SECOND PAYSAN.--Va!
PREMIER PAYSAN.--Quel est celui qui bâtit plus solidement que le maçon,
le charpentier et l'ouvrier de marine?
SECOND PAYSAN.--Le faiseur de potences; car sa bâtisse survit à mille de
ceux qui viennent s'y loger.
PREMIER PAYSAN.--Par ma foi, j'aime ta répartie: la potence fait bien
là. Mais comment fait-elle bien? Elle fait bien pour ceux qui font mal.
Et toi, tu fais mal de dire qu'une potence est bâtie plus solidement
qu'une église. _Ergo_, la potence ferait bien pour toi. Recommence,
allons.
SECOND PAYSAN.--Qui est-ce qui bâtit plus solidement que le maçon, et
l'ouvrier de marine, et le charpentier?
PREMIER PAYSAN.--Oui, dis-moi cela et dételle ensuite.
SECOND PAYSAN.--Pardieu, oui, maintenant je peux le dire.
PREMIER PAYSAN.--Allons!
SECOND PAYSAN.--Par la sainte messe! je ne puis point le dire.
(Hamlet et Horatio entrent et restent à quelque distance.)
PREMIER PAYSAN.--Ne te romps point la cervelle davantage à propos de
cela, car ton fainéant d'âne ne corrigera point son allure pour avoir
été battu; et quand on te posera cette question une autre fois, réponds:
le fossoyeur. Les maisons qu'il fait durent jusqu'au jugement dernier.
Allons, va-t'en chez Vaughan, et apporte-moi un pot de liqueur.
(Le second paysan sort. Le premier paysan se met à bêcher en chantant.)
Dans ma jeunesse, quand j'aimais, quand j'aimais, il me semblait
que c'était très-doux, pour abréger... hop!... le temps. Quant à...
holà!... mes convenances... hop!... il me semblait que rien ne
m'allait plus[48].
[Note 48: Les trois stances que le fossoyeur chante, en les coupant
par une exclamation à chaque effort qu'il fait pour bêcher, sont des
fragments d'une romance écrite par lord Vaux. La première stance est,
dans le texte de Shakspeare, absolument informe et décousue. Quiconque
a entendu un paysan chanter une chanson des villes, sait bien à quel
point, en passant de bouche en bouche, les mots se brouillent et le sens
se perd. Voici la traduction complète de la romance même de lord Vaux:
_L'Amoureux vieilli renonce à l'amour._
«Je romps avec ce que j'aimais, avec ce qui me paraissait doux en
mes jours de jeunesse; le temps me rappelle à d'autres convenances;
ces choses-là, je le vois, ne me vont plus. Mes souplesses
m'abandonnent, mes fantaisies se sont toutes envolées, et sous les
traces du temps ma tête commence à être mêlée de cheveux gris. L'âge
à pas furtifs est venu me déchirer de sa griffe, et la vie souple
au loin s'évade, comme si elle n'avait jamais été. Ma muse ne me
réjouit plus ainsi qu'autrefois; ma main et ma plume ne sont
plus d'accord ainsi que jadis. La raison me refuse toute chanson
insouciante et légère, et jour après jour elle me crie: «Laisse là
ces hochets avant qu'il soit trop tard!» Les rides sur mon front,
les sillons sur mon visage disent: «La vieillesse boiteuse veut
habiter ici, il faut que la jeunesse lui fasse place.» Je vois
galoper vers moi l'avant-coureur de la mort; la toux, le froid, la
pénible haleine m'engagent à faire préparer une pioche et une bêche,
et un drap pour me couvrir, une maison d'argile qui soit bien faite
pour un hôte tel que moi. Il me semble que j'entends le bedeau
sonner le glas funèbre; il m'invite à laisser là mes déplorables
oeuvres avant que la Nature m'y contraigne. O mes serviteurs! tissez
pour moi ce tissu dont la jeunesse rit et ricane, le linceul pour
moi qui serai tout de suite aussi oublié que si je n'étais jamais
né! Il faut donc que je renonce à la jeunesse dont j'ai si longtemps
arboré les couleurs! Je passe la joyeuse coupe à ceux qui peuvent
la porter mieux. Tenez: voyez cette tête chauve, dont la nudité
m'apprend que l'âge toujours courbé m'arrachera ce que semaient les
jeunes années. C'est la Beauté, avec toute sa troupe, qui a forgé
mes soucis aigus et qui me fait déjà m'échouer en cette terre
d'où j'ai été tiré au premier jour. O vous qui restez en deçà!
n'entretenez point une autre croyance: vous êtes, par naissance,
pétris d'argile, et vous vous évanouirez en poussière aussi.»
]
HAMLET.--Est-ce que ce gaillard-là n'a aucun sentiment de son métier? Il
chante en creusant un tombeau!
HORATIO.--L'habitude a engendré en lui une faculté d'insouciance.
HAMLET.--C'est cela même; la main qui fait peu de service a le tact plus
délicat.
PREMIER PAYSAN.--Mais l'âge, à pas furtifs, est venu me déchirer de sa
griffe et m'a fait échouer en terre comme si je n'avais jamais été.
(Il ramasse un crâne et le jette.)
HAMLET.--Ce crâne avait une langue autrefois et pouvait chanter. Comme
ce maraud le fait rouler par terre! Ferait-il autrement si c'était la
mâchoire de Caïn, qui commit le premier meurtre?... C'est peut-être
la caboche d'un politique que cet âne-là traite maintenant du haut en
bas... quelqu'un qui aurait circonvenu Dieu lui-même..... n'est-ce pas
bien possible?
HORATIO.--C'est bien possible, mon seigneur.
HAMLET.--Ou d'un courtisan, qui savait dire: «Bonjour, mon gracieux
seigneur; comment te portes-tu, mon excellent seigneur?» C'est peut-être
monseigneur un tel, qui vantait le cheval de monseigneur un tel, quand
il avait dessein de le lui demander[49]. N'est-ce pas bien possible?
[Note 49: Shakspeare a mis cela en scène dans _Timon d'Athènes_, acte I,
scène II. Timon, qui n'est pas encore misanthrope, n'ayant pas encore
éprouvé l'ingratitude de ses amis, leur donne un banquet somptueux
et leur fait à tous des présents; un d'entre eux se récrie sur sa
générosité, alors Timon lui dit: «Je me souviens maintenant, mon cher
seigneur, que l'autre jour vous avez parlé en bons termes d'un cheval
bai que je montais. Il est à vous puisqu'il vous a plu.»]
HORATIO.--Oui, mon seigneur.
HAMLET.--N'est-ce pas? c'est cela même. Et maintenant le voilà marié à
milady Vermine, décharné, et bien cogné à la mâchoire par la bêche d'un
sacristain. Il y a là une belle révolution, si seulement nous avions le
bon esprit d'y regarder! Ces os ont-ils coûté si peu à fabriquer qu'ils
doivent servir à jouer aux quilles? Les miens me font mal quand je songe
à cela.
PREMIER PAYSAN.--Une pioche et une bêche, et une bêche, et un drap pour
se couvrir... holà!... et un trou d'argile à faire... cela convient à un
tel hôte.
(Il jette encore un crâne.)
HAMLET.--En voici un autre; pourquoi ne serait-ce pas le crâne d'un
légiste? Où sont ses équivoques maintenant, ses _distinguo_, ses points
de fait, ses points de droit et tous ses tours? Pourquoi souffre-t-il
que ce maraud brutal lui cogne maintenant la tête avec une pelle
crottée? Et pourquoi ne lui intente-t-il pas son action pour coups,
sévices et injures graves? Hum! ce monsieur-là était peut-être en
son temps un grand acheteur de terres, avec ses hypothèques,
ses reconnaissances, ses redevances, ses doubles garanties, ses
recouvrements! Est-ce donc là la redevance finale de toutes ses fines
redevances, et le recouvrement de tous ses recouvrements, que d'avoir sa
fine caboche pleine de fine boue? Est-ce que ses garanties, les doubles
comme les simples, ne lui garantiront de tous ses achats rien de plus
qu'un espace long et large comme deux rôles d'écritures? A eux seuls,
les titres de transmission de ses propriétés tiendraient difficilement
dans cette boîte; et faut-il donc que le propriétaire lui-même n'en ait
pas davantage? Hein?
HORATIO.--Pas un pouce de plus.
HAMLET.--Le parchemin n'est-il pas fait de peau de mouton?
HORATIO,--Oui, mon seigneur; et aussi de peau de veau.
HAMLET.--Ceux-là sont des veaux et des moutons qui cherchent là leur
assurance... Je veux parler à ce camarade. Dites-moi, l'homme! de qui
est-ce la fosse?
PREMIER PAYSAN.--C'est la mienne, monsieur. Holà!... Et un trou
d'argile à faire... cela convient à un tel hôte.
HAMLET.--En vérité, oui, je crois qu'elle est à toi, car tu y fais des
tiennes, en voulant me mettre dedans.
PREMIER PAYSAN.--Là-dessus, monsieur, c'est bien plutôt vous qui voulez
me mettre dedans; mais vous n'y êtes point, et ça prouve bien qu'elle
n'est point à vous. Quant à vous mettre dedans, pour ma part, je n'y
travaille point. Et pourtant, c'est ma fosse.
HAMLET.--Si fait, tu travailles à me mettre dedans, puisque tu y
travailles, à cette fosse, et puisque tu dis qu'elle est à toi; tu sais
bien qu'elle est faite pour tenir le mort, et non pour saisir le vif.
Voilà comment tu veux me mettre dedans.
PREMIER PAYSAN.--Ce qui est vif, monsieur, c'est de vouloir me mettre
dedans. Mais ces vivacités-là pourront bien rebrousser chemin de vous à
moi[50].
[Note 50: Il y a dans ce passage une joute de quiproquos volontaires
dont la traduction ne saurait être aussi brève que le texte. Dans
le texte ils roulent sur l'absolue ressemblance du verbe _to lie_,
_mentir_, et de l'autre verbe _to lie_, _être couché_, _enterré_,
_situé_, _etc_. Ils roulent aussi sur le double sens de _quick_, qui,
dans le langage usuel, signifie _vif_, _prompt_, _impétueux_, et
dans une acception spéciale _vivant_, quand on dit _the quick_, par
opposition à _the dead_, comme en français _le vif_, dans quelques
termes de la langue juridique. Mais tel est l'imbroglio de ces
subtilités qu'on courrait grand risque, en les commentant, de les
emmêler au lieu de les dénouer; les équivalents de la traduction
suffiront à eux seuls si le lecteur, dans son esprit, voit bien la
scène, s'il voit bien le fossoyeur dans sa fosse, le paysan narquois et
lent qui bavarde entre deux coups de pioche, tient tête au gentilhomme
et veut avoir le dernier.]
HAMLET.--Pour quel homme est-ce que tu la creuses?
PREMIER PAYSAN.--Ce n'est point pour un homme, monsieur.
HAMLET.--Pour quelle femme donc?
PREMIER PAYSAN.--Ni pour une femme non plus.
HAMLET.--Qui donc doit être enterré là?
PREMIER PAYSAN.--Quelqu'un qui fut une femme, monsieur; mais paix soit à
son âme! elle est morte.
HAMLET.--Comme ce drôle-là est rigoureux! Il faut lui parler selon les
règles, ou les équivoques nous mettront à mal. Par le seigneur Dieu,
Horatio, depuis trois ans je remarque ceci: notre siècle est devenu si
pointilleux, que le paysan, du bout de son pied, serre d'assez près les
talons du courtisan pour lui écorcher ses engelures.... Depuis combien
de temps es-tu fossoyeur?
PREMIER PAYSAN.--De tous les jours de l'année je pris, pour commencer le
métier, celui où notre feu roi Hamlet battit Fortinbras.
HAMLET.--Combien y a-t-il de cela?
PREMIER PAYSAN.--Ne sauriez-vous point le dire? Il n'est si nigaud qui
ne le sache. C'est le jour même où naquit le jeune Hamlet, celui qui est
fou, et qu'on a envoyé en Angleterre.
HAMLET.--Ah! vraiment? et pourquoi l'a-t-on envoyé en Angleterre?
PREMIER PAYSAN.--Mais, parce qu'il était fou. Il retrouvera l'esprit
là-bas. Ou bien, s'il ne l'y retrouve point, ce ne sera que petit
dommage dans ce pays-là.
HAMLET.--Pourquoi?
PREMIER PAYSAN.--Cela ne se verra aucunement en lui: les hommes, là-bas,
sont tous aussi fous que lui.
HAMLET.--Comment est-il devenu fou?
PREMIER PAYSAN.--Fort étrangement, dit-on.
HAMLET.--Étrangement? et comment?
PREMIER, PAYSAN--C'est, par ma foi, en perdant l'esprit.
HAMLET.--Et sur quel point?
PREMIER PAYSAN.--Sur un point de ce territoire, en Danemark. Moi, j'y
suis sacristain depuis trente ans, tant jeune que vieux.
HAMLET.--Combien de temps un homme reste-t-il en terre avant de pourrir?
PREMIER PAYSAN.--Ma foi! s'il n'est pas pourri avant de mourir (comme
nous en voyons parle temps qui court, et beaucoup! de ces cadavres
véroles qui peuvent à peine supporter l'enterrement), il vous durera
quelque huit ans... ou neuf ans...; un tanneur vous durera neuf ans.
HAMLET.--Pourquoi lui plus qu'un autre?
PREMIER PAYSAN.--Ah! voilà, monsieur! Son cuir est si bien tanné par le
fait de son métier, qu'il peut tenir contre l'eau pendant longtemps; et
c'est l'eau qui vous est un rude démolisseur de tous vos corps morts de
fils de catins!--Tenez, voici un crâne qui vous est resté déjà en terre
vingt-trois ans.
HAMLET.--De qui était-ce le crâne?
PREMIER PAYSAN.--Ah! le fils de catin, quel triple fou c'était! Qui
pensez-vous que ce fût?
HAMLET.--En vérité, je n'en sais rien!
PREMIER PAYSAN.--La peste soit de lui, ce gredin de fou! il me versa une
fois sur la tête un flacon de vin du Rhin. Ce même crâne-là, monsieur!
ce même crâne-là, monsieur, était le crâne d'Yorick, le bouffon du roi.
HAMLET.--Celui-là?
PREMIER PAYSAN.--Oui-da, cette chose-là.
HAMLET.--Laisse-moi voir. (_Il prend le crâne_.) Hélas! pauvre
Yorick.... Je l'ai connu, Horatio, c'était un garçon d'une verve
infinie, d'une fantaisie tout à fait rare. Il m'a porté sur son dos un
millier de fois; et maintenant, comme mon imagination y répugne! Cela me
soulève le coeur. Là étaient attachées ces lèvres que j'ai baisées je
ne sais combien de fois! Où sont vos moqueries, maintenant? vos
folâtreries? vos chansons? vos éclats de gaieté qui avaient coutume
de faire tonner les rires de toute la table? Et rien de tout cela,
maintenant, rien pour vous moquer de votre propre grimace? quoi! bouche
béante, décidément? Allez-vous-en maintenant dans la chambre de Madame,
et dites à Sa Seigneurie qu'elle aura beau se peindre jusqu'à en avoir
un pouce d'épaisseur, voilà la figure à laquelle il faudra qu'elle en
vienne! Faites-la rire à ce propos.[51]--Je te prie, Horatio, dis-moi
une chose.
[Note 51: Shakspeare, en mettant ces dernières paroles dans la bouche de
Hamlet, pensait probablement à quelque gravure, à quelque tableau qui
l'avait frappé. L'art chrétien s'est longtemps complu à figurer sous
mille formes, avec une rude et religieuse ironie, ce même spectacle de
la Mort venant avertir les vivants au milieu de leurs plaisirs, d'où
l'art païen tirait, avec tant de gracieuse et molle tristesse, une
invitation à jouir vite du monde et de ses biens. _Vive nemor lethi_,
dit la Volupté, dans Perse; et dans ce petit chef-d'oeuvre attribué à
Virgile et digne de lui, aux derniers vers de l'_Hôtesse syrienne_:
Pone merum et talos; pereant qui crastina curant!
Mors vellens aurem: vivite, ait, venio.
Entre ces images de la poésie antique et celles de la poésie
shakspearienne, on sent que toute la Danse Macabre a passé. La scène que
décrit Hamlet n'est-elle pas cette gravure de Goltzius, où la Vanité est
figurée par une dame, assise à sa toilette et entourée de ses bijoux,
surprise par l'apparition de la Mort, ou ce tableau dont parle
l'inventaire du mobilier d'Henri VIII à Westminster, qui représentait
une femme jouant du luth, tandis qu'un vieillard lui tend d'une main un
miroir et de l'autre un crâne?]
HORATIO.--Qu'est-ce, mon seigneur?
HAMLET.--Penses-tu qu'Alexandre fit cette figure-là sous terre?
HORATIO.--Oui, certes.
HAMLET.--Et qu'il eût cette odeur-là? pouah!
(Il jette le crâne.)
HORATIO.--Oui, certes, mon seigneur.
HAMLET.--A quels vils emplois nous pouvons revenir, Horatio! Pourquoi
l'imagination ne pourrait-elle pas dépister la noble poussière
d'Alexandre jusqu'à la trouver bouchant la bonde d'une barrique?
HORATIO.--Ce serait considérer les choses avec trop de recherche que de
les considérer ainsi.
HAMLET.--Non, ma foi, je n'en rabats point un _iota_; on peut le suivre
jusque-là assez simplement, et il y a de la vraisemblance à mener le
raisonnement comme ceci: Alexandre mourut, Alexandre fut enterré,
Alexandre retourna en poussière; la poussière est de la terre; avec de
la terre nous faisons du ciment; et pourquoi donc, de ce ciment en quoi
il a été converti, n'aurait-on point pu boucher une barrique de bière?
L'auguste César, mort, et changé en argile, pourrait boucher un trou
et arrêter le vent. Oh! dire que cette poussière qui tenait le monde
en'arrêt était destinée à rapiécer un mur et à repousser le souffle de
l'hiver! Mais doucement! doucement! retirons-nous: voici venir le roi.
(Entrent les prêtres en procession. Viennent ensuite le corps d'Ophélia,
Laërtes et des pleureuses; puis le roi, la reine et leur suite.)
La reine, les courtisans! qui est-ce qu'ils suivent? Et comme ces rites
sont mutilés! Cela indique que le cadavre auquel ils font cortège a,
d'une main désespérée, attenté à sa propre vie. C'était une personne de
quelque marque. Cachons-nous un moment et observons.
(Il se retire avec Horatio.)
LAERTES.--Quelle autre cérémonie?...
HAMLET.--C'est Laërtes, un fort noble jeune homme: écoutons.
LAERTES.--Quelle autre cérémonie?...
PREMIER PRÊTRE.--Ses obsèques ont été poussées aussi loin que nous en
avons mission. Sa mort prêtait au doute, et sans cette haute volonté
qui l'emporte sur l'ordre établi, elle eût été logée dans une terre non
bénite jusqu'à la trompette du dernier jugement. Au lieu de charitables
prières, on eût jeté sur elle des tessons, des pierres et des cailloux;
mais on lui a accordé ses couronnes de jeune fille, ses jonchées de
fleurs virginales, et l'accompagnement des cloches et des funérailles.
LAERTES.--Ne doit-on rien faire de plus?
PREMIER PRÊTRE.--Non, rien de plus; ce serait profaner l'office des
morts que de chanter pour elle le _Requiem_ et ce repos réservé aux âmes
qui partent en paix.
LAERTES.--Placez-la dans la terre, et puissent de sa chair belle et sans
tache mille violettes naître ici![52] Je te dis ceci, prêtre brutal:
ma soeur sera un ange protecteur, quand tu seras, toi, tombé là-bas en
hurlant!
[Note 52: De même Perse, Sat. 1, v. 39:
Nunc non e tumulo fortunataqne faville
Nascentur victae?]
HAMLET.--Quoi? la belle Ophélia!
LA REINE, _répandant des fleurs_.--Les plus douces à la plus douce!
Adieu! J'avais espéré que tu serais la femme de mon Hamlet; je pensais,
douce fille, à parer de ces fleurs ton lit nuptial, et non à en joncher
ton tombeau.
LAERTES.--Oh! qu'une triple peine tombe trois fois dix fois sur cette
tête maudite dont l'action méchante t'a privée de ta très-délicate
raison! Tenez pour un moment cette terre encore écartée, jusqu'à ce-que
je l'aie saisie une dernière fois dans mes bras. (_Il s'élance dans la
fosse_.) Et maintenant entassez votre poussière sur le vivant et sur le
mort, jusqu'à ce que vous ayez fait de cette plaine une montagne qui
dépasse le vieux Pêlion ou le front céleste de l'Olympe bleu!
HAMLET, _avançant_.--Quel est l'homme dont la douleur comporte une
pareille hauteur d'accent, et dont les plaintes vont, comme une
conjuration magique, atteindre les astres errants et les arrêter, tels
que des auditeurs frappés d'une mortelle surprise? Je suis cet homme,
moi, Hamlet le Danois!
(Il s'élance dans la fosse.)
LAERTES, _le saisissant_.--Que le démon prenne ton âme!
HAMLET.--Tu ne pries pas bien. Allons, ôte tes doigts de ma gorge; car
bien que je ne sois ni bilieux ni brusque, j'ai cependant au-dedans de
moi quelque chose de dangereux et que devra redouter ta prudence. Écarte
ta main.
LE ROI.--Séparez-les.
LA REINE.--Hamlet! Hamlet!
TOUS.--Messieurs!
HORATIO.--Mon bon seigneur, calmez-vous.
(On les sépare et ils sortent de la fosse.)
HAMLET.--Or çà, je combattrai avec lui pour cette cause, jusqu'à ce que
mes paupières refusent de se mouvoir.
LA REINE.--O mon fils, pour quelle cause?
HAMLET.--J'aimais Ophélia. Quarante mille frères ne pourraient pas, avec
toute leur somme d'amour, monter au même total que moi... Que veux-tu
faire pour elle?
LE ROI.--O Laërtes, il est fou.
LA REINE.--Pour l'amour de Dieu, laissez-le!
HAMLET.--Morbleu! montre-moi ce que tu veux faire. Veux-tu pleurer?
veux-tu combattre? veux-tu t'affamer? veux-tu te mettre en-pièces?
veux-tu t'abreuver de vinaigre?[53] veux-tu manger un crocodile?... Je
ferai tout cela... Ne viens-tu ici que pour gémir? pour me braver en
t'élançant dans son tombeau? Fais-toi enterrer vivant avec elle; j'en
ferai autant. Et puisque tu bavardes à propos de montagnes, qu'on jette
sur nous des millions d'arpents de terre, jusqu'à ce que notre sol aille
aux sphères brûlantes heurter et roussir sa tête et fasse ressembler le
mont Ossa à une verrue!... Sur mon honneur! si tu déclames, je crierai
aussi bien que toi.
[Note 53: Les galants, au temps de Shakspeare, avaient pour mode de
prouver leur passion à leurs maîtresses par les plus extravagantes
épreuves; une des moins folles, mais non la moins sotte, consistait à
avaler quelque breuvage déplaisant. Il est donc inutile de supposer,
comme quelques commentateurs, que Hamlet propose à Laërtes de boire une
rivière telle que l'Yssel ou la Vistule. Le texte porte:
_Woo't drink up esile_?
et dans ce dernier mot on reconnaît aisément _eisell_, qui désignait
alors tantôt le vinaigre, tantôt l'absinthe, et jouait souvent un rôle
en ces défis de courage amoureux.--On le trouve ainsi mentionné dans les
oeuvres de sir Th. Moor (1557): «Si tu affliges ton goût par un breuvage
amer, souviens-toi que, pour toi, Jésus-Christ a goûté le vinaigre et
le fiel;» et dans son IIIe sonnet Shakspeare a dit lui-même: «Malade
docile, je boirai des potions d'absinthe pour combattre le poison
violent qui m'envahit.»]
LA REINE.--Ceci est de la folie toute pure! et son accès va le
travailler ainsi pendant quelque temps; mais bientôt vous le verrez,
aussi patiemment que la colombe quand ses jumeaux au duvet doré viennent
d'éclore,[54] couver un silence languissant.
[Note 54: On sait que la colombe n'a jamais que deux oeufs à la fois,
et que, ses petits étant sortis de l'oeuf, elle ne laisse plus le mâle
couver à sa place, et demeure trois jours immobile dans son nid.]
HAMLET.--Entendez-vous, monsieur? Quelle raison avez-vous pour en user
ainsi avec moi? Je vous ai toujours aimé.... mais n'importe! Hercule
lui-même aurait beau faire: le chat miaulera... et le chien aura son
tour.
(Il sort.)
LE ROI.--Je te prie, cher Horatio, ne le quitte pas. (_Horatio
sort.)--_À Laërtes_. Que votre patience s'affermisse sur notre entretien
d'hier soir. Nous allons mettre cette affaire en train.--Chère Gertrude,
ordonnez quelque surveillance autour de votre fils... Il faut à cette
tombe un monument vivant; nous verrons ainsi venir l'heure du repos;
d'ici là, usons de patience dans nos entreprises.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Une salle dans le château.
HAMLET ET HORATIO _entrent_.
HAMLET.--Assez sur ce sujet, monsieur; maintenant passons à l'autre.
Vous vous souvenez bien de toutes les circonstances?
HORATIO.--Si je m'en souviens, mon seigneur?
HAMLET.--Monsieur, il y avait en mon coeur une sorte de combat qui ne me
laissait point dormir. J'étais, à ce qui me semblait, couché plus mal à
l'aise que les matelots mutins dans leurs entraves [55]. Brusquement....
et bénie soit cette brusquerie! car notre irréflexion, sachons-le bien,
nous profite parfois tandis que nos projets les plus profonds avortent,
et cela devrait nous enseigner qu'il y a une divinité qui façonne nos
destinées, quelle que soit notre volonté de les ébaucher...
[Note 55: On montre encore à la Tour de Londres, parmi les trophées de
la grande Armada, des barres de fer munies de chaînes _(bilboes),_ qui
servaient alors à enchaîner l'un à l'autre les marins indisciplinés,
et dont les Anglais avaient emprunté le nom comme le modèle à la ville
espagnole de Bilbao, célèbre par ses aciers. Le moindre mouvement d'un
des malheureux ainsi entravés devait réveiller tous les autres.]
HORATIO.--Cela est bien certain.
HAMLET.--Brusquement donc, je sors de ma cabine, mon manteau de marin
roulé autour de moi, et dans l'obscurité, à tâtons, je les cherche,
j'arrive à souhait, empoigne leur paquet, et enfin me retire vers ma
chambre, où je rentre, et là, mes craintes mettant les convenances en
oubli, je prends l'audace de décacheter leur auguste commission, où je
découvre, Horatio, ô royale scélératesse! un ordre formel, lardé de
toutes sortes de raisons, au nom de la prospérité du Danemark, et de
l'Angleterre aussi--ha! ha! et avec quelle évocation d'épouvantails
et de loups-garous, si je restais en vie!--un ordre à vue, sans délai
permis, non! sans prendre même le temps d'aiguiser la hache,--l'ordre de
me couper le cou.
HORATIO.--Est-ce possible?
HAMLET.--Voici la commission; lis-la plus à loisir. Mais veux-tu
entendre ce que je fis?
HORATIO.--Oui, je vous en prie.
HAMLET.--Ainsi enlacé de toutes parts par des bandits,--je n'avais
pas eu le temps de faire dans ma tête un prologue que déjà ils avaient
commencé la pièce,--je m'assieds, et je compose une nouvelle commission.
Je l'écris de ma plus belle main. Autrefois j'estimais, comme nos hommes
d'État, qu'il y avait de la bassesse à avoir une belle écriture, et j'ai
beaucoup travaillé à perdre ce talent; mais, monsieur, il me fit alors
un bon et loyal service. Veux-tu savoir l'objet de ce que j'écrivis?
HORATIO.--Oui, mon bon seigneur.
HAMLET.--Une pressante mise en demeure, de par le roi,--considérant que
l'Angleterre était sa tributaire fidèle; désirant que l'amitié pût entre
eux fleurir comme un palmier; désirant que la Paix continuât à porter sa
guirlande d'épis et à s'élever sur leurs frontières en signe de leurs
bons sentiments,--et beaucoup de phrases semblables de quoi faire
amplement la charge d'un âne,--à seule fin que, le contenu de ce pli
aussitôt vu et connu, sans autre délibération longue ou brève, il fît
mettre à mort tout soudainement les porteurs desdites dépêches, sans
même leur donner le temps de se recommander à Dieu.
HORATIO.--Mais comment cela fut-il scellé?
HAMLET.--Ah! c'est à quoi le Ciel avait encore mis ordre; j'avais dans
ma bourse le cachet de mon père, qui était la copie du grand sceau
danois. Je ployai l'écrit dans la forme de l'autre; je le suscrivis; je
mis l'empreinte et le déposai sans encombre; on ne s'est jamais douté de
la substitution. Puis, le lendemain, advint notre combat naval, et ce
qui s'en suivit, tu le sais déjà.
HORATIO.--Ainsi Guildenstern et Rosencrantz s'en vont là?
HAMLET.--Eh bien! ô homme? N'ont-ils pas amoureusement courtisé cette
ambassade? Ah! je suis loin de les avoir sur la conscience. Leur perte
provient de leur propre désir de s'insinuer; c'est chose dangereuse, aux
gens de basse espèce, que d'intervenir dans les escrimes et entre les
épées brûlantes de rage de deux adversaires puissants.
HORATIO.--Ah! quel roi nous avons là!
HAMLET.--Maintenant, ne suis-je pas mis en demeure? qu'en penses-tu?
Celui qui a tué mon roi et débauché ma mère, celui qui s'est glissé
entre l'élection et mes espérances, celui qui a jeté son hameçon pour
prendre ma propre vie, et avec une telle perfidie, n'est-ce pas vraiment
faire acte de bonne conscience que de le payer avec la main que voici,
et n'est-ce pas de quoi se faire damner que de laisser aller à plus de
ravages cette gangrène de notre vie?
HORATIO.--Il aura bientôt appris d'Angleterre quelle issue l'affaire a
eue là-bas.
HAMLET.--Ce sera court, l'intervalle est à moi, et la vie d'un homme ne
tient pas le temps de compter jusqu'à deux. Mais je suis très affligé,
cher Horatio, de m'être oublié envers Laërtes, car dans le tableau de ma
cause je vois une image de la sienne; je rechercherai ses bonnes grâces.
C'est assurément la jactance de sa plainte qui m'a poussé à ce comble de
vertigineuse fureur.
HORATIO,--Silence! qui vient ici?
(Osrick entre.)
OSRICK.--J'offre à Votre Seigneurie mes meilleurs compliments de
bienvenue sur son retour en Danemark[56].
HAMLET.--Je vous remercie humblement, monsieur... Connais-tu ce
moucheron?
HORATIO.--Non, mon bon seigneur.
HAMLET.--Tu es d'autant mieux en état de grâce, car il y a du vice à le
connaître. Il possède beaucoup de terres, et qui sont très-fertiles. Que
le seigneur des animaux soit lui-même un animal, et celui-ci sera sûr
d'avoir sa mangeoire mise à la table du roi. C'est un vrai perroquet;
mais, comme je te le dis, il peut aller loin sur les boues qui sont à
lui.
OSRICK.--Mon gracieux seigneur, si Votre Seigneurie était de loisir,
j'aurais quelque chose à lui transmettre de la part de Sa Majesté.
[Note 56: Cette scène est une satire des sottises de l'euphuïsme, des
fausses délicatesses qui étaient à la mode, au temps de Shakspeare,
dans le langage des courtisans. Osrick est, à vrai dire, un précieux
ridicule, et c'est dans le langage de nos précieux du XVIIe siècle que
nous avons cherché la traduction de cette scène. Il faut, sans doute,
que les sots de tous les temps aient, comme les beaux esprits, le
privilège de se rencontrer, car nous avons trouvé, dans les archives
du jargon raillé par Molière, non-seulement de quoi imiter l'allure
générale du jargon raillé par Shakspeare, mais souvent même de quoi en
traduire à la lettre les plus singulières recherches.]
HAMLET.--J'y ferai accueil, monsieur, en toute diligence d'esprit....
Mettez donc votre chapeau à sa vraie place; il est fait pour la tête.
OSRICK.--Je remercie Votre Seigneurie; il fait grand chaud.
HAMLET.--Non, croyez-moi, il fait grand froid. Le vent est du nord.
OSRICK.--Vraiment oui, mon seigneur, il fait passablement froid.
HAMLET.--Et pourtant, ce me semble, il fait tout à fait étouffant, tout
à fait chaud; ou, peut-être, ma complexion....
OSRICK.--Furieusement, mon seigneur! Tout à fait étouffant,... comme
si... je ne saurais dire à quel point[57]. Mon seigneur, Sa Majesté m'a
donné ordre de vous mander gu'Elle a fondé sur votre tête une grande
gageure. Voici, monsieur, de quoi il s'agit.....
HAMLET, _le pressant de mettre son chapeau_.--Je vous supplie, n'oubliez
pas que....
OSRICK.--Non, mon bon seigneur; pour ma propre commodité, je vous
jure.... Monsieur, l'on a vu, depuis peu, arriver à la cour Laërtes, un
galant homme des plus accomplis, croyez-moi; il a cent perfections qui
le tirent merveilleusement du commun; il est d'une grande douceur de
commerce et fait grande figure dans le monde. En vérité, pour parler de
lui selon les sentiments qui lui sont dus, il est la Carte et l'Almanach
de la Galanterie[58], car vous trouverez en lui l'extrait de tous les
mérites[59] qu'un galant homme aime à contempler.
[Note 57: On dirait le Grec de Juvénal: «Si, au temps de la brume, tu
demandes un peu de feu, il endosse son manteau; si tu dis: j'étouffe, il
sue.»]
[Note 58: Osrick parle ici de Laërtes presque comme Ophélia parlait de
Hamlet (acte III, sc. I, vers la fin). Comparez les deux passages. Le
langage d'Ophélia est à peine moins subtil, à peine moins singulier;
mais quelle différence d'accent! Là, il y a passion et poésie; ici,
il n'y a que politesse d'étiquette et laborieux raffinement d'une
exagération banale. On sent bien qu'Ophélia ne parlerait ainsi de
personne autre; Osrick parlerait ainsi de tout le monde. En disant que
Laërtes est la Carte et l'Almanach de la Galanterie, pour dire qu'il est
le modèle des courtisans, Osrick fait allusion à ces manuels des belles
manières et du beau style, où se complurent les euphuïstes comme les
précieuses. De même, dans la comédie de Somaize, _les Véritables
Précieuses_ (sc. IV), Isabelle dit: «Voyez qu'il a bien sucé tout ce que
la la Carte de Coquetterie lui a pu dogmatiser de tendresse!» et Somaize
encore, dans le _Dictionnaire des Précieuses_, cite l'Almanach d'Amour
comme faisant assez voir que l'auteur aime et réussit bien à la
galanterie.]
[Note 59: Somaize, _Dictionnaire des Précieuses_: «Mademoiselle une
telle a beaucoup d'esprit; _mademoiselle une telle est un extrait de
l'esprit humain_.» Nous pourrions à chaque ligne indiquer un renvoi,
pour les tournures de phrases comme pour les mots; mais le lecteur s'en
fatiguerait vite, et avec raison.]
HAMLET.--Monsieur, son portrait ne souffre point indigence d'éloges à
être tracé par vous. Ce n'est pas que je ne sache bien que, si l'on se
piquait de faire l'anatomie et tout l'inventaire de ce gentilhomme, s'il
est permis de s'exprimer ainsi, on ne laisserait pas de stupéficier
l'arithmétique de la mémoire, encore que l'on ne fît que voguer derrière
lui et chercher le vent ça et là au prix de son rapide sillage[60].
Mais sans mentir ni le pousser trop avant dans le rang favori de notre
pensée, je le tiens pour une âme du premier ordre, et le concert de ses
qualités a tant d'étrange et d'inouï que, pour donner dans le vrai de la
chose, il n'a son pareil que dans son miroir, et tout autre qui voudrait
lui ressembler n'irait qu'à doubler son ombre, rien de plus.
[Note 60: Là est le seul euphuïsme de cette scène que nous n'ayons pas
retrouvé dans la langue des précieux; mais qui s'étonnerait de voir les
Anglais plus maritimes que nous, même dans l'ancien patois de leurs gens
de cour? Le mot du texte est technique, _to yaw_; en français: _donner
des embardées_, c'est-à-dire des mouvements alternatifs de rotation,
de droite à gauche et de gauche à droite, que le vent ou un courant
considérable imprime à l'avant d'un navire.]
OSRICK.--Votre Seigneurie parle de lui à coup sûr.
HAMLET.--Mais quelles affaires, monsieur? Pourquoi encapucinons-nous ce
galant homme dans la rudesse indue de nos paroles?
OSRICK.--Monsieur?
HORATIO.--N'est-il pas possible de s'entendre en parlant une autre
langue? Vous le pouvez, monsieur, j'en suis sûr.
HAMLET.--A quoi tend la citation de ce gentilhomme?
OSRICK.--De Laërtes?
HORATIO.--Sa bourse est déjà vide: il a dépensé toutes ses paroles
dorées.
HAMLET.--Oui, monsieur, de lui.
OSRICK.--Je sais que vous n'êtes pas ignorant....
HAMLET.--Vous savez cela, monsieur? Je le voudrais. Et par ma foi!
cependant, si vous le saviez, cela ne prouverait pas grand'chose en ma
faveur. Eh bien! monsieur?
OSRICK.--Vous n'êtes pas ignorant du grand mérite que montre Laërtes....
HAMLET.--Je n'ose convenir de cela, de peur d'entrer en comparaison avec
lui sur ce grand mérite; car on ne sait bien d'un homme que ce qu'on
sait de soi-même.
OSRICK.--Je parle seulement, monsieur, du mérite qu'il montre pour son
arme; mais d'après l'estime qu'on fait de lui, il n'a pas son égal en
son genre.
HAMLET.--Quelle est son arme?
OSRICK.--La rapière et la dague.
HAMLET.--Ce sont deux de ses armes; mais à la bonne heure!
OSRICK.--Le roi, monsieur, a gagé contre lui six chevaux barbes; et
lui, il a mis pour enjeu, à ce que j'ai cru comprendre, six rapières
et poignards de France, avec toute leur garniture, savoir: ceinturons,
pendants, et le reste. Trois de ces équipages sont, en honneur,
très-précieux pour le goût, admirablement accommodés aux poignées; des
équipages de la dernière délicatesse et du travail le plus ingénieux!
HAMLET.--Qu'appelez-vous équipages?
HORATIO.--Je pensais bien qu'il vous faudrait quelque glose à la marge
avant d'être au bout.
OSRICK.--Les équipages, monsieur, ce sont les pendants.
HAMLET.--Le mot serait plus cousin germain de la chose, si nous étions
équipés d'un canon au côté[61]; je voudrais bien que les pendants, d'ici
là, restassent des pendants. Mais continuons: six chevaux barbes
contre six épées françaises, leurs garnitures, et trois équipages
ingénieusement travaillés, voilà le pari français contre le danois. Mais
pourquoi a-t-on mis cet enjeu, comme vous l'appelez?
[Note 61: Montaigne dit aussi: «La naïveté n'est-elle pas, selon nous,
_germaine_ à la sottise?» au lieu de _voisine, semblable_. Quant à
l'_équipage_ du canon, c'était le mot consacré au temps de Rabelais,
puisqu'il est dit (liv. IV, chap. XXX) que Quaresme-Prenant avait les
pensées comme un vol d'étourneaux et la repentance comme l'équipage d'un
double canon.]
OSRICK.--Le roi, monsieur, a parié que Laërtes, sur douze passes entre
vous et lui, ne vous gagnera pas de trois bottes; Laërtes a parié pour
neuf sur douze et l'épreuve sera faite sur-le-champ, si Votre Seigneurie
veut me favoriser d'une réponse.
HAMLET.--Comment! même si je réponds non?
OSRICK.--Je veux dire, mon seigneur, si vous consentez à jouer en
personne un rôle dans cette épreuve.
HAMLET.--Monsieur, je me promènerai ici, dans cette salle; s'il plaît à
Sa Majesté, comme c'est pour moi l'heure de la récréation, faites qu'on
apporte des fleurets, que ce gentilhomme soit de bonne volonté, que le
roi tienne à son projet, et je lui gagnerai son pari, si je puis. Sinon,
je n'y gagnerai que de la honte et de fâcheuses bottes.
OSRICK.--Vous ferai-je parler ainsi?
HAMLET.--En ce sens, oui, monsieur; mais avec telles fioritures que
votre talent vous dictera.
OSRICK.--Je recommande mes services à Votre Seigneurie.
(Il sort.)
HAMLET.--Tout à vous, tout à vous. Il fait bien de se recommander
lui-même; il n'y a pas d'autre bouche qui voulût s'en charger.
HORATIO.--Il s'en va courant, l'étourneau, encore coiffé de sa coquille.
HAMLET.--Lui? il a complimenté le sein de sa nourrice, avant de se
mettre à téter. Voilà comme ils sont, lui et beaucoup d'autres de la
même volée, dont je vois raffoler ce siècle pétillant et mousseux. Ils
ont pris seulement le ton du jour et les dehors de la courtoisie à la
mode: c'est comme une collection de petites rubriques écumées ça et là,
qui les mettent en vogue à fort et à travers, de par les jugements les
plus évaporés et les plus éventés; mais soufflez dessus seulement, en
manière d'épreuve, et tout de suite ces bulles ont crevé.
(Un seigneur entre.)
LE SEIGNEUR.--Mon seigneur, Sa Majesté s'est recommandée à vous par le
jeune Osrick, qui lui a rapporté que vous l'attendiez dans cette salle.
Il envoie savoir s'il vous plaît toujours de faire assaut avec Laërtes,
ou si vous voulez prendre plus de délai.
HAMLET.--Je suis constant dans mes résolutions; elles suivent le bon
plaisir du roi: ses convenances n'ont qu'à parler, les miennes sont
prêtes à la réplique. Maintenant, ou dans un autre instant, pourvu que
je sois aussi dispos qu'à présent.
LE SEIGNEUR.--Le roi, la reine, tous vont venir.
HAMLET.--Et ils seront les bienvenus.
LE SEIGNEUR.--La reine désire de vous quelque compliment aimable pour
Laërtes, avant de tomber en garde.
HAMLET.--Elle me donne un bon conseil.
(Le seigneur sort.)
HORATIO.--Vous perdrez ce pari, mon seigneur.
HAMLET.--Je ne crois pas. Depuis qu'il est parti pour la France, je
me suis continuellement exercé; avec l'avantage qu'il me fait, je
gagnerai..... Tu ne saurais croire combien tout va mal là, du côté de
mon coeur. Mais, n'importe!
HORATIO.--Pourtant, mon bon seigneur...
HAMLET.--C'est pure sottise, mais c'est une sorte de pressentiment qui
troublerait peut-être une femme.
HORATIO.--Si votre âme éprouve quelque répugnance, obéissez-lui; je
préviendrai leur arrivée ici, et leur dirai que vous n'êtes pas bien
disposé.
HAMLET.--N'en fois rien; nous bravons les augures Il y a une providence
spéciale pour la chute d'un passereau.[62] Si l'heure est venue, il
n'y a plus à l'attendre; s'il n'y a plus à attendre, il n'y a rien à y
faire. Si elle n'est pas encore venue, elle n'en viendra pas moins un
jour ou l'autre. Le tout est d'être prêt. Puisque aucun homme ne sait ce
qu'il quitte, qu'importe de quitter plus tôt![63]
[Note 62: _Évangile_ selon saint Math, x, 29.]
[Note 63: C'est-à-dire: Qu'importe de mourir jeunes, puisque nous
ignorons ce qui nous arriverait si nous vivions davantage!]
(Entrent le roi, la reine, Laërtes, les seigneurs de la cour, Osrick,
des serviteurs portant les fleurets.)
LE ROI.--Venez, Hamlet, venez, et que je place cette main dans la vôtre.
(Le roi met la main de Laërtes dans celle de Hamlet.)
HAMLET.--Pardonnez-moi, monsieur. Je vous ai offensé; mais pardonnez-moi
comme un gentilhomme que vous êtes. Ceux qui sont ici présents savent,
et vous avez nécessairement entendu dire, comment j'ai été affligé d'un
cruel désordre d'esprit. Tout ce que j'ai fait, par quoi votre coeur,
votre honneur, votre sévérité ont pu être mis rudement en éveil, je
proclame ici que c'était de la folie. Est-ce Hamlet qui a offensé
Laërtes? Hamlet? non, jamais. Si Hamlet est enlevé à lui-même, si,
lorsqu'il n'est plus lui-même, il fait offense à Laërtes, alors ce n'est
pas Hamlet qui la fait; Hamlet la désavoue. Qui donc fait l'offense? Sa
folie? et s'il en est ainsi, Hamlet est du parti offensé; l'ennemi du
pauvre Hamlet, c'est sa folie même. Monsieur, devant cette assistance,
souffrez que mon désaveu de toute intention mauvaise m'absolve dans
votre âme généreuse, comme si, lançant ma flèche par-dessus la maison,
j'avais blessé mon frère.
LAERTES.--J'ai pleine satisfaction pour mon coeur, dont les griefs en
cette affaire devraient me pousser le plus fortement à la vengeance.
Mais sur le terrain de l'honneur, je me tiens dans la réserve et ne veux
point de réconciliation, jusqu'à ce que j'aie, de quelques arbitres d'un
honneur connu, la sentence et les précédents de paix qui doivent garder
mon nom de toute tache; mais en attendant je reçois l'amitié que vous
m'offrez comme une amitié vraie, et je ne lui ferai pas défaut.
HAMLET.--J'embrasse volontiers cette assurance, et je vais disputer
loyalement cette gageure fraternelle.... Donnez-nous les fleurets.
Allons.
LAERTES.--Allons.....Un pour moi.
HAMLET.--Oui, Laërtes, un fleuret, et moi, je serai votre plastron;[64]
enchâssée en ma maladresse, votre habileté, comme une étoile dans la
nuit la plus obscure, va ressortir avec tout son feu.
[Note 64: Le mot du texte _foil_, signifie _fleuret_ ou _feuille de
métal, monture d'une pierre précieuse_, tout ce qui encadre ou lait
ressortir, tout ce qui fait contraste; d'où le jeu de mots de Hamlet et
l'image qui suit.]
LAERTES.--Vous me raillez, monsieur.
HAMLET.--Non, j'en jure par ma main droite.
LE ROI.--Jeune Osrick, donnez-leur les fleurets.--Cousin Hamlet, vous
connaissez la gageure?
HAMLET.--Très-bien, mon seigneur. Votre Grâce a placé le plus gros enjeu
du côté le plus faible.
LE ROI.--Je ne crains rien: je vous ai vus tous deux à l'oeuvre. Mais
comme il a fait des progrès, nous avons pris un avantage.
LAERTES.--Celui-ci est trop lourd; voyons-en un autre.
HAMLET.--Celui-ci me va; sont-ils tous de longueur?
(Ils se disposent à l'assaut.)
OSRICK.--Oui, mon bon seigneur.
LE ROI.--Mettez-moi les flacons de vin sur cette table. Si Hamlet porte
la première ou la seconde botte, s'il riposte à la troisième, que toutes
les batteries fassent feu: le roi boira à Hamlet, lui souhaitant de
moins perdre haleine, et il jettera dans la coupe la perle de sa bague
d'alliance,[65] une perle plus riche que celles de la couronne de
Danemark depuis quatre règnes. Donnez-moi les coupes, et que les
timbales disent aux trompettes, les trompettes aux canonniers du dehors,
les canons au ciel et le ciel à la terre: «Maintenant le roi boit à
Hamlet.» Allons, commencez.--Et vous, juges, ayez l'oeil attentif.
[Note 65: En souvenir de Cléopâtre, c'était une prodigalité à la mode,
que de jeter une perle dans la coupe avant de porter une santé. «Voilà,»
dit un personnage de comédie, «seize mille livres sterling qui s'en vont
d'une seule gorgée, en place de sucre. Gresham boit cette perle à la
reine sa maîtresse.» On prétendait aussi que les perles donnaient une
saveur cordiale à la liqueur où elles se dissolvaient; et c'est ce
double prétexte que le vol saisit pour empoisonner la coupe destinée
à Hamlet. Quelques mots ont été ajoutés ici au texte; on en verra la
raison page 280, note 1.]
HAMLET.--Allons, monsieur.
LAERTES.--Allons, mon seigneur.
(Ils commencent l'assaut.)
HAMLET.--Une.
LAERTES.--Non.
HAMLET.--Qu'on en juge.
OSRICK.--Une botte, une botte très-visible.
LAERTES.--Soit: recommençons.
LE ROI.--Attendez, qu'on me donne à boire. Hamlet, cette perle est à
toi; à ta santé! Donnez-lui la coupe.
(Les trompettes sonnent, le canon tire.)
HAMLET.--Je veux achever cette passe auparavant: mettez la coupe de
côté. Allons. (_Ils recommencent_.) Encore une: qu'en dites-vous?
LAERTES.--Touché, touché, je l'avoue.
LE ROI.--Notre fils gagnera.
LA REINE.--Il est gros et court d'haleine.[66] Viens, Hamlet; prends mon
mouchoir, essuie ton front. La reine boit à ton succès, Hamlet.
[Note 66: On croit que ces mots font allusion à l'obésité de l'acteur
Burbage, fameux dans le rôle de Hamlet. L'épitaphe de Burbage dit,
en effet: «On ne verra plus en lui le jeune Hamlet, quoique court
d'haleine, crier vengeance pour la mort de son père bien-aimé!» Ainsi
dans, _l'Avare_ (acte I, se. IV), Molière fait dire par Harpagon: «Voilà
un pendard de valet qui m'incommode fort, et je ne me plais point à voir
ce chien de boiteux-là,» parce que Béjart le jeune, chargé du rôle de La
Flèche, était boiteux.]
HAMLET.--Chère madame....
LE ROI.--Gertrude, ne bois pas.
LA REINE.--Je boirai, mon seigneur. Excusez-moi, je vous prie.
LE ROI, _à part_.--C'est la coupe empoisonnée; il est trop tard.
HAMLET.--Je n'ose pas boire encore, madame. Tout à l'heure.
LA REINE.--Viens; laisse-moi t'essuyer le visage.
LAERTES.--Mon seigneur, maintenant je vais le toucher.
LE ROI.--Je ne crois pas.
LAERTES, _à part_.--Et pourtant c'est presque contre ma conscience.
HAMLET.--Allons, à la troisième, Laërtes. Vous ne faites que jouer. Je
vous prie, poussez du meilleur de vos forces; je crains que vous ne me
traitiez en petit garçon.
(Ils recommencent.)
LAERTES.--Le croyez-vous? Allons!
OSRICK.--Rien de part ni d'autre.
LAERTES.--À vous, maintenant.
(Laërtes blesse Hamlet, mais dans ce conflit ils changent de fleuret, et
Hamlet blesse Laërtes.)
LE ROI.--Séparez-les; ils sont enflammés.
HAMLET.--Non; recommençons.
(La reine s'évanouit.)
OSRICK.--Voyez donc la reine! Oh!
HORATIO.--Ils sont tous deux en sang. Comment vous trouvez-vous, mon
seigneur?
OSRICK.--Comment êtes-vous, Laërtes?
LAERTES,--Eh bien! Osrick, comme une bécasse prise à son propre piège.
Je péris justement par ma propre trahison.
HAMLET.--Comment est la reine?
LE ROI.--Elle s'est évanouie en les voyant en sang.
LA REINE.--Non, non; la coupe, la coupe! O mon cher Hamlet! la coupe, la
coupe; je suis empoisonnée!
(Elle meurt.)
HAMLET.--O scélératesse! Holà! qu'on ferme la porte. Trahison! Qu'on
découvre la trahison!
(Laërtes tombe.)
LAERTES.--La voici, Hamlet. Hamlet, tu es mort; point de remède au monde
qui puisse te faire du bien; tu n'as plus en toi une demi-heure de vie;
le perfide instrument est, dans ta main, affilé et envenimé. L'infâme
artifice s'est retourné contre moi; voici, je suis ici gisant pour ne me
relever jamais. Ta mère est empoisonnée. Je n'en puis plus. Le roi, le
roi est coupable!
HAMLET.--La pointe envenimée aussi! Alors, venin, fais ton oeuvre!
(Il frappe le roi.)
OSRICK ET LES SEIGNEURS.--Trahison! trahison!
LE ROI.--Oh! défendez-moi encore, amis, je ne suis que blessé.
HAMLET.--Tiens, toi, incestueux, assassin, damnable roi, achève ce
breuvage! Est-elle là dedans, ta belle alliance? Eh bien! va rejoindre
ma mère.[67]
(Le roi meurt.)
[Note 67: Le texte porte:
_Drink of this potion. Is thy union here? Follow my mother_.
On appelait _union_ toute perle de beauté rare et qu'on pouvait croire
ou prétendre unique en son genre. Mais ici, très probablement, par un
dernier sarcasme tout à fait conforme à ses habitudes de langage, Hamlet
équivoque sur l'autre sens _d'union_; ce qu'il nous semble sous-entendre
pourrait se développer ainsi: «Est-ce là qu'est ta perle, le gage
empoisonné de ta feinte union avec moi? Eh bien! qu'il te réunisse à ta
femme maintenant!» Notre mot français _alliance_, avec son second sens
familier _bague de mariage_, se prête à un sous-entendu équivalent qui
nous a seulement causé une très-légère addition, plus haut (v. p. 277,
note 2); en l'avouant et en l'expliquant, le traducteur a cru pouvoir se
la permettre.]
LAERTES.--Il est servi selon ses mérites! C'est un poison préparé par
lui-même... Échange le pardon avec moi, noble Hamlet; que ma mort et
celle de mon père ne tombent pas sur toi, ni la tienne sur moi!
(Il meurt.)
HAMLET.--Que le ciel t'en absolve! je te suis. Je suis mort, Horatio.
Reine misérable, adieu...! Vous, que je vois pâlir et trembler à ce
coup, vous qui n'êtes, au milieu d'un tel spectacle, que des muets ou un
public, si seulement j'avais le temps!... car c'est un huissier féroce
que la mort, et strict à signifier ses arrêts.-Oh! je vous dirais...
mais, laissons cela... Horatio, je suis mort, tu vis; redresse Hamlet et
sa cause, aux yeux des mécontents.
HORATIO.--N'y comptez pas; je tiens plus de l'ancien Romain que du
Danois. Il reste ici un peu de liqueur.
HAMLET.--Si tu es un homme, donne-moi la coupe. Lâche-la, par le ciel!
je l'aurai... O Dieu! Horatio, quel nom meurtri va me survivre, si les
choses demeurent ainsi ignorées! Si tu m'as jamais porté dans ton coeur,
absente-toi quelque temps encore de la suprême félicité; reste dans ce
monde cruel à respirer un air douloureux, pour raconter mon histoire,
(_Une marche sonne au loin; coups de canon derrière la scène_.) Quel est
ce bruit guerrier?
OSRICK.--Le jeune Fortinbras, revenu de Pologne en conquérant, envoie
aux ambassadeurs d'Angleterre cette salve guerrière.
HAMLET.--Ah! je meurs, Horatio! le poison puissant abat tout à fait
mes esprits; je ne pourrai vivre assez pour savoir les nouvelles
d'Angleterre. Mais je prédis que l'élection se fixera sur Fortinbras:
il a ma voix mourante; dis-lui cela, avec les circonstances, grandes ou
petites, qui ont provoqué... le reste appartient au silence.
(Il meurt.)