(Ariel s'évapore au milieu d'un coup de tonnerre. Ensuite, au son
d'une musique agréable, les fantômes rentrent et dansent en faisant
des grimaces moqueuses, et emportent la table.)
PROSPERO, _à part, à Ariel_.--Tu as très-bien joué ce rôle de harpie,
mon Ariel: elle avait de la grâce en dévorant. Dans tout ce que tu
as dit, tu n'as rien omis de l'instruction que je t'avais donnée. Mes
esprits secondaires ont aussi rendu d'après nature et avec une
vérité bizarre leurs différentes espèces de personnages. Mes charmes
puissants opèrent, et ces hommes qui sont mes ennemis sont tout
éperdus. Les voilà en mon pouvoir: je veux les laisser dans ces accès
de frénésie, tandis que je vais revoir le jeune Ferdinand qu'ils
croient noyé, et sa chère, ma chère bien-aimée.
GONZALO.--Au nom de ce qui est saint, seigneur, pourquoi restez-vous
ainsi, le regard fixe et effrayé?
ALONZO.--O c'est horrible! horrible! il m'a semblé que les vagues
avaient une voix et m'en parlaient. Les vents le chantaient autour de
moi; et le tonnerre, ce profond et terrible tuyau d'orgue, prononçait
le nom de Prospero, et de sa voix de basse récitait mon injustice. Mon
fils est donc couché dans le limon de la mer! J'irai le chercher plus
avant que jamais n'a pénétré la sonde, et je reposerai avec lui dans
la vase.
(Il sort.)
SÉBASTIEN.--Un seul démon à la fois, et je vaincrai leurs légions.
ANTONIO.--Je serai ton second.
(Ils sortent.)
GONZALO.--Ils sont tous trois désespérés. Leur crime odieux, comme un
poison qui ne doit opérer qu'après un long espace de temps, commence à
ronger leurs âmes. Je vous en conjure, vous dont les muscles sont
plus souples que les miens, suivez-les rapidement, et sauvez-les des
actions où peut les entraîner le désordre de leurs sens.
ADRIAN.--Suivez-nous, je vous prie.
(Ils sortent.)
FIN DU TROISIÈME ACTE.
ACTE QUATRIÈME
SCÈNE I
(Le devant de la grotte de Prospero.)
_Entrent_ PROSPERO, FERDINAND ET MIRANDA.
PROSPERO, à _Ferdinand_.--Si je vous ai puni trop sévèrement, tout est
réparé par la compensation que je vous offre, car je vous ai donné ici
un fil de ma propre vie, ou plutôt celle pour qui je vis. Je la remets
encore une fois dans tes mains. Tous tes ennuis n'ont été que
les épreuves que je voulais faire subir à ton amour, et tu les as
merveilleusement soutenus. Ici, à la face du ciel, je ratifie ce don
précieux que je t'ai fait. O Ferdinand, ne souris point de moi si je
la vante; car tu reconnaîtras qu'elle surpasse toute louange, et la
laisse bien loin derrière elle.
FERDINAND.--Je le croirais, un oracle m'eût-il dit le contraire.
PROSPERO.--Reçois donc ma fille comme un don de ma main, et aussi
comme un bien qui t'appartient pour l'avoir dignement acquis. Mais
si tu romps le noeud virginal avant que toutes les saintes cérémonies
aient été accomplies dans la plénitude de leurs rites pieux, jamais le
ciel ne répandra sur cette union les douces influences capables de
la faire prospérer; la haine stérile, le dédain au regard amer, et la
discorde, sèmeront votre lit nuptial de tant de ronces rebutantes, que
vous le prendrez tous deux en haine. Ainsi, au nom de la lampe d'hymen
qui doit vous éclairer, prenez garde à vous.
FERDINAND.--Comme il est vrai que j'espère des jours paisibles, une
belle lignée, une longue vie accompagnée d'un amour pareil à celui
d'aujourd'hui, l'antre le plus sombre, le lieu le plus propice, les
plus fortes suggestions de notre plus mauvais génie, rien ne pourra
amollir mon honneur jusqu'à des désirs impurs; rien ne me fera
consentir à dépouiller de son vif aiguillon ce jour de la célébration,
que je passerai à imaginer que les coursiers de Phoebus se sont
fourbus, ou que la nuit demeure là-bas enchaînée.
PROSPERO.--Noblement parlé. Assieds-toi donc, et cause avec elle; elle
est à toi.--Allons, Ariel, mon ingénieux serviteur, mon Ariel!
(Entre Ariel.)
ARIEL.--Que désire mon puissant maître? me voici.
PROSPERO.--Toi et les esprits que tu commandes, vous avez tous
dignement rempli votre dernier emploi. J'ai besoin de vous encore pour
un autre artifice du même genre. Pars, et amène ici, dans ce lieu,
tout ce menu peuple des esprits sur lesquels je t'ai donné pouvoir.
Anime-les à de rapides mouvements, car il faut que je fasse voir à ce
jeune couple quelques-uns des prestiges de mon art. C'est ma promesse,
et ils l'attendent de moi.
ARIEL.--Immédiatement?
PROSPERO.--Oui, dans un clin d'oeil.
ARIEL.--Vous n'aurez pas dit _va et reviens_, et respiré deux fois
et crié _allons, allons_, que chacun, accourant à pas légers sur
la pointe du pied, sera devant vous avec sa moue et ses grimaces.
M'aimez-vous, mon maître? non?
PROSPERO.--Tendrement, mon joli Ariel. N'approche pas que tu ne
m'entendes appeler.
ARIEL.--Oui, je comprends.
(Il sort.)
PROSPERO, _à Ferdinand_.--Songe à tenir ta parole; ne donne pas trop
de liberté à tes caresses: lorsque le sang est enflammé, les serments
les plus forts ne sont plus que de la paille. Sois plus retenu, ou
autrement bonsoir à votre promesse.
FERDINAND.--Je la garantis, seigneur. Le froid virginal de la blanche
neige qui repose sur mon coeur amortit l'ardeur de mes sens[16].
[Note 16: _Of my liver_, de mes reins.]
PROSPERO.--Bien. (_A Ariel_.) Allons, mon Ariel, viens maintenant;
amène un supplément plutôt que de manquer d'un seul esprit.
Parais-ici, et vivement.... (_A Ferdinand_.) Point de langue; tout
yeux; du silence.
(Une musique douce.)
MASQUE[17].
[Note 17: Le _masque_ était une représentation allégorique qu'on
donnait aux mariages des princes et aux fêtes des cours.]
(Entre Iris.)
IRIS.--Cérès, bienfaisante déesse, laisse tes riches plaines de
froment, de seigle, d'orge, de vesce, d'avoine et de pois; tes
montagnes herbues où vivent les broutantes brebis, et tes plates
prairies où elles sont tenues à couvert sous le chaume; tes sillons
aux bords bien creusés et fouillés qu'Avril, gonflé d'humidité,
embellit à ta voix, pour former de chastes couronnes aux froides
nymphes; et tes bois de genêts qu'aime le jeune homme délaissé par la
jeune fille qu'il aime; et tes vignobles ceints de palissades; et tes
grèves stériles hérissées de rocs où tu vas respirer le grand air: la
reine du firmament, dont je suis l'humide arc-en-ciel et la messagère,
te le demande, et te prie de venir ici sur ce gazon partager les jeux
de sa souveraine grandeur; ses paons volent vite: approche, riche
Cérès, pour la recevoir.
(Entre Cérès.)
CÉRÈS.--Salut, messagère aux diverses couleurs, toi qui ne désobéis
jamais à l'épouse de Jupiter; toi qui de tes ailes de safran verses
sur mes fleurs des rosées de miel et de fines pluies rafraîchissantes,
et qui des deux bouts de ton arc bleu couronnes mes espaces boisés
et mes plaines sans arbrisseaux; toi qui fais une riche écharpe à ma
noble terre: pourquoi ta reine m'appelle-t-elle ici sur la verdure de
cette herbe menue?
IRIS.--Pour célébrer une alliance de vrai amour, et pour doter
généreusement ces bienheureux amants.
CÉRÈS.--Dis-moi, arc céleste, sais-tu si Vénus ou son fils
accompagnent la reine? Depuis qu'ils ont tramé le complot qui livra
ma fille au ténébreux Pluton, j'ai fait serment d'éviter la honteuse
société de la mère et de son aveugle fils.
IRIS.--Ne crains point sa présence ici. Je viens de rencontrer sa
divinité fendant les nues vers Paphos, et son fils avec elle traîné
par ses colombes. Ils croyaient avoir jeté quelque charme lascif sur
cet homme et cette jeune fille, qui ont fait serment qu'aucun des
mystères du lit nuptial ne serait accompli avant que l'hymen n'eût
allumé son flambeau; mais en vain: l'amoureuse concubine de Mars s'en
est retournée; sa mauvaise tête de fils a brisé ses flèches; il jure
de n'en plus lancer, et désormais, jouant avec les passereaux, de
n'être plus qu'un enfant.
CÉRÈS.--La plus majestueuse des reines, l'auguste Junon s'avance: je
la reconnais à sa démarche.
(Entre Junon.)
JUNON.--Comment se porte ma bienfaisante soeur? Venez avec moi bénir
ce couple, afin que leur vie soit prospère, et qu'ils se voient
honorés dans leurs enfants.
(Elle chante.)
Honneur, richesses, bénédictions du mariage;
Longue continuation et accroissement de bonheur;
Joie de toutes les heures soit et demeure sur vous.
Junon chante sur vous sa bénédiction.
CÉRÈS.
Produits du sol, surabondance,
Granges et greniers toujours remplis;
Vignes couvertes de grappes pressées;
Plantes courbées sous leurs riches fardeaux;
Le printemps revenant pour vous au plus tard
A la fin de la récolte;
La disette et le besoin toujours loin de vous;
Telle est pour vous la bénédiction de Cérès.
FERDINAND.--Voilà la vision la plus majestueuse, les chants les plus
harmonieux!... Y a-t-il de la hardiesse à croire que ce soient là des
esprits?
PROSPERO.--Ce sont des esprits que par mon art j'ai appelés des lieux
où ils sont retenus, pour exécuter ces jeux de mon imagination.
FERDINAND.--O que je vive toujours ici! Un père, une épouse, si rares,
si merveilleux, font de ce lieu un paradis.
(Junon et Cérès se parlent bas, et envoient Iris faire un message.)
PROSPERO.--Silence, mon fils: Junon et Cérès s'entretiennent
sérieusement tout bas. Il reste quelque autre chose à faire. Chut! pas
une syllabe, ou notre charme est rompu.
IRIS.--Vous qu'on appelle naïades, nymphes des ruisseaux sinueux,
avec vos couronnes de jonc et vos regards toujours innocents, quittez
l'onde ridée, et venez sur ce gazon vert obéir au signal qui vous
appelle: Junon l'ordonne. Hâtez-vous, chastes nymphes; aidez-nous à
célébrer une alliance de vrai amour: ne vous faites pas attendre.
(Entrent des nymphes.)
Et vous, moissonneurs armés de faucilles, brûlés du soleil et fatigués
d'août, quittez vos sillons, et livrez-vous à la joie. Chômez ce jour
de fête; couvrez-vous de vos chapeaux de paille de seigle, et que
chacun de vous se joigne à l'une de ces fraîches nymphes dans une
danse rustique.
(Entrent des moissonneurs dans le costume de leur état; ils se
joignent aux nymphes et forment une danse gracieuse vers la fin
de laquelle Prospero tressaille tout à coup et prononce les mots
suivants; après quoi les esprits disparaissent lentement avec un bruit
étrange, sourd et confus.)
PROSPERO.--J'avais oublié l'odieuse conspiration de cette brute de
Caliban et de ses complices contre mes jours: l'instant où ils doivent
exécuter leur complot est presque arrivé. (_Aux esprits_.) Fort
bien.... Éloignez-vous. Rien de plus.
FERDINAND.--Voilà qui est étrange! Votre père est agité par quelque
passion qui travaille violemment son âme.
MIRANDA.--Jamais jusqu'à ce jour je ne l'ai vu troublé d'une si
violente colère.
PROSPERO.--Vous avez l'air ému, mon fils, comme si vous étiez rempli
d'effroi. Soyez tranquille. Maintenant voilà nos divertissements
finis; nos acteurs, comme je vous l'ai dit d'avance, étaient tous
des esprits; ils se sont fondus en air, en air subtil; et, pareils à
l'édifice sans base de cette vision, se dissoudront aussi les tours
qui se perdent dans les nues, les palais somptueux, les temples
solennels, notre vaste globe, oui, notre globe lui-même, et tout ce
qu'il reçoit de la succession des temps; et comme s'est évanoui cet
appareil mensonger, ils se dissoudront, sans même laisser derrière eux
la trace que laisse le nuage emporté par le vent. Nous sommes faits
de la vaine substance dont se forment les songes, et notre chétive
vie est environnée d'un sommeil.--Seigneur, j'éprouve quelque
chagrin: supportez ma faiblesse; ma vieille tête est troublée; ne vous
tourmentez point de mon infirmité. Veuillez rentrer dans ma caverne et
vous y reposer. Je vais faire un tour ou deux pour calmer mon esprit
agité.
FERDINAND ET MIRANDA.--Nous vous souhaitons la paix.
PROSPERO, _à Ariel_.--Arrive rapide comme ma pensée.--(_A Ferdinand et
Miranda_.) Je vous remercie.--Viens, Ariel.
ARIEL.--Je suis uni à tes pensées. Que désires-tu?
PROSPERO.--Esprit, il faut nous préparer à faire face à Caliban.
ARIEL.--Oui, mon maître. Lorsque je fis paraître Cérès, j'avais eu
l'idée de t'en parler; mais j'ai craint d'éveiller ta colère.
PROSPERO.--Redis-moi où tu as laissé ces misérables.
ARIEL.--Je vous l'ai dit, seigneur: ils étaient enflammés de boisson,
si remplis de bravoure qu'ils châtiaient l'air pour leur avoir soufflé
dans le visage, et frappaient la terre pour avoir baisé leurs pieds;
mais toujours suivant leur projet. Alors j'ai battu mon tambour: à
ce bruit, comme des poulains indomptés, ils ont dressé les oreilles,
porté en avant leurs paupières, et levé le nez du côté où ils
flairaient la musique. J'ai tellement charmé leurs oreilles, que,
comme des veaux, appelés par le mugissement de la vache, ils ont suivi
mes sons au milieu des ronces dentées, des bruyères, des buissons
hérissés, des épines qui pénétraient la peau mince de leurs jambes. A
la fin, je les ai laissés dans l'étang au manteau de boue qui est au
delà de ta grotte, s'agitant de tout le corps pour retirer leurs pieds
enfoncés dans la fange noire et puante du lac.
PROSPERO.--Tu as très-bien fait, mon oiseau. Garde encore ta forme
invisible. Va, apporte ici tout ce qu'il y a d'oripeaux dans ma
demeure: c'est l'appât où je prendrai ces voleurs.
ARIEL.--J'y vais, j'y vais.
(Il sort.)
PROSPERO.--Un démon, un démon incarné dont la nature ne peut jamais
offrir aucune prise à l'éducation, sur qui j'ai perdu, entièrement
perdu toutes les peines que je me suis données par humanité! et comme
son corps devient plus difforme avec les années, son âme se gangrène
encore.... Je veux qu'ils souffrent tous jusqu'à en rugir.--(_Rentre
Ariel chargé d'habillements brillants et autres choses du même
genre_.)--Viens, range-les sur cette corde.
(Prospero et Ariel demeurent invisibles.)
(Entrent Caliban, Stephano et Trinculo tout mouillés.)
CALIBAN.--Je t'en prie, va d'un pas si doux que la taupe aveugle ne
puisse ouïr ton pied se poser. Nous voilà tout près de sa caverne.
STEPHANO.--Eh bien! monstre, votre lutin, que vous disiez un
lutin sans malice, ne nous a guère mieux traités que le Follet des
champs[18].
[Note 18: Le mot anglais est _Jack_. On l'appelle aussi _Jack a
lantern_ (_Jacques à la lanterne_.)]
TRINCULO.--Monstre, je sens partout le pissat de cheval, ce dont mon
nez est en grande indignation.
STEPHANO.--Le mien aussi, entendez-vous, monstre? Si j'allais prendre
de l'humeur contre vous, voyez-vous....
TRINCULO.--Tu serais un monstre perdu.
CALIBAN.--Mon bon prince, conserve-moi toujours tes bonnes grâces.
Aie patience, car le butin auquel je te conduis couvrira bien cette
mésaventure: ainsi, parle tout bas. Tout est coi ici, comme s'il était
encore minuit.
TRINCULO.--Oui, mais avoir perdu nos bouteilles dans la mare!
STEPHANO.--Il n'y a pas à cela seulement de la honte, du déshonneur,
monstre, mais une perte immense.
TRINCULO.-Cela m'est encore plus sensible que de m'être
mouillé.--C'est cependant votre lutin sans malice, monstre....
STEPHANO.--Je veux aller rechercher ma bouteille, dussé-je, pour ma
peine, en avoir jusque par-dessus les oreilles.
CALIBAN.--Je t'en prie, mon prince, ne souffle pas.--Vois-tu bien?
voici la bouche de la caverne: point de bruit; entre. Fais-nous ce bon
méfait qui pour toujours te met, toi, en possession de cette île; et
moi, ton Caliban à tes pieds, pour les lécher éternellement.
STEPHANO.--Donne-moi ta main. Je commence à avoir des idées
sanguinaires.
TRINCULO.--O roi Stephano[19]! ô mon gentilhomme! ô digne Stephano!
regarde; vois quelle garde-robe il y a ici pour toi!
[Note 19: Allusion à une ancienne ballade _King Stephens was a worthy
peer_ (_le roi Étienne était un digne gentilhomme_), où l'on célèbre
l'économie de ce prince relativement à sa garde-robe. Il y a dans
_Othello_ deux couplets de cette ballade.]
CALIBAN.--Laisse tout cela, imbécile; ce n'est que de la drogue.
TRINCULO.--Oh! oh! monstre, nous nous connaissons en friperie.--O roi
Stephano!
STEPHANO.--Lâche cette robe, Trinculo. Par ma main! je prétends avoir
cette robe.
TRINCULO.--Ta Grandeur l'aura.
CALIBAN.--Que l'hydropisie étouffe cet imbécile! A quoi pensez-vous de
vous amuser à ce bagage? Avançons, et faisons le meurtre d'abord. S'il
se réveille, depuis la plante des pieds jusqu'au crâne, notre peau
ne sera plus que pincements; oh! il nous accoutrera d'une étrange
manière!
STEPHANO.--Paix, monstre!--Madame la corde, ce pourpoint n'est-il pas
pour moi?--Voilà le pourpoint hors de ligne.--A présent, pourpoint,
vous êtes sous la ligne; vous courez risque de perdre vos crins et de
devenir un faucon chauve[20].
[Note 20: _Mistress line, is not this my jerkin? Now is the jerkin
under the line: now jerkin, you are like to lose your hair and prove
a bald jerkin_. _Line_ est pris ici dans le sens de _corde tendue_
au premier abord, puis, et en même temps dans celui de _ligne
équatoriale_. _Jerkin_, d'un autre côté, signifie _pourpoint_ et
_faucon_. Le pourpoint a probablement été tiré avec quelque difficulté
de dessous la corde (_line_), et sous la ligne (_line_), l'équateur,
certaines maladies font tomber les cheveux, et les cordes où l'on tend
les habits sont faites de crin (_hair_, crins et cheveux). Ainsi,
le pourpoint (_jerkin_) tiré de la corde, ou sous la ligne, comme on
voudra, perd ses crins ou ses cheveux, et devient un _bald jerkin_
(faucon chauve), espèce d'oiseau connu sous le nom de _choucas_.
Mais c'en est assez et plus qu'il ne faut sur cette bizarre
plaisanterie.]
TRINCULO.--Faites, faites. N'en déplaise à votre Grandeur, nous volons
à la ligne et au cordeau.
STEPHANO.--Je te remercie de ce bon mot. Tiens, voilà un habit pour
la peine. Tant que je serai roi de ce pays, l'esprit n'ira point sans
récompense. «Voler à la ligne et au cordeau!» c'est un excellent trait
d'estoc. Tiens, encore un habit pour la peine.
TRINCULO.--Allons, monstre, un peu de glu à vos doigts, et puis
emportez-nous le reste.
CALIBAN.--Je n'en veux pas. Nous perdrons là notre temps, et nous
serons tous changés en oies de mer[21], ou en singes avec des fronts
horriblement bas.
[Note 21: _Barnacles_, gros oiseau qui, autrefois en Écosse, était
supposé sortir d'une espèce de coquillage qui s'attachait à la quille
des vaisseaux, et porte aussi le nom de _barnacle_. Dans le nord de
l'Écosse, on croyait de plus que les coquillages d'où sortaient les
barnacles croissaient sur les arbres. Dans le Lancashire, on les
appelait _tree geese_, oies d'arbre.]
STEPHANO.--Monstre, étendez vos doigts. Aidez-nous à transporter tout
cela à l'endroit où j'ai mis mon tonneau de vin, ou je vous chasse de
mon royaume. Vite, emportez ceci.
TRINCULO.--Et ceci.
STEPHANO.--Oui, et ceci encore.
(On entend un bruit de chasseurs. Divers esprits accourent sous la
forme de chiens de chasse, et poursuivent dans tous les sens Stephano,
Trinculo et Caliban. Prospero et Ariel animent la meute.)
PROSPERO.--Oh! _la Montagne_! oh!
ARIEL.--_Argent_, ici la voie, _Argent_!
PROSPERO.--_Furie, Furie_, là! _Tyran_, là!--Écoute, écoute!
(_Caliban, Trinculo et Stephano sont pourchassés hors de la scène_.)
Va, ordonne à mes lutins de moudre leurs jointures par de dures
convulsions; que leurs nerfs se retirent dans des crampes racornies;
qu'ils soient pincés jusqu'à en être couverts de plus de taches qu'il
n'y en a sur la peau du léopard ou du chat de montagne.
ARIEL.--Écoute comme ils rugissent.
PROSPERO.--Qu'il leur soit fait une chasse vigoureuse. A l'heure qu'il
est, tous mes ennemis sont à ma merci. Dans peu tous mes travaux vont
finir; et toi, tu vas retrouver toute la liberté des airs. Suis-moi
encore un instant, et rends-moi obéissance.
(Ils sortent.)
FIN DU QUATRIÈME ACTE.
ACTE CINQUIÈME
SCÈNE I
(Le devant de la grotte de Prospero.)
_Entrent_ PROSPERO _vêtu de sa robe magique_, ET ARIEL.
PROSPERO.--Maintenant mon projet commence à se développer dans son
ensemble; mes charmes n'ont pas été rompus. Mes esprits m'obéissent;
et le Temps marche tête levée, chargé de ce qu'il apporte.... Où en
est le jour?
ARIEL.--Près de la sixième heure, de l'heure où vous avez dit, mon
maître, que notre travail devait finir.
PROSPERO.--Je l'ai annoncé au moment où j'ai soulevé la tempête.
Dis-moi, mon génie, en quel état sont le roi et toute sa suite.
ARIEL.--Renfermés ensemble, et précisément dans l'état où vous me les
avez remis, seigneur. Toujours prisonniers comme vous les avez laissés
dans le bocage de citronniers qui abrite votre grotte, ils ne peuvent
faire un pas que vous ne les ayez déliés. Le roi, son frère, et le
vôtre, sont encore tous les trois dans l'égarement; et le reste,
comblé de douleur et d'effroi, gémit sur eux; mais plus que tous
les autres celui que je vous ai entendu nommer le bon vieux seigneur
Gonzalo: ses larmes descendent le long de sa barbe, comme les gouttes
de la pluie d'hiver coulent de la tige creuse des roseaux. Vos
charmes les travaillent avec tant de violence que, si vous les voyiez
maintenant, votre âme en serait attendrie.
PROSPERO.--Le penses-tu, esprit?
ARIEL.--La mienne le serait, seigneur, si j'étais un homme.
PROSPERO.--La mienne aussi s'attendrira. Comment, toi qui n'es formé
que d'air, tu aurais éprouvé une impression, une émotion à la vue
de leurs peines; et moi, créature de leur espèce, qui ressens aussi
vivement qu'eux et les passions et les douleurs, je n'en serais pas
plus tendrement ému que toi! Quoique, par de grands torts, ils m'aient
blessé au vif, je me range contre mon courroux, du parti de ma
raison plus noble que lui; il y a plus de gloire à la vertu qu'à la
vengeance. Qu'ils se repentent, la fin dernière de mes desseins ne va
pas au delà; ils n'auront même pas à essuyer un regard sévère. Va les
élargir, Ariel. Je veux lever mes charmes, rétablir leurs facultés, et
ils vont être rendus à eux-mêmes.
ARIEL.--Je vais les amener, seigneur.
(Ariel sort.)
PROSPERO.--Vous, fées des collines et des ruisseaux, des lacs
tranquilles et des bocages; et vous qui, sur les sables où votre pied
ne laisse point d'empreinte, poursuivez Neptune lorsqu'il retire ses
flots, et fuyez devant lui à son retour; vous, petites marionnettes,
qui tracez au clair de la lune ces ronds[22] d'herbe amère que la
brebis refuse de brouter; et vous dont le passe-temps est de faire
naître à minuit les mousserons, et que réjouit le son solennel du
couvre-feu; secondé par vous, j'ai pu, quelque faible que soit votre
empire, obscurcir le soleil dans la splendeur de son midi, appeler les
vents mutins, et soulever entre les vertes mers et la voûte azurée des
cieux une guerre mugissante; le tonnerre aux éclats terribles a reçu
de moi des feux; j'ai brisé le chêne orgueilleux de Jupiter avec le
trait de sa foudre; par moi le promontoire a tremblé sur ses massifs
fondements; le pin et le cèdre, saisis par leurs éperons, ont été
arrachés de la terre; à mon ordre, les tombeaux ont réveillé leurs
habitants endormis; ils se sont ouverts et les ont laissés fuir, tant
mon art a de puissance! Mais j'abjure ici cette rude magie; et quand
je vous aurai demandé, comme je le fais en ce moment, quelques airs
d'une musique céleste pour produire sur leurs sens l'effet que je
médite et que doit accomplir ce prodige aérien, aussitôt je brise ma
baguette; je l'ensevelis à plusieurs toises dans la terre, et plus
avant que n'est jamais descendue la sonde je noierai sous les eaux mon
livre magique.
[Note 22: Ces ronds ou petits cercles tracés sur les prairies sont fort
communs dans les dunes de l'Angleterre: on remarque qu'ils sont plus
élevés et d'une herbe plus épaisse et plus amère que l'herbe qui croît
alentour, et les brebis n'y veulent pas paître. Le peuple les appelle
_fairy circles_, cercles des fées, et les croit formés par les danses
nocturnes des lutins. On en voit de pareils dans la Bourgogne. Partout
où se trouvent ces ronds, on est sûr de trouver des mousserons.]
(A l'instant une musique solennelle commence.)
(Entre Ariel. Après lui s'avance Alonzo, faisant des gestes
frénétiques; Gonzalo l'accompagne. Viennent ensuite Sébastien et
Antonio dans le même état, accompagnés d'Adrian et de Francisco.
Tous entrent dans le cercle tracé par Prospero. Ils y restent sous le
charme.)
PROSPERO, _les observant_.--Qu'une musique solennelle, que les sons
les plus propres à calmer une imagination en désordre guérissent ton
cerveau, maintenant inutile et bouillonnant au-dedans de ton crâne.
Demeurez là, car un charme vous enchaîne.--Pieux Gonzalo, homme
honorable, mes yeux, touchés de sympathie à la seule vue des tiens,
laissent couler des larmes compagnes de tes larmes.--Le charme se
dissout par degrés; et comme on voit l'aurore s'insinuer aux lieux où
règne la nuit, fondant les ténèbres, de même leur intelligence chasse
en s'élevant les vapeurs imbéciles qui enveloppaient les clartés de
leur raison. O mon vertueux Gonzalo, mon véritable sauveur, sujet
loyal du prince que tu sers, je veux dans ma patrie payer tes
bienfaits en paroles et en actions.--Toi, Alonzo, tu nous as traités
bien cruellement, ma fille et moi. Ton frère t'excita à cette
action;--tu en pâtis, maintenant, Sébastien.--Vous, mon sang, vous
formé de la même chair que moi, mon frère, qui, vous laissant séduire
à l'ambition, avez chassé le remords et la nature; vous qui avec
Sébastien (dont les déchirements intérieurs redoublent pour ce crime)
vouliez ici assassiner votre roi; tout dénaturé que vous êtes, je vous
pardonne.--Déjà se gonfle le flot de leur entendement; il s'approche
et couvrira bientôt la plage de la raison, maintenant encore encombrée
d'un limon impur. Jusqu'ici aucun d'eux ne me regarde ou ne pourrait
me reconnaître.--Ariel, va me chercher dans ma grotte mon chaperon et
mon épée: je veux quitter ces vêtements, et me montrer à eux tel que
je fus quelquefois lorsque je régnais à Milan. Vite, esprit; avant
bien peu de temps tu seras libre.
ARIEL _chante, en aidant Prospero à s'habiller_.
Je suce la fleur que suce l'abeille;
J'habite le calice d'une primevère;
Et là je me repose quand les hiboux crient.
Monté sur le dos de la chauve-souris, je vole
Gaiement après l'été.
Gaiement, gaiement, je vivrai désormais
Sous la fleur qui pend à la branche.
PROSPERO.--Oui, mon gentil petit Ariel, il en sera ainsi. Je sentirai
que tu me manques; mais tu n'en auras pas moins ta liberté. Allons,
allons, allons! vite au vaisseau du roi, invisible comme tu l'es:
tu trouveras les matelots endormis sous les écoutilles. Réveille
le maître et le bosseman; force-les à te suivre en ce lieu. Dans
l'instant, je t'en prie.
ARIEL.--Je bois l'air devant moi, et je reviens avant que votre pouls
ait battu deux fois.
(Il sort.)
GONZALO.--Tout ce qui trouble, étonne, tourmente, confond, habite en
ce lieu. Oh! que quelque pouvoir céleste daigne nous guider hors de
cette île redoutable!
PROSPERO.--Seigneur roi, reconnais le duc outragé de Milan, Prospero.
Pour te mieux convaincre que c'est un prince vivant qui te parle, je
te presse dans mes bras, et je te souhaite cordialement la bienvenue à
toi et à ceux qui t'accompagnent.
ALONZO.--Es-tu Prospero? ne l'es-tu pas? N'es-tu qu'un vain
enchantement dont je doive être abusé comme je l'ai été tout à
l'heure? Je n'en sais rien. Ton pouls bat comme celui d'un corps
de chair et de sang; et depuis que je te vois, je sens s'adoucir
l'affliction de mon esprit, qui, je le crains, a été accompagnée de
démence.--Tout cela (si tout cela existe réellement) doit nous faire
aspirer après d'étranges récits. Je te remets ton duché et te conjure
de me pardonner mes injustices. Mais comment Prospero pourrait-il être
vivant et se trouver ici?
PROSPERO, _à Gonzalo_.--D'abord, généreux ami, permets que j'embrasse
ta vieillesse, que tu as honorée au delà de toute mesure et de toute
limite.
GONZALO.--Je ne saurais jurer que cela soit ou ne soit pas réel.
PROSPERO.--Vous vous ressentez encore de quelques-unes des illusions
que présente cette île; elles ne vous permettent plus de croire même
aux choses certaines. Soyez tous les bienvenus, mes amis. Mais vous
(_A part, à Antonio et Sébastien_), digne paire de seigneurs, si j'en
avais l'envie, je pourrais ici recueillir pour vous de Sa Majesté
quelques regards irrités, et démasquer en vous deux traîtres. En ce
moment je ne veux point faire de mauvais rapports.
SÉBASTIEN, _à part_.--Le démon parle par sa voix.
PROSPERO.--Non.--Pour toi, le plus pervers des hommes, que je ne
pourrais, sans souiller ma bouche, nommer mon frère, je te pardonne
tes plus noirs attentats; je te les pardonne tous, mais je te
redemande mon duché, qu'aujourd'hui, je le sais bien, tu es forcé de
me rendre.
ALONZO.--Si tu es en effet Prospero, raconte-nous quels événements
ont sauvé tes jours. Dis-nous comment tu nous rencontres ici, nous qui
depuis trois heures à peine avons fait naufrage sur ces bords où j'ai
perdu (quel trait aigu porte avec lui ce souvenir!) où j'ai perdu mon
cher fils Ferdinand.
PROSPERO.--J'en suis affligé, seigneur.
ALONZO.--Irréparable est ma perte, et la patience me dit qu'il est au
delà de son pouvoir de m'en guérir.
PROSPERO.--Je croirais plutôt que vous n'avez pas réclamé son
assistance. Pour une perte semblable, sa douce faveur m'accorde ses
tout-puissants secours, et je repose satisfait.
ALONZO.--Vous, une perte semblable?
PROSPERO.--Aussi grande pour moi, aussi récente; et pour supporter la
perte d'un bien si cher, je n'ai autour de moi que des consolations
bien plus faibles que celles que vous pouvez appeler à votre aide.
J'ai perdu ma fille.
ALONZO.--Une fille! vous? O ciel! que ne sont-ils tous deux vivants
dans Naples! que n'y sont-ils roi et reine! Pour qu'ils y fussent, je
demanderais à être enseveli dans la bourbe de ce lit fangeux où est
étendu mon fils! Quand avez-vous perdu votre fille?
PROSPERO.--Dans cette dernière tempête.--Ma rencontre ici, je le
vois, a frappé ces seigneurs d'un tel étonnement qu'ils dévorent leur
raison, croient à peine que leurs yeux les servent fidèlement, et
que leurs paroles soient les sons naturels de leur voix. Mais, par
quelques secousses que vous ayez été jetés hors de vos sens, tenez
pour certain que je suis ce Prospero, ce même duc que la violence
arracha de Milan, et qu'une étrange destinée a fait débarquer ici pour
être le souverain de cette île où vous avez trouvé le naufrage.--Mais
n'allons pas plus loin pour le moment: c'est une chronique à faire
jour par jour, non un récit qui puisse figurer à un déjeuner, ou
convenir à cette première entrevue. Vous êtes le bienvenu, seigneur.
Cette grotte est ma cour: là j'ai peu de suivants; et de sujets
au dehors, aucun. Je vous prie, jetez les yeux dans cet intérieur:
puisque vous m'avez rendu mon duché, je veux m'acquitter envers vous
par quelque chose d'aussi précieux; du moins je veux vous faire voir
une merveille dont vous serez aussi satisfait que je peux l'être de
mon duché.
(La grotte s'ouvre, et l'on voit dans le fond Ferdinand et Miranda
assis et jouant ensemble aux échecs.)
MIRANDA.--Mon doux seigneur, vous me trichez.
FERDINAND.--Non, mon très-cher amour; je ne le voudrais pas pour le
monde entier.
MIRANDA.--Oui, et quand même vous voudriez disputer pour une vingtaine
de royaumes, je dirais que c'est de franc jeu.
ALONZO.--Si c'est là une vision de cette île, il me faudra perdre deux
fois un fils chéri.
SÉBASTIEN.--Voici le plus grand des miracles!
FERDINAND.--Si les mers menacent, elles font grâce aussi. Je les ai
maudites sans sujet.
(Il se met à genoux devant son père.)
ALONZO.--Maintenant, que toutes les bénédictions d'un père rempli de
joie t'environnent de toutes parts! Lève-toi; dis, comment es-tu venu
ici?
MIRANDA.--O merveille! combien d'excellentes créatures sont ici et là
encore! Que le genre humain est beau! O glorieux nouveau monde, qui
contient de pareils habitants!
PROSPERO.--Il est nouveau pour toi.
ALONZO.--Quelle est cette jeune fille avec laquelle tu étais au jeu?
Votre plus ancienne connaissance ne peut dater de trois heures....
Est-elle la déesse qui nous a séparés, et qui nous réunit ainsi?
FERDINAND.--C'est une mortelle; mais, grâce à l'immortelle Providence,
elle est à moi: j'en ai fait choix dans un temps où je ne pouvais
consulter mon père, où je ne croyais plus que j'eusse encore un père.
Elle est la fille de ce fameux duc de Milan dont le renom a si souvent
frappé mes oreilles, mais que je n'avais jamais vu jusqu'à ce jour.
C'est de lui que j'ai reçu une seconde vie, et cette jeune dame me
donne en lui un second père.
ALONZO.--Je suis le sien. Mais, oh! de quel oeil verra-t-on qu'il me
faille demander pardon à mon enfant?
PROSPERO.--Arrêtez, seigneur: ne chargeons point notre mémoire du
poids d'un mal qui nous a quittés.
GONZALO.--Je pleurais au fond de mon âme, sans quoi j'aurais déjà
parlé. Abaissez vos regards, ô dieux, et faites descendre sur ce
couple une couronne de bénédiction; car vous seuls avez tracé la route
qui nous a conduits ici.
ALONZO.--Je te dis _amen_, Gonzalo.
GONZALO.--Le duc de Milan fut donc chassé de Milan pour que sa race
un jour donnât des rois à Naples. Oh! réjouissez-vous d'une joie
plus qu'ordinaire; que ceci soit inscrit en or sur des colonnes
impérissables! Dans le même voyage, Claribel a trouvé un époux à
Tunis, Ferdinand, son frère, une épouse sur une terre où il était
perdu, et Prospero son duché dans une île misérable; et nous tous
sommes rendus à nous-mêmes, après avoir cessé de nous appartenir.
ALONZO, _à Ferdinand et à Miranda_.--Donnez-moi vos mains. Que les
chagrins, que la tristesse étreignent à jamais le coeur qui ne bénit
pas votre union!
GONZALO.--Ainsi soit-il. _Amen_.
(Ariel reparaît avec le maître et le bosseman qui le suivent ébahis.)
GONZALO.--Seigneur, seigneur, voyez, voyez: voici encore des nôtres.
Je l'avais prédit que tant qu'il y aurait un gibet sur la terre, ce
gaillard-là ne serait pas noyé.--Eh bien! bouche à blasphèmes, dont
les imprécations chassent de ton bord la miséricorde du ciel, quoi!
pas un jurement sur le rivage! n'as-tu donc plus de langue à terre!
Quelles nouvelles?
LE BOSSEMAN.--La meilleure de toutes, c'est que nous retrouvons ici
notre roi et sa compagnie. Voici la seconde: notre navire, qui était
tout ouvert, il y a trois heures, et que nous regardions comme perdu,
est radoubé, debout, et aussi lestement gréé que lorsque nous avons
mis à la mer pour la première fois.
ARIEL, à _part_.--Maître, tout cet ouvrage, je l'ai fait depuis que tu
ne m'as vu.
PROSPERO, _à part_.--L'adroit petit lutin!
ALONZO.--Ce ne sont point là des événements naturels: l'extraordinaire
va croissant et s'ajoutant à l'extraordinaire. Dites, comment
êtes-vous venus ici?
LE BOSSEMAN.--Si je croyais être bien éveillé, seigneur, je tâcherais
de vous le dire. Nous étions endormis, morts, et (comment? nous
n'en savons rien) tous jetés sous les écoutilles. Là, il n'y a qu'un
moment, des sons étranges et divers, des rugissements, des cris,
des hurlements, des cliquetis de chaînes qui s'entre-choquaient, et
beaucoup d'autres bruits tous horribles, nous ont réveillés. Nous ne
faisons qu'un saut hors de là, et nous revoyons dans son assiette[23]
et remis à neuf notre royal, notre bon et brave navire: notre maître
bondit de joie en le regardant. En un clin d'oeil, pas davantage,
s'il vous plaît, nous avons été séparés des autres, et, encore tout
assoupis, amenés ici comme dans un songe.
[Note 23: On dit qu'un vaisseau est _en assiette_ quand il a toutes ses
qualités, et qu'il est dans la meilleure situation possible.]
ARIEL, _à part_.--Ai-je bien fait mon devoir?
PROSPERO, _à part_.--A ravir! La diligence en personne! Tu vas être
libre.
ALONZO.--Voilà le plus surprenant dédale où jamais aient erré les
hommes! Il y a dans tout ceci quelque chose au delà de ce qu'a jamais
opéré la nature. Il faut qu'un oracle nous instruise de ce que nous en
devons penser.
PROSPERO.--Seigneur, mon suzerain, ne fatiguez point votre esprit à
agiter en lui-même la singularité de ces événements: nous choisirons,
et dans peu, un instant de loisir où je vous donnerai à vous seul (et
vous le trouverez raisonnable) l'explication de tout ce qui est
arrivé ici; jusque-là soyez tranquille, et croyez que tout est
bien.--Approche, esprit; délivre Caliban et ses compagnons, lève
le charme. (_Ariel sort_.)--Eh bien! comment se trouve mon gracieux
seigneur? Il vous manque encore de votre suite quelques malotrus que
vous oubliez.
(Rentre Ariel, chassant devant lui Caliban, Stephano et Trinculo,
vêtus des habits qu'ils ont volés.)
STEPHANO.--Que chacun s'évertue pour le bien de tous les autres, et
que personne ne s'inquiète de soi, car tout n'est que hasard dans la
vie.--_Corraggio_! monstre fier-à-bras, _corraggio_!
TRINCULO, _à la vue du roi_.--Si ces deux espions que je porte en tête
ne me trompent pas, voilà une bienheureuse apparition!
CALIBAN.--O Sétébos, que voilà des esprits de bonne mine! que mon
maître est beau! j'ai bien peur qu'il ne me châtie.
SÉBASTIEN.--Ah! ah! qu'est-ce que c'est que ces animaux-là, seigneur
Antonio? les aurait-on pour de l'argent!
ANTONIO.--Probablement: l'un d'eux est un vrai poisson, et sans doute
à vendre.
PROSPERO.--Seigneurs, considérez seulement ce que vous indique
l'aspect de ces hommes, et décidez s'ils sont honnêtes gens. Cet
esclave difforme eut pour mère une sorcière, et si puissante[24]
qu'elle pouvait tenir tête à la lune, enfler ou abaisser les marées,
et agir en son nom sans son aveu. Tous les trois m'ont volé: ce
demi-démon, car c'est un démon bâtard, avait fait avec les deux autres
le complot de m'ôter la vie. Des trois en voilà deux que vous devez
connaître et réclamer. Quant à ce fruit des ténèbres, je déclare qu'il
m'appartient.
[Note 24: _One so strong_. Dans toutes les anciennes accusations
de sorcellerie en Angleterre, on trouve constamment l'épithète de
_strong_ (_forte, puissante_), associée au mot _witch_ (_sorcière_),
comme une qualification spéciale et augmentative. Les tribunaux furent
obligés de décider, contre l'opinion populaire, que le mot _strong_
n'ajoutait rien à l'accusation, et ne pouvait être un motif de
poursuivre.]
CALIBAN.--Je serai pincé à mort.
ALONZO.--N'est-ce pas là Stephano, mon ivrogne de sommelier?
SÉBASTIEN.--Il est encore ivre. Où a-t-il eu du vin?
ALONZO.--Et Trinculo est aussi tout branlant. Où ont-ils trouvé le
grand élixir qui les a ainsi dorés[25]? Comment donc t'es-tu accommodé
de cette sorte[26]?
[Note 25: Allusion à l'élixir des alchimistes.]
[Note 26: _How cam'st thou in this pickle?_ Et Trinculo répond: _I have
been in such a pickle_, etc. _Pickle_ signifie _saumure, les choses
à conserver dans la saumure_; et par extension et en plaisanterie,
l'état, la condition où l'on se trouve, où l'on se conserve.]
TRINCULO.--J'ai été accommodé dans une telle saumure depuis que je
ne vous ai vu, que je crains bien qu'elle ne sorte plus de mes os. Je
n'aurai plus peur des mouches.
SÉBASTIEN.--Comment, qu'as-tu donc, Stephano?
STEPHANO.--Oh! ne me touchez pas: je ne suis plus Stephano; Stephano
n'est plus que crampes.
PROSPERO.--Monsieur le drôle, vous vouliez être le roi de cette île.
STEPHANO.--J'aurais donc été un cancre de roi.
ALONZO, _montrant Caliban_.--Voilà l'objet le plus étrange que mes
yeux aient jamais vu.
PROSPERO.--Il est aussi monstrueux dans ses moeurs qu'il l'est dans
sa forme.--Entrez dans la grotte, coquin. Prenez avec vous vos
compagnons: si vous avez envie d'obtenir mon pardon, décorez-la
soigneusement.
CALIBAN.--Vraiment je n'y manquerai pas: je deviendrai sage, et je
tâcherai d'obtenir ma grâce. Trois fois double âne que j'étais de
prendre cet ivrogne pour un dieu, et d'adorer un si sot imbécile!
PROSPERO.--Fais ce que je te dis; va-t'en.
ALONZO.--Hors d'ici! Allez remettre tout cet équipage où vous l'avez
trouvé.
SÉBASTIEN.--Où ils l'ont volé plutôt.
PROSPERO.--Seigneur, j'invite Votre Altesse et sa suite à entrer
dans ma pauvre grotte: vous vous y reposerez cette seule nuit. J'en
emploierai une partie à des entretiens qui, je n'en doute point, vous
la feront passer rapidement. Je vous raconterai l'histoire de ma vie
et des hasards divers qui se sont succédé depuis mon arrivée dans
cette île; et dès l'aurore je vous conduirai à votre vaisseau, et
de suite à Naples, où j'espère voir célébrer les noces de nos chers
bien-aimés. De là je me retire à Milan, où désormais le tombeau va
devenir ma troisième pensée.
ALONZO.--Je languis d'entendre l'histoire de votre vie; elle doit
intéresser étrangement l'oreille qui l'écoute.
PROSPERO.--Je n'omettrai rien; et je vous promets des mers calmes,
des vents propices, et un navire si agile qu'il devancera de bien loin
votre royale flotte.--(_A part_.) Mon Ariel, mon oiseau, c'est toi
que j'en charge. Libre ensuite, rends-toi aux éléments et vis
joyeux.--Venez, de grâce.
(Ils sortent.)
ÉPILOGUE
PRONONCÉ PAR PROSPERO.
Maintenant tous mes charmes sont détruits;
Je n'ai plus d'autre force que la mienne.
Elle est bien faible; et en ce moment, c'est la vérité,
Il dépend de vous de me confiner en ce lieu
Ou de m'envoyer à Naples. Puisque j'ai recouvré mon duché,
Et que j'ai pardonné aux traîtres, que vos enchantements
Ne me fassent pas demeurer dans cette île;
Affranchissez-moi de mes liens,
Par le secours de vos mains bienfaisantes.
Il faut que votre souffle favorable
Enfle mes voiles, ou mon projet échoue:
Il était de vous plaire. Maintenant je n'ai plus
Ni génies pour me seconder, ni magie pour enchanter,
Et je finirai dans le désespoir,
Si je ne suis pas secouru par la prière[27],
Qui pénètre si loin qu'elle va assiéger
La miséricorde elle-même, et délie toutes les fautes.
Si vous voulez que vos offenses vous soient pardonnées,
Que votre indulgence me renvoie absous.
[Note 27: Allusion aux vieilles histoires sur le désespoir des
nécromanciens dans leurs derniers moments, et l'efficacité des prières
que leurs amis faisaient pour eux.]
FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.