ROSENCRANTZ.--Où le corps est-il déposé? c'est ce que nous ne pouvons
tirer de lui, mon seigneur.
LE ROI.--Mais lui, où est-il?
ROSENCRANTZ.--À la porte, mon seigneur; on le garde et l'on attend vos
ordres.
LE ROI.--Amenez-le devant nous.
ROSENCRANTZ.--Holà! Guildenstern, faites entrer mon seigneur.
(Hamlet et Guildenstern entrent.)
LE ROI.--Voyons, Hamlet, où est Polonius?
HAMLET.--À souper.
LE ROI.--A souper? où donc?
HAMLET.--Non pas dans un endroit où il mange, mais dans un endroit où
il est mangé: il y a un certain congrès de vermine politique qui est en
affaire avec lui en ce moment même. Votre ver est l'empereur qui préside
seul à toute votre diète:[33] nous engraissons toutes les autres
créatures pour nous engraisser; et nous nous engraissons nous-mêmes pour
les asticots. Votre roi bien gras et votre mendiant bien maigre ne font
qu'un service différent; deux plats, mais pour la même table: c'est la
la fin de tout.
[Note 33: Les vers, en anglais: _the worms_. On sait que c'est dans
la ville de Worms que furent tenues, par les empereurs d'Allemagne,
plusieurs des diètes les plus célèbres, entre autres celle de 1521,
fameuse en tout pays protestant comme ayant eu pour conséquence l'édit
de Worms contre Luther. On comprendra donc sans peine comment, dans le
texte des sinistres plaisanteries de Hamlet se mêlent et jouent les
vers, l'empereur et la diète. _Toute votre diète_, c'est-à-dire toutes
vos habitudes de nourriture et de vie, selon l'ancien sens du mot, que
l'usage a maintenant réduit au point de le changer tout à fait et de le,
rendre presque synonyme de _jeune_.]
LE ROI.--Hélas! hélas!
HAMLET.--Un homme peut pêcher avec le ver qui a mangé d'un roi, et
manger le poisson qui s'est nourri de ce ver.
LE ROI.--Que veux-tu dire par là?
HAMLET.--Rien, mais seulement vous montrer comment un roi peut faire un
voyage à travers les entrailles d'un mendiant.
LE ROI.--Où est Polonius?
HAMLET.--Dans le ciel: envoyez-y voir. Si votre messager ne le trouve
pas là, allez vous-même le chercher à l'autre endroit. Mais, en vérité,
si vous ne le trouvez pas d'ici à un mois, vous le flairerez en montant
l'escalier de la galerie.
LE ROI, _à quelqu'un de sa suite_.--Allez le chercher là.
HAMLET.--Oh! il attendra bien jusqu'à votre arrivée.
(Quelques hommes de la suite sortent.)
LE ROI.--Hamlet, pour ta propre sûreté, qui nous occupe aussi tendrement
que nous afflige ce que tu as fait, cette action exige que tu partes
d'ici avec la promptitude de l'éclair. Ainsi prépare-toi: la barque est
prête, et le vent est favorable, tes compagnons t'attendent, et toutes
choses sont disposées pour ton voyage en Angleterre.
HAMLET.--En Angleterre?
LE ROI.--Oui, Hamlet.
HAMLET.--C'est bon.
LE ROI.--Tu dis vrai; si tu connais nos projets.
HAMLET.--Je vois un ange qui les voit. Mais allons, en Angleterre!
Adieu, mère chérie.
LE ROI.--Et ton père qui t'aime, Hamlet?
HAMLET.--Ma mère! père et mère sont mari et femme; mari et femme ne sont
qu'une même chair; et ainsi, ma mère.....Allons, en Angleterre!
(Il sort.)
LE ROI.--Suivez-le pas à pas; attirez-le en toute hâte à bord. Ne
différez pas; je veux qu'il soit hors d'ici ce soir. Allez, car tout
ce qui touche, d'ailleurs, à cette affaire est fait et scellé; je vous
prie, hâtez-vous. (_Rosencrantz et Guildenstern sortent_.) Et toi,
Angleterre, si tu tiens mon amitié pour quelque chose (comme ma grande
puissance peut te rendre ce point sensible, puisque ta cicatrice se
montre encore vive et rouge là où a passé l'épée danoise, et puisque le
libre mouvement de ta crainte nous rend hommage), tu n'accueilleras pas
froidement notre message souverain, qui implique nettement, par lettres
instantes à cet effet, la mort immédiate de Hamlet; entends-moi,
Angleterre! car il fait rage comme la fièvre dans mon sang, et il faut
que tu me guérisses. Jusqu'à ce que je sache que c'en est fait, quoi
qu'il m'arrive, mes joies ne recommenceront pas.
(Il sort.)
SCÈNE IV
Une plaine en Danemark.
FORTINBRAS _entre à la tête de ses troupes_.
FORTINBRAS.--Allez, capitaine, saluer de ma part le roi de Danemark;
dites-lui, qu'avec son agrément, Fortinbras réclame le passage promis
pour une expédition à travers son royaume. Vous savez où est le
rendez-vous. Si Sa Majesté nous veut quelque chose, nous irons en
personne lui rendre nos devoirs; faites-le-lui savoir.
LA CAPITAINE.--Je le ferai, mon seigneur.
FORTINBRAS.--Avancez doucement.
(Fortinbras et ses troupes sortent.)
(Hamlet, Rosencrantz, Guildenstern, etc., entrent.)
HAMLET.--Mon bon monsieur, à qui sont ces forces?
LE CAPITAINE.--Ce sont des Norvégiens, monsieur.
HAMLET.--Quelle est leur destination, monsieur, je vous prie?
LE CAPITAINE.--Ils marchent contre une partie de la Pologne?
HAMLET.--Qui les commande, monsieur?
LE CAPITAINE.--Le neveu du vieux roi de Norvège, Fortinbras.
HAMLET.--Marchent-ils contre le gros de la Pologne, monsieur, ou
s'agit-il de quelque frontière?
LE CAPITAINE.--À parler vrai, monsieur, et sans amplification, nous
allons conquérir un petit morceau de terre qui n'a guère d'autre valeur
que son nom. S'il en fallait payer cinq ducats, je dis cinq! je ne
voudrais pas l'affermer, et il ne rapportera pas à la Norvège, non plus
qu'à la Pologne, un plus gros profit, quand même on le vendrait en toute
propriété.
HAMLET.--Eh bien! alors les Polonais ne voudront jamais le défendre.
LE CAPITAINE.--Si fait, il y a déjà une garnison.
HAMLET.--Deux mille âmes et vingt mille ducats ne suffiront pas à
décider la question de ce fétu. Ceci est comme un abcès, amassé par trop
de richesse et de paix, qui éclate au dedans et ne montre pas au dehors
la cause qui fait mourir l'homme. Je vous remercie humblement, monsieur.
LE CAPITAINE.--Dieu vous soit en aide, monsieur!
(Le capitaine sort,)
ROSENCRANTZ.--Vous plaira-t-il d'avancer, mon seigneur?
HAMLET.--Je vous aurai rejoints dans un instant. Allez un peu en avant.
(_Rosencrantz et Guildenstern sortent_.) Comme toutes les circonstances
témoignent contre moi et éperonnent ma molle vengeance!... Qu'est-ce
qu'un homme pour qui le bien suprême et le seul débit de son temps ne
seraient que de dormir et de manger? un animal, et rien de plus. Certes,
celui qui nous a créés, avec cette vaste intelligence qui regarde en
avant et en arrière, ne nous a pas donné cette capacité et cette raison
divine pour moisir en nous sans emploi. Maintenant donc, que ce soit par
un bestial oubli, ou par quelque lâche scrupule de vouloir réfléchir
trop précisément à l'issue.... et dans ces réflexions-là, à les couper
en quatre, il n'y a qu'un quart de sagesse et toujours trois quarts de
couardise... je ne sais pourquoi je continue à vivre pour dire: «Cela
est à faire;» tandis que j'ai motif, volonté, force et moyen de Je
faire. J'en ai gros comme la terre, d'exemples qui m'exhortent! Témoin
cette armée, d'une telle masse et d'un tel poids, conduite par un prince
délicat et frêle, dont l'âme, enflée d'une ambition divine, fait une
grimace de défi, à l'invisible événement, et qui expose tout ce qui, en
lui, est mortel et fragile, à tout ce que peuvent oser la fortune, la
mort et le péril; et cela pour une coquille d'oeuf! A le bien prendre,
être grand, c'est ne s'émouvoir pas sans une grande cause, mais
grandement aussi tirer une querelle d'un fétu, lorsque l'honneur est en
jeu. Comment puis-je donc rester là, moi, qui ai un père assassiné,
une mère déshonorée, tant d'excitants de ma raison et de mon sang! et
laisser tout cela dormir, tandis qu'à ma honte je vois la mort imminente
de vingt mille hommes, qui, pour une fantaisie et une babiole de gloire,
s'en vont à leur tombeau comme à un lit, combattant pour un coin de sol,
où les joueurs trop nombreux ne pourront engager la partie, et qui n'est
même pas une fosse et un espace suffisants pour cacher les morts?... Oh!
désormais que mes pensées soient sanglantes, ou estimées à néant!
(Il sort.)
SCÈNE V
Elseneur.--Un appartement dans le château. LA REINE ET HORATIO
_entrent_.
LA REINE.--Je ne veux pas lui parler.
HORATIO.--Elle est pressante, en vérité; elle est en délire: toutes ses
façons vous feront certainement pitié.
LA REINE.--Que veut-elle?
HORATIO.--Elle parle beaucoup de son père; elle dit qu'elle sait qu'on
joue de mauvais tours dans le monde; elle sanglote et se frappe la
poitrine; elle piétine avec colère pour un fétu; elle dit des choses
équivoques, qui n'ont de sens qu'à moitié; ses paroles ne sont rien; et
pourtant, l'informe usage qu'elle en fait pousse ceux qui les entendent
à les assembler; ils ne les perdent pas de vue et recousent les mots
selon leurs propres pensées; de là, comme ses clignements d'yeux, et
ses hochements de tête, et ses gestes, leur viennent encore en aide,
quelqu'un pourrait croire, en vérité, qu'elle a quelque pensée, sans
rien de certain, mais d'une tournure très-fâcheuse.
LA REINE.--Il serait bon de lui parler; car elle pourrait jeter de
dangereuses conjectures dans les esprits qui nourrissent un mauvais
vouloir. Qu'on la fasse entrer. _(Horatio sort_.) Pour mon âme
malade,--telle est la vraie nature du péché!--toute bagatelle semble le
prologue de quelque grand mécompte; tant nos fautes nous remplissent de
malhabile défiance! Elles se découvrent elles-mêmes, en craignant d'être
découvertes.
(Horatio rentre avec Ophélia.)
OPHÉLIA.--Où est la belle reine de Danemark?
LA REINE.--Eh bien! Ophélia?
OPHÉLIA, _chantant_.
Comment pourrai-je distinguer d'un autre votre véritable ami? A son
chapeau orné de coquillages, et à son bâton, et à ses sandales[34].
[Note 34: Ophélia décrit le costume d'un pèlerin, lequel, dans les
histoires et les chansons du vieux temps, servait souvent de déguisement
aux amoureux.]
LA REINE.--Hélas! gentille dame, que signifie cette chanson?
OPHÉLIA.--Que dites-vous? Remarquez bien, je vous prie.
(Elle chante.)
Il est mort et parti, madame, il est mort et parti: à sa tête est un
tertre d'herbe verte; à ses talons est une pierre.
Ah! ah!
LA REINE.--Oui; mais, Ophélia....
OPHÉLIA.--Je vous prie, remarquez bien.
(Elle chante.)
Son linceul, blanc comme la neige des montagnes...
(Le roi entre.)
LA REINE.--Hélas! voyez ceci, mon seigneur.
OPHÉLIA.
...est tout semé de douces fleurs, qui, tout humides de pleurs,
allèrent au tombeau, humides des ondées du sincère amour.
LE ROI.--Comment vous trouvez-vous, ma belle demoiselle?
OPHÉLIA.--Bien. Dieu vous assiste! Ils disent que la chouette était la
fille d'un boulanger[35]. Seigneur, nous savons ce que nous sommes,
mais nous ne savons pas ce que nous pouvons être. Que Dieu soit à votre
table!
[Note 35: C'est une légende du Gloucestershire, que N.S. Jésus-Christ
entra un jour dans la boutique d'un boulanger qui enfournait. Il demanda
un peu de pain. La femme du boulanger mit tout de suite au four un
morceau de pâte pour le lui faire cuire; mais elle fut vivement
réprimandée par sa fille qui trouvait la part trop grosse et la réduisit
presque à rien. Aussitôt la pâte se gonfla et devint un pain énorme; ce
que voyant, la fille du boulanger se mit à crier: «Heugh! heugh! heugh!»
et afin de la punir de sa méchanceté, Notre-Seigneur la changea en
chouette, parce qu'elle avait imité le cri de cet oiseau. On raconte
cette histoire aux petits enfants pour leur apprendre à être généreux
envers les pauvres.]
LE ROI.--Elle songe à son père.
OPHÉLIA.--Je vous en prie, ne disons pas un mot de cela; mais si l'on
vous demande ce que cela signifie, dites ceci:
(Elle chante.)
Bonjour! c'est le jour de Saint-Valentin[36]; tous, ce matin, sont
levés de bonne heure, et moi, jeune fille, je suis à votre fenêtre,
pour être votre Valentine. Il se leva et mit ses habits, et ouvrit
la porte de la chambre: il fit entrer la jeune fille, mais jeune
fille elle ne sortit plus.
[Note 36: La fête de saint Valentin est le 14 février. Selon la
tradition des campagnes, c'est vers ce moment de l'année que les couples
d'oiseaux se choisissent; de là vient sans doute la coutume à laquelle
Ophélia fait allusion. Dans certaines parties de l'Angleterre, la
première jeune fille qu'un jeune homme rencontrait le 14 février était
officiellement son amoureuse; en d'autres endroits, les noms des jeunes
gens étaient mis dans une urne, et les jeunes filles tiraient au sort.
C'était, disait-on, un bon présage de mariage entre ceux que le hasard
fiançait ainsi; on pourrait, même sans la chanson d'Ophélia, croire
que cette coutume naïve ne tournait pas toujours si bien. Aujourd'hui
encore, en Angleterre, les jeunes gens et les jeunes filles s'envoient
mutuellement, le 14 février, des déclarations en prose et en vers; mais
on ne les signe pas, on ne les écrit même pas, la plupart du temps; on
les achète toutes faites pour les jeter à la poste, et les vignettes
ou les dentelles du papier mignon qui sert à ces galanteries imprimées
n'ajoutent pas assez d'attrait à un témoignage banal de souvenir qu'on
ne prend pas même la peine de porter comme une carte de visite.]
LE ROI.--Ma charmante Ophélia!
OPHÉLIA.--En vérité, sans vouloir jurer, je finirai cette chanson:
Par Gis[37] et par sainte Charité! hélas! fi! quelle honte! Ainsi
font les jeunes gens quand ils peuvent le faire. Ah! Dieu! qu'ils
sont blâmables! Avant de me chiffonner, dit-elle, vous m'aviez
promis de m'épouser....
Et il répond:
Aussi l'aurais-je fait, par l'astre que voilà, si tu n'étais pas
arrivée à mon lit.
[Note 37: Gis, abréviation corrompue et populaire de Jésus, venant des
lettres J.H.S., qui servaient seules à marquer le nom de N.S. sur
les autels, sur les reliures, etc. Sainte Charité n'est pas la vertu
théologale, mais une sainte souvent invoquée, comme ici, en manière de
juron pieux, dans l'ancienne poésie anglaise, et qui a sa place dans le
martyrologe à la date du 1er août, comme ayant subi le martyre à Rome,
sous l'empereur Hadrien, avec deux autres vierges qui s'appelaient
Espérance et Foi.]
LE ROI.--Depuis combien de temps est-elle ainsi?
OPHÉLIA.--J'espère que tout ira bien. Il faut prendre patience...; mais
je ne puis m'empêcher de pleurer, en songeant qu'ils l'ont mis dans la
froide terre. Mon frère saura cela; et, sur ce, je vous remercie de vos
bons avis.... Allons, ma voiture. Bonsoir, mesdames; bonsoir, mes chères
dames; bonsoir, bonsoir.
(Elle sort.)
LE ROI.--Suivez-la de près; donnez-lui bonne garde, je vous en prie.
(_Horatio sort_.) Ah! voilà bien le poison d'une profonde douleur,
jaillissant tout entier de la mort de son père. Et maintenant regardez,
ô Gertrude, Gertrude! quand les chagrins arrivent, ils ne viennent pas
un à un comme des éclaireurs, mais par bataillons. D'abord son père tué,
puis votre fils parti--votre fils, très-violent auteur de son propre et
juste exil--le peuple, fange troublée, épaisse, exhalant de pernicieuses
pensées, et murmurant au sujet de la mort du bon Polonius; car nous
n'avons pas mûrement agi en le faisant enterrer en tapinois; puis la
pauvre Ophélia enlevée à elle-même et à cette noble raison sans laquelle
nous ne sommes que des simulacres humains ou de vraies brutes; enfin,
et cela est aussi important que tout le reste, son frère, revenu
secrètement de France, se repaît de ses cruelles surprises, s'enveloppe
de nuages, et ne manque pas de mouches bourdonnantes qui infestent ses
oreilles de discours empoisonnés sur la mort de son père; et, dans ces
discours, les exigences d'un sujet trop pauvre ne leur laisseront nul
scrupule de nous accuser en personne, d'oreille en oreille. O ma chère
Gertrude, tout ceci, comme un canon à mitraille, me frappe à bien des
places et me donne à la fois trop de morts!
(Bruit derrière le théâtre.)
LA REINE.--Hélas! quel bruit est ceci?
(Un gentilhomme entre.)
LE ROI.--Holà! où sont mes Suisses? qu'ils gardent la porte.... De quoi
s'agit-il?
LE GENTILHOMME.--Sauvez-vous, mon seigneur. L'Océan, franchissant ses
barrières, ne dévore pas les plages avec une plus impétueuse hâte que le
jeune Laërtes, à la tête de la sédition, ne renverse vos officiers! La
cohue l'appelle son seigneur; et, comme si le monde n'en était qu'à
commencer aujourd'hui, l'antiquité est mise en oubli, la coutume est
méconnue, elles par qui sont ratifiés et soutenus tous les titres. Ils
crient: «Choisissons nous-mêmes! Laërtes sera roi!» Et les bonnets,
et les mains, et les langues applaudissent, jusqu'aux nues à ce cri:
«Laërtes sera notre roi! Laërtes roi!»
LA REINE.--Avec quelle joie ils s'en vont aboyant sur cette fausse
piste! Ah! vous êtes en défaut, mauvais chiens danois!
(Bruit derrière le théâtre.)
LE ROI.--Les portes sont brisées.
(Laërtes armé entre; il est suivi d'une foule de peuple.)
LAERTES.--Où est ce roi?... Messieurs, restez tous en dehors.
LE PEUPLE.--Non, entrons.
LAERTES.--Je vous en prie, laissez-moi faire.
LE PEUPLE.--Oui, oui!
(Ils se retirent hors de la porte.)
LAERTES.--Je vous remercie,... gardez la porte.... O toi, roi infâme,
rends-moi mon père!
LA REINE.--Calmez-vous, brave Laërtes.
LAERTES.--Une seule goutte de mon sang, si elle est calme, me proclame
bâtard, crie à mon père: «cocu!» et brûle, ici même, du nom de fille de
joie, le front chaste et immaculé de ma loyale mère.
LE ROI.--Quelle est la cause, Laërtes, qui fait prendre à ta rébellion
ces airs gigantesques?... Laissez-le aller, Gertrude; ne craignez pas
pour notre personne; il y a une magie divine qui entoure les rois d'une
telle haie, que la trahison peut à peine regarder à la dérobée ce
qu'elle voudrait et met en action peu de sa volonté!... Dis-moi,
Laërtes, pourquoi tu es à ce point enflammé.... Laissez-le aller,
Gertrude... Parle, ô homme!
LAERTES.--Où est mon père?
LE ROI.--Mort.
LA REINE.--Mais non par la faute du roi.
LE ROI.--Laissez-le questionner à sa suffisance.
LAERTES.--Et comment s'est-il fait qu'il soit mort? Je ne veux pas qu'on
jongle avec moi. Aux enfers la fidélité! et les serments au plus noir
des diables! au fond de l'abîme la conscience et le salut! Je brave
la damnation. Je m'en tiens à ce point: mettre en oubli ce monde et
l'autre, et advienne que pourra! Seulement, j'aurai pleine vengeance
pour mon père.
LE ROI.--Qui pourra vous arrêter?
LAERTES.--Ma volonté, non celle de l'univers entier; et pour ce qui est
de mes ressources, je les ménagerai si bien qu'avec peu elles iront
loin.
LE ROI.--Brave Laërtes, si vous désirez connaître la vérité certaine
sur la mort de votre cher père, avez-vous écrit dans votre projet de
vengeance que, d'un seul coup de rafle, vous emporterez à la fois ses
amis et ses ennemis, les coupables et les innocents?
LAERTES.--Non, ses ennemis seuls.
LE ROI.--Alors, voulez-vous les connaître?
LAERTES.--Quant à ses bons amis, voici comment je leur ouvrirai mes
bras, tout larges; et semblable au tendre pélican qui donne sa vie, je
les nourrirai de mon sang.
LE ROI.--Eh bien! maintenant vous parlez comme un bon fils et un loyal
gentilhomme. Que je ne suis pas coupable de la mort de votre père, et
que j'en ai le plus sensible chagrin, c'est ce qui pénétrera dans votre
propre raison, aussi droit que le jour pénètre dans vos yeux.
LE PEUPLE, _derrière le théâtre_.--Laissez-la entrer.
LAERTES.--Qu'est-ce donc? quel est ce bruit? (_Ophélia entre,
bizarrement ajustée avec des fleurs et des brins de paille_.) O chaleur,
dessèche mon cerveau! ô larmes sept fois salées, consumez en mes yeux
tout don de sentir et d'agir! Par le ciel, ta folie sera si bien payée
à son poids que ce sera notre plateau qui fera tourner le fléau de la
balance! O rose de mai, chère fille, bonne soeur, douce Ophélia! O ciel,
est-il possible que la raison d'une jeune fille soit aussi mortelle
que la vie d'un vieillard? La nature s'affine dans l'amour; et, ainsi
affinée, elle envoie, en témoignage d'elle-même, vers l'objet tant aimé,
quelque chose de sa précieuse essence.
OPHÉLIA.--(_Elle chante_.)
Ils l'ont porté le visage nu dans la bière, tra, la, la, la! tra,
la, la, la! et sur son tombeau vinrent pleuvoir bien des larmes...
Bonsoir, mon tourtereau.
LAERTES.--Tu aurais ta raison, et tu m'exciterais à la vengeance, que
cela ne pourrait pas m'émouvoir autant.
OPHÉLIA.--Il faut que vous chantiez:
A bas! à bas! jetez-le donc à bas!
Comme la ritournelle va bien là[38]! C'est ce traître d'intendant, qui
avait ravi la fille de son maître.
[Note 38: A la scène antérieure, entre Ophélia folle et la reine de
Danemark, la première édition de Hamlet donne cette indication oubliée:
«Ophélia entre les cheveux flottants, jouant du luth et chantant.» Sans
doute il était aussi de tradition qu'elle jouât ici sur son luth cette
ritournelle qui lui plaît.]
LAERTES.--Ces non-sens sont plus que du bon sens.
OPHÉLIA, _à Laërtes_.--Voilà du romarin[39]; c'est pour le souvenir. Je
vous en prie, amour, souvenez-vous. Et voici des pensées; c'est pour
vous faire penser.
LAERTES.--Il y a un enseignement dans sa folie: les pensées et le
souvenir assemblés.
OPHÉLIA, _au roi_.--.Voilà du fenouil pour vous[40], et des
ancolies.--(_A la reine_.) Voilà de la rue pour vous[41], et il y en a
encore pour moi; nous pourrons, les dimanches, la nommer herbe de grâce;
vous pouvez porter votre bouquet de rue avec une différence. Voila aussi
une marguerite[42]; je vous donnerais bien des violettes, mais elles se
fanèrent toutes quand mon père mourut[43]..... Ils disent qu'il a fait
une bonne fin;
Car ce cher bon Robin, il fait toute ma joie....
[Note 39: Le langage emblématique des fleurs était en grande vogue au
temps de Shakspeare et tenait de près à la foi superstitieuse qu'on
avait encore en la puissance médicinale ou magique des végétaux. Ophélia
donne à chacun une fleur qui fait allusion à un événement du drame ou au
caractère connu du personnage, et elle fait son choix avec une présence
d'esprit, avec une justesse d'application, qui semblerait démentir sa
folie si quelques-unes de ces allusions, par leur justesse même et leur
imprudente vérité, ne montraient qu'Ophélia n'est plus maîtresse de sa
parole et de ses actes. Le romarin, toujours vert, était l'emblème de
la fidélité; on le portait aux funérailles et aux fiançailles; dans son
dialogue en vers entre la nature et le phénix (1601), R. Chester dit:
«Voici du romarin: les Arabes, médecins d'une habileté parfaite,
affirment qu'il reconforte le cerveau et la mémoire.» Aussi Ophélia
choisit-elle le romarin pour son frère afin qu'il se souvienne d'elle et
de leur père mort.]
[Note 40: Le fenouil qu'Ophélia donne au roi était la fleur de
la flatterie et de la dissimulation; l'ancolie était la fleur de
l'ingratitude et du délaissement. Dans le dictionnaire italien-anglais
de Florio (1598), on lit: «_Dare finnochio_, donner du fenouil, flatter,
dissimuler.» Parmi les sonnets publiés en 1584 sous le titre d'_Une
Poignée de Délices_, il y a un poëme qui s'appelle _Bouquets toujours
doux aux amants, à envoyer comme gages d'amour_, et où l'amoureux dit:
«Le fenouil est pour les flatteurs, mauvaise chose assurément, mais je
n'ai jamais eu que des intentions droites, un coeur constant et pur.»
Dans la comédie de Chapman, _Rien que des fous_ (1605), un personnage
dit: «Qu'est-ce? une ancolie?»--«Non,» répond l'interlocuteur, «cette
fleur ingrate ne pousse pas dans mon jardin.»]
[Note 41: La rue était un emblème de douleur, à cause de la ressemblance
qui existe, en anglais, entre le mot _rue_ et le mot _ruth_, chagrin.
Shakspeare, dans _Richard II_ (acte III, sc. IV), a refait le même jeu
de mots; un jardinier y dit, en parlant de la reine détrônée: «Ici elle
a laissé couler une larme; ici, à cet endroit même, je mettrai une
plate-bande de rue; et la rue, à la place du chagrin, se montrera
bientôt en souvenir d'une reine qui pleura.» La rue était aussi nommée
_herbe de grâce_, parce qu'on lui attribuait la puissance d'inspirer la
contrition et de corriger les vices, et comme telle elle était employée
dans les exorcismes. Dans une vieille ballade anglaise qui a pour titre:
_Les Conseils du docteur Bien-Faire_, la recette pour l'usage de la rue
est ainsi donnée: «Si quelqu'un a des doigts trop lestes, qu'il n'a pas
pu conjurer, des doigts qui veulent fouiller dans la poche des gens ou
faire tout autre mal de ce genre, il faut qu'il se fasse saigner, qu'il
porte son bras en écharpe, et qu'il boive une infusion d'herbe de grâce
dans un mélange tiède de lait et de vin.» Ophélia garde de la rue pour
elle-même, en symbole de sa tristesse filiale; elle veut que la reine en
porte aussi en symbole de sa tristesse maternelle; mais chaque fois que
reviendra le dimanche, le jour consacré à Dieu, Ophélia veut que la rue
reprenne son sens encore plus mystique, pour que la reine se repente
et se délivre de l'amour criminel auquel elle a vendu son âme. Voilà
pourquoi Ophélia marque une différence. Une différence, en langage
héraldique, était le signe qui faisait distinguer entre un aîné et un
cadet les armoiries de la famille; ainsi le plus jeune des Spencer
portait, comme différence, une bordure de gueules autour de son écusson
(Holinshed, _Règne du roi Richard II_, p. 443). D'après ce blason des
fleurs auquel Ophélia emprunte ses images, la rue, aux mains de la
pauvre folle innocente, ne parlera que de regrets, et se compliquant
de son autre nom, aux mains de la reine coupable, parlera à la fois de
regrets et de remords.]
[Note 42: Un des contemporains de Shakspeare, Greene, dit, dans son
_Coup de dent à un courtisan parvenu_: «...Près de là poussait la
marguerite dissimulée, pour avertir toutes ces donzelles trop promptes
à la tendresse de ne se pas fier à chaque belle promesse de tous ces
garçons amoureux.»]
[Note 43: Dans les sonnets cités tout à l'heure, la violette est ainsi
commentée: «La violette est pour la fidélité, qui demeurera toujours en
moi; et j'espère que vous, de même, vous ne la laisserez pas s'échapper
de votre coeur.» Mais ici, ce qu'il faut noter, n'est-ce pas plutôt le
dernier trait si touchant et si triste d'Ophélia qui croit les violettes
flétries par la mort de son père? Après ce cliquetis rapide d'allusions,
quand ce babil à double entente va fatiguer, quand Shakspeare a fini de
nous peindre la folle et veut nous rendre la fille, un mot jaillit, ou
pour mieux, dire une larme de pure poésie, une seule, et c'est assez,
car la sobriété même et la grâce des Grecs les plus délicats ne sont
point étrangères à cet impétueux génie du Nord. Bion avait dit, comme
Shakspeare, dans l'élégie sur la mort d'Adonis: «Et toutes avec lui,
quand il mourut, toutes les fleurs aussi se fanèrent.»]
LAERTES.--Mélancolie et abattement, désespoir, enfer même, tout en elle
tourne en charme et en grâce.
OPHÉLIA.--_(Elle chante_.)
Et ne reviendra-t-il pas? et ne reviendra-t-il pas? Non, non, il est
mort! Va à ton lit de mort! Il ne reviendra jamais. Sa barbe était
blanche comme la neige, sa tête toute blonde comme le lin; il est parti,
il est parti, et nous gémissons en vain. Dieu fasse miséricorde à son
âme!...
Et à toutes les âmes chrétiennes!... Je prie Dieu... Dieu soit avec
vous!
(Elle sort.)
LAERTES.--Voyez-vous ceci, ô Dieu!
LE ROI.--Laërtes, je dois converser avec votre douleur, ou vous me
refuseriez un droit qui m'appartient. Retirons-nous seulement. Faites
choix de qui vous voudrez parmi vos plus sages amis; ils entendront et
jugeront entre vous et moi. Si, par action directe ou collatérale,
ils nous trouvent compromis, nous vous livrons notre royaume, notre
couronne, notre vie et tout ce que nous disons nôtre, pour vous faire
satisfaction. Mais, s'il n'en est rien, résignez-vous à nous prêter
votre patience, et nous travaillerons en commun avec votre âme pour lui
donner les contentements qui lui sont dus.
LAERTES.--Qu'il en soit donc ainsi. Le genre de sa mort, son obscur
enterrement, point de trophée, ni d'épée, ni d'écusson sur son cercueil,
point de rite nobiliaire, ni d'appareil officiel, tout cela me crie,
comme une voix qui se ferait entendre de ciel en terre, que je dois en
demander compte.
LE ROI.--Ainsi ferez-vous; et là où est le crime, que la grande hache y
tombe! Je vous prie, venez avec moi.
(Ils sortent.)
SCÈNE VI
Un autre appartement dans le château.
HORATIO ET UN SERVITEUR _entrent_.
HORATIO.--Qui sont les gens qui veulent me parler?
UN SERVITEUR.--Des matelots, monsieur; ils disent qu'ils ont des lettres
pour vous.
HORATIO.--Fais-les entrer. (_Le serviteur sort_.) J'ignore de quelle
partie du monde je puis recevoir un message, si ce n'est du seigneur
Hamlet.
(Les matelots entrent.)
PREMIER MATELOT.--Dieu vous bénisse, monsieur!
HORATIO.--Qu'il te bénisse aussi!
PREMIER MATELOT.--Ainsi fera-t-il, monsieur, si tel est son bon plaisir.
Voici une lettre pour vous, monsieur,--elle vient de l'ambassadeur qui
s'était embarqué pour l'Angleterre,--si votre nom est Horatio, comme je
me le suis laissé dire.
HORATIO, _lisant_.--«Horatio, quand tu auras lu ceci, donne à ces
gens-là quelque moyen d'arriver jusqu'au roi; ils ont des lettres pour
lui. Nous n'avions pas vieilli de deux jours en mer, lorsqu'un pirate,
très-bien équipé en guerre, nous a donné la chasse. Nous trouvant
trop faibles de voiles, nous avons eu recours à un courage forcé. Les
grappins jetés, j'ai monté à l'abordage. Au même instant ils se sont
dégagés de notre vaisseau; ainsi je suis demeuré seul leur prisonnier.
Ils en ont usé avec moi en brigands pleins de miséricorde; mais ils
savaient bien ce qu'ils faisaient: je suis en passe de leur donner du
retour. Que le roi ait les lettres que je lui envoie; et toi, viens me
rejoindre avec autant de hâte que si tu fuyais la mort. J'ai à te dire
à l'oreille des paroles qui te rendront muet; encore seront-elles
bien trop légères pour le calibre de cette affaire. Ces braves gens
t'amèneront là où je suis. Rosencrantz et Guildenstern continuent leur
route vers l'Angleterre; j'ai beaucoup à te dire sur eux. Adieu.
«Celui que tu sais à toi,
«HAMLET.»
Venez, je vous donnerai le moyen de remettre vos lettres: faites au plus
vite, afin que vous puissiez me conduire vers celui qui vous en avait
chargés.
(Ils sortent.)
SCÈNE VII
Un autre appartement dans le château.
LE ROI ET LAERTES _entrent_.
LE ROI.--Maintenant votre conscience doit sceller mon acquittement, et
vous devez me donner place dans votre coeur comme à un ami; car vous
avez entendu,--et d'une oreille qui sait ce qu'elle entend,--comment
celui qui a tué votre noble père en voulait à ma vie.
LAERTES.--Oui, cela apparaît bien. Mais, dites-moi pourquoi vous n'avez
pas fait procéder contre des actes si criminels et d'une si mortelle
nature, comme votre sûreté, votre grandeur, votre sagesse, tout enfin
vous y poussait puissamment.
LE ROI.--Oh! pour deux raisons spéciales qui vous sembleront peut-être
avoir bien peu de nerf, et qui cependant sont fortes pour moi. La reine,
sa mère, ne vit presque que par ses yeux; et, quant à moi (qu'elle soit
mon salut ou mon fléau, n'importe!), elle est si intimement unie à ma
vie et à mon âme, que, comme l'étoile ne peut se mouvoir hors de
sa sphère, moi, je ne vais que par elle. L'autre motif qui ne me
permettrait pas de pousser jusqu'à une enquête publique, c'est le
grand amour que la masse du peuple lui porte. Toutes ses fautes
disparaîtraient plongées dans leur affection qui, semblable à cette
source où le bois tourne à la pierre, changerait ses chaînes en faveurs;
de sorte que mes flèches, faites d'un bois trop léger pour un vent si
fort, seraient revenues à mon arc au lieu d'aller à mon but.
LAERTES.--Ainsi j'ai perdu un noble père! ainsi ma soeur a été jetée
dans un état désespéré! elle, dont le mérite (s'il est permis à la
louange de retourner en arrière), droit et ferme sur le plus haut faîte,
mettait tout notre siècle au défi d'égaler ses perfections! Mais ma
vengeance viendra!
LE ROI.--Ne rompez point pour cela vos sommeils. Il ne faut pas nous
croire faits d'une assez plate et molle matière pour souffrir que le
danger vienne nous secouer par la barbe, et pour regarder cela comme un
passe-temps. Vous en saurez bientôt davantage. J'aimais votre père, nous
nous aimons nous-mêmes, et cela vous apprendra, j'espère, à concevoir
que... (_Un messager entre._) Mais qu'est-ce donc? quelles nouvelles?
LE MESSAGER.--Des lettres, mon seigneur, de la part de Hamlet; celle-ci
pour Votre Majesté, celle-là pour la reine.
LE ROI.--De Hamlet? qui les a apportées?
LE MESSAGER.--Des matelots, à ce qu'on dit, mon seigneur; je ne les ai
pas vus: elles m'ont été remises par Claudio; il les avait reçues de
celui qui les avait apportées.
LE ROI.--Laërtes, vous allez les entendre. Laissez-nous.
(Le messager sort.)
Le roi lit:
«Haut et puissant seigneur,
Vous saurez que j'ai été débarqué nu en votre royaume. Demain je
demanderai la permission d'être admis en votre royale présence, et
alors, après avoir imploré votre pardon pour tout ceci, je vous
raconterai les circonstances de mon si soudain et encore plus étrange
retour.
HAMLET.»
Que signifie ceci? Est-ce que tous les autres sont aussi de retour? ou
bien est-ce quelque tromperie, et n'y a-t-il rien de vrai?
LAERTES.--Reconnaissez-vous la main?
LE ROI.--C'est l'écriture de Hamlet. Nu! et, dans ce post-scriptum, il
ajoute: seul. Pouvez-vous me conseiller?
LAERTES.--Je m'y perds, mon seigneur; mais laissez-le venir. Tout ce que
mon coeur a de malade se réchauffe quand je pense que je vivrai assez
pour lui dire à ses dents: voilà ce que tu as fait!
LE ROI.--S'il en est ainsi, Laërtes... et comment cela pourrait-il être
ainsi?... mais comment cela serait-il autrement?... voulez-vous vous
laisser gouverner par moi?
LAERTES.--Oui, mon seigneur, pourvu que vous ne vouliez pas me
tyranniser jusqu'à me faire faire la paix.
LE ROI.--Non. La paix avec toi-même seulement. S'il est vrai que Hamlet
soit déjà revenu, et, rebuté de son voyage, s'il a dessein de ne point
l'entreprendre à nouveau, je l'engagerai dans une aventure, maintenant
mûrie dans ma pensée, et où il ne pourra si bien faire qu'il n'y
succombe; sa mort ne soulèvera aucun souffle de blâme, mais sa mère
elle-même innocentera l'affaire et l'appellera un accident.
LAERTES.--Mon seigneur, je me laisserai gouverner, et plus volontiers
encore, si vous pouvez arranger vos plans de telle manière que j'en sois
moi-même l'instrument.
LE ROI.---Cela tombe bien. On a beaucoup parlé de vous depuis votre
voyage, et cela en présence de Hamlet, à cause d'un talent où vous
brillez, dit-on; l'ensemble de vos mérites n'a pas tiré de lui autant
d'envie que celui-là seul; et celui-là, pourtant, à mes yeux, est de
l'ordre le moins élevé.
LAERTES.--Quel mérite est-ce donc, mon seigneur?
LE ROI.--Un simple ruban sur la toque de la jeunesse; utile cependant,
car la jeunesse n'est pas moins bienséante, avec la livrée légère et
libre dont elle se revêt, que l'âge mûr sous son deuil et ses fourrures,
convenables à la santé et à la gravité.... Ici se trouvait, il y a deux
mois, un gentilhomme de Normandie; j'ai vu moi-même les Français,
et j'ai servi contre eux; ils montent bien à cheval; mais ce galant
cavalier va en ce genre jusqu'à la sorcellerie; il prenait racine en
selle et obtenait de son cheval des exercices aussi merveilleux que s'il
eût fait corps et double créature avec ce brave animal. Vraiment, il
surpassait de si loin toutes mes idées, que j'avais beau imaginer des
passes et des voltiges, je demeurais au-dessous de ce qu'il faisait.
LAERTES.--C'était un Normand?
LE ROI.--Un Normand.
LAERTES--Sur ma vie, c'est Lamord!
LE ROI.--Lui-même.
LAERTES.--Je le connais bien; il est, en vérité, l'ornement et la perle
de toute sa nation.
LE ROI.--Il a rendu témoignage de vous, et vous donnait rang de passé
maître, pour votre science et votre pratique de l'escrime, et tout
singulièrement pour votre faconde manier la rapière. Il s'écriait que ce
serait un vrai spectacle à voir, si quelqu'un pouvait vous faire votre
partie; il jurait que les escrimeurs de sa nation n'avaient ni botte, ni
parade, ni coup d'oeil, lorsque vous leur teniez tête. Un tel éloge dans
sa bouche, monsieur, empoisonna Hamlet d'une telle jalousie qu'il ne
faisait plus autre chose que de souhaiter et demander votre soudain
retour, pour faire assaut avec vous. D'après cm donc......
LAERTES.--Eh bien! d'après cela, mon seigneur?
LE ROI.--Laërtes, votre père vous était-il cher? ou n'êtes-vous pour
ainsi dire que le portrait d'un chagrin, un visage qui n'a point de
coeur?
LAERTES.--Pourquoi me demandez-vous cela?
LE ROI.--Ce n'est pas que je pense que vous n'ayez pas aimé votre père.
Mais ce que je sais, c'est que le temps fait naître l'amour; et ce que
je vois, dans les épreuves où l'amour passe, c'est que le temps en
modifie l'éclat et l'ardeur. Il y a, au centre même de la flamme de
l'amour, une sorte de mèche ou de lumignon qui finit par l'étouffer.
Rien ne reste fixe en la même excellence, car l'excellence arrive à la
surabondance et meurt de son propre excès. Ce que nous voulons faire,
nous devrions le faire quand nous le voulons; car ce «nous le voulons»
vient à changer et souffre autant de défaillances et de délais qu'il y a
autour de nous de langues, et de mains, et d'accidents; et ce n'est plus
alors qu'un «nous devrions», semblable au soupir d'un mauvais sujet, et
pernicieux parce qu'il soulage.[44] Mais droit dans le vif de la plaie!
Hamlet revient; que sauriez-vous entreprendre pour montrer, en fait
plutôt que par des paroles, que vous êtes fils de votre père?
[Note 44: On croyait très-fermement, au temps de Shakspeare, que les
soupirs usaient la vie. On lit dans les _Discours tragiques_ de Fenton
(1579): «Pourquoi n'arrêtez-vous pas à temps la source de ces brûlants
soupirs qui ont déjà mis votre corps à sec de toutes les humeurs
salubres dont la nature l'avait pourvu pour donner du suc à vos
entrailles et à vos secrets ressorts?» Ailleurs encore, dans _Henri
VI_, Shakspeare a dit «des soupirs qui consument le sang.» Ici, cette
croyance, plus ou moins scientifique, complique bizarrement et termine
par un vrai noeud gordien les observations de moraliste où Shakspeare
vient de se complaire. Ne dirait-on pas d'abord un commentaire sur
Hamlet lui-même, mis par inadvertance dans la bouche du roi, son ennemi?
Ce «je veux» qui, de retards en retards, s'exténue et se réduit à un «je
devrais,» c'est le premier thème. Puis les projets dépensés en paroles
sont comparés aux remords dépensés en regrette; oublions vite Hamlet, il
ne s'agit plus d'un contemplateur qui rêve au lieu d'agir: il s'agit
du mauvais sujet qui soupire au lieu de se corriger, s'enfonçant et se
perdant d'autant plus en ses fautes qu'il vient, en les condamnant un
instant, de se mettre mieux à l'aise envers sa conscience. Est-ce tout?
Non; encore un soubresaut d'imagination! Aussi vite que la pensée de
Shakspeare a couru de l'irrésolution dans la vie pratique à la mollesse
dans la vie morale, aussi vite passe-t-elle maintenant à un fait de
la vie physique, à une doctrine des médecins d'alors, au soulagement
pernicieux des soupirs qui ne dégonflent le coeur qu'en appauvrissant le
sang. Il y a là, en un vers et demi, deux comparaisons si brusquement
lancées que l'esprit du lecteur, étourdi et comme étranglé parce double
coup de lazzo, s'arrête et chancelle.]
LAERTES.--Je lui couperais la gorge dans l'église même.
LE ROI.--Aucun lieu, à vrai dire, ne devrait être un sanctuaire pour
le meurtre. La vengeance ne devrait pas avoir de bornes. Mais, brave
Laërtes, voulez-vous faire ceci? Tenez-vous enfermé dans votre chambre.
Hamlet revenu apprendra que vous êtes aussi de retour; nous mettrons en
avant des gens qui vanteront votre talent et donneront un nouveau lustre
à la réputation que ce Français vous a faite; nous vous amènerons l'un
en face de l'autre, et il y aura des paris établis sur vos têtes.
Lui qui est distrait, fort généreux, innocent de tout artifice, il
n'examinera pas les fleurets. De sorte que vous pourrez sans peine, ou
avec un peu de ruse, choisir une épée non émoussée, et, par un coup de
secrète adresse, lui payer tout pour votre père.
LAERTES.--C'est ce que je ferai; et, dans ce dessein, je veux oindre mon
épée. J'ai acheté d'un charlatan un onguent si meurtrier, que vous avez
seulement à y plonger votre couteau, et s'il vient ensuite à tirer une
goutte de sang, il n'est au monde cataplasme si rare, fût-il composé de
tous les simples qui ont le plus de vertu sous les rayons de la
lune, qui puisse sauver de la mort un être que vous auriez seulement
égratigné. Ma pointe sera touchée de cette peste, afin que, si je pique
légèrement, ce soit la mort.
LE ROI.--Pensons encore çà ceci, pesons bien quels agencements de temps
et de moyens peuvent convenir à notre plan. Si ceci échouait, si une
exécution manquée devait laisser voir notre dessein, il vaudrait mieux
ne l'avoir point essayé. Notre projet doit donc avoir une arrière-garde,
un second qui tienne encore, si celui-ci se brise à l'épreuve.
Doucement... voyons un peu... nous ferons un pari solennel sur le
savoir-faire de chacun de vous...... j'y suis.....Lorsque, par votre
assaut, vous serez échauffés et altérés (poussez les bottes plus
violemment pour qu'il en soit ainsi), et lorsqu'il demandera à boire, je
lui aurai préparé une coupe à cet effet; et si, par hasard, il a échappé
à votre fer empoisonné, qu'il la goûte seulement, nos efforts pourront
s'en tenir là! Mais arrêtez; quel est ce bruit? (_La reine entre_.)
Qu'est-ce donc, ma chère reine?
LA REINE.--Toujours, sur les talons d'un malheur, marche un autre
malheur, tant ils se suivent de près!... Votre soeur est noyée, Laërtes.
LAERTES.--Noyée! Oh! où donc?
LA REINE,--Il y a, au bord du ruisseau, un saule qui réfléchit son
feuillage blanchâtre dans le miroir du courant; elle était là, faisant
de fantasques guirlandes de renoncules, d'orties, de marguerites, et de
ces longues fleurs pourpres que nos bergers licencieux nomment d'un nom
plus grossier, mais que nos chastes vierges appellent des doigts de
morts. Et là, comme elle grimpait pour attacher aux rameaux pendants sa
couronne d'herbes sauvages, une branche ennemie se rompit; alors ses
humbles trophées, et elle-même avec eux, tombèrent dans le ruisseau qui
pleurait. Ses vêtements s'enflent et s'étalent; telle qu'une fée des
eaux, ils la soutiennent un moment à la surface; pendant ce temps elle
chantait, des lambeaux de vieilles ballades, comme désintéressée de sa
propre détresse, ou comme une créature née et douée pour cet élément.
Mais cela ne pouvait durer longtemps; si bien qu'enfin, la pauvre
malheureuse! ses vêtements, lourds de l'eau qu'ils buvaient, l'ont
entraînée de ses douces chansons à une fangeuse mort.
LAERTES.--Hélas! elle est donc noyée!
LA REINE.--Noyée! noyée!
LAERTES.--Tu n'as déjà que trop d'eau, pauvre Ophélia; aussi je retiens
mes larmes. Mais non; c'est notre train courant, la nature conserve ses
coutumes, la honte a beau dire ce qui lui plait. Que ces larmes partent,
et c'en est fait de la femme en moi...[45] Adieu, mon seigneur! Je me
sens des paroles de flamme qui éclateraient volontiers, n'était que
cette folie les noie.
(Il sort.)
LE ROI.--Suivons-le, Gertrude. Combien j'ai eu à faire pour calmer sa
rage! maintenant je crains que ceci ne lui donne un nouvel élan. Ainsi
donc, suivons-le.
(Ils sortent.)
[Note 45: Ainsi dans _Henri V_, acte IV, scène vi: «Mais toute ma mère
me monta aux yeux et me livra en proie aux larmes.»]
FIN DU QUATRIÈME ACTE.
ACTE CINQUIÈME
SCÈNE I
Un cimetière.
DEUX PAYSANS _entrent avec leurs bêches, etc_.
PREMIER PAYSAN.--Doit-elle être enterrée en terre chrétienne, celle qui
volontairement est allée chercher son salut?
SECOND PAYSAN.--Je te dis que oui; creuse donc sa fosse tout de suite.
Le coroner a tenu séance sur elle et a conclu à la sépulture chrétienne.
PREMIER PAYSAN.--Comment cela se peut-il, à moins qu'elle ne se soit
noyée en un cas de légitime défense?
SECOND PAYSAN.--Eh bien! c'est ce qu'on a reconnu.
PREMIER PAYSAN.--Non, cela doit être un cas de personnelle offense; cela
ne peut être autrement. Car voici où gît la question: si je me noie
volontairement, cela constitue un acte; or un acte se divise en trois
branches, qui sont: agir, faire et accomplir. _Ergo_, elle s'est noyée
volontairement.
SECOND PAYSAN.--Bien! mais écoutez-moi, bonhomme de fossoyeur.
PREMIER PAYSAN.--Permettez. Ici passe l'eau; bien. Là se tient l'homme;
bien. Si l'homme va à l'eau et se noie,--qu'il le veuille ou non,--c'est
parce qu'il y va qu'il se noie; remarquez bien ceci. Mais si l'eau vient
à lui et le noie, il ne se noie point lui-même: _ergo_, celui qui n'est
point coupable de sa propre mort n'a point abrégé sa propre vie.[46]
[Note 46: Shakspeare ici tourne en ridicule les subtilités de la logique
judiciaire de son temps. On trouve dans les _Commentaires_ de Plowden
un procès qui semble lui avoir servi de thème. Sir James Haie s'étant
suicidé en se noyant dans une rivière, il s'agissait de décider si un
bail dont il jouissait devait continuer à courir au profit de sa veuve,
ou bien, à cause du suicide, passer au profit de la Couronne; et le
sergent Walsh raisonnait ainsi--«L'action consiste en trois parties:
la première partie est la conception, qui est l'acte de l'esprit se
repliant et méditant pour savoir s'il convient ou s'il ne convient pas
de se noyer et quelles sont les façons de le faire; la seconde partie
est la résolution qui est l'acte de l'esprit se déterminant à se
détruire et à le faire, spécialement de telle ou telle façon; la
troisième partie est l'accomplissement, qui est l'exécution de ce que
l'esprit s'est déterminé à faire. Et cet accomplissement consiste,
encore en deux parties, qui sont le commencement et la fin: le
commencement est la perpétration de l'acte qui cause la mort, et la fin
est la mort, qui est seulement une conséquence de l'acte, etc., etc.»
Voyez encore si les juges Weston, Anthony Brown et lord Dyer ne se
montrèrent pas eux-mêmes, dans leurs considérants, aussi puérilement
pointilleux que le sergent Walsh ou le paysan de Shakspeare: «Sir James
Haie est mort,» dirent-ils, «et comment en vint-il à mourir? par noyade,
peut-on répondre. Et qui est-ce qui l'a noyé? Sir James Haie. Et quand
l'a-t-il noyé? De son vivant. De sorte que sir James Haie étant en vie
a causé le décès de sir James Haie, et l'acte du vivant fut la mort
du défunt. La raison veut, par conséquent, que l'on punisse de cette
offense le vivant qui l'a commise, et non le mort, etc., etc.» En
vérité, Shakspeare n'a pas exagéré.]
SECOND PAYSAN.--Mais est-ce la loi?
PREMIER PAYSAN.--Oui, pardieu! c'est la loi, la loi touchant l'enquête
du coroner.
SECOND PAYSAN.--Voulez-vous savoir la vérité là-dessus? Si ce n'avait
point été une demoiselle noble, elle aurait été enterrée en dehors de la
terre sainte.
PREMIER PAYSAN.--Pour çà, c'est bien parlé; et de plus c'est une pitié
que les grands personnages, en ce monde, soient en passe de se noyer et
de se pendre plus que leurs frères en Jésus-Christ. Allons, ma bêche;
il n'y a point de plus anciens gentilshommes que les jardiniers, les
terrassiers et les fossoyeurs: ils continuent la profession d'Adam.
SECOND PAYSAN.--Était-il gentilhomme?
PREMIER PAYSAN.--Il est le premier qui ait jamais porté de sable et de
vair.
SECOND PAYSAN.--Bah! il n'avait aucun blason.
PREMIER PAYSAN.--Quoi? es-tu donc un païen? comment entends-tu
l'Écriture? L'Écriture dit: «Adam cultiva;» et comment aurait-il cultivé
sans porter du sable et du vert[47]? Mais je te proposerai une autre
question; si tu ne me réponds point juste, confesse-toi...
[Note 47: Dans le texte, le jeu de mots roule sur le double sens de
_arms_, qui signifie tantôt _bras_, tantôt _armes_ ou _blason_. «Adam
avait un blason, car il n'aurait pu cultiver sans bras;» tel est,
littéralement, le sophisme facétieux du fossoyeur. Nous avons cherché
un équivalent qui eût trait aussi au blason. _Vair_, dans le langage
héraldique, est le nom des fourrures, comme _sable_ est synonyme de
_noir_. Dans le même langage, porter d'une couleur signifie: avoir des
armes de la couleur indiquée. Le jeu de mots admis dans la traduction
ne vaut rien: mais nous ne demandons même pas qu'on nous en pardonne
la pauvreté; sans finesse et sans orthographe, il ne va que mieux au
personnage et au sinistre effet de toute cette gaieté vulgaire que
Shakspeare a mise en scène dans un lieu si solennel. Tous les détails de
ce dialogue sont d'ailleurs autant de traits satiriques que Shakspeare
lance contre les ridicules de son temps, contre ceux de la science
héraldique après ceux de la logique judiciaire. Malgré le très-ancien
distique populaire qui avait dit:
Adam poussait sa bêche, Ève tournait son fil,
Le gentilhomme, alors, où donc se trouvait-il?
Les archéologues de la noblesse anglaise professaient, au XVIe siècle,
dans tous leurs traités sur le blason, tantôt qu'Abel avait été le
premier gentilhomme, tantôt que Caïn était devenu un vilain sous le coup
de la colère divine et Seth un gentilhomme par la bénédiction de ses
parents. Les plus modérés ne faisaient remonter qu'à Jésus-Christ
l'origine de l'aristocratie et donnaient pour armoiries à Notre-Seigneur
les instruments de sa Passion, comme en font foi les figures et les
devises imprimées sur quelques vieilles reliures de livres pieux.
D'autres encore enseignaient que le fer même de la bêche d'Adam était le
type des écussons triangulaires et que l'écusson en forme de losange,
habituellement consacré aux armoiries féminines, imitait le fuseau
d'Ève.]