble de la durée humaine? _Every âge_, est-ce la jeunesse, l'âge
mûr et la vieillesse, ou l'époque du roi Henri VI, celle de Macbeth,
celle de Jules César, celle d'Énée et des héros épiques? Sont-ce
les diverses générations d'un même siècle, ou les divers siècles de
l'histoire? _Every body_, est-ce chaque personnage saillant, ou chaque
caractère personnifié, ou chaque classe, chaque groupe de la société?
Tout cela peut et doit, selon nous, être sous-entendu à la fois dans les
quelques mots abstraits et incertains de Shakspeare, comme, plus haut,
lorsqu'il appelait le théâtre «l'essence et la chronique abrégée du
temps.» En somme, _every age and body of the time_, dans cet autre
mauvais langage qui est du XIXe siècle, cela se dirait probablement:
chaque phase et chaque type de la vie.]
PREMIER COMÉDIEN.--J'espère que nous avons passablement réformé cela
chez nous.
HAMLET.--Ah! réformez-le tout à fait. Et que ceux qui jouent vos clowns
n'en disent pas plus qu'on n'en a écrit dans leur rôle; car il y en a
qui se mettent à rire eux-mêmes, pour mettre en train de rire un certain
nombre de spectateurs imbéciles. Cependant, à ce moment-là même, il y
a peut-être quelque situation essentielle de la pièce qui exige
l'attention. Cela est détestable, et montre la plus pitoyable prétention
de la part du sot qui use de ce moyen. Allez, préparez-vous.
(_Les comédiens sortent_.)--(_Polonius, Rosencrantz et Guildenstern
entrent_.) Où en sommes-nous, mon seigneur? Le roi veut-il entendre ce
chef-d'oeuvre?
POLONIUS.--Oui, et la reine aussi, et cela tout de suite.
HAMLET.--Dites aux acteurs de faire hâte. (_Polonius sort_.) Voulez-vous
tous deux aller aussi les presser?
TOUS DEUX.--Oui, mon seigneur.
(Horatio entre.) (Rosencrantz et Guildenstern sortent.)
HAMLET.--Qu'est-ce? Ah! Horatio!
HORATIO.--Me voici, mon doux seigneur, à votre service.
HAMLET.--Horatio, tu es de tout point l'homme le plus juste que jamais
ma pratique du monde m'ait fait rencontrer.
HORATIO.--Oh! mon cher seigneur!
HAMLET.--Non, ne crois pas que je flatte; car quel avantage puis-je
espérer de toi qui n'as d'autre revenu que ton bon courage, pour te
nourrir et t'habiller? Pourquoi le pauvre serait-il flatté? Non! Que
la langue doucereuse aille lécher la pompe stupide! que les charnières
moelleuses du genou se courbent là où le profit récompense la
servilité!... M'entends-tu bien? depuis que mon âme tendre a été
maîtresse de son choix et a pu distinguer parmi les hommes, elle t'a
pour elle-même marqué du sceau de son élection; car tu as été, en
souffrant tout, comme un homme qui ne souffre rien, un homme qui,
des rebuffades de la fortune à ses faveurs, a tout pris avec des
remerciments égaux; et bénis sont ceux-là dont le sang et le jugement
ont été si bien combinés, qu'ils ne sont pas des pipeaux faits pour
les doigts de la fortune et prêts à chanter par le trou qui lui plait!
Donnez-moi l'homme qui n'est point l'esclave de la passion, et je le
porterai dans le fond de mon coeur, oui, dans le coeur de mon coeur,
comme je fais de toi.... Mais en voilà un peu trop à ce sujet. On joue
ce soir une pièce devant le roi, une des scènes se rapproche fort des
circonstances que je t'ai racontées sur la mort de mon père. Je te
prie, quand tu verras cet acte en train, aussitôt, avec la plus intime
pénétration de ton âme, observe mon oncle. Si son crime caché ne se
débusque pas de lui-même, à une certaine tirade, c'est un esprit
infernal que nous avons vu, et mes imaginations sont aussi noires que
l'enclume de Vulcain. Surveille-le attentivement. Quant à moi, je
riverai mes yeux sur son visage, et ensuite, nous réunirons nos deux
jugements pour prononcer sur ce qu'il aura laissé voir.
HORATIO.--Bien, mon seigneur. S'il nous dérobe rien, pendant que la
pièce sera jouée, et s'il échappe aux recherches, je prends ce vol-là à
mon compte.
HAMLET.--Ils viennent pour la pièce; il faut que je flâne; trouvez une
place.
(Marche danoise; fanfare. Le roi, la reine, Polonius, Ophélia,
Rosencrantz, Guildenstern et autres entrent.)
LE ROI.--Comment se porte notre cousin Hamlet?
HAMLET.--A merveille, sur ma foi! vivant des reliefs du caméléon, je
mange de l'air, et je m'engraisse de promesses. Vous ne pourriez pas
mettre vos chapons à ce régime.
LE ROI.--Je n'ai rien à voir dans cette réponse, Hamlet; je ne suis pour
rien dans ces paroles.
HAMLET.--Ni moi non plus, désormais.[16] (_À Polonius_.) Mon seigneur,
vous avez joué la comédie autrefois à l'Université, dites-vous?
[Note 16: Les paroles d'un homme, dit le proverbe anglais, ne lui
appartiennent plus dès qu'il les a dites.]
POLONIUS.--Oui, mon seigneur, je l'ai jouée, et je passais pour bon
acteur.
HAMLET.--Et qu'avez-vous joué?
POLONIUS.--J'ai joué Jules César. Je fus tué au Capitole, Brutus me tua.
HAMLET.--Il joua un rôle de brute, en tuant en pareil lieu un veau d'une
si capitale importance.[17] Les comédiens sont-ils prêts?
[Note 17: Double jeu de mots entre _Brutus_ et _brute_, _Capitole_ et
_capitale_.]
ROSENCRANTZ.--Oui, mon seigneur, ils n'attendent que votre permission.
LA REINE.--Venez ici, mon cher Hamlet, asseyez-vous près de moi.
HAMLET.--Non, ma bonne mère, voici un aimant qui a plus de force
d'attraction.
POLONIUS, _au roi_.--Oh! oh! remarquez-vous ceci?
HAMLET, _s'asseyant aux pieds d'Ophélia_.--Madame, me coucherai-je entre
vos genoux?
OPHÉLIA.--Non, mon seigneur.
HAMLET.--Je veux dire la tête sur vos genoux.
OPHÉLIA.--Oui, mon seigneur.
HAMLET.--Pensez-vous donc que j'aie eu dans l'esprit un propos de
manant?
OPHÉLIA.--Je ne pense rien, mon seigneur.
HAMLET.--Ce n'est pas une vilaine pensée que celle de s'étendre parmi
des jambes de jeunes filles.
OPHÉLIA.--Comment, mon seigneur?
HAMLET.--Rien.
OPHÉLIA.--Vous êtes gai, mon seigneur.
HAMLET.--Qui, moi?
OPHÉLIA.--Oui, mon seigneur.
HAMLET.--Oh! je ne suis que votre bouffon. Qu'est-ce que l'homme peut
faire de mieux que de s'égayer? car, voyez comme ma mère a l'air
joyeux... et il n'y a pas deux heures que mon père est mort.
OPHÉLIA.--Mais non, mon seigneur, il y a deux mois.
HAMLET.--Si longtemps? eh bien, que le diable porte le noir! Pour moi,
je veux avoir un assortiment de martre zibeline.[18] Oh, ciel! mort
depuis deux mois et pas encore oublié? Alors il y a de l'espoir pour
que la mémoire d'un grand homme survive à sa vie la moitié d'une
année; mais, par Notre-Dame, il faut alors qu'il bâtisse des églises;
autrement, il aura à souffrir du mal de non-souvenance, avec le pauvre
dada de bois, dont l'épitaphe est connue:
«Car oh! car oh! le dada de bois, «Le dada de bois est oublié![19]»
(Les trompettes sonnent; suit une pantomime: un roi et une reine entrent
d'un air fort amoureux. La reine l'embrasse, et il embrasse la reine,
elle se met à genoux devant lui, et par gestes lui proteste de son
amour. Il la relève, et penche la tête sur son épaule. Il se couche sur
un banc couvert de fleurs. Le voyant endormi, elle se retire. Alors
survient un autre personnage, qui lui enlève sa couronne, la baise, puis
verse du poison dans l'oreille du roi, et s'en va. La reine revient,
elle trouve le roi mort, et fait des gestes de désespoir. L'empoisonneur
arrive avec deux ou trois acteurs muets, et semble se lamenter avec
elle. On emporte le corps. L'empoisonneur offre à la reine des présents
de mariage; elle paraît un moment les repousser et les refuser; mais à
la fin, elle accepte le gage de son amour. Les comédiens sortent.)
[Note 18: Le texte dit: «_Let the devil wear black, for I'll have a suit
of _«_sables_;» il y a là un de ces jeux de mots qu'il faut expliquer
quand on ne peut les traduire. En anglais, _sable_ veut dire la fourrure
de la martre zibeline, la plus luxueuse parure au temps de Shakspeare,
et en même temps, dans la langue du blason, la couleur noire, comme on
a pu deux fois déjà le remarquer dans cette pièce même, à propos de la
barbe du roi mort (acte I, sc. II) et à propos de l'armure de Pyrrhus
(acte II, sc. II). En employant ce mot, Shakspeare a voulu nous laisser
hésiter entre les deux sens. En même temps que nous entendons Hamlet
dire à Ophélia: «Au diable le deuil! à moi l'élégance!» nous l'entendons
se dire à lui-même, par un subtil calembour, par une contradiction
imprévue, par une restriction mentale aussi prompte que l'éclair: «Je
parle de belles fourrures à Ophélia, mais c'est un vêtement noir que
je veux toujours avoir, et je garde pieusement ce deuil que je semble
rejeter et railler.» N'oublions pas que Hamlet vit double: il vit devant
des gens qu'il veut sonder et tromper, ennemis ou amis; et il vit en
lui-même, s'observant sans cesse, et comme en présence du spectre
paternel auquel il veut donner satisfaction. De là, souvent des paroles
doubles comme la vie de Hamlet, et adressées en un sens aux personnages
réels du drame, en un autre sens à l'invisible témoin du drame intérieur
qui se passe dans le coeur de Hamlet. Et nous, admis a suivre ces deux
drames, confidents de son secret comme spectateurs de ses actions,
tâchons de n'en rien perdre, exerçons-nous à l'écouter avec cette même
présence d'esprit si subtile et si soudaine qui aiguise son langage, si
nous voulons admirer assez l'art unique de Shakspeare dans la création
de Hamlet, tant de suite à travers un tel labyrinthe, l'harmonie de tous
ces contrastes, la profondeur de plus d'une puérilité.]
[Note 19: Parmi les jeux du mois de mai, populaires dans les villages
d'Angleterre, il y avait un cheval de bois, _hobby-horse_, occasion de
diverses farces et d'une danse qui avait reçu le même nom. Mais l'humeur
puritaine ayant maudit et proscrit tous ces divertissements, une
complainte fut faite sur le pauvre dada mis à mal, et Hamlet la
rappelle, opposant l'oubli où était tombée cette innocente victime des
sectaires, à l'éternelle mémoire que s'assurait un fondateur d'église,
dont le nom avait place dans les prières publiques à la fête du patron.]
OPHÉLIA.--Que veut dire cela, mon seigneur?
HAMLET.--Ma foi! c'est l'embûche de la méchanceté; cela veut dire:
crime.
OPHÉLIA.--Sans doute cette pantomime indique le sujet de la pièce.
(Le Prologue entre.)
HAMLET.--Nous allons le savoir de ce garçon-là. Les comédiens ne peuvent
garder un secret, ils nous diront tout.
OPHÉLIA.--Nous dira-t-il ce que signifiait cette pantomime?
HAMLET.--Oui, et toute autre pantomime que vous voudrez lui mimer.
N'ayez pas honte, vous, de faire le spectacle, et lui, il n'aura pas
honte de vous faire le commentaire.
OPHÉLIA.--Vous êtes un vaurien, vous êtes un vaurien. Je veux écouter la
pièce.
LE PROLOGUE.--Pour nous et pour notre tragédie, nous agenouillant ici
devant votre clémence, nous implorons de vous audience et patience.[20]
[Note 20: L'idée première de cette scène n'est pas de Shakspeare. Avant
lui, le poëte Kid, dans sa pièce intitulée _la Tragédie espagnole_,
avait mêlé et fait concourir à l'action principale une autre
représentation théâtrale; voici comment: Hiéronimo, vieux maréchal
espagnol, a un fils qui est assassiné, mais dont il ne connaît pas les
assassins: il se lamente et il cherche, il croit découvrir et hésite
encore; enfin la maîtresse de son fils lui révèle les coupables, et pour
s'assurer une vengeance éclatante, il complote avec la jeune femme
de donner au roi d'Espagne le divertissement d'une tragédie où les
meurtriers auront des rôles et trouveront la mort. Le plan s'exécute:
Hiéronimo et Belimpéria tuent leurs ennemis, Belimpéria se tue
elle-même, toute la cour applaudit le jeu terriblement naturel des
acteurs, et alors Hiéronimo s'avance, montre le cadavre de son fils, et
le dénoûment de la tragédie devient ainsi celui du drame.--Cela seul
suffirait à prouver que Shakspeare a imité Kid, tout en remaniant son
idée; mais il y a d'autres ressemblances encore entre les deux pièces:
«Je retrouve dans le caractère de Hiéronimo le germe de celui de
Hamlet,» écrivait récemment M. Alfred Mézières, dans ses savantes et
élégantes études sur les contemporains de Shakspeare; «comme Hamlet, le
vieux maréchal espagnol poursuit la vengeance d'un meurtre dont il ne
connaît pas avec certitude les auteurs; comme lui, il doute, il hésite;
comme lui, il simule la folie pour s'instruire et pour cacher ses
projets, en même temps qu'il en éprouve quelquefois les transports par
l'excès de son désespoir. Leur démence est une ruse, mais par instants
elle devient réelle. Il y a de l'habileté dans leur conduite et de
l'égarement dans leur pensée. L'un se sert de la petite pièce, jouée
dans la grande, pour amener le dénoûment, l'autre pour convaincre les
meurtriers de leur crime. Mais au fond le procédé est le même; si
Shakspeare en a tiré un plus grand parti, Kid l'a employé le premier.»
(_Magasin de librairie_, 10 février 1859.)]
HAMLET.--Est-ce là un prologue, ou la devise d'une bague?
OPHÉLIA.--C'est bref, mon seigneur.
HAMLET.--Comme l'amour d'une femme.
(Un roi et une reine entrent.)
LE ROI DE LA COMÉDIE.--Trente fois le chariot de Phébus a fait le tour
entier du bassin salé de Neptune et du sol arrondi de Tellus, et trente
fois douze lunes, de leur splendeur empruntée, ont marqué autour du
monde douze fois trente étapes du temps, depuis que l'amour a uni nos
coeurs, et l'hymen nos mains, par la réciprocité des liens les plus
sacrés.
LA REINE DE LA COMÉDIE.--Ah! puissent le soleil et la lune nous faire
encore compter leurs voyages en aussi grand nombre, ayant que c'en soit
fait de l'amour! mais, malheureuse que je suis! vous êtes si malade
depuis quelque temps, si loin de l'allégresse et de votre ancienne façon
d'être, que je suis défiante à votre sujet. Cependant, quoique je me
défie, cela ne doit en rien, mon seigneur, vous décourager: car les
craintes et les tendresses des femmes vont par égales quantités,
pareillement nulles, ou pareillement extrêmes. Maintenant, ce qu'est mon
amour, l'expérience vous l'a fait connaître, et la mesure de mon amour
est celle de ma crainte aussi. Là où l'amour est grand, les plus petits
soupçons sont une crainte; là où les petites craintes deviennent
grandes, là croissent les grandes amours.