William Shakespear

Hamlet
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Note du transcripteur:

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  Ce document est tiré de:

  OEUVRES COMPLÈTES DE
  SHAKSPEARE

  TRADUCTION DE
  M. GUIZOT

  NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE
  AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEARE
  DES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTES

  Volume 1
  Vie de Shakspeare
  Hamlet.--La Tempête.--Coriolan.

  PARIS
  A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
  DIDIER ET Ce, LIBRAIRES-ÉDITEURS
  35, QUAI DES AUGUSTINS
  1864


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HAMLET

TRAGÉDIE



NOTICE SUR HAMLET


_Hamlet_ n'est pas le plus beau des drames de Shakspeare; _Macbeth_ et,
je crois aussi _Othello_, lui sont, à tout prendre, supérieurs; mais
c'est peut-être celui qui contient les plus éclatants exemples de ses
beautés les plus sublimes comme de ses plus choquants défauts. Jamais
il n'a dévoilé avec plus d'originalité, de profondeur et d'effet
dramatique, l'état intime d'une grande âme; jamais aussi il ne
s'est plus abandonné aux fantaisies terribles ou burlesques de son
imagination, et à cette abondante intempérance d'un esprit pressé de
répandre ses idées sans les choisir, et qui se plaît à les rendre
frappantes par une expression forte, ingénieuse et inattendue, sans
aucun souci de leur forme naturelle et pure.

Selon sa coutume, Shakspeare ne s'est point inquiété, dans _Hamlet_,
d'inventer ni d'arranger son sujet: il a pris les faits tels qu'il les a
trouvés dans les récits fabuleux de l'ancienne histoire de Danemark,
par Saxon le Grammairien, transformés en histoires tragiques par
Belleforest, vers le milieu du XVIe siècle, et aussitôt traduits et
devenus populaires en Angleterre, non-seulement dans le public, mais sur
le théâtre, car il paraît certain que six ou sept ans avant Shakspeare,
en 1589, un poëte anglais, nommé Thomas Kyd, avait déjà fait de Hamlet
une tragédie. Voici le texte du roman historique dans lequel, comme un
sculpteur dans un bloc de marbre, Shakspeare a taillé la sienne.

«Fengon, ayant gagné secrètement des hommes, se rua un jour en un
banquet sur son frère Horwendille, lequel occit traîtreusement, puis
cauteleusement se purgea devant ses sujets d'un si détestable massacre.
Avant de mettre sa main sanguinolente et parricide sur son frère, il
avoit incestueusement souillé la couche fraternelle, abusant de la
femme de celui dont il pourchassa l'honneur devant qu'il effectuât sa
ruine....

«Enhardi par telle impunité, Fengon osa encore s'accoupler en mariage
à celle qu'il entretenoit exécrablement durant la vie du bon
Horwendille.... Et cette malheureuse, qui avoit reçu l'honneur d'être
l'épouse d'un des plus vaillants et sages princes du septentrion,
souffrit de s'abaisser jusqu'à telle vilenie que de lui fausser sa foi,
et qui pis est, épouser celui qui étoit le meurtrier tyran de son époux
légitime....

«Géruthe s'étant ainsi oubliée, le prince Amleth, se voyant en danger de
sa vie, abandonné de sa propre mère, pour tromper les ruses du tyran,
contrefit le fol avec telle ruse et subtilité que, feignant d'avoir tout
perdu le sens, il couvrit ses desseins et défendit son salut et sa vie.
Tous les jours il étoit au palais de la reine, qui avoit plus de soin de
plaire à son paillard que de soucy à venger son mari ou à remettre son
fils en son héritage; il couroit comme un maniaque, ne disoit rien qui
ne ressentît son transport des sens et pure frénésie, et toutes ses
actions et gestes n'étoient que d'un homme qui est privé de toute raison
et entendement; de sorte qu'il ne servoit plus que de passe-temps aux
pages et courtisans éventés qui étoient à la suite de son oncle
et beau-père.... Et faisoit pourtant des actes pleins de grande
signifiance, et répondoit si à propos qu'un sage homme eût jugé bientôt
de quel esprit est-ce que sortoit une invention si gentille....

«Amleth entendit par là en quel péril il se mettoit si, en sorte aucune,
il obéissoit aux mignardes caresses et mignotises de la demoiselle
envoyée par son oncle. Le prince, ému de la beauté de la fille, fut par
elle assuré encore de la trahison, car elle l'aimoit dès son enfance, et
eût été bien marrie de son désastre....

«Il faut, dit un des amis de Fengon, que le roi feigne de s'en aller en
quelque voyage, et que cependant on enferme Amleth seul avec sa mère
dans une chambre dans laquelle soit caché quelqu'un pour ouïr leurs
propos et les complots de ce fol sage et rusé compagnon.... Celuy même
s'offrit pour être l'espion, et témoin des propos du fils avec la
mère.... Le roi prit très-grand plaisir à cette invention....

«Cependant le conseiller entra secrètement en la chambre de la reine, et
se cacha sous quelque loudier [1], un peu auparavant que le fils y fût
enclos avec sa mère. Comme il étoit fin et cauteleux, sitôt qu'il fut
dedans la chambre, se doutant de quelque trahison ou surprise, il
continua en ses façons de faire folles et niaises, sauta sur ce loudier
où, sentant qu'il y avoit dessous quelque cas caché, ne faillit aussitôt
de donner dedans avec son glaive.... Ayant ainsi découvert l'embûche et
puni l'inventeur d'icelle, il s'en revint trouver la reine, laquelle
pleuroit et se lamentoit; puis ayant visité encore tous les coins de la
chambre, se voyant seul avec elle, il lui parla fort sagement en cette
manière:

«--Quelle trahison est ceci, ô la plus infâme de toutes celles qui onc
se sont prostituées au vouloir de quelque paillard abominable, que sous
le fard d'un pleur dissimulé, vous couvriez l'acte le plus méchant et
le crime le plus détestable? Quelle fiance puis-je avoir en vous qui,
déréglée sur toute impudicité, allez courant les bras étendus après
cetuy félon et traitre tyran qui est le meurtrier de mon père, et
caressez incestueusement le voleur du lit légitime de votre loyal
époux?... Ah! reine Géruthe, c'est la lubricité seule qui vous a effacé
en l'âme la mémoire des vaillances et vertus du bon roi votre époux et
mon père.... Ne vous offensez pas, je vous prie, Madame, si, transporté
de douleur, je vous parle si rigoureusement et si je vous respecte moins
que mon devoir; car, vous ayant mis à néant la mémoire du défunt roi
mon père, ne faut s'ébahir si aussi je sors des limites de toute
reconnoissance....

[Note 1: Couverture, courte-pointe.]

«Quoique la reine se sentît piquer de bien près, et que Amleth la
touchât vivement où plus elle se sentoit intéressée, si est-ce qu'elle
oublia tout dépit qu'elle eût pu concevoir d'être ainsi aigrement tancée
et reprise pour la grande joie qui la saisit, connoissant la gentillesse
d'esprit de son fils. D'un côté, elle n'osoit lever les yeux pour le
regarder, se souvenant de sa faute, et de l'autre elle eût volontiers
embrassé son fils pour les sages admonitions qu'il lui avoit faites, et
lesquelles eurent tant d'efficace que sur l'heure elles éteignirent les
flammes de sa convoitise....

«Avec lui furent envoyés en Angleterre deux des fidèles ministres de
Fengon, portant des lettres gravées dans du bois, qui portoient la mort
de Amleth et la commandoient à l'Anglois. Mais le rusé prince danois,
tandis que ses compagnons dormoient, ayant visité le paquet et connu
la trahison de son oncle et la méchanceté des courtisans qui le
conduisoient à la boucherie, rasa les lettres mentionnant sa mort, et au
lieu y grava et cisela un commandement à l'Anglois de faire pendre et
étrangler ses compagnons....

«Vivant son père, Amleth avoit été endoctriné en cette science avec
laquelle le malin esprit abuse les hommes, et avertissoit le prince des
choses déjà passées. Il y auroit fort à discourir si ce prince, par la
violence de sa mélancolie, recevoit telles impressions qu'il devinât ce
que nul homme ne lui avoit jamais déclaré.»

Évidemment, c'est Hamlet qui, dans ce récit, a frappé et séduit
Shakspeare. Ce jeune prince, fou par calcul, peut-être un peu par
nature, rusé et mélancolique, ardent à venger la mort de son père et
habile à veiller pour sa propre vie, adoré de la jeune fille envoyée
pour le perdre, objet de l'effroi et toujours pourtant de la tendresse
de sa coupable mère, et, jusqu'au moment de l'explosion, caché et
incompréhensible pour toutes les deux; ce personnage plein de passion,
de péril et de mystère, versé dans les sciences occultes et à qui
peut-être, «à travers la violence de sa mélancolie, le malin esprit
fait deviner ce que nul homme ne lui a jamais déclaré;» quelle donnée
admirable pour Shakspeare, scrutateur si curieux et si profond des
agitations obscures de l'âme et de la destinée humaines! N'eût-il fait
que peindre, en les dessinant avec la fermeté et en les colorant avec
l'éclat de son pinceau, ce caractère et cette situation tels que les lui
donnait la chronique, il eût, à coup sûr, produit un chef-d'oeuvre.

Mais Shakspeare a fait bien davantage: sous sa main la folie de Hamlet
devient tout autre chose que la préméditation obstinée ou l'exaltation
mélancolique d'un jeune prince du moyen âge, placé dans une situation
périlleuse et plongé dans un sombre dessein: c'est un grave état moral,
une grande maladie de l'âme qui, à certaines époques et dans certaines
conditions de l'état social et des moeurs, se répand parmi les hommes,
atteint souvent les mieux doués et les plus nobles, et les frappe d'un
trouble quelquefois bien voisin de la folie. Le monde est plein de mal,
de toute sorte de mal. Que de souffrances et de crimes, et d'erreurs
fatales, quoique innocentes! Que d'iniquités générales et privées,
éclatantes et ignorées! Que de mérites étouffés ou méconnus, perdus
pour le public, à charge pour leurs possesseurs! Que de mensonges et
de froideur, et de légèreté, et d'ingratitude, et d'oubli dans les
relations et les sentiments des hommes! La vie si courte et pourtant si
agitée, tantôt si pesante et tantôt si vide! L'avenir si obscur! tant
de ténèbres au terme de tant d'épreuves! A ceux qui ne voient que cette
face du monde et de la destinée humaine, on comprend que l'esprit se
trouble, que le coeur défaille, et qu'une mélancolie misanthropique
devienne une disposition habituelle qui les jette tour à tour dans
l'irritation ou dans le doute, dans le mépris ironique ou dans
l'abattement.

Ce n'était point là, à coup sûr, la maladie des temps où la chronique
fait vivre Hamlet, ni de celui où vivait Shakspeare lui-même. Le moyen
âge et le XVIe siècle étaient des époques trop actives et trop rudes
pour que ces contemplations amères et ces développements malsains de la
sensibilité humaine y trouvassent aisément accès. Ils appartiennent bien
plutôt à des temps de vie molle et d'une excitation morale à la fois
vive et oisive, quand les âmes sont jetées hors de leur repos et
dépourvues de toute occupation forte et obligée. C'est alors que
naissent ces mécontentements méditatifs, ces impressions partiales et
irritées, cet entier oubli des biens, cette susceptibilité passionnée
devant les maux de la condition humaine, et toute cette colère savante
de l'homme contre l'ordre et les lois de cet univers.

Ce malaise douloureux, ce trouble profond que porte dans l'âme une si
sombre et si fausse appréciation des choses en général et de l'homme
lui-même, et qu'il ne rencontrait guère dans son propre temps, ni dans
les temps dont il lisait l'histoire, Shakspeare les a devinés et en a
fait la figure et le caractère de Hamlet. Qu'on relise les quatre grands
monologues où le prince de Danemark s'abandonne à l'expression réfléchie
de ses sentiments intimes[2]; qu'on recueille dans toute la pièce les
mots épars où il les manifeste en passant; qu'on recherche et qu'on
résume ce qui éclate et ce qui se cache dans tout ce qu'il pense et ce
qu'il dit; partout on reconnaîtra la maladie morale que je viens de
décrire. Là réside vraiment, bien plus que dans ses chagrins ou dans ses
périls personnels, la source de la mélancolie de Hamlet; c'est là son
idée fixe et sa folie.

[Note 2: Acte Ier, scène II;--Acte II, scène II;--Acte III, scène
Ire--Acte IV, scène IV.]

Et avec l'admirable bon sens du génie, pour rendre, non-seulement
supportable, mais saisissant, le spectacle d'une maladie si sombre,
Shakspeare a mis, dans le malade lui-même, les qualités les plus douces
et les plus attrayantes. Il a fait Hamlet beau, populaire, généreux,
affectueux, tendre même. Il a voulu que le caractère instinctif de son
héros relevât en quelque sorte la nature humaine des méfiances et des
anathèmes dont sa mélancolie philosophique l'accablait.

Mais, en même temps, guidé par cet instinct d'harmonie qui n'abandonne
jamais le vrai poëte, Shakspeare a répandu sur tout le drame la même
couleur sombre qui ouvre la scène: le spectre du roi assassiné imprime
dès les premiers pas et conduit jusqu'au terme le mouvement. Et quand le
terme arrive, c'est aussi la mort qui règne; tous meurent, les innocents
comme les coupables, la jeune fille comme le prince, et plus folle que
lui: tous vont rejoindre le spectre qui n'est sorti de son tombeau que
pour les y pousser tous avec lui. L'événement tout entier est aussi
lugubre que la pensée de Hamlet. Il ne reste sur la scène que les
étrangers norwégiens, qui y paraissent pour la première fois et qui
n'ont pris aucune part à l'action.

Après cette grande peinture morale, vient la seconde des beautés
supérieures de Shakspeare, l'effet dramatique. Elle n'est nulle part
plus complète et plus frappante que dans _Hamlet_, car les deux
conditions du grand effet dramatique s'y trouvent, l'unité dans la
variété; une seule impression constante, dominante; et cette même
impression diversifiée selon le caractère, le tour d'esprit, la
condition des divers personnages dans lesquels elle se reproduit. La
mort plane sur tout le drame; le spectre du roi assassiné la représente
et la personnifie; il est toujours là, tantôt présent lui-même, tantôt
présent à la pensée et dans les discours des autres personnages. Grands
ou petits, coupables ou innocents, intéressés ou indifférents à son
histoire, ils sont tous constamment occupés de lui; les uns avec
remords, les autres avec affection et douleur, d'autres encore
simplement avec curiosité, quelques-uns même sans curiosité et
uniquement par occasion: par exemple, ce grossier fossoyeur qui avait,
dit-il, commencé son métier le jour où feu ce grand roi avait remporté
une grande victoire sur son voisin le roi de Norwège, et qui, en le
continuant pour creuser la fosse de la belle Ophélia, la maîtresse folle
de Hamlet fou, retrouve le crâne du pauvre Yorick, ce bouffon du roi
défunt, le crâne du bouffon de ce spectre qui sort à chaque instant
de son tombeau pour troubler les vivants et obtenir justice de son
assassin. Tous ces personnages, au milieu de toutes ces circonstances,
sont amenés, retirés, ramenés tour à tour, chacun avec sa physionomie,
son langage, son impression propre; et tous concourent incessamment à
entretenir, à répandre, à fortifier cette impression unique et générale
de la mort, de la mort juste ou injuste, naturelle ou violente, oubliée
ou pleurée, mais toujours présente, et qui est la loi suprême et devrait
être la pensée permanente des hommes.

Au théâtre, devant des spectateurs réunis en grand nombre et mêlés,
l'effet de ce drame, à la fois si lugubre et si animé, est irrésistible;
l'âme est remuée dans ses dernières profondeurs, en même temps que
l'imagination et les sens sont occupés et entraînés par un mouvement
extérieur continu et rapide. C'est là le double génie de Shakspeare,
philosophe et poëte également inépuisable, moraliste et machiniste tour
à tour, aussi habile à remplir bruyamment la scène qu'à pénétrer et à
mettre en lumière les plus intimes secrets du coeur humain. Soumis à
l'action immédiate d'une telle puissance, les hommes en masse ne lui
demandent rien au delà de ce qu'elle leur donne; elle les domine
et emporte d'assaut leur sympathie et leur admiration. Les esprits
difficiles et délicats, qui jugent presque au même moment où ils
sentent, et qui portent le besoin de la perfection jusque dans leurs
plus vifs plaisirs, goûtent et admirent aussi immensément Shakspeare;
mais ils sont désagréablement troublés dans leur admiration et leur
jouissance, tantôt par l'entassement et la confusion des personnages et
des incidents inutiles; tantôt par les longs et subtils développements
d'une réflexion ou d'une idée qu'il conviendrait au personnage
d'indiquer en passant, mais dans laquelle le poëte se complaît et
s'arrête pour son propre compte; plus souvent encore par ce bizarre
mélange de grossièreté et de recherche dans le langage qui donne
quelquefois, aux sentiments les plus vrais, des formes factices et
pédantes, et, aux plus belles inspirations de la philosophie ou de la
poésie, une physionomie barbare. Ces défauts abondent dans _Hamlet_.
Je ne veux ni me donner la pénible satisfaction de le prouver, ni me
dispenser de le dire. En fait de génie, Shakspeare n'a peut-être point
de rivaux; dans les hautes et pures régions de l'art, il ne saurait être
un modèle.



HAMLET

TRAGÉDIE


PERSONNAGES

  CLAUDIUS, roi de Danemark.
  HAMLET, fils de Hamlet et neveu de Claudius.
  POLONIUS, seigneur chambellan.
  HORATIO, ami de Hamlet.
  LAERTES, fils de Polonius.
  VOLTIMAND,
  CORNÉLIUS,
  ROSENCRANTZ,
  GUILDENSTERN, seigneurs de la cour de Danemark.
  OSRICK, seigneur de la cour.
  UN AUTRE SEIGNEUR DE LA COUR.
  UN PRÊTRE.
  MARCELLUS,
  BERNARDO, officiers.
  FRANCISCO, soldat.
  REYNALDO, domestique de Polonius.
  UN CAPITAINE, ambassadeur.
  L'OMBRE du père d'Hamlet.
  FORTINBRAS, prince de Norwége.
  GERTRUDE, reine de Danemark et
  mère d'Hamlet.
  OPHÉLIA, fille de Polonius.
  SEIGNEURS, DAMES, OFFICIERS, SOLDATS,
  COMÉDIENS, FOSSOYEURS, MATELOTS,
  MESSAGERS et autres serviteurs.

  La scène est à Elseneur.



ACTE PREMIER



SCÈNE I


Elseneur.--Une plate-forme devant le château.

FRANCISCO _montant la garde_, BERNARDO _vient à lui_.

BERNARDO.--Qui va là?

FRANCISCO.--Non, répondez vous-même. Arrêtez-vous et faites-vous
reconnaître.

BERNARDO.--Vive le roi!

FRANCISCO.--Bernardo?

BERNARDO.--En personne.

FRANCISCO.--Vous venez très-soigneusement à votre heure.

BERNARDO.--Minuit vient de sonner: va regagner ton lit, Francisco.

FRANCISCO.--Pour cette délivrance, mille grâces. Le froid est aigre, et
j'ai le coeur saisi.

BERNARDO.--Avez-vous eu une garde tranquille?

FRANCISCO.--Pas une souris qui ait bougé!

BERNARDO.--Allons, bonne nuit. Si vous rencontrez Horatio et Marcellus,
mes compagnons de garde, priez-les de faire hâte.

(Horatio et Marcellus entrent.)

FRANCISCO.--Je pense que je les entends.--Holà! halte! qui va là?

HORATIO.--Amis de ce pays.

MARCELLUS.--Et hommes liges du roi de Danemark.

FRANCISCO.--Je vous souhaite une bonne nuit.

MARCELLUS.--Adieu donc, honnête soldat; qui vous a relevé?

FRANCISCO.--Bernardo a pris mon poste; je vous souhaite une bonne nuit.

(Francisco sort.)

MARCELLUS.--Holà! Bernardo!

BERNARDO.--Que dites-vous? Est-ce Horatio qui est là?

HORATIO.--Un petit morceau de lui, oui.

BERNARDO.--Soyez le bienvenu, Horatio. Soyez le bienvenu, bon Marcellus.

MARCELLUS.--Eh bien! cette chose a-t-elle encore apparu cette nuit?

BERNARDO.--Je n'ai rien vu.

MARCELLUS.--Horatio dit que c'est pure imagination, et il ne veut pas
souffrir que la croyance ait prise sur lui, quant à cette terrible
vision que nous avons vue par deux fois. C'est pourquoi j'ai insisté
auprès de lui, l'invitant à veiller avec nous chaque minute de cette
nuit, afin que, si cette apparition vient encore, il puisse confirmer
nos regards et lui parler.

HORATIO.--Bah! bah! elle ne paraîtra pas.

BERNARDO.--Asseyez-vous un moment, et laissez-nous encore une fois
livrer assaut à vos oreilles, qui sont si bien fortifiées contre notre
histoire, contre ce que nous avons vu pendant deux nuits.

HORATIO.--Bien! asseyons-nous, et écoutons Bernardo parler de ceci.

BERNARDO.--La dernière de toutes ces nuits, à l'heure où cette même
étoile, qui est à l'occident du pôle, avait fait son voyage jusqu'à
éclairer cette partie du ciel où elle flamboie à présent, Marcellus et
moi, la cloche sonnant alors une heure....

MARCELLUS.--Paix! supprime le reste! regarde, le voici qui revient.

(L'ombre entre.)

BERNARDO.--C'est la même apparence que celle du roi qui est mort.

MARCELLUS.--Toi qui es un savant, parle-lui, Horatio.

BERNARDO.--Ne ressemble-t-il pas au roi? Observe-le, Horatio.

HORATIO.--Tout semblable. Il me bouleverse de peur et d'étonnement.

BERNARDO.--Il voudrait qu'on lui parlât.

MARCELLUS.--Parle-lui, Horatio.

HORATIO.--Qui es-tu, toi qui usurpes ensemble cette heure de la nuit et
cette forme noble et guerrière sous laquelle la majesté du Danemark,
maintenant ensevelie, a pour un temps marché? Au nom du ciel, je te
somme: parle.

MARCELLUS.--Il est offensé.

BERNARDO.--Vois, il s'éloigne avec hauteur.

(L'ombre s'en va.)

HORATIO.--Arrête; parle, parle; je te somme de parler.

MARCELLUS.--Il est parti et ne répondra pas.

BERNARDO.--Eh bien! Horatio, vous tremblez, et vous êtes tout pâle;
ceci n'est-il pas quelque chose de plus que de l'imagination? Qu'en
pensez-vous?

HORATIO.--Devant mon Dieu, je ne pourrais pas le croire, sans le
sensible et sûr témoignage de mes propres yeux.

MARCELLUS.--Ne ressemble-t-il pas au roi?

HORATIO.--Comme tu te ressembles à toi-même. C'est bien là la même
armure qu'il portait lorsqu'il combattit le Norwégien ambitieux; ce
fut ainsi qu'un jour il fronça le sourcil lorsque, dans une conférence
furieuse, il arracha le Polonais de son traîneau et l'étendit sur la
glace. Cela est étrange!

MARCELLUS.--Deux fois déjà, justement à cette heure de mort, il a passé
près de notre poste avec cette démarche guerrière.

HORATIO.--Sur quel point précis doit, à ce propos, travailler notre
pensée, je n'en sais rien; mais, à dire l'ensemble et la pente de mon
opinion, ceci annonce quelque étrange explosion dans notre royaume.

MARCELLUS.--C'est bon; asseyons-nous, et dites-moi, si vous le savez,
pourquoi ces continuelles gardes, si strictes et si rigoureuses,
fatiguent ainsi, chaque nuit, les sujets de ce royaume? Et pourquoi,
chaque jour, ces canons de bronze que l'on coule, et tout ce trafic, à
l'étranger, pour des munitions de guerre? Pourquoi la presse sur les
charpentiers de vaisseau, dont le rude labeur ne distingue plus le
dimanche de la semaine? Qu'y a-t-il en jeu pour que cette hâte abondante
en sueurs fasse les journées et les nuits compagnes du même travail?
Quel est celui qui peut m'instruire?

HORATIO.--Je le puis, ou, du moins, ainsi vont les rumeurs: notre
dernier roi, dont à l'heure même l'image vient de nous apparaître, fut,
comme vous savez, provoqué au combat par Fortinbras de Norwége, qu'un
jaloux orgueil avait excité à ce défi. Dans ce combat, notre vaillant
Hamlet (car cette partie de notre monde connu le tenait pour tel) tua ce
Fortinbras, qui, par un acte bien scellé et fait dans toutes les formes
des lois et de la science héraldique, abandonnait au vainqueur, avec sa
vie, tous les domaines dont il était possesseur. Contre ce gage notre
roi avait assigné une portion équivalente qui serait entrée dans le
patrimoine de Fortinbras, s'il fût resté vainqueur, comme son lot,
d'après la convention et la teneur des articles ratifiés, est échu à
Hamlet. Maintenant, mon cher, le jeune Fortinbras, tout plein et tout
bouillant d'une fougue inexpérimentée, a ramassé çà et là sur les
frontières de la Norwége une troupe d'aventuriers sans feu ni lieu,
moyennant les vivres et l'entretien, pour quelque entreprise où il
s'agisse d'avoir du coeur; ce ne peut être (comme en est bien convaincu
notre gouvernement) que le projet de reprendre sur nous à main armée, et
par voie de contrainte, les susdites terres, ainsi perdues par son père;
et c'est là, je crois, la cause majeure de nos préparatifs, l'origine de
ces gardes que nous montons, et le grand but de ce train de poste et de
ce remue-ménage que vous voyez par tout le pays.

BERNARDO.--Je pense que ce ne peut être autre chose, et cela s'accorde
bien avec cette figure d'augure étrange qui passe, armée, au milieu de
notre veille, si semblable au roi qui était et est encore l'occasion de
ces guerres.

HORATIO.--Ah! cela, c'est un grain de poussière qui tombe dans l'oeil
de l'esprit, pour l'inquiéter. Au temps de la plus grande et plus
florissante force de Rome, un peu avant que le très-puissant Jules-César
ne tombât, les sépulcres se dépeuplèrent, et les morts en linceul s'en
allaient, criant et gémissant par les rues de Rome; on voyait des
étoiles avec des queues de flamme, et des rosées de sang, et des ravages
dans le soleil; et l'humide planète, dont l'influence régit l'empire de
Neptune, était atteinte d'une éclipse presque comme si c'eût été le
jour du jugement. Eh bien! ce sont de semblables signes précurseurs
d'événements terribles, comme des hérauts qui ouvrent la marche des
destins, comme un prologue du sort qui s'avance, c'est là ce que le ciel
et la terre tout ensemble viennent de montrer dans nos climats et à nos
concitoyens. (_L'ombre reparaît_.) Mais, silence! voyez: le voilà. Il
revient encore. Je veux me mettre devant lui, dût-il m'anéantir! Arrête,
illusion! si tu as un son, une voix dont tu fasses usage, parle-moi.

S'il y a quelque chose de bien à faire qui puisse compter pour ton
soulagement et pour mon salut, parle-moi.

Si tu es dans le secret des destins de ta patrie, et que, pour notre
bonheur, la prescience puisse les faire éviter, oh! parle.

Ou si, pendant ta vie, tu as enfoui dans le sein de la terre quelque
trésor extorqué, ce pourquoi, dit-on, vous autres esprits, vous errez
souvent, tout morts que vous êtes, dis-le-moi. Arrête-toi et parle. (_Le
coq chante_.) Arrêtez-le, Marcellus.

MARCELLUS.--Le frapperai-je de ma pertuisane?

HORATIO.--Oui, s'il ne veut pas s'arrêter.

BERNARDO.--Le voici!

HORATIO.--Le voici!

(L'ombre s'en va.)

MARCELLUS.--Le voilà parti. Nous lui faisons tort, à lui qui est si
majestueux, en essayant contre lui ces démonstrations de violence;
il est invulnérable comme l'air, et nos coups frappant dans le vide
n'auraient été qu'une méchante raillerie.

BERNARDO.--Il était au moment de parler, quand le coq a chanté.

HORATIO.--Et alors il a tressailli comme un être coupable à un terrible
appel. J'ai ouï dire que le coq, qui est le clairon du matin, par sa
voix haute et perçante, éveille le dieu du jour; et qu'à ce signal, les
esprits échappés et errants, qu'ils soient dans la mer ou dans le feu,
vont se cacher dans leur prison; et ce que nous venons de voir a prouvé
qu'on dit vrai.

MARCELLUS.--Il s'est évanoui au cri du coq. Quelques-uns disent que,
toujours, quand la saison s'approche où la naissance de notre Sauveur
est célébrée, cet oiseau de l'aurore chante durant toute la nuit; alors,
dit-on, aucun esprit n'ose se risquer dehors; les nuits sont saines;
alors nulle planète dont l'action nous frappe, nulle fée qui nous
surprenne, nulle sorcière qui ait le pouvoir de charmer, tant ce moment
de l'année est sanctifié et riche de grâces.

HORATIO.--Je l'ai ouï dire ainsi, et je le crois en partie. Mais voyez:
le matin, drapés dans son manteau rougissant, s'avance parmi la rosée
sur cette haute colline à l'orient. Descendons notre garde, et si vous
m'en croyez, faisons part au jeune Hamlet de ce que nous avons vu cette
nuit; car, sur ma vie, cet esprit, muet pour nous, lui parlera. Vous
accordez-vous à vouloir que nous l'instruisions de cela, comme nous
l'ordonnent nos affections, conformes à notre devoir?

MARCELLUS.--Faisons cela, je vous prie; je sais où nous pourrons le
trouver ce matin fort à propos.



SCÈNE II


Une salle de réception dans le château.

LE ROI, LA REINE, HAMLET, POLONIUS, LAERTES, VOLTIMAND, CORNÉLIUS, _et
des seigneurs de leur suite, entrent_.

LE ROI.--Bien que le souvenir de la mort de Hamlet, notre frère
bien-aimé, soit encore vert et vivace, bien qu'il nous convînt, à nous,
délaisser nos coeurs dans la tristesse, et à notre royaume tout entier
de montrer comme un seul front contracté par la même douleur, la raison,
cependant, combattant la nature, nous a amenés à penser à lui avec une
sage douleur et non sans quelque souvenir de nous-mêmes. C'est pourquoi
voici celle qui fut d'abord notre soeur, maintenant notre reine,
compagne de notre empire sur ces belliqueux États, et que, avec une joie
déroutée, avec un oeil brillant, tandis que l'autre versait des larmes,
mêlant les réjouissances aux funérailles et les obsèques au mariage,
pesant dans une balance égale le plaisir et l'affliction, nous avons
prise pour femme. Nous n'avons point résisté en ceci à vos sagesses
supérieures, qui ont eu leur libre allure dans tout le cours de cette
affaire. Recevez tous nos remercîments.

Maintenant il s'agit, comme vous le savez, du jeune Fortinbras, qui,
faisant peu de cas de ce que nous pouvons valoir, ou pensant que la mort
récente de notre frère bien-aimé aurait ébranlé ce royaume et dérangé
ses ressorts, et sans autre allié que ce fantôme de ses avantages rêvés,
n'a pas manqué de nous insulter par un message, pour redemander les
domaines perdus par son père, et que notre très-vaillant frère a acquis
par tous les liens et avec tous les sceaux de la loi. Mais c'est assez
parler de lui. Quant à nous et à l'objet de cette assemblée, voici
quelle est l'affaire: nous avons écrit par ces lettres au roi de
Norwége, oncle du jeune Fortinbras, qui, impotent et alité, a à peine
ouï parler du projet de son neveu, en l'invitant à en arrêter la suite;
car les levées, les enrôlements et la pleine organisation des corps,
tout se fait parmi ses sujets. Et nous vous dépêchons aujourd'hui, brave
Cornélius, et vous, Voltimand, pour porter nos salutations à ce vieux
roi, sans vous donner pouvoir personnel pour traiter avec ce prince en
dehors du cercle où peut s'étendre le développement de ces instructions.
Adieu, et que votre diligence témoigne de votre dévouement.

VOLTIMAND.--En cela et en toutes choses, nous montrerons notre
dévouement.

LE ROI.--Nous n'en doutons point. Adieu de bon coeur. (_Voltimand et
Cornélius sortent_.) Et maintenant, Laërtes, qu'avez-vous de nouveau à
nous dire? Vous nous avez annoncé une demande; qu'est-ce, Laërtes? Vous
ne pouvez point dire une chose raisonnable au roi de Danemark, et perdre
vos paroles. Que peux-tu demander, Laërtes, qui ne soit d'avance mon
offre plutôt que ta demande? La tête n'est pas soeur du coeur, ni la
main servante des lèvres plus étroitement que le trône de Danemark n'est
lié à ton père. Que souhaites-tu, Laërtes?

LAËRTES.--Mon redouté seigneur, je demande votre congé et votre agrément
pour retourner en France. Quoique j'en sois parti avec empressement pour
vous rendre hommage lors de votre couronnement, maintenant, je l'avoue,
ce devoir une fois rempli, mes pensées et mes désirs se tournent de
nouveau vers la France, et s'inclinent devant vous pour obtenir votre
gracieux congé et votre indulgence.

LE ROI.--Avez-vous le congé de votre père? Que dit Polonius?

POLONIUS.--Il m'a, monseigneur, arraché par l'effort de ses instances
une lente permission, et à la fin j'ai scellé son désir de mon pénible
consentement. Je vous supplie de lui donner congé de partir.

LE ROI.--Prends l'heure qui te sourira, Laërtes; tes moments sont à toi,
et à toi mes meilleures volontés[3]; fais-en usage selon tes souhaits.
Et maintenant, Hamlet, mon cousin, mon fils...

[Note 3: Nous traduisons d'après une correction excellente de Johnson:

  Take thy fair hour, Laertes; time is thine,
  And my best graces.]

HAMLET, _à part_.--Un peu plus que cousin, et un peu moins que fils.

LE ROI.--D'où vient que les nuages pèsent encore sur vous?

HAMLET.--Mais non, mon seigneur; je ne suis que trop en plein soleil.

LA REINE.--Cher Hamlet, renonce à ces couleurs ténébreuses, et que ton
oeil regarde en ami le roi de Danemark. Ne va pas, sans fin, sous
le voile baissé de tes paupières, cherchant ton noble père dans la
poussière. Tu le sais, c'est le sort commun; tout ce qui vit doit mourir
et ne fait que traverser ce monde pour aller à l'éternité.

HAMLET.--Oui, madame, c'est le sort commun.

LA REINE.--S'il en est ainsi, pourquoi cela te semble-t-il étrange?

HAMLET.--Cela me _semble_, madame! non, cela est. _Sembler_ et moi, nous
ne nous connaissons pas. Ce n'est pas seulement mon manteau noir comme
l'encre, bonne mère, ni la traditionnelle livrée d'un deuil d'apparat,
ni le souffle orageux d'une respiration pénible, non, ni la source
abondante qui ruisselle dans les yeux, ni l'apparence abattue du visage,
ni toutes les formes, tous les modes, tous les signes de la douleur,
qui peuvent témoigner de moi vraiment. A bien dire, c'est là ce qui
«semble:» car ce sont des actions qu'un homme peut jouer; mais je porte
au dedans de moi ce que n'égale aucun signe, ce que ne disent pas tous
ces harnais et cette livrée de la douleur.

LE ROI.--C'est une tendre et honorable marque de votre nature, Hamlet,
que de rendre à votre père ces lugubres devoirs. Mais, vous devez le
savoir, votre père perdit un père; ce père qu'il perdit avait perdu le
sien; et le survivant est tenu, par obligation filiale, à faire au mort,
pendant quelque temps, hommage de sa douleur. Mais persévérer dans une
affliction obstinée, c'est un acte d'opiniâtreté impie, c'est un
chagrin qui n'est point d'un homme. Cela fait voir une volonté
très-indisciplinée envers le ciel, un coeur désarmé ou un esprit
rebelle, une intelligence trop simple et sans étude: car ce qui doit
être, à notre connaissance, de toute nécessité, ce qui est aussi
habituel que la plus vulgaire des choses qui tombent sous les sens,
pourquoi, dans notre révolte puérile, prendrions-nous cela tant à coeur?
Fi! c'est un péché contre le ciel, un péché contre les morts, un péché
contre la nature, une absurdité contre la raison, dont le texte habituel
est la mort des pères, et qui n'a pas cessé de crier, depuis le premier
cadavre jusqu'à celui qui est mort aujourd'hui: _Cela doit être
ainsi_. Nous vous en prions, jetez bas cette infructueuse douleur, et
considérez-nous comme un père; car il faut que le monde le sache, vous
êtes le plus proche de notre trône, et cette même excellence d'amour que
le père le plus tendre porte à son fils, nous-même nous vous l'offrons.
Quant à votre dessein de retourner aux écoles de Wittenberg, il est des
plus contraires à nos désirs. Nous vous en supplions, soumettez-vous à
rester ici pour la consolation et la joie de nos yeux, vous, le premier
de notre cour, notre cousin et notre fils.

LA REINE.--Que les prières de ta mère ne soient pas perdues; Hamlet, je
t'en prie, demeure avec nous, ne va pas à Wittenberg.

HAMLET.--Je vous obéirai de mon mieux en tout, madame.

LE ROI.--Bien, voilà une tendre et bonne réponse. Soyez en Danemark
comme nous-mêmes.--Venez, madame; cette douce et volontaire concession
de Hamlet entre en souriant dans mon coeur; en actions de grâces, je
veux que le roi de Danemark ne boive pas aujourd'hui une joyeuse santé,
sans que le grand canon le dise aux nuages, et le ciel répondra à chaque
rasade du roi, en répétant le fracas du tonnerre terrestre. Allons.

(Le roi, la reine, la cour, etc., Polonius et Laërtes sortent.)

HAMLET.--Oh! si cette solide, trop solide chair pouvait se fondre,
s'écouler et se résoudre en une rosée! Ou si, du moins, l'Éternel
n'avait pas établi sa loi sacrée contre le meurtre de soi-même! O Dieu!
ô Dieu! combien pesantes et usées, et plates et sans profit me semblent
toutes les pratiques de ce monde! Fi de ce monde! oh! fi! c'est un
jardin non sarclé où tout monte en graine; ce sont des herbes grossières
et sauvages qui s'en emparent uniquement... Que les choses en soient
venues là! Mort depuis deux mois seulement... non, moins encore, il
n'y a pas deux mois... Un si excellent roi! qui était à celui-ci ce
qu'Apollon est à un satyre... si tendre pour ma mère qu'il ne pouvait
pas même souffrir que les vents du ciel s'approchassent de son visage
trop rudement. Ciel et terre! faut-il que je me souvienne? Comment? On
l'aurait vue se pendre à lui comme si l'appétit en elle n'eût fait que
s'accroître de ce dont il se nourrissait... et pourtant, en un mois...
Ne pensons pas à cela. Fragilité, ton nom est femme! Un petit mois, et
avant que ces souliers fussent vieux, avec lesquels elle avait suivi le
corps de mon pauvre père, tout en pleurs, comme une Niobé... Comment?
Elle, elle-même? O ciel! une bête à qui manquent les discours de la
raison se serait plus longtemps lamentée.--Mariée avec mon oncle, avec
le frère de mon père, qui ne ressemble pas plus à mon père que moi à
Hercule... en un mois, avant que le sel de ses larmes vicieuses eût
cessé de rougir ses yeux endoloris, elle s'est mariée! O criminelle hâte
de se jeter--et si légèrement--dans un lit incestueux! Cela n'est pas
bien, cela ne peut tourner à bien. Mais brise-toi, mon coeur; car je
dois retenir ma langue.

(Horatio, Marcellus et Bernardo entrent.)

HORATIO.--Salut à votre seigneurie.

HAMLET.--Je suis charmé de vous voir en bonne santé. Horatio, n'est-ce
pas?... ou je ne sais plus qui je suis moi-même.

HORATIO.--Lui-même, monseigneur, et votre très-humble serviteur pour
toujours.

HAMLET.--Dites mon bon ami, monsieur; je veux échanger ce nom avec vous.
Et quel motif vous ramène de Wittenberg, Horatio?--Marcellus?

MARCELLUS.--Mon bon seigneur...

HAMLET.--Je suis charmé de vous voir. Bonjour, monsieur. Mais, en
vérité, qu'est-ce qui vous a fait quitter Wittenberg?

HORATIO.--Un naturel de vagabond, mon bon seigneur.

HAMLET.--Je ne m'accommoderais pas d'entendre votre ennemi parler de
la sorte; vous ne voudrez pas faire à mon oreille cette violence de la
rendre dépositaire de votre témoignage contre vous-même. Je sais bien
que vous n'êtes pas un vagabond. Mais quelle affaire avez-vous à
Elseneur? Nous vous apprendrons à boire à pleins bords avant que vous
repartiez d'ici.

HORATIO.--Mon seigneur, j'étais venu pour voir les funérailles de votre
père.

HAMLET.--Je te prie, camarade, ne te moque pas de moi; je pense que
c'est pour voir les noces de ma mère.

HORATIO.--Il est vrai, mon seigneur, qu'elles ont suivi de bien près.

HAMLET.--Économie, Horatio, économie pure! Les viandes cuites pour les
funérailles ont été resservies froides sur les tables du mariage. Plût à
Dieu que j'eusse rencontré dans le ciel mon meilleur ennemi, plutôt que
d'avoir vu ce jour, Horatio!--Mon père!--Il me semble que je vois mon
père?

HORATIO.--Où, mon seigneur?

HAMLET.--Avec les yeux de l'âme, Horatio.

HORATIO.--Je l'ai vu autrefois; c'était un roi parfait.

HAMLET.--C'était un homme, pour tout dire en un mot, tel que je ne
reverrai jamais son pareil.

HORATIO.--Mon seigneur, je crois l'avoir vu durant la nuit d'hier.

HAMLET.--Vu! Qui?

HORATIO.--Mon seigneur, le roi votre père.

HAMLET.--Le roi mon père!

HORATIO.--Modérez pour un instant votre surprise, en prêtant une oreille
attentive, afin que je puisse, avec le témoignage de ces messieurs, vous
raconter ce prodige.

HAMLET.--Pour l'amour de Dieu, fais-toi entendre.

HORATIO.--Pendant deux nuits de suite, ces messieurs, Marcellus et
Bernardo, étant en faction, à l'heure oisive et morte du milieu de la
nuit, ont eu l'aventure que voici: une figure, semblable à votre père,
armée de toutes pièces, exactement de pied en cap, apparaît devant eux,
et, avec une démarche solennelle, passe lentement et gravement près
d'eux. Trois fois il se promena devant leurs yeux accablés et fixes
d'épouvante, à la distance de ce bâton, tandis que, dissous presque
en je ne sais quelle gelée fondante, par l'effet de la peur, ils
demeuraient muets et ne lui parlaient point. Ils m'ont fait part de cela
comme d'un secret terrible; et moi, la troisième nuit, j'ai monté la
garde avec eux. Alors, tout comme ils me l'avaient raconté, à la même
heure, en la même forme, chacune de leurs paroles se trouvant vraie et
certaine, l'apparition est venue. J'ai reconnu votre père; ces deux
mains ne sont pas plus semblables.

HAMLET.--Mais où cela s'est-il passé?

MARCELLUS.--Mon seigneur, sur la plate-forme où nous montions la garde.

HAMLET.--Ne lui avez-vous point parlé?

HORATIO.--Mon seigneur, c'est ce que j'ai fait. Mais il n'a fait nulle
réponse; une fois, pourtant, à ce qu'il m'a semblé, il a levé la tête
et a commencé à se mouvoir comme s'il voulait parler; mais, à ce moment
même, le coq du matin a chanté à haute voix, et lui, à ce bruit, il a
reculé en toute hâte, et s'est évanoui à nos yeux.

HAMLET.--Cela est fort étrange.

HORATIO.--Aussi sûrement que j'existe, mon honorable seigneur, cela est
vrai; et nous avons pensé que notre devoir nous prescrivait de vous en
donner connaissance.

HAMLET.--En vérité, en vérité, messieurs, cela me trouble. Montez-vous
la garde ce soir?

TOUS.--Oui, mon seigneur.

HAMLET.--Armé, dites-vous?

TOUS.--Armé, mon seigneur.

HAMLET.--De la tête aux pieds?

TOUS.--Mon seigneur, de pied en cap.

HAMLET.--Alors, vous n'avez pas vu son visage.

HORATIO.--Oh! si, mon seigneur; sa visière était levée.

HAMLET.--Eh bien! avait-il un aspect irrité?

HORATIO.--Un air de tristesse plutôt que de colère.

HAMLET.--Pâle ou rouge?

HORATIO.--Non, très-pâle.

HAMLET.--Et il fixait les yeux sur vous?

HORATIO.--Constamment.

HAMLET.--Je voudrais avoir été là.

HORATIO.--Cela vous aurait fortement frappé.

HAMLET.--Sans doute, sans doute. A-t-il demeuré longtemps?

HORATIO.--Le temps de compter jusqu'à cent, sans trop se presser?

MARCELLUS et BERNARDO.--Plus longtemps! plus longtemps!

HORATIO.--Non pas quand je l'ai vu.

HAMLET.--Sa barbe était grisonnante, n'est-ce pas?

HORATIO.--Comme lorsque je l'ai vu durant sa vie; comme un blason de
sable semé d'argent[4].

[Note 4: Dans le langage du blason, le sable est la couleur noire.]

HAMLET.--Je veillerai cette nuit, peut-être paraîtra-t-il encore.

HORATIO.--Je le garantis, il paraîtra.

HAMLET.--S'il revêt encore la forme de mon noble père, je lui parlerai,
dût l'enfer béant m'ordonner de me tenir en paix. Je vous prie tous, si
vous avez caché cette vision, persistez dans votre silence; et, quelque
chose qui puisse encore advenir cette nuit, livrez-le à votre réflexion,
mais point à votre langue. Je récompenserai votre affection! Ainsi,
adieu. Sur la plate-forme, entre onze heures et minuit, j'irai vous
trouver.

TOUS.--Nos respects à votre seigneurie.

HAMLET.--Non, votre affection, comme la mienne est à vous. Adieu!
(_Horatio, Marcellus et Bernardo sortent_.)--L'âme de mon père tout
armée! tout ne va pas bien. Je soupçonne quelque mauvais mystère. Oh!
je voudrais que la nuit fût venue! Jusque-là, sois calme, mon âme! Les
mauvaises actions, quand la terre entière pèserait sur elles, surgiront
aux yeux des hommes.

(Il sort.)



SCÈNE III


Un appartement dans la maison de Polonius.

LAERTES ET OPHÉLIA _entrent_.

LAERTES.--Mes bagages sont embarqués; adieu! Et maintenant, soeur, quand
les vents en offriront l'occasion et qu'un convoi nous viendra en aide,
ne vous endormez pas, mais donnez-moi de vos nouvelles.

OPHÉLIA.--Pouvez-vous en douter?

LAERTES.--Quant à Hamlet, et au badinage de ses gracieusetés,
regardez cela comme une fantaisie de mode et un jeu auquel son sang
s'amuse,--comme une violette née en la jeunesse de la nature qui
s'éveille,--hâtive, mais passagère, suave, mais sans durée; le parfum et
la distraction d'une minute, rien de plus.

OPHÉLIA.--Quoi! rien de plus?

LAERTES.--Non, croyez-moi, rien de plus; car la nature, dans son
progrès, ne développe pas seulement les muscles et la masse du corps,
mais à mesure que s'agrandit ce temple, s'étendent aussi largement,
pour la pensée et pour l'âme, les charges de leur dignité intérieure.
Peut-être vous aime-t-il maintenant; peut-être aucune souillure, aucune
fraude n'altèrent maintenant la vertu de ses volontés; mais vous devez
craindre, en pesant sa grandeur, que ses volontés ne lui appartiennent
pas. Il est lui-même sujet de sa naissance; il ne lui est pas possible,
comme aux gens qui ne comptent pas, de se tailler à lui-même sa
destinée, car de son choix dépendent le salut et la santé de tout
l'État; et c'est pourquoi son choix doit être restreint à ce que demande
ou permet le corps dont il est la tête. Si donc Hamlet dit qu'il vous
aime, il est de votre sagesse de le croire seulement jusqu'à ce point
où peut aller, selon le rôle et le rang qui lui sont propres, son droit
d'agir comme il a parlé, c'est-à-dire jusque-là seulement où peut aller
avec lui la grande voix du Danemark. Pesez donc la perte que votre
honneur aurait à subir, si, d'une oreille trop crédule, vous écoutiez
ses chansons, ou perdiez votre coeur, ou ouvriez à ses importunités sans
frein le trésor de votre chasteté. Craignez cela, Ophélia, craignez
cela, chère soeur; tenez-vous toujours en deçà de votre affection,
hors de l'atteinte et du danger des désirs. La vierge la plus ménagère
d'elle-même est déjà assez prodigue si elle démasque sa beauté aux
regards de la lune. La vertu même n'échappe point aux traits de la
calomnie; le ver ronge les enfants du printemps, trop souvent même avant
que leurs boutons soient épanouis; et c'est au matin de la jeunesse,
sous ses limpides rosées, que les souffles contagieux ont plus de
menaces. Soyez donc prudente; la meilleure sauvegarde, c'est la peur:
assez souvent la jeunesse se révolte d'elle-même, quoiqu'elle n'ait près
d'elle personne qui l'y pousse.

OPHÉLIA.--Je conserverai l'impression de cette leçon salutaire, comme
un gardien pour mon coeur. Mais, mon bon frère, ne faites pas comme
quelques rudes pasteurs: il ne faut pas me montrer une route escarpée
et épineuse vers le ciel, et, comme un libertin vantard et insouciant,
suivre soi-même le sentier fleuri de la licence, et s'inquiéter peu de
ses propres leçons.

LAERTES.--Oh! ne craignez pas pour moi. Je m'arrête trop longtemps. Mais
voici venir mon père. (_Polonius entre_.) Une double bénédiction est une
double faveur. L'occasion me rit pour un second adieu.

POLONIUS.--Encore ici, Laërtes! A bord, à bord! c'est une honte: le vent
est là qui pousse au dos de votre voile, et vous vous faites attendre!
Allons, que ma bénédiction soit avec vous (_il met sa main sur la tête
de Laërtes_); et songe à graver en ta mémoire ces quelques préceptes:
«Ne donne pas à toutes tes pensées une langue, ni à aucune pensée non
calculée son exécution. Sois familier, mais jamais banal. Les amis que
tu auras, et dont le choix sera éprouvé, attache-les à ton âme par
des crampons d'acier; mais n'use pas la paume de ta main à fêter tout
camarade éclos d'hier et encore sans plumes. Garde-toi d'entamer une
querelle; mais une fois engagé, comporte-toi de manière que l'adversaire
prenne garde à toi. Prête l'oreille à tous, mais ne livre tes paroles
qu'à peu de gens. Recueille l'opinion de chacun, mais réserve ton
jugement. Que tes habits soient aussi coûteux que ta bourse le permet,
sans recherches singulières; riches, sans être voyants; car l'ajustement
révèle souvent l'homme; et les gens les plus relevés en France par leur
rang et par leur position sont, surtout en cela, des modèles de goût et
de dignité. Ne sois ni emprunteur, ni prêteur, car le prêt fait souvent
perdre et l'argent et l'ami, et l'emprunt émousse le tranchant de
l'économie. Ceci pardessus tout: sois vrai envers toi-même; et, comme
la nuit suit le jour, ceci doit s'en suivre que tu ne pourras être faux
envers personne.» Adieu! que ma bénédiction fasse pénétrer tout cela en
toi.

LAERTES.--Je prends humblement congé de vous, mon seigneur.

POLONIUS.--L'heure vous réclame. Allez, vos serviteurs vous attendent.

LAERTES.--Adieu, Ophélia, et souvenez-vous bien de ce que je vous ai
dit.

OPHÉLIA.--Cela est enfermé en ma mémoire, et vous en garderez vous-même
la clef.

LAERTES.--Adieu!

(Laërtes sort.)

POLONIUS.--Qu'est-ce, Ophélia? que vous a-t-il dit?

OPHÉLIA.--C'est, ne vous en déplaise, quelque chose touchant le seigneur
Hamlet.

POLONIUS.--Certes, c'est fort à propos. On m'a dit que depuis peu il
vous avait très-souvent consacré ses moments de loisir intime, et que
vous-même aviez été très-libérale et prodigue de vos audiences; s'il en
est ainsi (comme on me l'a raconté, par voie de précaution), je dois
vous dire que vous ne comprenez pas assez clairement par vous-même ce
qui convient à ma fille et à votre honneur. Qu'y a-t-il entre vous?
confiez-moi la vérité.

OPHÉLIA.--Il m'a dernièrement, mon seigneur, fait beaucoup d'offres de
son affection.

POLONIUS.--Son affection? Bah! vous parlez comme une fillette encore
toute verdelette qui n'a pas été passée au crible dans des circonstances
de ce péril; croyez-vous à ses offres, comme vous les appelez?

OPHÉLIA.--Je ne sais pas, mon seigneur, ce que je dois penser.

POLONIUS.--Eh bien! je vais vous l'apprendre. Pensez que vous n'êtes
qu'un petit enfant, et que vous avez pris pour argent comptant des
offres qui ne sont que fausse monnaie. Offrez-vous à vous-même un tarif
plus cher de votre valeur, ou (pour ne pas essouffler plus longtemps
ce pauvre mot, dont j'abuse ainsi), vous n'aurez plus qu'à m'offrir le
titre de sot.
                
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