Note du transcripteur:
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Ce document est tiré de:
OEUVRES COMPLÈTES DE
SHAKSPEARE
TRADUCTION DE
M. GUIZOT
NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE
AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEARE
DES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTES
Volume 1
Vie de Shakspeare
Hamlet.--La Tempête.--Coriolan.
PARIS
A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
DIDIER ET Ce, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QUAI DES AUGUSTINS
1864
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LA TEMPÊTE
TRAGÉDIE
NOTICE SUR LA TEMPÊTE
«Je ne saurais jurer que cela soit ou ne soit pas réel,» dit, à la fin
de _la Tempête_, le vieux Gonzalo tout étourdi des prestiges qui l'ont
environné depuis son arrivée dans l'île. Il semble que, par la bouche
de l'honnête homme de la pièce, Shakspeare ait voulu exprimer l'effet
général de ce charmant et singulier ouvrage. Brillant, léger, diaphane
comme les apparitions dont il est rempli, à peine se laisse-t-il
saisir à la réflexion; à peine, à travers ces traits mobiles et
transparents, se peut-on tenir pour certain d'apercevoir un sujet, une
contexture de pièce, des aventures, des sentiments, des personnages
réels. Cependant tout y est, tout s'y révèle; et, dans une succession
rapide, chaque objet à son tour émeut l'imagination, occupe
l'attention et disparaît, laissant pour unique trace la confuse
émotion du plaisir et une impression de vérité à laquelle on n'ose
refuser ni accorder sa croyance.
«C'est ici surtout, dit Warburton, que la sublime et merveilleuse
imagination de Shakspeare s'élève au-dessus de la nature sans
abandonner la raison, ou plutôt entraîne avec elle la nature par
delà ses limites convenues.» Tout est à la fois, dans ce tableau,
fantastique et vrai. Comme s'il était le créateur de l'ouvrage, comme
s'il était le véritable enchanteur entouré des illusions de son art,
Prospero, en s'y montrant à nous, semble le seul corps opaque et
solide au milieu d'un peuple de légers fantômes revêtus des formes de
la vie, mais dépourvus des apparences de la durée. Quelques minutes
s'écouleront à peine que l'aimable Ariel, plus léger encore que
lorsqu'il arrive avec la pensée, va échapper au contact même de la
baguette magique, et, libre des formes qu'on lui prescrit, libre
de toute forme sensible, va se dissoudre dans le vague de l'air, où
s'évanouira pour nous son existence individuelle. N'est-ce pas un
prestige de la magie que cette demi-intelligence qui paraît luire dans
le grossier Caliban? et ne semble-t-il pas qu'en mettant le pied hors
de l'île désenchantée où il va être laissé à lui-même, nous allons le
voir retomber dans son état naturel de masse inerte, s'assimilant par
degrés à la terre dont il est à peine distinct? Que deviendront, loin
de notre vue, cet Antonio, ce Sébastien, si prompts à concevoir le
dessein du crime, cet Alonzo, si facilement et légèrement accessible
à tous les sentiments? Que deviendront ces jeunes amants, sitôt et
si complétement épris, et qui, pour nous, semblent n'avoir eu d'autre
existence que d'aimer, d'autre destination que de faire passer devant
nos yeux les ravissantes images de l'amour et de l'innocence? Chacun
de ces personnages ne nous révèle que la portion de son caractère
qui convient à sa situation présente; aucun d'eux ne nous dévoile en
lui-même ces abîmes de la nature, ces profondes sources de la pensée
où descend si souvent et si avant Shakspeare; mais ils en déploient
sous nos yeux tous les effets extérieurs: nous ne savons d'où ils
viennent, mais nous reconnaissons parfaitement ce qu'ils semblent
être; véritables visions dont nous ne sentons ni la chair ni les os,
mais dont les formes nous sont distinctes et familières.
Aussi, par la souplesse et la légèreté de leur nature, ces créatures
singulières se prêtent-elles à une rapidité d'action, à une variété de
mouvements dont peut-être aucune autre pièce de Shakspeare ne fournit
d'exemple; il n'en est pas de plus amusante, de plus animée, où
une gaieté vive et même bouffonne se marie plus naturellement à
des intérêts sérieux, à des sentiments tristes et à de touchantes
affections: c'est une féerie dans toute la force du terme, dans toute
la vivacité des impressions qu'on en peut recevoir.
Le style de _la Tempête_ participe de cette espèce de magie. Figuré,
vaporeux, portant à l'esprit une foule d'images et d'impressions
vagues et fugitives comme ces formes incertaines que dessinent les
nuages, il émeut l'imagination sans la fixer, et la tient dans cet
état d'excitation indécise qui la rend accessible à tous les prestiges
dont voudra l'amuser l'enchanteur. Il est de tradition en Angleterre
que le célèbre lord Falkland[1], M. Selden et lord C.J. Vaughan,
regardaient le style du rôle de Caliban, dans _la Tempête_, comme
tout à fait particulier à ce personnage, et comme une création de
Shakspeare. Johnson est d'un avis opposé; mais, en admettant que la
tradition soit fondée, l'autorité de Johnson ne suffirait pas
pour infirmer celle de lord Falkland, esprit éminemment élégant et
remarquable, à ce qu'il paraît, par une finesse de tact qui, du
moins dans la critique, a souvent manqué au docteur. D'ailleurs
lord Falkland, presque contemporain de Shakspeare puisqu'il était
né plusieurs années avant sa mort, aurait droit d'en être cru de
préférence sur des nuances de langage qui, cent cinquante ans plus
tard, devaient se perdre pour Johnson sous une couleur générale de
vétusté. Si donc l'on avait quelque titre pour décider entre eux, on
serait plutôt tenté d'ajouter foi à l'opinion de lord Falkland, et
même d'appliquer à l'ouvrage entier ce qu'il a dit du seul rôle de
Caliban. Du moins peut-on remarquer que le style de _la Tempête_
paraît, plus qu'aucun autre ouvrage de Shakspeare, s'éloigner de ce
type général d'expression de la pensée qui se retrouve et se conserve
plus ou moins partout, à travers la différence des idiomes. Il faut
probablement attribuer en partie ce fait à la singularité de la
situation et à la nécessité de mettre en harmonie tant de conditions,
de sentiments, d'intérêts divers, enveloppés pour quelques heures dans
un sort commun et dans une même atmosphère surnaturelle. Dans aucune
de ses pièces, d'ailleurs, Shakspeare ne s'est montré aussi sobre de
jeux de mots.
[Note 1: L'homme le plus vertueux, le plus aimable et le plus instruit
de l'Angleterre sous Charles Ier, de qui lord Clarendon a dit: «Qu'il
faudrait haïr la révolution, ne fût-ce que pour avoir causé la mort
d'un tel homme.» Après avoir énergiquement défendu dans le parlement,
contre Charles Ier, les libertés de son pays, il se rallia à la cause
de ce prince lorsqu'elle devint celle de la justice; et ministre de
Charles Ier, il se fit tuer à la bataille de Newbury, de désespoir des
malheurs qu'il prévoyait: il avait alors trente-trois ans.]
Il serait assez difficile de déterminer précisément à quel ordre de
merveilleux appartient celui qu'il a employé dans _la Tempête_. Ariel
est un véritable sylphe; mais les esprits que lui soumet Prospero,
fées, lutins, farfadets appartiennent aux superstitions populaires du
Nord. Caliban tient à la fois du gnome et du démon; son existence de
brute n'est animée que par une malice infernale; et le _O ho! o ho!_
par lequel il répond à Prospero lorsque celui-ci lui reproche d'avoir
voulu déshonorer sa fille, était l'exclamation, probablement l'espèce
de rire attribué en Angleterre au diable dans les anciens mystères où
il jouait un rôle. _Selebos_, qu'invoque le monstre comme le dieu et
peut-être le mari de sa mère, passait pour être le diable ou le dieu
des Patagons qui le représentaient, disait-on, avec des cornes à la
tête. On ne saurait trop se figurer de quelle manière doit être fait
ce Caliban qu'on prend si souvent pour un poisson; il paraît qu'on
le représente avec les bras et les jambes couverts d'écailles; il
me semble qu'une tête de poisson, ou quelque chose de pareil, serait
assez nécessaire pour donner de la vraisemblance aux méprises dont il
est l'objet. Mais Shakspeare peut fort bien n'y avoir pas regardé de
si près, et s'être peu embarrassé de se rendre à lui-même un compte
exact de la figure qui convenait à son monstre. Il s'est joué avec
son sujet, et l'a laissé couler de sa brillante imagination revêtu
des teintes poétiques qu'il y recevait en passant. La légèreté de son
travail se fait assez connaître par les différentes inadvertances qui
lui sont échappées; comme par exemple lorsqu'il fait dire à Ferdinand
que le duc de Milan et _son brave fils_ ont péri dans la tempête,
quoiqu'il ne soit pas question de ce fils dans tout le reste de la
pièce, et que rien ne puisse faire supposer qu'il existe dans l'île,
bien qu'Ariel qui assure d'ailleurs à Prospero que personne n'a péri,
n'ait renfermé sous les écoutilles que les gens de l'équipage.
_La Tempête_ est une pièce assez régulière quant aux unités, puisque
l'orage qui submerge le vaisseau dans la première scène se passe en
vue de l'île, et que toute l'action n'embrasse pas un intervalle de
plus de trois heures. Quelques commentateurs ont pensé que Shakspeare
pouvait avoir eu pour objet de répondre, par cet échantillon de ce
qu'il pouvait faire, aux continuelles critiques de Ben Johnson sur
l'irrégularité de ses ouvrages. Le docteur Johnson pense autrement,
et regarde cette circonstance comme un effet du hasard et le résultat
naturel du sujet; mais ce qui pourrait donner lieu de croire que du
moins Shakspeare a voulu se prévaloir de cet avantage, c'est le soin
avec lequel les différents personnages, jusqu'au bosseman qui a dormi
pendant toute la durée de l'action, marquent le temps qui s'est écoulé
depuis le commencement. Il y a plus; lorsqu'Ariel avertit Prospero
qu'ils approchent de la sixième heure, celle où son maître lui a
promis que finiraient leurs travaux: «Je l'ai annoncé, dit Prospero,
au moment où j'ai soulevé la tempête.» Ce mot paraîtrait même indiquer
une intention que le poëte a voulu faire sentir.
On ignore où Shakspeare a puisé le sujet de _la Tempête_; il paraît
cependant assez certain qu'il l'a emprunté à quelque nouvelle
italienne que jusqu'à présent on n'a pu parvenir à retrouver.
La chronologie de M. Malone place en 1612 la composition de _la
Tempête_, ce qui s'accorde difficilement cependant avec une autre
conjecture assez vraisemblable. En lisant _le Masque_, représenté
devant Ferdinand et Miranda, il est impossible de n'être pas frappé
de l'idée que _la Tempête_ a été faite d'abord pour être représentée à
quelque fête de mariage; et la légèreté du sujet, la brillante incurie
qui se fait remarquer dans la composition, confirment tout à fait
cette conjecture. M. Holt, l'un des commentateurs de Shakspeare, a
pensé que le mariage sur lequel le poëte verse tant de bénédictions,
par la bouche de Junon et de Cérès, pourrait bien être celui du comte
d'Essex, qui épousa en 1611 lady Frances Howard, ou plutôt termina
en cette année son mariage, contracté dès l'année 1606, mais dont
les voyages du comte, et probablement la jeunesse des contractants,
avaient jusqu'alors retardé la consommation. Cette dernière
circonstance paraît même assez clairement indiquée dans la scène où
l'on insiste principalement sur la continence qu'ont promis de garder
les jeunes époux jusqu'au parfait accomplissement de toutes les
cérémonies nécessaires. Ne serait-il pas possible de supposer que,
composée en 1611 pour le mariage du comte d'Essex, cette pièce ne fut
représentée à Londres que l'année suivante?
LA TEMPÊTE
TRAGÉDIE
PERSONNAGES
ALONZO, roi de Naples.
SÉBASTIEN, frère d'Alonzo.
PROSPERO, duc légitime de Milan.
ANTONIO, son frère, usurpateur du duché de Milan.
FERDINAND, fils du roi de Naples.
GONZALO, vieux et fidèle conseiller du roi de Naples.
ADRIAN, FRANCISCO, seigneurs napolitains.
CALIBAN, sauvage abject et difforme.
TRINCULO, bouffon.
STEPHANO, sommelier ivre.
LE MAÎTRE du vaisseau, LE BOSSEMAN et des MATELOTS.
MIRANDA, fille de Prospero.
ARIEL, génie aérien.
IRIS, CÉRÈS, JUNON, NYMPHES, MOISSONNEURS, génies employés
dans le ballet.
AUTRES génies soumis à Prospero.
La scène représente d'abord la mer et un vaisseau, puis une île
inhabitée.
ACTE PREMIER
SCÈNE I
Sur un vaisseau en mer. Une tempête mêlée de tonnerre et d'éclairs.
(Entrent le maître et le bosseman.)
LE MAÎTRE.--Bosseman?
LE BOSSEMAN.--Me voici, maître. Où en sommes-nous?
LE MAÎTRE.--Bon, parlez aux matelots.--Manoeuvrez rondement, ou nous
courons à terre. De l'entrain! de l'entrain!
LE BOSSEMAN.--Allons, mes enfants! courage, courage, mes enfants!
vivement, vivement, vivement! Ferlez le hunier.--Attention au sifflet
du maître.--Souffle, tempête, jusqu'à en crever si tu peux.
(Entrent Alonzo, Sébastien, Antonio, Ferdinand, Gonzalo et plusieurs
autres.)
ALONZO.--Cher bosseman, je vous en prie, ne négligez rien. Où est le
maître? Montrez-vous des hommes.
LE BOSSEMAN.--Restez en bas, je vous prie.
ANTONIO.--Bosseman, où est le maître?
LE BOSSEMAN.--Ne l'entendez-vous pas? Vous troublez la manoeuvre.
Restez dans vos cabines, vous aidez la tempête.
GONZALO.--Voyons, mon cher, un peu de patience.
LE BOSSEMAN.--Quand la mer en aura. Hors d'ici!--Les vagues se
soucient bien de la qualité de roi. En bas! Silence! laissez-nous
tranquilles.
GONZALO.--Fort bien! cependant n'oublie pas qui tu as à bord.
LE BOSSEMAN.--Personne qui me soit plus cher que moi-même. Vous êtes
un conseiller: si vous pouvez imposer silence à ces éléments, et
rétablir le calme à l'instant, nous ne remuerons plus un seul cordage;
usez de votre autorité. Si vous ne le pouvez, rendez grâces d'avoir
vécu si longtemps, et allez dans votre cabine vous préparer aux
mauvaises chances du moment, s'il faut en passer par là.--Courage, mes
enfants!--Hors de mon chemin, vous dis-je.
GONZALO.--Ce drôle me rassure singulièrement. Il n'a rien d'un homme
destiné à se noyer; tout son air est celui d'un gibier de potence.
Bon Destin, tiens ferme pour la potence, et que la corde qui lui
est réservée nous serve de câble, car le nôtre ne nous est pas bon
à grand' chose. S'il n'est pas né pour être pendu, notre sort est
pitoyable.
(Ils sortent.)
(Rentre le bosseman.)
LE BOSSEMAN.--Amenez le mât de hune. Allons, plus bas, plus bas.
Mettez à la cape sous la grande voile risée. (_Un cri se fait entendre
dans le corps du vaisseau_.) Maudits soient leurs hurlements! Leur
voix domine la tempête et la manoeuvre. (_Entrent Sébastien, Antonio
et Gonzalo_.)--Encore! que faites-vous ici? Faut-il tout laisser là et
se noyer? Avez-vous envie de couler bas?
SÉBASTIEN.--La peste soit de tes poumons, braillard, blasphémateur,
mauvais chien!
LE BOSSEMAN.--Manoeuvrez donc vous-même.
ANTONIO.--Puisses-tu être pendu, maudit roquet! Puisses-tu être pendu,
vilain drôle, insolent criard! Nous avons moins peur d'être noyés que
toi.
GONZALO.--Je garantis qu'il ne sera pas noyé, le vaisseau fût-il
mince comme une coquille de noix, et ouvert comme la porte d'une
dévergondée[2].
[Note 2: _As leaky as an unstaunched wench_.
Le sens de ce passage, tel qu'il me paraît probable, est impossible à
rendre en français. J'ai cherché seulement à en approcher autant qu'il
se pouvait sans trop de grossièreté.]
LE BOSSEMAN.--Serrez le vent! serrez le vent! Prenons deux basses
voiles et élevons-nous en mer. Au large!
(Entrent des matelots mouillés.)
LES MATELOTS.--Tout est perdu.--En prières! en prières! Tout est
perdu.
(Ils sortent.)
LE BOSSEMAN.--Quoi! faut-il que nos bouches soient glacées par la
mort?
GONZALO.--Le roi et le prince en prières! Imitons-les, car leur sort
est le nôtre.
SÉBASTIEN.--Ma patience est à bout.
ANTONIO.--Nous périssons par la trahison de ces ivrognes. Ce bandit au
gosier énorme, je voudrais le voir noyé et roulé par dix marées.
GONZALO.--Il n'en sera pas moins pendu, quoique chaque goutte d'eau
jure le contraire et bâille de toute sa largeur pour l'avaler.
(Bruit confus au dedans du navire.)
DES VOIX.--Miséricorde! nous sombrons, nous sombrons... Adieu, ma
femme et mes enfants. Mon frère, adieu. Nous sombrons, nous sombrons,
nous sombrons.
ANTONIO.--Allons tous périr avec le roi.
(Il sort.)
SÉBASTIEN.--Allons prendre congé de lui.
(Il sort.)
GONZALO.--Que je donnerais de bon coeur en ce moment mille lieues de
mer pour un acre de terre aride, ajoncs ou bruyère, n'importe.--Les
décrets d'en haut soient accomplis! Mais, au vrai, j'aurais mieux aimé
mourir à sec.
(Il sort.)
SCÈNE II
(La partie de l'île qui est devant la grotte de Prospero.)
PROSPERO ET MIRANDA _entrent_.
MIRANDA.--Si c'est vous, mon bien-aimé père, qui par votre art faites
mugir ainsi les eaux en tumulte, apaisez-les. Il semble que le ciel
serait prêt à verser de la poix enflammée, si la mer, s'élançant à la
face du firmament, n'allait en éteindre les feux. Oh! j'ai souffert
avec ceux que je voyais souffrir! Un brave vaisseau, qui sans doute
renfermait de nobles créatures, brisé tout en pièces! Oh! leur cri a
frappé mon coeur. Pauvres gens! ils ont péri. Si j'avais été quelque
puissant dieu, j'aurais voulu précipiter la mer dans les gouffres de
la terre, avant qu'elle eût ainsi englouti ce beau vaisseau et tous
ceux qui le montaient.
PROSPERO.--Recueillez vos sens, calmez votre effroi; dites à votre
coeur compatissant qu'il n'est arrivé aucun mal.
MIRANDA.--O jour de malheur!
PROSPERO.--Il n'y a point eu de mal. Je n'ai rien fait que pour toi
(toi que je chéris, toi ma fille) qui ne sais pas encore qui tu es,
et ignores d'où je suis issu, et si je suis quelque chose de plus que
Prospero, le maître de la plus pauvre caverne, ton père et rien de
plus.
MIRANDA.--Jamais l'envie d'en savoir davantage n'entra dans mes
pensées.
PROSPERO.--Il est temps que je t'apprenne quelque chose de plus. Viens
m'aider; ôte-moi mon manteau magique.--Bon. (_Il quitte son manteau_.)
Couche là, mon art.--Toi, essuie tes yeux, console-toi. Ce naufrage,
dont l'affreux spectacle a remué en toi toutes les vertus de la
compassion, a été, par la prévoyance de mon art, disposé avec tant de
précaution qu'il n'y a pas une âme de perdue, que pas un seul cheveu
n'est tombé de la tête d'aucune créature sur ce vaisseau dont tu as
entendu le cri, et que tu as vu sombrer. Assieds-toi, car il faut
maintenant que tu en saches davantage.
MIRANDA.--Vous avez souvent commencé à m'apprendre qui je suis; mais
vous vous êtes toujours arrêté me laissant à des conjectures sans
terme, et finissant par ces mots: _Restons-en là, pas encore_.
PROSPERO.--L'heure est venue maintenant; voici l'instant précis où tu
dois ouvrir ton oreille: obéis et sois attentive. Peux-tu te souvenir
d'une époque de ta vie où nous n'étions pas encore venus dans cette
caverne? Je ne crois pas que tu le puisses, car tu n'avais pas alors
plus de trois ans.
MIRANDA.--Certainement, seigneur, je peux m'en souvenir.
PROSPERO.--De quoi te souviens-tu? d'une autre demeure ou de quelque
autre personne? Dis-moi quelle est l'image qui est restée gravée dans
ton souvenir?
MIRANDA.--Tout cela est bien loin, et plutôt comme un songe que comme
une certitude que ma mémoire puisse me garantir. N'avais-je pas jadis
quatre ou cinq femmes qui prenaient soin de moi?
PROSPERO.--Tu les avais, Miranda; tu en avais même davantage. Mais
comment se peut-il que ce souvenir vive encore dans ta mémoire? que
vois-tu encore dans cet obscur passé, dans cet abîme du temps? Si tu
te rappelles quelque chose de ce qui a précédé ton arrivée dans cette
île, tu dois aussi te rappeler comment tu y es venue.
MIRANDA.--Cependant je ne m'en souviens pas.
PROSPERO.--Il y a douze ans, ma fille, il y a douze ans, ton père
était duc de Milan et un puissant prince.
MIRANDA.--Seigneur, n'êtes-vous pas mon père?
PROSPERO.--Ta mère était un modèle de vertu, et elle m'a dit que tu
étais ma fille. Ton père était duc de Milan, et son unique héritière
était une princesse, pas moins que je ne te le dis.
MIRANDA.--O ciel! faut-il avoir joué de malheur pour être venus ici!
Ou bien, est-ce pour nous un bonheur qu'il en soit arrivé ainsi?
PROSPERO.--L'un et l'autre, mon enfant, l'un et l'autre. On m'a
cruellement joué, comme tu le dis[3], et c'est ainsi que nous avons
été chassés de là; mais c'est par un grand bonheur que nous sommes
arrivés ici.
[Note 3: MIR. _What foul play had we_, etc. PRO. _By foul play, as
thou say'st were we_, etc.
_Foul play_, dans la question de Miranda, signifie _mauvaise chance_;
dans la réponse de Prospero, il signifie _artifices coupables_.
Prospero joue ici sur le mot d'une manière que la différence des
langues ne permet pas de rendre avec une entière exactitude, à moins
de défigurer le naturel du dialogue, ce qui serait, ce me semble, une
inexactitude encore plus grande.]
MIRANDA.--Oh! le coeur me saigne en songeant aux peines dont je
renouvelle en vous l'idée, et qui sont sorties de ma mémoire. Je vous
en prie, continuez.
PROSPERO.--Mon frère,--ton oncle, appelé Antonio,--et, je t'en prie,
remarque bien ceci: qu'un frère ait pu être si perfide;--lui que dans
le monde entier je chérissais le plus après toi, lui à qui j'avais
confié le gouvernement de mon État! et alors, de toutes les
principautés, mon État était le premier, Prospero était le premier
parmi les ducs, le premier en dignité, et, dans les arts libéraux,
sans égal. Ces arts faisant toute mon étude, je me déchargeai du
gouvernement sur mon frère, et, transporté, ravi dans mes secrètes
occupations, je devins étranger à mon État. Ton perfide oncle...
M'écoutes-tu?
MIRANDA.--Avec la plus grande attention, seigneur.
PROSPERO.--Dès qu'il se fut perfectionné dans l'art d'accorder les
grâces ou de les refuser, de connaître ceux qu'il faut avancer et ceux
qu'il faut abattre pour s'être trop élevés, il créa de nouveau mes
créatures;--je veux dire qu'il les changea ou qu'il les transforma.
Alors, ayant la clef des emplois et des employés, il monta tous les
coeurs au ton qui plaisait à son oreille; et bientôt il fut le lierre
qui enveloppa mon arbre princier et épuisa le suc de ma verdure.--Tu
ne me suis pas.--Je t'en prie, écoute-moi.
MIRANDA.--Mon cher seigneur, j'écoute.
PROSPERO.--Ainsi, négligeant tous les intérêts de ce monde, dévoué
tout entier à la retraite et au soin d'enrichir mon esprit de biens
qui, s'ils n'étaient pas si secrets, seraient mis au-dessus de tout
ce qu'estime le vulgaire, j'éveillai dans mon perfide frère un mauvais
naturel: ma confiance, comme un bon père, engendra en lui une perfidie
égale non moins que contraire à ma confiance, et en vérité elle
n'avait point de limites; c'était une confiance sans réserve. Ainsi,
devenu maître non-seulement de ce que me rendaient mes revenus, mais
encore de ce que mon pouvoir était en état d'exiger, comme un homme
qui, à force de se répéter, a rendu sa mémoire si coupable envers la
vérité qu'il finit par croire à son propre mensonge, il crut qu'il
était en effet le duc, parce qu'il se voyait substitué à mon pouvoir,
parce qu'il exécutait les actes extérieurs de la souveraineté, et
qu'il jouissait de ses prérogatives. De là son ambition croissante...
M'écoutes-tu?
MIRANDA.--Seigneur, votre récit guérirait la surdité.
PROSPERO.--Pour supprimer toute distance entre ce rôle qu'il joue et
celui dont il joue le rôle, il faut qu'il devienne réellement duc de
Milan. Pour moi, pauvre homme, ma bibliothèque était un assez grand
duché. Il me juge désormais inhabile à toute royauté temporelle: il se
ligue avec le roi de Naples, et (tant il était altéré du pouvoir!) il
consent à lui payer un tribut annuel, à lui faire hommage, à soumettre
sa couronne ducale à la couronne royale; et mon duché (hélas! pauvre
Milan), qui jusque-là n'avait jamais courbé la tête, il le condamne au
plus honteux abaissement.
MIRANDA.--O ciel!
PROSPERO.--Remarque bien les conditions du traité et l'événement qui
suivit, et dis-moi s'il est possible que ce soit là un frère.
MIRANDA.--Ce serait pour moi un péché de former sur ma grand'mère
quelque pensée déshonorante: un sein vertueux a plus d'une fois
produit de mauvais fils.
PROSPERO.--Voici les conditions de leur pacte. Ce roi de Naples, mon
ennemi invétéré, écoute la requête de mon frère, c'est-à-dire qu'en
retour des offres que je t'ai dites d'un hommage et d'un tribut dont
j'ignore la valeur, il devait m'exclure à l'instant, moi et les miens,
de mon duché, et faire passer à mon frère mon beau Milan avec tous ses
honneurs. En conséquence, ils levèrent une armée de traîtres, et, un
soir, à l'heure de minuit marquée pour l'exécution de leur projet,
Antonio ouvrit les portes de Milan. Au plus profond de l'obscurité,
des hommes apostés me chassèrent de la ville, moi et toi qui pleurais.
MIRANDA.--Hélas! quelle pitié! moi qui ne me souviens plus comment je
pleurai alors, je suis prête à pleurer: je sens des larmes prêtes à
couler de mes yeux.
PROSPERO.--Écoute un moment encore, et je vais t'amener à l'affaire
qui nous presse aujourd'hui, et sans laquelle toute cette narration
serait la plus ridicule du monde.
MIRANDA.--Mais d'où vient qu'alors ils ne nous tuèrent pas
sur-le-champ?
PROSPERO.--Bien demandé, jeune fille; mon récit amenait naturellement
la question. Mon enfant, ils n'osèrent pas, tant était grande
l'affection que me portait mon peuple; ils n'osèrent pas non plus
marquer cette affaire d'un signe aussi sanglant; mais ils peignirent
de belles couleurs leurs criminels desseins: en un mot, ils nous
traînèrent rapidement à bord d'une barque, et nous menèrent à quelques
lieues en mer: là, ils avaient préparé la carcasse d'un bateau pourri,
sans agrès, sans cordages, sans mâts ni voiles; les rats mêmes,
avertis par l'instinct, l'avaient quitté. Ce fut là qu'ils nous
hissèrent, et nous envoyèrent adresser nos gémissements à la mer qui
mugissait contre nous, et soupirer aux vents qui, nous rendant
avec pitié nos soupirs, ne nous firent du mal qu'avec de tendres
ménagements.
MIRANDA.--Hélas! quel embarras je dus être alors pour vous!
PROSPERO.--Oh! tu étais un chérubin qui me sauva. Quand je mêlais à la
mer mes larmes amères, quand je gémissais sous mon fardeau, tu souris,
remplie d'une force qui venait du ciel, et je sentis naître en moi
assez de courage pour supporter tout ce qui pourrait arriver.
MIRANDA.--Comment pûmes-nous aborder à un rivage?
PROSPERO.--Par une providence toute divine. Nous avions quelque
nourriture et un peu d'eau fraîche qu'un noble Napolitain, Gonzalo,
chargé en chef de l'exécution de ce dessein, nous avait données
par pitié; il nous donna de plus de riches vêtements, du linge, des
étoffes, et autres meubles nécessaires qui depuis nous ont bien servi;
et de même, sachant que j'aimais mes livres, sa bonté me pourvut d'un
certain nombre de volumes tirés de ma bibliothèque, et qui me sont
plus précieux que mon duché.
MIRANDA.--Je voudrais bien voir quelque jour cet homme.
PROSPERO.--Maintenant je me lève; demeure encore assise, et écoute
comment finirent nos tribulations maritimes. Nous arrivâmes dans cette
île où nous sommes ici; devenu ton instituteur, je t'ai fait faire
plus de progrès que n'en peuvent faire d'autres princesses qui ont
plus de temps à dépenser en loisirs inutiles, et des maîtres moins
vigilants.
MIRANDA.--Que le ciel vous en récompense! A présent, seigneur,
dites-moi, je vous prie, car cela agite toujours mon esprit, quel a
été votre motif pour soulever cette tempête?
PROSPERO.--Apprends encore cela. Par un hasard des plus étranges,
la fortune bienfaisante, aujourd'hui ma compagne chérie, m'amène mes
ennemis sur ce rivage, et ma science de l'avenir me découvre qu'une
étoile propice domine à mon zénith, et que si, au lieu de soigner son
influence, je la néglige, mon sort deviendra toujours moins favorable.
Cesse ici tes questions; tu es disposée à t'endormir; c'est un
favorable assoupissement; cède à sa puissance; je sais que tu n'es pas
maîtresse d'y résister. (_Miranda s'endort_.)--Viens, mon serviteur,
viens, me voilà prêt. Approche, mon Ariel; viens.
(Entre Ariel.)
ARIEL.--Profond salut, mon noble maître; sage seigneur, salut! Je suis
là pour attendre ton bon plaisir: soit qu'il faille voler, ou nager,
ou plonger dans les flammes, ou voyager sur les nuages onduleux,
soumets à tes ordres puissants Ariel et toutes ses facultés.
PROSPERO.--Esprit, as-tu exécuté de point en point la tempête que je
t'ai commandée?
ARIEL.--Jusqu'au plus petit détail. J'ai abordé le vaisseau du roi,
et tour à tour sur la proue, dans les flancs, sur le tillac, dans les
cabines, partout j'ai allumé l'épouvante. Tantôt, je me divisais et je
brûlais en plusieurs endroits à la fois, tantôt je flambais séparément
sur le grand mât, le mât de beaupré, les vergues; puis je rapprochais
et unissais toutes ces flammes: les éclairs de Jupiter, précurseurs
des terribles éclats du tonnerre, n'étaient pas plus passagers,
n'échappaient pas plus rapidement à la vue; le feu, les craquements du
soufre mugissant, semblaient assiéger le tout-puissant Neptune,
faire trembler ses vagues audacieuses, et secouer jusqu'à son trident
redouté.
PROSPERO.--Mon brave esprit, s'est-il trouvé quelqu'un d'assez ferme,
d'assez constant pour que ce bouleversement n'atteignît pas sa raison?
ARIEL.--Pas une âme qui n'ait senti la fièvre de la folie, qui n'ait
donné quelque signe de désespoir. Tous, hors les matelots, se sont
jetés dans les flots écumants; tous ont abandonné le navire que
je faisais en ce moment flamber de toutes parts. Le fils du roi,
Ferdinand, les cheveux dressés sur la tête, semblables alors non à
des cheveux, mais à des roseaux, s'est lancé le premier en criant:
«L'enfer est vide, tous ses démons sont ici!»
PROSPERO.--Vraiment c'est bien, mon esprit. Mais n'était-on pas près
du rivage?
ARIEL.--Tout près, mon maître.
PROSPERO.--Mais, Ariel, sont-ils sauvés?
ARIEL.--Pas un cheveu n'a péri; pas une tache sur leurs vêtements,
qui les soutenaient sur l'onde, et qui sont plus frais qu'auparavant.
Ensuite, comme tu me l'as ordonné, je les ai dispersés en troupes par
toute l'île. J'ai mis à terre le fils du roi séparé des autres; je
l'ai laissé dans un coin sauvage de l'île, rafraîchissant l'air de ses
soupirs, assis, les bras tristement croisés de cette manière.
PROSPERO.--Et les matelots des vaisseaux du roi, dis, qu'en as-tu
fait? Et le reste de la flotte?
ARIEL.--Le vaisseau du roi est en sûreté dans cette baie profonde où
tu m'appelas une fois à minuit pour t'aller recueillir de la rosée sur
les Bermudes, toujours tourmentées par la tempête: c'est là qu'il est
caché. Les matelots sont couchés épars sous les écoutilles: joignant
la puissance d'un charme à la fatigue qu'ils avaient endurée, je les
ai laissés tous endormis. Quant au reste des vaisseaux que j'avais
dispersés, ils se sont ralliés tous; et maintenant ils voguent sur
les flots de la Méditerranée, faisant voile tristement vers Naples,
persuadés qu'ils ont vu s'abîmer le vaisseau du roi, et périr sa
personne auguste.
PROSPERO.--Ariel, tu as rempli ton devoir avec exactitude; mais tu as
encore à travailler. A quel moment du jour sommes-nous?
ARIEL.--Passé l'époque du milieu.
PROSPERO.--De deux sables au moins. Il nous faut employer
précieusement le temps qui nous reste entre ce moment et la sixième
heure.
ARIEL.--Encore du travail! Puisque tu me donnes tant de fatigue,
permets-moi de te rappeler ce que tu m'as promis et n'as pas encore
accompli.
PROSPERO.--Qu'est-ce que c'est, mutin? que peux-tu me demander?
ARIEL.--Ma liberté.
PROSPERO.--Avant que le temps soit expiré? Ne m'en parle plus.
ARIEL.--Je te prie, souviens-toi que je t'ai bien servi, que je ne
t'ai jamais dit de mensonge, que je n'ai jamais fait de bévue, que je
t'ai obéi sans humeur ni murmure. Tu m'avais promis de me rabattre une
année de mon temps.
PROSPERO.--Oublies-tu donc de quels tourments je t'ai délivré?
ARIEL.--Non.
PROSPERO.--Tu l'oublies, et tu comptes pour beaucoup de fouler la vase
des abîmes salés, de courir sur le vent aigu du nord, de travailler
pour moi dans les veines de la terre quand elle est durcie par la
gelée.
ARIEL.--Il n'en est point ainsi, seigneur.
PROSPERO.--Tu mens, maligne créature. As-tu donc oublié l'affreuse
sorcière Sycorax, que la vieillesse et l'envie avaient courbée en
cerceau? l'as-tu oubliée?
ARIEL.--Non, seigneur.
PROSPERO.--Tu l'as oubliée. Où était-elle née? Parle, dis-le moi.
ARIEL.--Dans Alger, seigneur.
PROSPERO.--Oui vraiment? Je suis obligé de te rappeler une fois par
mois ce que tu as été et ce que tu oublies. Sycorax, cette sorcière
maudite, fut, tu le sais, bannie d'Alger pour un grand nombre
de maléfices et pour des sortilèges que l'homme s'épouvanterait
d'entendre. Mais pour une seule chose qu'elle avait faite, on ne
voulut pas lui ôter la vie. Cela n'est-il pas vrai?
ARIEL.--Oui, seigneur.
PROSPERO.--Cette furie aux yeux bleus fut conduite ici grosse, et
laissée par les matelots. Toi, mon esclave, tu la servais alors, ainsi
que tu me l'as raconté toi-même: mais étant un esprit trop délicat
pour exécuter ses volontés terrestres et abhorrées, comme tu
te refusas à ses grandes conjurations, aidée de serviteurs plus
puissants, et possédée d'une rage implacable, elle t'enferma dans un
pin éclaté, dans la fente duquel tu demeuras cruellement emprisonné
pendant douze ans. Dans cet intervalle, la sorcière mourut, te
laissant dans cette prison, où tu poussais des gémissements aussi
fréquents que les coups que frappe la roue du moulin. Excepté le fils
qu'elle avait mis bas ici, animal bigarré, race de sorcière, cette île
n'était alors honorée d'aucune figure humaine.
ARIEL.--Oui, Caliban, son fils.
PROSPERO.--C'est ce que je dis, imbécile; c'est lui, ce Caliban que je
tiens maintenant à mon service. Tu sais mieux que personne dans quels
tourments je te trouvai: tes gémissements faisaient hurler les loups,
et pénétraient les entrailles des ours toujours furieux. C'était un
supplice destiné aux damnés, et que Sycorax ne pouvait plus faire
cesser. Ce fut mon art, lorsque j'arrivai dans ces lieux et que je
t'entendis, qui força le pin de s'ouvrir et de te laisser échapper.
ARIEL.--Je te remercie, mon maître.
PROSPERO.--Si tu murmures encore, je fendrai un chêne, je te
chevillerai dans ses noueuses entrailles, et t'y laisserai hurler
douze hivers.
ARIEL.--Pardon, maître; je me conformerai à tes volontés, et je ferai
de bonne grâce mon service d'esprit.
PROSPERO.--Tiens parole, et dans deux jours je t'affranchis.
ARIEL.--Voilà qui est dit, mon noble maître. Que dois-je faire? quoi?
Dis-le moi, que dois-je faire?
PROSPERO.--Va, métamorphose-toi en nymphe de la mer; ne sois soumis
qu'à ma vue et à la tienne, invisible pour tous les autres yeux.
Va prendre cette forme et reviens; pars et sois prompt. (_Ariel
disparaît_.)--Réveille-toi, ma chère enfant, réveille-toi; tu as bien
dormi. Éveille-toi.
MIRANDA.--C'est votre étrange histoire qui m'a plongée dans cet
assoupissement.
PROSPERO.--Secoue ces vapeurs, lève-toi, viens. Allons voir Caliban,
mon esclave, qui jamais ne nous fit une réponse obligeante.
MIRANDA.--C'est un misérable, seigneur; je n'aime pas à le regarder.
PROSPERO.--Mais, tel qu'il est, nous ne pouvons nous en passer. C'est
lui qui fait notre feu, qui nous porte du bois: il nous rend des
services utiles.--Holà, ho! esclave! Caliban, masse de terre,
entends-tu! parle.
CALIBAN, _en dedans_.--Il y a assez de bois ici.
PROSPERO.--Sors, te dis-je. Tu as autre chose à faire. Allons, viens,
tortue; viendras-tu! (_Entre Ariel sous la figure d'une nymphe
des eaux_.)--Jolie apparition, mon gracieux Ariel, écoute un mot à
l'oreille. (_Il lui parle bas_.)
ARIEL.--Mon maître, cela sera fait.
(Il sort.)
PROSPERO.--Toi, esclave venimeux, que le démon lui-même a engendré à
ta mère maudite, viens ici.
(Entre Caliban.)
CALIBAN.--Tombe sur vous deux le serein le plus maudit, que ma
mère ait jamais ramassé avec la plume d'un corbeau sur un marais
pestilentiel! Que le vent du sud-ouest souffle sur vous et vous couvre
d'ampoules!
PROSPERO.--Ce souhait te vaudra cette nuit des crampes, des
élancements dans les flancs qui te couperont la respiration; les
lutins, pendant tout ce temps de nuit profonde où il leur est permis
d'agir, s'exerceront sur toi. Tu seras pincé aussi serré que le sont
les cellules de la ruche, et chaque pincement sera aussi piquant que
l'abeille qui les a faites.
CALIBAN.--Il faut que je mange mon dîner. Cette île que tu me voles
m'appartient par ma mère Sycorax. Lorsque tu y vins, tu me caressas
d'abord et fis grand cas de moi. Tu me donnais de l'eau où tu avais
mis à infuser des baies, et tu m'appris à nommer la grande et la
petite lumière qui brûlent le jour et la nuit. Je t'aimais alors:
aussi je te montrai toutes les qualités de l'île, les sources
fraîches, les puits salés, les lieux arides et les endroits fertiles.
Que je sois maudit pour l'avoir fait! Que tous les maléfices de
Sycorax, crapauds, hannetons, chauves-souris, fondent sur vous! Car je
suis à moi seul tous vos sujets, moi qui étais mon propre roi; et
vous me donnez pour chenil ce dur rocher, tandis que vous m'enlevez le
reste de mon île.
PROSPERO.--O toi le plus menteur des esclaves, toi qui n'es sensible
qu'aux coups et point aux bienfaits, je t'ai traité avec les soins
de l'humanité, fange que tu es, te logeant dans ma propre caverne
jusqu'au jour où tu entrepris d'attenter à l'honneur de mon enfant.
CALIBAN.--O ho! ô ho! je voudrais en être venu à bout. Tu m'en
empêchas: sans cela j'aurais peuplé cette île de Calibans.
PROSPERO.--Esclave abhorré, qui ne peux recevoir aucune empreinte de
bonté, en même temps que tu es capable de tout mal, j'eus pitié de
toi: je me donnai de la peine pour te faire parler; à toute heure je
t'enseignais tantôt une chose, tantôt une autre. Sauvage, lorsque tu
ne savais pas te rendre compte de ta propre pensée et ne t'exprimais
que par des cris confus, comme la plus vile brute, je fournis à
tes idées des mots qui les firent connaître. Mais, bien que
capable d'apprendre, tu avais dans ta vile espèce des instincts qui
éloignaient de toi toutes les bonnes natures. Tu fus donc avec justice
confiné dans ce rocher, toi qui méritais pis qu'une prison.
CALIBAN.--Vous m'avez appris un langage, et le profit que j'en retire
c'est de savoir maudire. Que l'érésipèle vous ronge, pour m'avoir
appris votre langage!
PROSPERO.--Hors d'ici, race de sorcière; apporte-nous là-dedans du
bois pour le feu; et crois-moi, sois diligent à remplir tes autres
devoirs. Tu regimbes, mauvaise bête? Si tu négliges ou fais de
mauvaise grâce ce que je t'ordonne, je te torturerai de crampes
invétérées, je remplirai tous tes os de douleurs, je te ferai mugir de
telle sorte que les animaux trembleront au bruit de ton hurlement.
CALIBAN.--Non, je t'en prie. (_A part_.) Il faut que j'obéisse; son
art est si fort qu'il pourrait tenir tête à Sétébos, le dieu de ma
mère, et en faire son sujet.
PROSPERO.--Allons, esclave, sors d'ici.
(Caliban s'en va.)
(Ariel rentre invisible, chantant et jouant d'un instrument; Ferdinand
le suit.)
ARIEL _chante_.
Venez sur ces sables jaunes,
Et prenez-vous par les mains;
Quand vous vous serez salués et baisés
(Les vagues turbulentes se taisent),
Pressez-les çà et là de vos pieds légers;
Et que de doux esprits répètent le refrain.
Écoutez, écoutez.
REFRAIN. (_Le son se fait entendre de différents endroits_.)
Ouauk, ouauk.
ARIEL.
Les chiens de garde aboient.
LE MÊME REFRAIN.
Ouauk, ouauk.
ARIEL.
Écoutez, écoutez; j'entends
La voix claire du coq crêté
Qui crie: Cocorico.
FERDINAND.--Où cette musique peut-elle être? Dans l'air ou sur la
terre? Je ne l'entends plus: sans doute elle suit les pas de quelque
divinité de l'île. Assis sur un rocher où je pleurais encore le
naufrage du roi mon père, cette musique a glissé vers moi sur les
eaux; ses doux sons calmaient à la fois la fureur des flots et
ma douleur: je l'ai suivie depuis ce lieu, ou plutôt elle m'a
entraîné.--Mais elle est partie. Non, elle recommence.
ARIEL _chante_.
A cinq brasses sous les eaux ton père est gisant,
Ses os sont changés en corail;
Ses yeux sont devenus deux perles;
Rien de lui ne s'est flétri.
Mais tout a subi dans la mer un changement
En quelque chose de riche et de rare.
D'heure en heure les nymphes de la mer tintent son glas.
Écoutez, je les entends: ding dong, glas.
REFRAIN.
Ding dong.
FERDINAND.--Ce couplet est en mémoire de mon père noyé. Ce n'est point
là l'ouvrage des mortels, ni un son que puisse rendre la terre. Je
l'entends maintenant au-dessus de ma tête.
PROSPERO, _à Miranda_.--Relève les rideaux frangés de tes yeux; et,
dis-moi, qu'aperçois-tu là-bas?
MIRANDA.--Qu'est-ce que c'est? Un esprit? Bon Dieu, comme il regarde
autour de lui! Croyez-moi, seigneur, il a une forme bien noble. Mais
c'est un esprit.
PROSPERO.--Non, jeune fille; il mange, il dort, il a des sens comme
nous, les mêmes que nous. Ce beau jeune homme que tu vois s'est trouvé
dans le naufrage, et s'il n'était un peu flétri par la douleur (ce
poison de la beauté), tu pourrais le nommer une charmante créature. Il
a perdu ses compagnons, et il erre dans l'île pour les trouver.
MIRANDA.--Je pourrais bien le nommer un objet divin, car jamais je
n'ai rien vu de si noble dans la nature.
PROSPERO, _à part_. Les choses vont au gré de ma volonté. Esprit,
charmant esprit, je te délivrerai dans deux jours pour ta récompense.
FERDINAND.--Oh! sûrement voici la déesse que suivent ces
chants!--Souffrez que ma prière obtienne de vous de savoir si vous
habitez cette île et si vous consentirez à me donner quelque utile
instruction sur la manière dont je dois m'y conduire. Ma première
requête, quoique je la prononce la dernière, c'est que vous
m'appreniez, ô vous merveille, si vous êtes ou non une fille de la
terre[4].
[Note 4: _If you be made or no_. (Si vous êtes ou non un être créé.)
Miranda répond:
_Not wonder, sir; But certainly a maid_. (Pas une merveille, Seigneur;
mais certainement une fille.)
Il y a ici équivoque entre _made_ et _maid_, qui se prononcent de
même. Mais ce n'est point un pur jeu de mots, c'est une véritable
erreur de Miranda, et qui convient à la naïveté de son caractère: on
a été obligé, pour en conserver l'effet, de s'écarter un peu du sens
littéral de la question de Ferdinand.]
MIRANDA.--Je ne suis point une merveille, seigneur. Mais pour fille,
bien certainement je le suis.
FERDINAND.--Ma langue! ô ciel! Je serais le premier de ceux qui
parlent cette langue si je me trouvais là où elle se parle.
PROSPERO.--Comment? le premier? Eh! que serais-tu si le roi de Naples
t'entendait?
FERDINAND.--Ce que je suis maintenant, un être isolé qui s'étonne de
t'entendre parler du roi de Naples. Hélas! il m'entend et c'est parce
qu'il m'entend que je pleure. C'est moi qui suis le roi de Naples, moi
qui de mes yeux, dont le flux de larmes ne s'est point arrêté depuis
cet instant, ai vu le roi mon père englouti dans les flots.
MIRANDA.--Hélas! miséricorde!
FERDINAND.--Oui, et avec lui tous ses seigneurs, et le duc de Milan et
son brave fils tous deux ensemble.
PROSPERO.--Le duc de Milan et sa plus noble fille pourraient te
démentir s'il était à propos de le faire en ce moment.--(_A part_.)
Dès la première vue ils ont échangé leurs regards. Gentil Ariel, ceci
te vaudra ta liberté.--(_Haut_.) Un mot, mon seigneur: je crains que
vous ne vous soyez un peu compromis. Un mot.
MIRANDA.--Pourquoi mon père parle-t-il si rudement? C'est là le
troisième homme que j'aie jamais vu; c'est le premier pour qui j'aie
soupiré. Puisse la pitié disposer mon père à pencher du même côté que
moi!
FERDINAND.--Oh! si vous êtes une vierge, et que votre coeur soit
encore libre, je vous ferai reine de Naples.
PROSPERO.--Doucement, jeune homme: un mot encore. (_A part_.) Les
voilà au pouvoir l'un de l'autre. Mais il faut que je rende difficile
cette affaire si prompte, de peur que si les fatigues de la conquête
sont trop légères, le prix n'en paraisse léger.--Un mot de plus. Je
t'ordonne de me suivre: tu usurpes ici un nom qui ne t'appartient pas.
Tu t'es introduit dans cette île comme un espion pour m'en dépouiller,
moi qui en suis le maître.
FERDINAND.--Non, comme il est vrai que je suis un homme.
MIRANDA.--Rien de méchant ne peut habiter dans un semblable temple.
Si le mauvais esprit a une si belle demeure, les gens de bien
s'efforceront de demeurer avec lui.
PROSPERO, _à Ferdinand_.--Suis-moi.--Vous, ne me parlez pas pour lui;
c'est un traître.--Viens, j'attacherai d'une même chaîne tes pieds et
ton cou: tu boiras l'eau de la mer, et tu auras pour ta nourriture les
coquillages des eaux vives, les racines desséchées, et les cosses où a
été renfermé le gland. Suis-moi.
FERDINAND.--Non, jusqu'à ce que mon ennemi soit plus puissant que moi,
je résisterai à un pareil traitement.
(Il tire son épée.)
MIRANDA.--O mon bien-aimé père, ne le tentez pas avec trop
d'imprudence. Il est doux et non pas craintif.
PROSPERO.--Eh! dites donc, mon pied voudrait me servir de
gouverneur!--Lève donc ce fer, traître qui dégaînes et qui n'oses
frapper, tant ta conscience est préoccupée de ton crime! Cesse de te
tenir en garde, car je pourrais te désarmer avec cette baguette, et
faire tomber ton épée.
MIRANDA.--Mon père, je vous conjure.
PROSPERO.--Loin de moi. Ne te suspens pas ainsi à mes vêtements.
MIRANDA.--Seigneur, ayez pitié.... Je serai sa caution.
PROSPERO.--Tais-toi, un mot de plus m'obligera à te réprimander, si
ce n'est même à te haïr. Comment! prendre la défense d'un
imposteur!--Paix.--Tu t'imagines qu'il n'y a pas au monde de figures
pareilles à la sienne; tu n'as vu que Caliban et lui. Petite sotte,
c'est un Caliban auprès de la plupart des hommes, ils sont des anges
auprès de lui.
MIRANDA.--Mes affections sont donc des plus humbles: je n'ai point
l'ambition de voir un homme plus parfait que lui.
PROSPERO, _à Ferdinand_.--Allons, obéis. Tes nerfs sont retombés dans
leur enfance; ils ne possèdent aucune vigueur.
FERDINAND.--En effet; mes forces sont toutes enchaînées comme dans un
songe. La perte de mon père, cette faiblesse que je sens, le naufrage
de tous mes amis, et les menaces de cet homme par qui je me vois
subjugué, me seraient des peines légères, si, seulement une fois par
jour, je pouvais au travers de ma prison voir cette jeune fille. Que
la liberté fasse usage de toutes les autres parties de la terre; il y
aura assez d'espace pour moi dans une telle prison.
PROSPERO.--L'ouvrage marche.--Avance.--Tu as bien travaillé, mon joli
Ariel. (_A Ferdinand et à Miranda_.) Suivez-moi. (_A Ariel_.) Écoute
ce qu'il faut que tu me fasses encore.
MIRANDA.--Prenez courage. Mon père, seigneur, est d'un meilleur
naturel qu'il ne le paraît à ce langage: le traitement que vous venez
d'en recevoir est quelque chose d'inaccoutumé.
PROSPERO.--Tu seras libre comme le vent des montagnes, mais exécute de
point en point mes ordres.
ARIEL.--A la lettre.
PROSPERO.--Allons, suivez-moi.--Ne me parle pas pour lui.
(Ils sortent.)
FIN DU PREMIER ACTE.
DEUXIÈME ACTE
SCÈNE I
(Une autre partie de l'île.)
_Entrent_ ALONZO, SÉBASTIEN, ANTONIO, GONZALO, ADRIAN, FRANCISCO ET
PLUSIEURS AUTRES.
GONZALO.--Seigneur, je vous en conjure, de la gaieté. Vous avez, nous
avons tous un sujet de joie, car ce que nous avons sauvé est bien au
delà de ce que nous avons perdu; ce qui fait notre tristesse est une
chose commune: tous les jours la femme de quelque marin, le patron de
quelque navire marchand, et le négociant lui-même, ont de semblables
motifs de chagrin. Mais sur des millions d'individus, il y en a bien
peu qui aient comme nous à raconter un miracle: c'en est un que de
nous voir sauvés. Ainsi, mon bon seigneur, mettez sagement en balance
nos chagrins et nos motifs de consolation.
ALONZO.--Je t'en prie, laisse-moi en paix.
SÉBASTIEN.--Il prend goût à la consolation comme à une soupe froide.
ANTONIO.--Il ne sera pas si aisément débarrassé du consolateur.
SÉBASTIEN.--Tenez, le voilà qui monte l'horloge de son esprit; elle va
sonner tout à l'heure.
GONZALO.--Seigneur.
SÉBASTIEN.--Une.... Parlez donc.
GONZALO.--Lorsqu'on se plaît à nourrir quelque chagrin, tout ce qui se
présente apporte à celui qui le nourrit....
SÉBASTIEN.--Un dollar.
GONZALO.--Tout lui apporte une douleur[5], en effet. Vous avez parlé
plus juste que vous ne croyez.
[Note 5: _Dollar_, _dolour_, ont, en anglais, à peu près la même
prononciation.]
SÉBASTIEN.--Et vous l'avez pris plus raisonnablement que je ne
l'espérais.
GONZALO.--Donc, mon seigneur....
ANTONIO.--Fi! qu'il est prodigue de sa langue!
ALONZO.--Je t'en prie, laisse-moi.
GONZALO.--Bien, j'ai fini; mais cependant....
SÉBASTIEN.--Cependant il continuera de parler.
ANTONIO.--Parions qui de lui ou d'Adrian chantera le premier.