William Shakespear

Hamlet
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LE ROI DE LA COMÉDIE.--Oui, vraiment, mon amour, je dois te dire adieu,
et bientôt sans doute; mes forces actives renoncent à accomplir leurs
fonctions; et toi, tu resteras en arrière, à vivre en ce monde si beau,
honorée, chérie; et peut-être un autre aussi tendre sera-t-il, par toi,
comme époux.....

LA REINE DE LA COMÉDIE.--Ah! supprimez le reste! Un tel amour, dans mon
sein, ne pourrait être qu'une trahison. Un second époux, ah! que je sois
maudite en lui! Nulle n'épousa le second sans avoir tué le premier.

HAMLET (_à part_).--Voilà l'absinthe! voilà l'absinthe!

LA REINE DE LA COMÉDIE.--Les motifs qui amènent un second mariage sont
de basses raisons de gain, non des raisons d'amour. Je tue une seconde
fois mon époux mort, quand un second époux m'embrasse dans mon lit.

LE ROI DE LA COMÉDIE.--Je vous crois, vous pensez ce que vous dites
maintenant. Mais ce que nous décidons, il nous arrive souvent de
l'enfreindre. Un dessein n'est rien de plus qu'un esclave de notre
mémoire et, violemment né, est pauvre en validité. Aujourd'hui, comme un
fruit vert, il tient à l'arbre; mais il tombe même sans secousse, quand
il est mûr. De toute nécessité, nous oublions de nous payer à nous-mêmes
la dette où nous sommes seuls nos propres créanciers. Ce que, dans la
passion, nous nous proposons à nous-mêmes, devient hors de propos quand
la passion est finie. La violence des peines ou des joies, en les
détruisant elles-mêmes, détruit aussi les ordonnances qu'elles s'étaient
signifiées. Là où la joie s'ébat le plus, là où se lamente le plus la
peine, la peine s'égaye et la joie s'attriste au plus léger accident. Ce
monde n'est pas pour toujours, et il n'est pas étrange que nos amours
mêmes changent avec nos fortunes. Car cette question nous reste encore à
décider: Est-ce l'amour qui mène la fortune, ou bien la fortune l'amour?
Que le grand homme soit à bas, voyez-vous, son favori s'envole. Que le
pauvre monte, il fait de ses ennemis autant d'amis, et jusqu'à ce jour
l'amour s'est dirigé d'après la fortune; car celui qui n'a pas besoin ne
manque jamais d'un ami, et celui qui, par nécessité, met à l'épreuve une
de ces amitiés creuses, la fait aussitôt tourner en inimitié. Mais pour
revenir en règle conclure là où j'ai commencé, nos volontés et nos
destinées se contrarient tellement dans leur course, que nos plans sont
toujours renversés. Nôtres sont nos pensées, mais leur issue n'est pas
nôtre. Pense donc que tu ne veux jamais t'unir à un second époux: tes
pensées pourront mourir, quand ton premier seigneur sera mort.

LA REINE DE LA COMÉDIE.--Alors, que la terre ne me donne plus la
nourriture, ni le ciel la lumière! Que les jeux et le repos me soient
jour et nuit fermés! Puissent en désespoir se changer ma foi et mon
espérance! Puisse au fond d'une prison et aux plaisirs d'un anachorète
se borner ma carrière! Puissent tous les revers qui décontenancent le
visage de la joie rencontrer mes meilleurs souhaits et les détruire!
Et que, dans ce monde et dans l'autre, je sois poursuivie par le plus
durable tourment, si, veuve une fois, je redeviens jamais femme!

HAMLET, _à Ophélia_.--Maintenant, si elle manquait à son serment....

LE ROI DE LA COMÉDIE.--Voilà de profonds serments. Douce amie,
laisse-moi seul ici pour un peu de temps. Mes esprits s'appesantissent,
et je voudrais tromper par le sommeil l'ennui traînant du jour.

(Il s'endort.)

LA REINE DE LA COMÉDIE.--Que le sommeil berce ton cerveau, et que jamais
le malheur ne vienne se glisser entre nous deux.

(Elle sort.)

HAMLET.--Madame, comment vous plaît cette pièce?

LA REINE.--La reine fait trop de protestations, ce me semble.

HAMLET.--Oh! mais elle tiendra sa parole.

LE ROI.--Connaissez-vous le sujet de la pièce? N'y a-t-il rien qui
puisse blesser?

HAMLET.--Non, non; ils ne font que rire; ils empoisonnent pour rire; il
n'y a rien au monde de blessant.

LE ROI.--Comment appelez-vous la pièce?

HAMLET.--_La Souricière_. Et pourquoi cela, direz-vous? Par métaphore.
Cette pièce est la représentation d'un meurtre commis à Vienne. Le duc
s'appelle Gonzague, et sa femme Baptista. Vous verrez tout à l'heure.
C'est un chef-d'oeuvre de scélératesse; mais qu'importe? Votre Majesté,
et nous, qui avons la conscience libre, cela ne nous touche en rien. Que
la haridelle écorchée rue, si le bât la blesse: notre garrot n'est pas
entamé. (_Lucianus entre._) Celui-là est un certain Lucianus, neveu du
roi.

OPHÉLIA.--Vous êtes d'aussi bon secours que le Choeur, mon seigneur.

HAMLET.--Je pourrais dire le dialogue entre vous et votre amant, si je
voyais jouer les marionnettes.

OPHÉLIA.--Vous êtes piquant, mon seigneur, vous êtes piquant.

HAMLET.--Il ne vous en coûterait qu'un soupir, et la pointe serait
émoussée.

OPHÉLIA.--De mieux en mieux, mais de pis en pis.

HAMLET.--Oui, comme vous vous méprenez quand vous prenez vos maris!
Commence donc, assassin! Cesse tes maudites grimaces, et commence.
Allons! Le corbeau croassant hurle pour avoir sa vengeance!

LUCIANUS.--Noire pensée, bras dispos, drogue appropriée, moment
favorable, occasion complice! Nulle autre créature qui voie! O toi,
mélange violent d'herbes sauvages recueillies à minuit, trois fois
flétries, trois fois infectées par l'imprécation d'Hécate, que ta nature
magique et ta cruelle puissance envahissent sans retard la vie encore
saine!

(Il verse du poison dans l'oreille du roi endormi.)

HAMLET.--Il l'empoisonne dans le jardin pour s'emparer de ses
possessions.--Son nom est Gonzague. L'histoire existe, écrite en
italien, style de premier choix. Vous verrez tout à l'heure comment
l'assassin acquiert l'amour delà femme de Gonzague.

OPHÉLIA.--Le roi se lève!

HAMLET.--Quoi! effrayé par un feu follet?

LA REINE.--Qu'avez-vous, mon seigneur?

POLONIUS.--Laissez-là la pièce!

LE ROI.--Donnez-moi de la lumière! Sortons.

POLONIUS.--Des lumières! des lumières! des lumières!

(Tous sortent hormis Hamlet et Horatio.)

HAMLET.--«Eh bien! que le daim frappé s'échappe et pleure; que le cerf
non blessé se joue! Les uns doivent veiller, les autres doivent dormir.
Ainsi va le monde.»

Ne croyez-vous pas, monsieur, qu'un coup de théâtre comme celui-ci,
avec accompagnement d'une forêt de plumes sur la tête, et deux roses de
Provins sur des souliers tailladés,[21] pourrait, si la fortune, par la
suite, me traitait de Turc à More, me faire recevoir compagnon dans une
meute de comédiens?

HORATIO.--À demi-part.

HAMLET.--A part entière, vous dis-je![22]

«Car tu sais, bien-aimé Damon, que ce royaume démantélé appartenant à
Jupiter lui-même, et maintenant règne en ces lieux un vrai... un vrai...
un vrai paon.»

HORATIO.--Vous auriez pu mettre la rime.[23]

[Note 21: Au temps de Shakspeare, sur les souliers élégants, tailladés
comme l'étaient souvent les vêtements, pour laisser-voir des _crevés_
d'étoffes brillantes, on portait de gros noeuds de rubans disposés en
forme de roses, et la ville de Provins était dès lors partout célèbre
par ses roses dont elle fait commerce depuis six siècles, pour la
pharmacie comme pour les jardins.]

[Note 22: Les acteurs, au temps de Shakspeare, n'avaient pas de
traitements annuels et fixes. La somme des bénéfices de la troupe était
divisée en un certain nombre départs; l'entrepreneur des spectacles
prenait celles qu'il s'était réservées, et chaque acteur, selon son
mérite et la convention faite, en recevait, ou plusieurs, ou une, ou
quelque partie d'une. Horatio n'attribue à Hamlet qu'une demi-part parce
qu'il n'a qu'un droit de collaborateur dans la pièce qu'il a fait
jouer; mais Hamlet, estimant davantage la valeur de sa ruse et l'effet
dramatique de son succès, réclame une part entière.]

[Note 23: Hamlet dit: _A very peacock_; la rime voulait: _A very ass_;
et Horatio dit à Hamlet que l'indigne roi de Danemark mérite aussi bien
le titre d'âne que celui de paon.]

HAMLET.--Oh! mon cher Horatio! à présent je tiendrais mille livres
sterling sur la parole du fantôme. As-tu remarqué?

HORATIO.--Très-bien, monseigneur.

HAMLET.--Quand il a été question de l'empoisonnement....

HORATIO.--Je l'ai très-bien remarqué!

HAMLET.--Ah! ah!--Allons, un peu de musique! les flageolets!

«Car si le roi n'aime pas la comédie, eh bien! alors
probablement.....c'est qu'il ne l'aime pas pardieu!»

(Rosencrantz et Guildenstern entrent.)

Allons! un peu de musique.

GUILDENSTERN.--Mon bon seigneur, accordez-moi la grâce de vous dire un
mot.

HAMLET.--Toute une histoire, monsieur.

GUILDENSTERN.--Le roi, monsieur....

HAMLET.--Ah! oui, monsieur. Quelles nouvelles de lui?

GUILDENSTERN.--Il est dans son appartement, singulièrement indisposé.

HAMLET.--Par la boisson, monsieur?

GUILDENSTERN.--Non, mon seigneur, par la colère.

HAMLET.--Votre sagesse se serait montrée mieux en fonds, en instruisant
de ceci le médecin; car, quant à moi, me charger de lui porter des
purgatifs, ce serait peut-être le plonger encore plus avant dans le
cholérique.

GUILDENSTERN.--Mon bon seigneur, mettez quelque règle à vos discours, et
ne faites pas ces bonds sauvages hors de mon sujet.

HAMLET.--Je suis apprivoisé, monsieur; parlez.

GUILDENSTERN.--La reine votre mère, dans une très-grande affliction
d'esprit, m'a envoyé vers vous.

HAMLET.--Vous êtes le bienvenu.

GUILDENSTERN.--Non, mon seigneur, cette courtoisie n'est pas de race
franche. S'il vous plaît de me faire une saine réponse, j'exécuterai les
ordres de votre mère; sinon, votre pardon et mon retour mettront fin à
mon office.

HAMLET.--Monsieur, je ne puis....

GUILDENSTERN.--Quoi, mon seigneur?

HAMLET.--.... Vous faire une saine réponse; mon esprit est malade. Mais,
monsieur, ma réponse, telle que je puis la faire, est bien à votre
service, ou plutôt, comme vous dites, à celui de ma mère. Ainsi, sans
plus de paroles, venons au fait: ma mère, dites-vous....?

ROSENCRANTZ.--Voici ce qu'elle dit: votre conduite l'a frappée de
surprise et de stupéfaction.

HAMLET.--O fils prodigieux, qui peut ainsi étonner sa mère! Mais la
stupéfaction de cette mère n'a-t-elle pas quelque suite qui lui coure
surles talons? Instruisez-moi.

ROSENCRANTZ.--Elle désire causer avec vous dans son cabinet, avant que
vous alliez vous coucher.

HAMLET.--Nous obéirons, fût-elle dix fois notre mère. Avez-vous quelque
autre affaire à traiter avec nous?

ROSENCRANTZ.--Mon seigneur, il fut un temps où vous m'aimiez.

HAMLET.--Et je vous aime encore, par la pilleuse que voici et la voleuse
que voilà![24]

[Note 24: C'est à-dire: «Par mes mains,» et sans doute Hamlet les tend
à Rosencrantz. La singulière périphrase dont il se sert vient du
catéchisme anglais, qui enseigne au catéchumène, parmi ses devoirs
envers son prochain, à abstenir ses mains du pillage et du vol (_picking
and stealing_).]

ROSENCRANTZ.--Mon bon seigneur, quelle est la cause de votre trouble?
C'est assurément fermer la porte à votre propre délivrance que de
refuser vos chagrins à votre ami.

HAMLET.--Monsieur, ce qui me manque, c'est de l'avancement.

ROSENCRANTZ.--Gomment cela se peut-il, lorsque vous avez la voix du roi
lui-même, en gage de votre succession à la couronne du Danemark?[25]

HAMLET.--Oui; mais «pendant que l'herbe pousse...;[26]» le proverbe
lui-même s'est un peu moisi. (_Des comédiens et des joueurs de
flageolets entrent_.) Ah! les joueurs de flageolets! Voyons-en un. (_À
Guildenstern_.) Me retirer avec vous! Pourquoi tourner autour de moi, et
flairer ma piste comme si vous vouliez me pousser dans un piège?

[Note 25: En Danemark, comme dans la plupart des royaumes goths, la
royauté était élective; mais c'était la coutume, quand le roi mourait,
de choisir son successeur d'après ses conseils et dans sa famille.
Bien des détails, dans _Hamlet_, attestent cette nature complexe de la
monarchie danoise. Si elle n'avait pas été jusqu'à un certain point
élective, l'oncle de Hamlet n'aurait pu garder à sa cour son neveu
frustré; Laërte ne parlerait pas à Ophélia de cette «grande voix du
Danemark» qui doit régir la vie de Hamlet (acte I, scène III); Hamlet
appellerait formellement son oncle usurpateur, au lieu de l'appeler:
«celui qui s'est glissé entre l'élection et mes espérances» (acte V,
scène II); il ne prédirait pas, en mourant, que «le choix va tomber sur
le jeune «Fortinbras» (acte V, scène n). D'autre part, si la monarchie
danoise n'avait pas été jusqu'à un certain point héréditaire, le roi ne
dirait pas à Hamlet: «Vous êtes le plus proche de notre «trône» (acte I,
scène II); le jeune étudiant de Wittemberg n'aurait point eu de chances
à perdre ni de titres à réclamer; et quand les séditieux veulent porter
Laërte au trône (acte IV, scène v), le messager ne dirait pas que
«l'antiquité est oubliée et la coutume méconnue;» enfin si, en Danemark,
la déclaration du dernier roi n'avait pas influé, par force d'habitude
et presque de loi, sur l'élection du roi nouveau, il ne serait pas ainsi
question, ici même, des promesses faites à Hamlet par son oncle, et
Hamlet, quand il meurt (acte V, scène II), ne songerait pas à donner sa
voix à Fortinbras, pour lequel elle n'a de prix que comme acte de cette
autorité d'un instant dont Hamlet a été à demi investi par les promesses
et la mort de Claudius. Shakspeare n'a jamais perdu de vue la
triple source du pouvoir royal chez les Danois: élection populaire,
demi-hérédité, suffrage du roi défunt. Shakspeare est rempli
d'ignorance, de distractions historiques, d'anachronismes; mais quand il
sait bien un fait, et une fois qu'il l'a fait entrer dans son drame, ce
fait devient comme un personnage du drame et s'y meut sans effort et
s'y retrouve partout. L'exemple que nous venons d'en donner nous a paru
assez concluant pour être donné tout au long.]

[Note 26: Ce proverbe que Hamlet n'achève pas était: «Pendant que
l'herbe pousse, le cheval affamé maigrit.» Cachant, sous une impatience
ambitieuse, son impatience de se venger, Hamlet va avouer que son oncle,
à son gré, vit trop longtemps; tout en dissimulant, il va se trahir; il
s'échappe à demi; mais il s'arrête, il tourne court, et Rosencrantz est
déjoué.]

GUILDENSTERN.--Ah! mon seigneur, si mes devoirs envers le roi me rendent
trop hardi, c'est aussi mon amour pour vous qui me rend importun.

HAMLET.--Je n'entends pas bien cela. Voulez-vous jouer de cette flûte?

GUILDENSTERN.--Mon seigneur, je ne puis.

HAMLET.--Je vous prie.

GUILDENSTERN.--Croyez-moi; je ne puis.

HAMLET.--Je vous en conjure.

GUILDENSTERN.--Je n'en connais pas une seule touche, mon seigneur.

HAMLET.--Cela est aussi aisé que de mentir. Gouvernez ces prises d'air
avec les doigts et le pouce, animez l'instrument du souffle de votre
bouche, et il se mettra à discourir en très-éloquente musique.
Voyez-vous? Voici les soupapes.

GUILDENSTERN.--Mais je ne saurais les faire obéir à l'expression
d'aucune harmonie. Je n'ai pas le talent requis.

HAMLET.--Eh bien! voyez maintenant quelle indigne chose vous faites de
moi! Vous voudriez jouer de moi; vous voudriez avoir l'air de connaître
mes soupapes, vous voudriez me tirer de vive force Pâme de mon secret;
vous voudriez me faire résonner, depuis ma note la plus basse jusqu'au
haut de ma gamme. Il y a beaucoup de musique, il y a une voix excellente
dans ce petit tuyau d'orgue; et pourtant vous ne pouvez le faire parler.
Par la sang-bleu! pensez-vous qu'il soit plus aisé de jouer de moi que
d'une flûte? Prenez-moi pour tel instrument que vous voudrez; vous
pouvez bien tourmenter mes touches, vous ne pouvez pas jouer de moi.
(_Polonius entre_.) Dieu vous bénisse, monsieur!

POLONIUS.--Mon seigneur, la reine voudrait vous parler, et à l'heure
même.

HAMLET.--Voyez-vous ce nuage, qui a presque la forme d'un chameau?

POLONIUS.--Par la sainte messe, il ressemble à un chameau, en vérité!

HAMLET.--Je crois qu'il ressemble à une belette.

POLONIUS.--Il a comme un dos de belette.

HAMLET.--Ou de baleine?

POLONIUS,--Oui, tout à fait de baleine.

HAMLET.--Ainsi, j'irai donc trouver ma mère tout à l'heure... L'arc est
à bout de corde; ils me tirent à me rendre fou... J'irai tout à l'heure.

POLONIUS--Je le lui dirai.

(Polonius sort.)

HAMLET.--Tout à l'heure est aisé à dire. Laissez-moi, mes amis.
(_Rosencrantz, Guildenstern, Horatio, etc., sortent_.) Voici justement
l'heure de la nuit, cette heure qui ensorcelle, l'heure où les
cimetières bâillent et où l'enfer même souffle sur ce monde la
contagion. Maintenant, je pourrais boire du sang chaud et faire des
actions si amères que le jour frémirait de les regarder... Doucement!
chez ma mère, maintenant? O mon coeur! ne perds pas ta nature; que
jamais l'âme de Néron ne pénètre dans cette ferme poitrine; soyons
cruel, mais-non dénaturé: je lui parlerai de poignards, mais je n'en
mettrai point en usage. Ma langue et mon âme, soyez hypocrites en ceci,
et de quelque façon que mes discours puissent frapper sur elle,--quant à
les sceller des sceaux qui font agir, ô mon âme! n'y consens jamais!

(Il sort.)



SCÈNE III


(Un appartement dans le château.)

LE ROI, ROSENCRANTZ ET GUILDENSTERN _entrent_.

LE ROI.--Il m'est déplaisant; et, d'ailleurs, il n'y a point de sûreté
pour nous à laisser errer sa folie. Préparez-vous donc; je vais expédier
sur-le-champ votre commission, et il partira pour l'Angleterre avec
vous. Les intérêts de notre empire ne peuvent endurer ces hasards
dangereux, et croissant d'heure en heure, qui naissent de ses accès.

GUILDENSTERN.--Nous allons nous préparer. Elle est très-sainte et
religieuse la crainte qui s'éveille pour maintenir saufs tant et tant de
corps qui vivent et se nourrissent de Votre Majesté.

ROSENCRANTZ.--La vie isolée et privée est sujette à ce devoir d'employer
la force et l'armure entière de l'esprit pour se préserver de toute
atteinte; mais bien plus encore cette âme au salut de laquelle se
marchent et se fient les vies de beaucoup d'autres. Le fin d'une majesté
n'est pas une mort unique; mais, comme un gouffre, elle entraîne avec
elle tout ce qui est près d'elle. C'est une roue énorme fixée au sommet
de la plus haute montagne; dans ses vastes rayons sont enchâssées et
engagées dix mille menues pièces; lorsqu'elle tombe, chaque petit
accessoire, conséquence chétive, la suit dans sa bruyante ruine. Jamais
ne vont seuls les soupirs du roi, mais toujours avec un gémissement
public.

LE ROI.--Équipez-vous, je vous prie, pour ce pressant voyage; car nous
voulons mettre des entraves à cette crainte qui maintenant marche d'un
pied trop libre.

ROSENCRANTZ ET GUILDENSTERN.--Nous allons nous hâter.

(Rosencrantz et Guildenstern sortent; Polonius entre.)

POLONIUS.--Mon seigneur, il se rend dans le cabinet de sa mère: je
me placerai derrière la tapisserie pour entendre la conversation. Je
garantis qu'elle va le réprimander sans cérémonie; mais, comme vous
l'avez dit, et cela était très-sagement dit, il est à propos que quelque
autre auditoire qu'une mère (puisque la nature rend les mères partiales)
soit là pour constater leurs discours à l'occasion. Adieu, mon
souverain, j'irai vous trouver avant que vous vous mettiez au lit, et
vous dire ce que j'aurai su.

LE ROI.--Merci, mon cher seigneur. (_Polonius sort._) Oh! mon crime
est sauvage; son odeur impure va jusqu'au ciel. Il porte avec lui la
première, la plus ancienne des malédictions: le meurtre d'un frère!...
Prier, je ne le puis, malgré le penchant qui m'y porte aussi vivement
que la volonté; ma faute plus forte triomphe de ma forte intention, et,
comme un homme astreint à une double tâche, je demeure en suspens, ne
sachant par où commencer, et je néglige l'une et l'autre. Eh quoi? quand
même cette main maudite serait plus épaisse du sang d'un frère que de sa
propre chair, n'y a-t-il pas assez de pluie dans les cieux cléments pour
la rendre aussi blanche que la neige? A quoi sert la miséricorde, si ce
n'est à tenir tête à la face du péché? et qu'y a-t-il dans la prière,
sinon cette double force de nous retenir avant que nous en venions à
tomber, ou de nous faire pardonner quand nous sommes à bas? Je lèverai
donc les yeux; ma faute est passée... Mais hélas! quelle forme de prière
peut servir ma cause?... Pardonne-moi mon infâme meurtre. Cela ne
se peut, puisque je suis encore en possession de ces résultats pour
lesquels j'ai commis le meurtre... ma couronne, mon ambition propre, et
ma reine. Peut-on être pardonné et garder ce qui fait l'offense? Dans
le train corrompu de ce monde, la main dorée du crime peut écarter la
justice, et souvent on a vu les profits criminels employés eux-mêmes à
se racheter de la loi; mais il n'en est pas ainsi là-haut. Là, point de
subterfuges. Là est exposée l'action, dans toute la vérité de sa nature,
et nous sommes contraints de comparaître nous-mêmes, devant le front
découvert de nos fautes et comme à portée de leurs dents, et de rendre
témoignage!... Quoi donc alors? Que me reste-t-il? Essayer ce que peut
la repentance? Et que ne peut-elle pas? Que peut-elle cependant, quand
on ne peut se repentir? Oh! l'état misérable! ô conscience aussi noire
que la mort! ô âme engluée, qui, te débattant pour te délivrer, n'es
que plus engagée! Secourez-moi, ô anges! faites effort! Pliez, genoux
roides, et toi, coeur aux fibres d'acier, sois tendre comme les nerfs de
l'enfant nouveau-né! Alors tout pourra aller bien.

(Il s'éloigne et se met à genoux.) (Hamlet entre.)

HAMLET.--Maintenant je puis le faire, fort à propos; maintenant il est
en prières; et maintenant, je vais le faire... et ainsi il va au ciel,
et moi, suis-je ainsi vengé? Ceci veut être examiné. Un scélérat tue
mon père, et pour cela, moi, son fils unique, j'envoie ce même scélérat
droit au ciel! Eh! mais ce serait salaire et profit, et non vengeance.
Il a surpris mon père brutalement, plein de pain,[27] quand tous ses
péchés étaient largement épanouis et frais comme le mois de mai... Et
comment ses comptes se balancent, qui le sait, hormis le ciel? Mais, du
point de vue où nous sommes et dans notre ordre de pensées, la charge
est lourde pour lui. Serai-je donc vengé en surprenant celui-ci au
moment où il purifie son âme, lorsqu'il est prêt et accommodé pour le
voyage? Non. Halte-là, mon épée, et médite une plus horrible atteinte.
Quand il sera ivre, endormi, ou dans sa rage, ou dans les plaisirs
incestueux de son lit; jouant ou jurant, ou en train de quelque action
qui n'ait aucun parfum de salut; alors, abats-le, de façon que ses
talons ruent vers le ciel et que son âme soit aussi damnée et aussi
noire que l'enfer où elle va.--Ma mère attend.--Ce cordial, vois-tu, ne
fait que prolonger tes jours incurables.

(Il sort.) (Le roi se lève et revient.)

LE ROI.--Mes paroles s'envolent, mes pensées demeurent ici-bas. Les
paroles sans les pensées ne vont jamais au ciel.

(Il sort.)

[Note 27: Expression biblique empruntée à Ézéchiel, XVI, 49: «Voici! ç'a
été ici l'iniquité de Sodome, ta soeur: l'orgueil, la plénitude de pain
et une molle oisiveté.»]



SCÈNE IV


(Un autre appartement dans le château.)

LA REINE ET POLONIUS _entrent_.

POLONIUS.--Il va venir tout de suite. N'oubliez pas de le réprimander
sans cérémonie. Dites-lui que ses écarts se sont donné trop large
carrière pour être supportés, et que Votre Grâce a eu à se dresser comme
abri entre lui et une grande chaleur de colère. Je rentre en silence,
ici même; mais, je vous en prie, menez-le rondement.

LA REINE.--Je vous le garantis, ne craignez rien de ma part.
Retirez-vous, je l'entends venir.

(Hamlet entre.)

HAMLET.--Eh bien! ma mère, de quoi s'agit-il?

LA REINE.--Hamlet, tu as beaucoup offensé ton père.

HAMLET.--Ma mère, vous avez beaucoup offensé mon père.

LA REINE.--Allons, allons, vous me répondez d'une langue oiseuse.

HAMLET.--Allez, allez, vous m'interrogez d'une langue méchante.

LA REINE.--Comment! Qu'est-ce donc, Hamlet?

HAMLET.--De quoi s'agit-il donc?

LA REINE.--Avez-vous oublié qui je suis?

HAMLET.--Non, par la sainte croix, non, vraiment! Vous êtes la reine,
la femme du frère de votre mari.... et... plût au ciel que cela ne fût
pas!... vous êtes ma mère.

LA REINE.--Eh bien! je vais vous adresser des gens qui sauront vous
parler.

HAMLET.--Allons, allons, asseyez-vous; vous ne bougerez pas; ne sortez
pas que je ne vous aie présenté un miroir, où vous pourrez voir le plus
intime fond de vous-même.

LA REINE.--Que veux-tu faire? tu ne veux pas m'assassiner? Au secours!
au secours! Holà!

POLONIUS (_derrière la tapisserie_),--Qu'y a-t-il? Holà! au secours!

HAMLET.--Qu'est-ce donc? un rat![28] (_Il donne un coup_ _d'épèe à
travers la tapisserie_.) Mort! un ducat qu'il est mort!

[Note 28: Le traducteur anglais des _Histoires tragiques_ de Belleforest
avait ajouté au récit ce cri de Hamlet, qui était ainsi devenu
une donnée du sujet, et que Shakspeare ne pouvait se dispenser de
reproduire; mais comme il en a préparé l'explication et l'effet! À la
fin du premier acte, Hamlet a dit que la pièce était le piège où se
prendrait la conscience du roi. Pendant la représentation, il dit au roi
que la pièce s'appelle: _la Souricière_. De sorte que ce cri, qui est
pour la reine un trait de folie, nous dit tout de suite que Hamlet croit
tuer en embuscade le roi qu'il n'a pas voulu tuer à genoux. C'est
ainsi que Molière, dans _le Festin de Pierre_, conservait toutes les
circonstances qui avaient frappé l'attention du public et qui venaient
d'être consacrées par la vogue des pièces jouées sur le même sujet aux
autres théâtres.]

POLONIUS (_derrière la tapisserie_).--Ah! je suis assassiné!

(Il tombe et meurt.)

LA REINE.--Malheur à moi! Qu'as-tu fait?

HAMLET.--Ma foi, je n'en sais rien. Est-ce le roi?

(Il lève la tapisserie et tire le corps de Polonius.)

LA REINE.--Ah! quelle furieuse et sanglante action est ceci!

HAMLET.--Une action sanglante?... presque aussi mauvaise, ma bonne mère,
que de tuer un roi et d'épouser son frère.

LA REINE.--Que de tuer un roi?

HAMLET.--Oui, madame, c'est le mot dont je me suis servi. (_À
Polonius_.) Et toi, misérable, absurde, importun imbécile, adieu! Je
t'ai pris pour quelqu'un de meilleur que toi; prends ton sort comme il
est: tu t'aperçois qu'à faire trop l'empressé il y a quelque danger...
Cessez de vous tordre ainsi les mains. Paix! asseyez-vous, et
attendez-vous à avoir le coeur tordu par moi, car c'est ce que je vais
faire s'il n'est pas d'une matière impénétrable, si l'infernale habitude
ne l'a pas bronzé de telle sorte qu'il soit à l'épreuve et fortifié
contre tout sentiment.

LA REINE.--Qu'ai-je donc fait, pour que tu oses darder ta langue avec un
bruit si rude contre moi?

HAMLET.--Une action telle qu'elle souille la grâce et la rougeur de la
pudeur; qu'elle donne à la vertu le nom d'hypocrite; qu'elle ôte la rose
au front serein d'un innocent amour, et met là un ulcère; qu'elle rend
les voeux du mariage aussi faux que les serments d'un joueur; oh! une
action telle, que, des formes et du corps du contrat, elle retire leur
âme même, et fait de la douce religion une rapsodie de mots! La face du
ciel s'en est enflammée; oui, en vérité, cette masse compacte et solide,
avec un visage triste, comme à la menace du jugement dernier, est malade
de penser à cet acte.

LA REINE.--Hélas! quelle est cette action qui gronde si haut et qui
tonne déjà pour s'annoncer?

HAMLET.--Regardez ici, ce tableau d'abord, puis celui-ci, cette
confrontation simulée de deux frères... Voyez quelle grâce résidait sur
ce visage; les bouches d'Apollon, le front de Jupiter lui-même, l'oeil
semblable à celui de Mars pour la menace et pour le commandement; une
stature semblable à celle du héraut Mercure, quand il vient d'abattre
son vol sur une hauteur qui baise le bord du ciel; un ensemble et une
forme, en vérité, où chaque dieu semblait avoir mis son cachet, afin
de donner au monde la certitude de voir un homme: c'était votre mari.
Regardez maintenant ce qui suit: voici votre mari, pareil à l'épi
corrompu par la nielle, qui dévora son frère florissant... Avez-vous des
yeux? avez-vous pu quitter les pâturages de cette belle montagne, pour
aller vous engraisser dans ce marais? Ah! avez-vous des yeux? vous ne
pouvez appeler cela de l'amour; car, à votre âge, la fermentation du
sang est domptée; il est humble, il est au service de la raison. Et
quelle raison voudrait passer de celui-ci à celui-là? Assurément, vous
avez la faculté de sentir; sans quoi vous n'auriez pas celle de vous
mouvoir; mais, assurément, cette faculté de sentir est, chez vous,
frappée d'apoplexie, car la folie elle-même ne se tromperait pas de la
sorte, et jamais les sens n'ont été asservis à un tel transport, qu'il
ne leur restât pas une certaine dose de discernement pour apercevoir
une telle différence. Quel démon vous a ainsi jouée à ce jeu de
colin-maillard? Les yeux sans le toucher, le toucher sans la vue, les
oreilles sans les mains ni les yeux, l'odorat sans rien autre, ou même
ne fût-ce qu'une moitié infirme d'un seul de nos véritables sens, ne
pourraient pas être hébétés à ce point... O honte! où est ta rougeur? O
enfer révolté! si tu peux mutiner ainsi la moelle des os d'une matrone,
souffrons désormais que, pour la jeunesse brûlante, la vertu soit comme
une cire et fonde à son propre feu! Ne proclamez plus qu'il y a honte
quand la tyrannique ardeur de l'âge donne l'assaut, puisque la glace
elle-même est aussi active à brûler, et que la raison s'entremet à
prostituer la volonté!

LA REINE.--O Hamlet! n'en dis pas davantage. Tu tournes mes yeux vers le
fond de mon âme, et j'y aperçois des places si noires et si pénétrées de
noirceur, qu'elles n'en pourront jamais perdre la teinte.

HAMLET.--Et cela pour vivre dans l'infecte moiteur d'un lit souillé,
toute confite en joies dans la corruption, s'emmiellant les lèvres, et
faisant l'amour sur un sale fumier!

LA REINE.--Oh! ne m'en dis pas davantage! Ces paroles sont comme des
poignards qui entrent dans mes oreilles. Assez, mon doux Hamlet.

HAMLET.--Un meurtrier et un scélérat! un laquais qui n'est pas le
vingtième de la dîme de ce que valait votre premier maître! un roi de
carnaval![29] un coupe-bourse de l'empire et des lois, qui a pris sur
une planche le précieux diadème, et l'a mis dans sa poche!

[Note 29: _A vice of kings_..... et plus bas: _A king of shreds and
patches_, double allusion au personnage du fou, du bouffon, qui
s'appelait _he vice_, dans les farces anglaises, et dont le costume
était composé d'étoffes diverses et bariolées comme celui d'Arlequin.]

LA REINE.--Assez!

HAMLET.--Un roi de pièces et de morceaux!... (_Le fantôme entre._)
Sauvez-moi et couvrez-moi de vos ailes, célestes gardiens!... Que veut
votre gracieuse apparition?

LA REINE.--Hélas, il est fou!

HAMLET.--Ne venez-vous pas gourmander votre fils tardif, qui, faisant
défaut à l'heure propice et à l'élan du coeur, laisse s'éloigner
l'importante exécution de vos ordres révérés? Ah! parlez.

LE FANTÔME.--N'oublie pas. Cette visite n'est faite que pour rafraîchir
le souvenir presque effacé de ton dessein. Mais, regarde! la stupeur
s'est emparée de ta mère. Ah! place-toi entre elle et son âme qui
combat: c'est dans les plus faibles corps que l'imagination opère le
plus fortement. Parle-lui, Hamlet.

HAMLET.--Qu'avez-vous, madame?

LA REINE.--Hélas! qu'avez-vous vous-même, pour tendre ainsi vos regards
dans le vide, et pour converser ainsi avec l'air incorporel? Vos esprits
vitaux se sont élancés dans vos yeux, et, de là, épient sauvagement,
tandis que, pareils aux soldats endormis quand vient l'alarme, vos
cheveux d'abord couchés, se soulèvent maintenant, comme si leur
végétation prenait vie, et se tiennent debout. O mon doux fils, répands
sur cette chaleur et ces flammes de ton transport la patience d'un sang
plus froid. Que regardes-tu donc?

HAMLET.--Lui, lui! Regardez comme il brille d'un pâle éclat! Une telle
forme et une telle cause, réunies pour prêcher à des pierres, les
rendraient sensibles.... Ne me regarde pas, de peur que, par cette
démarche pitoyable, tu n'altères la fermeté de mes actes: ce que j'ai
à faire y perdrait peut-être sa vraie couleur; ce seraient des larmes,
peut-être; au lieu de sang.

LA REINE.--A qui dites-vous cela?

HAMLET.--Ne voyez-vous rien ici?

LA REINE.--Rien du tout: et cependant, tout ce qui est ici, je le vois.

HAMLET.--Et n'avez-vous, non plus, rien entendu?

LA REINE.--Non, rien que nos propres paroles.

HAMLET.--Eh bien! regardez là, regardez, comme il se retire, mon père,
dans le costume qu'il avait durant sa vie! Regardez, il s'en va, à ce
moment même, vers le portail!

(Le fantôme sort.)

LA REINE.--C'est votre cerveau même qui se frappe de cette image; le
délire est très-adroit à ces créations sans corps.

HAMLET.--Le délire! mon pouls, comme le vôtre, bat tranquillement sa
mesure et ne chante pas une moins saine musique. Ce n'est point la folie
qui m'a fait parler: mettez-moi à l'épreuve, et je répéterai la chose
mot pour mot, tandis que la folie ne ferait que s'en écarter par
gambades. Mère, pour l'amour de votre salut! ne mettez pas ce baume
flatteur sur votre âme, ne croyez pas que ce soit, au lieu de votre
faute, ma folie qui vous parle; ce ne serait que cacher et masquer la
place de l'ulcère, pendant que la corruption infecte, minant tout au
dedans, travaille à empoisonner sans être vue. Confessez-vous au ciel,
repentez-vous du passé, gardez-vous de l'avenir, et ne répandez pas
l'engrais sur les herbes mauvaises, qui deviendraient plus fortes...
Pardonnez-moi ces devoirs de ma vertu; car telle est la douillette
enflure de ce siècle poussif que la vertu même doit demander pardon au
vice, oui, c'est elle qui doit se courber et supplier pour obtenir la
permission de lui faire du bien.

LA REINE.--O Hamlet, tu as brisé mon coeur en deux.

HAMLET.--Ah! rejetez-en la pire partie, et vivez, d'autant plus pure,
avec l'autre moitié. Bonne nuit, mais n'allez pas au lit de mon oncle;
faites-vous une vertu, si vous ne l'avez pas. L'habitude, ce monstre qui
dévore toute raison à l'ordinaire démon, est pourtant un ange en ceci;
il nous donne aussi, pour la pratique des belles et bonnes actions un
vêtement, une livrée, qui s'ajuste heureusement. Abstenez-vous ce soir,
et cela prêtera une sorte de facilité à la prochaine abstinence; la
suivante sera plus facile encore, car l'usage peut presque changer
l'empreinte de la nature, soumettre le démon, ou même le chasser, par
une merveilleuse puissance. Encore une fois, bonne nuit, et quand vous
désirerez d'être bénie, je viendrai vous demander votre bénédiction.
Quant à ce même seigneur de tout à l'heure (_montrant Polonius_), je me
repens; mais il a plu ainsi aux cieux de me punir par lui, et lui par
moi; j'ai dû être leur fléau et leur ministre. Je me charge de lui, et
je répondrai de la mort que je lui ai donnée. Ainsi, encore une fois,
bonne nuit; je dois être cruel, mais seulement pour être humain: le mal
vient de commencer, et le pire reste encore à suivre.

LA REINE.--Que vais-je faire?

HAMLET.--Rien, en aucune façon, de ce que je vous ai dit de faire. Non,
laissez ce roi bouffi vous attirer encore au lit, vous pincer gaiement
la joue, vous appeler sa petite souris; laissez-le, pour une paire de
baisers fumeux, ou pour quelques jeux de ces doigts damnés sur votre
cou, vous amener à lui révéler toute cette affaire, comme quoi je ne
suis pas réellement en démence, mais fou par artifice. Il serait bon
que vous le lui fissiez connaître; car quelle femme, à moins d'être une
belle, chaste et sage reine, voudrait cacher à un tel crapaud, à une
telle chauve-souris, à un tel matou, des secrets qui l'intéressent si
chèrement? qui voudrait en user ainsi? Non, en dépit du bon sens et de
la discrétion, allez, sur le toit de la maison, ôter la cheville qui
fermait la cage; laissez s'envoler les oiseaux; et puis, comme le singe
fameux, glissez-vous dans la cage pour en faire l'essai, et rompez vous
vous-même le col à terre[30].

[Note 30: Un autre auteur anglais, du commencement du XVIIe siècle sir
John Suckling, dans une de ses lettres, semble faire allusion à la même
histoire enfantine ou populaire d'où provenait ce passage de Shakspeare:
«C'est, dit sir J. Suckling, l'histoire des singes et des perdrix: tu
restes tout ébahi à contempler une beauté jusqu'à ce qu'elle soit perdue
pour toi, et alors tu en laisses sortir une autre et tu la contemples
encore jusqu'à ce qu'elle soit partie aussi.»]

LA REINE.--Sois assuré que, si les paroles sont faites de souffle et si
le souffle est fait de vie, je n'ai pas de vie pour exhaler un souffle
de ce que tu m'as dit.

HAMLET.--Il faut que je parte pour l'Angleterre, vous le savez?

LA REINE.--Hélas! je l'avais oublié. Cela a été décidé?

HAMLET.--Les lettres sont déjà scellées! et mes deux camarades
d'études,--à qui je me fierai comme je me fierai à des vipères armées de
leurs crocs,--portent le mandat; ils doivent me frayer le chemin, et me
guider vers l'embuscade! laissons faire, car là est l'amusement: faire
sauter l'ingénieur par son propre pétard! Ou la besogne sera bien dure,
ou je creuserai à une toise au-dessous de leur mine, et je les lancerai
dans la lune. Oh! cela est bien doux, lorsque deux ruses se rencontrent
juste en droite ligne!--Cet homme va me mettre en train de faire mes
paquets; je vais traîner cette panse jusque dans la chambre voisine[31].
Bonsoir, ma mère... Vraiment, ce conseiller est maintenant bien
tranquille, bien discret et bien grave, lui qui fut, en sa vie, un drôle
si niais et si babillard. Allons, monsieur, tâchons d'en finir avec
vous. Bonsoir, ma mère.

(Ils s'en vont, chacun de son côté; Hamlet traînant le corps de
Polonius.)

[Note 31: Le texte porte:

  _I'll lug the guts into the neighbour room_.

Faut-il traduire à la lettre? _Guts_, les boyaux. Voilà un de ces
vers qui irritent les gens de goût contre Shakspeare et contre ses
admirateurs. Mais la plupart du temps on ne s'irrite que faute de
comprendre, et ici, par exemple, Shakspeare n'a pas même besoin d'être
excusé, pourvu qu'on ne traduise pas inconsidérément la langue du XVIe
siècle avec les dictionnaires du XIXe. De même qu'en France on disait
_estomac_, là où il faudrait aujourd'hui dire _coeur_, de même en
Angleterre, là où il faudrait aujourd'hui dire _entrails_, on disait
_guts_ au temps de Shakspeare; un Corneille anglais n'aurait pas hésité
à l'employer alors, pour peindre Rome

  ...de ses propres mains déchirant ses entrailles,

et n'eût point été accusé de tomber dans la bassesse du langage, car les
euphuïstes eux-mêmes s'en servaient sans scrupule, quoique ces précieux
et précieuses d'outre-Manche fussent aussi célèbres que nos femmes
savantes

  Par les proscriptions de tous les maux divers
  Dont ils voulaient purger et la prose et les vers.

Mais en même temps que je me reporte à la date du texte que je traduis,
il faut que je me pénètre de l'intention de l'auteur; ce n'est pas
seulement d'un siècle à un autre siècle que le sens d'un mot peut
changer, mais aussi d'une page à l'autre, surtout dans la variété du
drame, de ses scènes et de ses personnages: _guts_ n'est pas grossier,
au temps de Shakspeare, mais il est sarcastique dans la bouche de
Hamlet; traduire par _boyaux_ serait un contre-sens contre le XVIe
siècle; par _entrailles_, un contre-sens contre Hamlet et contre son
mépris de Polonius; il ne regarde Polonius que comme un gros corps à
tête vide, et il l'appelle «cette panse,» à peu près comme, selon saint
Paul, Épiménide ou Callimaque appelait les Crétois: «mauvaises bêtes,
ventres paresseux» (Ép. à Tite, I, 12). Sans doute, Hamlet aurait pu se
dispenser de cette dernière insulte à un cadavre: mais ne soyons pas
trop prompts à blâmer Shakspeare, quand il y a un mort sur le théâtre;
de son temps, les acteurs étaient peu nombreux dans les troupes, les
personnages très-nombreux dans les pièces, de sorte que chaque comédien
avait plusieurs rôles à remplir et que les comparses mêmes suffisaient
difficilement à leur tâche multipliée; de plus, il n'y avait pas
d'entr'actes, puisqu'il n'y avait pas d'actes, et les scènes se
suivaient sans interruption; aussi quand un des personnages venait de
mourir devant le public, la plus pressante affaire était de le faire
rentrer dans les coulisses, afin que le cadavre redevînt un acteur
et passât à un autre rôle; quand, pour satisfaire à cette nécessité,
l'auteur ne pouvait introduire un comparse à cause du caractère intime
de la scène, comme dans le cas présent, ou pour toute autre cause, il
fallait bien qu'un des interlocuteurs se chargeât de tirer ou d'emporter
le mort, et il fallait sauver tant bien que mal l'invraisemblance.
Shakspeare tâchait toujours d'accommoder à la situation et aux
personnages les expédients que cette gêne scénique l'obligeait à
inventer; il en a de toute sorte: railleries, imprécations, adieux
pathétiques, promesses de vengeance, précautions du meurtrier, etc.,
etc., toujours quelques paroles qui conviennent à l'action du moment
accompagnent le cadavre emporté et motivent l'incident; rien que dans
la trilogie de _Henri VI_, on en peut remarquer neuf exemples (part. I,
act. I, sc. IV; act. II, sc. V; act. IV; sc. VII;--part. II, act. IV,
sc. I; act. IV, sc. X; act. V, sc. II;--part. III, act II, sc. V, deux
fois dans la même scène; et act. V, sc. VI). Si quelques-uns trouvent
indigne de Shakspeare son attention à de telles minuties, ou si d'autres
trouvent mal dissimulées les ruses qu'il imagine pour sortir d'embarras,
nous ne sommes ni de l'un ni de l'autre avis. Passionnément inspiré et
profondément moraliste, Shakspeare nous semble encore admirable par cela
même qu'il se rappelle à chaque instant qu'il écrit pour le théâtre, et
parce qu'il prépare de détails en détails l'effet de la représentation,
tout en se livrant à sa verve de poëte et en développant sa connaissance
du coeur humain; et en même temps il a raison de traiter les expédients
comme des expédients; il a raison de ne pas ciseler avec un art
prétentieux les chevilles nécessaires à ses grandes charpentes; quand
quelque chose manque à ses ressources d'_impresario_, il a raison d'y
suppléer par l'adresse, mais simplement, et de n'y point attarder son
génie.]

FIN DU TROISIÈME ACTE.




ACTE QUATRIÈME



SCÈNE I


Le château.

LE ROI, LA REINE, ROSENCRANTZ ET GUILDENSTERN _entrent_.

LE ROI.--Ces sanglots ont une cause; ces profonds soulèvements de votre
coeur, il faut les expliquer; il est à propos que nous les comprenions.
Où est votre fils?

LA REINE, _à Rosencrantz et à Guildenstern_.--Laissez-nous un moment.
(_Ils s'en vont_.) Ah! mon bon seigneur, qu'ai-je vu ce soir?

LE ROI.--Quoi, Gertrude! comment va Hamlet?

LA REINE.--Fou, comme la mer et le vent, lorsqu'ils luttent ensemble
à qui sera le plus puissant. Dans son accès effréné, entendant remuer
quelque chose derrière la tapisserie, de sa rapière tirée il fouette
l'air, il crie: «Un rat! un rat!» et dans ce saisissement de son
cerveau, il tue le bon vieillard sans le voir.

LE ROI.--O lourd forfait! Il nous en serait arrivé autant si nous avions
été là. Sa liberté est pour tous pleine de menaces; pour vous-même,
pour nous, pour tout le monde. Hélas! comment répondre à ce sanglant
événement? Il retombera sur nous, dont la prévoyance aurait dû tenir de
court, en bride et loin de toute hantise, ce jeune homme en démence.
Mais tel était notre amour que nous ne voulions pas comprendre ce qu'il
était à propos de faire, et nous avons agi comme un homme affligé d'une
honteuse maladie, et qui, pour éviter de la divulguer, la laisse se
nourrir de la moelle même de sa vie. Où est-il allé?

LA REINE.--Tirer à l'écart le corps qu'il a tué; et sur ce corps sa
folie même, comme un peu d'or dans un minerai de vils métaux, se montre
pure. Il pleure de ce qu'il a fait.

LE ROI.--O Gertrude, venez! Le soleil n'aura pas plutôt touché les
montagnes, que nous le ferons embarquer. Quant à cette affreuse action,
nous devons tous deux employer toute notre majesté et notre adresse à
la couvrir et à l'excuser.--Holà! Guildenstern (_Rosencrantz et
Guildenstern entrent_.) Amis, allez tous deux, prenez avec vous quelque
renfort; Hamlet, dans son délire, a tué Polonius, et l'a traîné hors du
cabinet de sa mère. Allez, cherchez-le; parlez-lui comme il faut; et
portez le corps dans la chapelle: je vous prie, faites diligence.
(_Rosencrantz et Guildenstern sortent_.) Venez, Gertrude; nous
convoquerons nos plus sages amis, et nous leur ferons connaître en même
temps ce que nous comptons faire et ce qui est malheureusement déjà
fait. Ainsi nous avons chance que la calomnie,--dont le murmure,
parcourant la circonférence du monde, lance, aussi droit que le canon à
son but, sa charge empoisonnée,--manque pourtant notre nom, et ne frappe
que l'air insensible. Oh! venez; mon âme est pleine de discorde et
d'effroi.

(Ils sortent.)



SCÈNE II


Un autre appartement dans le château.

HAMLET _entre_.

HAMLET.--Déposé en lieu sûr...

ROSENCRANTZ ET GUILDENSTERN, _derrière la scène_.--Hamlet! seigneur
Hamlet!

HAMLET.--Mais doucement! Quel est ce bruit? qui appelle Hamlet? Oh! ils
viennent ici!

(Rosencrantz et Guildenstern entrent.)

ROSENCRANTZ.--Qu'avez-vous fait du cadavre, monseigneur?

HAMLET.--Confondu avec la poussière, dont il est parent.

ROSENCRANTZ.--Dites-nous où il est, pour que nous puissions le tirer de
là et le porter à la chapelle.

HAMLET.--N'allez pas croire cela.

ROSENCRANTZ.--Croire quoi?

HAMLET.--Que je puisse garder votre secret et non le mien. Et puis, être
importuné par une éponge! Quelle réponse doit faire à cela le fils d'un
roi?

ROSENCRANTZ.--Me prenez-vous pour une éponge, mon seigneur?

HAMLET.--Oui, monsieur, une éponge qui pompe la physionomie du roi, ses
faveurs, son autorité. Mais de tels officiers rendent en définitive de
grands services au roi; il les tient en réserve, comme ferait un singe
avec des noisettes, dans le coin de sa mâchoire--embouchés tout d'abord,
pour être avalés au dernier moment;--quand il a besoin de ce que vous
avez recueilli, il n'a qu'à vous presser un peu, éponge, et vous
redevenez sèche.

ROSENCRANTZ.--Je ne vous comprends pas, mon seigneur.

HAMLET.--Cela me fait grand plaisir; un méchant propos doit mourir dans
une sotte oreille.

ROSENCRANTZ.--Mon seigneur, il faut nous dire où est le corps, et venir
avec nous chez le roi.

HAMLET.--Le corps est avec le roi, mais le roi n'est pas avec le corps.
Le roi est une chose...

GUILDENSTERN.--Une chose, mon seigneur?

HAMLET.--...de rien. Conduisez-moi vers lui. Cache-toi, renard! et tous
en chasse![32]

(Ils sortent.)

[Note 32: Remarquez-vous comme les paroles de Hamlet deviennent tantôt
plus hardies, tant plus obscures, à mesure que l'action avance? De plus
en plus obsédé par la certitude croissante du crime qu'il doit punir,
par les émotions qui se multiplient, par les pièges qui s'ouvrent sous
ses pas, par la haine qu'il voit s'amonceler sur lui, par l'idée de la
vengeance dont il est, de minute en minute, plus altéré et plus effrayé
tout ensemble, parce que chaque minute l'a retardée et la rapproche,
il parle comme il sent, et les saccades de son langage reproduisent le
tumulte de son âme. La plupart de ses répliques aux courtisans ont un
sens confus et une portée manifeste: on voit plus d'ombre envahir son
esprit et plus d'amertume jaillir de son coeur. Il faut renoncer à
expliquer des phrases comme: «Le corps est avec le roi, mais le roi
n'est pas avec le corps.» Veut-il dire que le cadavre est dans le
palais, comme le roi, maïs que le roi a encore à mourir, comme Polonius,
et à rejoindre de plus près le cadavre? Ou bien parle-t-il tour à tour
des deux rois, du faux roi vivant, son oncle, et du vrai roi mort, son
père? Mais à, quoi bon expliquer? Il ne veut pas être compris et ne
peut pas se retenir d'être menaçant. Il appelle le roi une chose, les
courtisans l'interrompent à ce mot méprisant, et il coupe court aux
périls de l'entretien, mais par une pire insolence: «Le roi est une
chose de rien,» expression toute faite et courante chez tous les poëtes
du même temps et qui leur venait, comme tant d'autres, de la Bible, du
quatrième verset du psaume CXLIV, où il est dit, selon la traduction
anglaise: «L'homme est comme une chose de rien.» Quant aux derniers mots
de Hamlet, c'est le refrain du jeu des enfants anglais qui correspond à
notre _cache-cache_. Les sources de la langue de Shakspeare sont aussi
diverses que les courants des pensées de Hamlet.]



SCÈNE III


Un autre appartement dans le château. LE ROI _entre avec sa suite_.

LE ROI.--Je l'ai envoyé quérir, et l'on cherche le corps. Combien il est
dangereux que cet homme aille en liberté! Il ne faut pas, cependant, lui
appliquer la loi rigoureuse; il est aimé de la multitude désordonnée,
qui aime, non d'après son jugement, mais d'après ses yeux; et là où il
en est ainsi, on pèse le fléau qui frappe l'offenseur, jamais on ne pèse
l'offense. Pour que tout se passe doucement et sans bruit, il faut que
cet éloignement soudain paraisse une décision réfléchie. Les maux qui
sont devenus désespérés veulent des remèdes désespérés pour être guéris
ou ne le sont pas du tout. (_Rosencrantz entre_.) Eh bien! qu'est-il
arrivé?
                
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