Ce fut fait sans grand effort, car ces gens se rendirent sans
résistance, leur rôle étant de ne pas comprendre de quoi on
pouvait les accuser. On les mit dans le cachot du moutier, d'où
ils ne pouvaient se faire entendre, et ils n'essayèrent plus
d'avertir, ce qui les eût trop compromis.
Tout cela prit environ une heure, et minuit sonnait quand chacun
se retrouva à son poste. Nous ouvrîmes la porte à moitié, et,
pendant dix bonnes minutes, on réussit à ne pas faire un
mouvement, à ne pas échanger une parole. Je me tenais dans la
tourelle de l'ancien frère portier, à même de jeter des pierres
sur les assaillants, car je m'attendais à un essai de combat, et
je ne voulais pas avoir exposé mes amis sans payer aussi de ma
personne.
Tout à coup je sentis une odeur de brûlé, et, regardant par la
meurtrière qui donnait sur la cour, je vis la fumée sortir de la
grange. Les deux bandits, soit par mégarde, soit à dessein, y
avaient mis le feu en sortant. Je n'eus que le temps d'avertir les
hommes postés dans la chapelle. On éteignit vite ce commencement
d'incendie, et ceux qui attendaient près de la fontaine se
rapprochèrent afin d'entourer l'entrée du moutier, n'espérant plus
s'emparer de la bande par surprise. Tout cela fut cause qu'elle ne
vint pas, mais on vit approcher deux éclaireurs à cheval, et,
comme on leur courait sus, ils prirent la fuite au triple galop et
disparurent dans la nuit. Ils étaient bien montés, et nous ne
l'étions pas du tout. Il fallut renoncer à les prendre et à les
connaître. On monta la garde durant plusieurs nuits, ce qui fut
inutile; ils se tinrent pour avertis et ne_ _reparurent ni chez
nous, ni aux environs. On conduisit les deux prisonniers à
Chambon, où ils furent interrogés. L'un des deux nia tout et jura
que, s'il avait mis le feu dans notre grange en fumant sa pipe, il
n'en savait absolument rien et ne pouvait ni s'en justifier ni
s'en accuser. L'autre fit le rôle d'imbécile et ne répondit à
aucune question. On avait trouvé sur eux des couteaux qui
ressemblaient à de grands poignards. Il n'y eut pas d'autre
révélation de leurs mauvais desseins. On les garda assez longtemps
en prison, afin de s'enquérir de ce qu'ils étaient. On ne put le
découvrir et on les condamna comme vagabonds à faire plusieurs
mois de détention à Limoges.
XXIV
Je ne sus ces choses que beaucoup plus tard, car cette alerte si
heureusement déjouée amena de graves résultats d'un autre genre.
Malgré tout ce que nous avions fait pour rassurer le prieur, il
avait eu une peur affreuse, et, le lendemain, il fut pris d'une
grosse fièvre avec le délire. Je dus le garder durant trois nuits,
bien que je me sentisse très malade moi-même sans savoir de quoi
et pourquoi, car je n'avais pas eu d'autre peur que celle d'être
surprise aux écoutes dans le bois et celle de ne pas arriver chez
nous à temps pour déjouer les projets des brigands. J'avais eu à
songer à tant de choses ensuite, que je me souvenais à peine
d'avoir été effrayée et surmenée de fatigue. Je m'étais mise en
quatre et en dix, après la fuite des bandits, pour donner à boire
et à manger à ceux qui nous avaient porté secours de si bon coeur.
On s'était régalé de tous mes fromages, on avait bu force piquette
et chanté jusqu'au jour dans le grand réfectoire du couvent, de
sorte que les préparatifs et l'attente de la bataille s'étaient
terminés, comme il arrive toujours entre paysans, par une fête.
J'espérais que ces chants du pays, si doux et si naïfs,
réjouiraient l'oreille du prieur et lui ôteraient toute
inquiétude. Il n'en fut rien; il s'obstina à croire que les
brigands festoyaient chez nous et qu'ils allaient venir le
torturer pour avoir son argent.
-- Eh mon Dieu, lui dis-je, ne sachant plus quelles raisons lui
faire entendre, quand même ils seraient chez nous et voudraient
nous dépouiller, nous ne serions pas torturés pour cela. Il serait
bien facile de leur abandonner, sans nous faire prier, le peu que
nous avons à la maison, et je ne comprends pas que vous vous
tourmentiez si fort pour une pauvre petite bourse qui ne mérite
certainement pas le martyre dont on vous menacerait.
-- Ma bourse! s'écria-t-il en s'agitant sur son lit, jamais!
jamais! Mon avoir, mon bien! J'y tiens plus qu'à ma vie. Non!
Jamais! Je mourrai dans les supplices plutôt que de rien révéler.
Qu'on apprête le bûcher, me voilà! brûlez-moi, coupez-moi par
morceaux, faites, misérables, je suis prêt, je ne dirai rien!
Il ne se calma que dans la matinée, et, le soir, il recommença son
rêve, ses cris, ses terreurs, ses protestations. Le médecin le
trouva bien mal, et, la nuit suivante, ce fut encore pire. Je
m'épuisais à le tranquilliser, il ne m'écoutait pas et ne me
connaissait plus. Le médecin m'engagea à prendre du repos, il me
dit que j'avais la figure très altérée et qu'il me croyait très
malade aussi.
-- Je ne suis pas du tout malade, lui répondis-je; ne vous occupez
que de ce pauvre homme qui souffre tant!
Et, comme je disais cela, il paraît que je tombai tout à coup
comme morte et qu'on m'emporta dans ma chambre. Je ne m'aperçus de
rien, j'étais tout à fait sans force, sans connaissance et sans
souvenir ni souci d'aucune chose. Je n'éprouvais qu'un besoin,
dormir, dormir encore, dormir toujours. Ma seule souffrance,
c'était quand on m'examinait et quand on m'interrogeait. C'était
pour moi un dérangement cruel, un effort impossible à faire. Je
restai ainsi sept jours entiers. J'avais pris une fluxion de
poitrine. Ce fut ma seule maladie, mais elle fut très grave et on
espérait peu de moi quand je repris ma connaissance tout d'un
coup, comme je l'avais perdue, sans avoir conscience de rien.
J'eus de la peine à rassembler mes souvenirs. J'avais rêvé dans la
fièvre que le prieur était mort. Je l'avais vu enterrer; -- et puis
c'était Émilien, et puis moi-même. Enfin je réussis à questionner
Dumont que je reconnus auprès de mon lit:
-- Vous êtes sauvée, me dit-il.
-- Et les autres?
-- Tous les autres vont bien.
-- Émilien?
-- Bonnes nouvelles. La paix est faite là-bas.
-- Le prieur?
-- Mieux, mieux! beaucoup mieux!
-- Mariotte?
-- Elle est là.
-- Ah oui! mais qui donc soigne...?
-- Le prieur? Il est bien_. _J'y retourne. Dormez, ne vous
inquiétez de rien.
Je me rendormis et j'entrai tout de suite en convalescence. La
maladie n'avait pas duré assez longtemps pour m'affaiblir
beaucoup. Je fus bientôt en état de me tenir sur un fauteuil et
j'aurais voulu aller voir le prieur, mais on m'en empêcha.
-- Puisqu'il va si bien, dis-je à Dumont, pourquoi ne vient-il pas
me voir?
-- Le médecin a défendu qu'on vous fît parler, ayez patience deux
ou trois jours encore. Vous devez cela à vos amis qui ont été si
inquiets de vous.
Je me soumis; mais, le lendemain, sentant que je pouvais faire le
tour de la chambre sans fatigue, je m'approchai de ma fenêtre et
je regardai celle du prieur; elle était fermée, ce qui était tout
à fait contraire aux habitudes d'un asthmatique qui permettait à
peine qu'elle fût fermée la nuit par les grands froids.
-- Dumont, m'écriai-je, vous me trompez! ... Le prieur...
-- Voilà que vous vous tourmentez, répondit-il, et que vous risquez
de retomber malade! Ce n'est pas bien, vous avez_ _promis de
patienter.
Je me rassis et je cachai mon angoisse; Dumont, pour me faire
croire qu'il allait chez le prieur, me laissa avec la Mariotte que
je ne voulus pas questionner. Comme c'était l'heure de me faire
manger, elle me quitta pour aller faire ma soupe. Alors, me
trouvant seule et ne pouvant supporter plus longtemps mon
incertitude, je sortis doucement de ma chambre, et, en me
soutenant contre les murs, je gagnai celle du prieur qui était au
bout du petit cloître. Elle était ouverte; le lit sans rideaux,
les matelas retournés et repliés en deux, la chambre bien
nettoyée, bien rangée, le grand fauteuil de cuir tourné contre la
muraille, les vêtements serrés dans les armoires, un reste d'odeur
d'encens mortuaire, tout me révélait la triste vérité. Je me
rappelai que, de la chambre voisine qui était celle d'Émilien, on
voyait le cimetière. J'y allai, je regardai. Je vis près de
l'entrée une tombe toute fraîche avec une croix de bois blanc sur
laquelle ou n'avait rien écrit et dans les branches de laquelle
était passée une grosse couronne de feuillage flétrie depuis peu.
Voilà donc tout ce qui restait de ce cher malade que j'avais tant
disputé à la mort! Pendant que je luttais moi-même contre elle,
elle s'était emparée de lui. Je ne l'avais pas su..., à moins que
mon rêve de fièvre n'eût été une vision de ce qui se passait
réellement à ce moment-là.
Je retournai chez moi brisée et j'eus encore un accès de fièvre,
mais sans gravité. Les larmes vinrent et me soulagèrent
physiquement; mais mon coeur était brisé de n'avoir pu recueillir
le dernier adieu et la bénédiction suprême de mon pauvre cher ami.
Quand je fus tout à fait remise, on se décida à m'apprendre les
détails de sa mort. Il avait succombé à son mal après un mieux
apparent et avec un grand calme.
Ce malheur nous était arrivé au moment où j'étais au plus mal. Il
m'avait beaucoup demandée, on lui avait caché mon état, mais il
avait bien fallu lui dire que j'étais indisposée; alors il avait
appelé Dumont et s'était entretenu avec lui de ses dernières
volontés.
-- À présent, ajouta Dumont, si vous vous sentez bien et de force à
supporter une nouvelle émotion qui ne fera, je le sais, qu'ajouter
à vos regrets, écoutez-moi. M. le prieur, à qui vous supposiez de
très petites ressources et que vous entreteniez de tout par votre
travail sans lui permettre de rien dépenser, sachant combien il
tenait à son argent, était riche d'une somme de vingt-cinq mille
francs que je lui avais rapportée de Guéret, son pays, où il
m'envoya, il y a quatre ans, pour toucher son héritage. Je lui
avais promis le secret, je le lui ai gardé; je connaissais aussi
ses intentions, et, quand il s'effrayait tant des bandits, je
savais aussi que ce n'était pas à cause de lui-même qu'il tenait à
conserver son bien; c'était à cause de vous, Nanette, de vous, son
héritière, car vous voilà riche, grâce à lui, très riche pour
Émilien, que vous ne vous ferez pas scrupule d'épouser.
«-- Ces enfants m'ont sauvé, m'a dit le prieur. Ils m'ont tiré d'un
cachot où j'ai laissé ma santé, mais où, sans eux, j'aurais laissé
ma vie. Voilà maintenant que la vie aussi me quitte, ne laissez
pas les prêtres venir me tourmenter. J'en sais aussi long qu'eux.
Je me confesse à Dieu directement, à Dieu auquel je crois, tandis
que, pour la plupart, ils en doutent. J'espère mourir en paix avec
lui, et, si j'ai fait des fautes en ma vie, je les répare par une
bonne action. J'enrichis deux enfants qui m'ont aimé, soigné,
consolé, fait durer le plus qu'ils ont pu, Nanette surtout. Elle a
été un ange pour moi, un véritable ange gardien! Elle s'est
imposé, pour moi, les plus grands sacrifices, elle mérite bien ce
que je fais pour elle. C'est elle seule que j'institue mon
héritière, sachant bien qui elle aime et qui elle épousera. Elle a
une bonne tête, elle tirera bon parti de mon argent. Dès que vous
m'aurez fermé les yeux, prenez mon portefeuille qui est sous mon
oreiller. Il contient un mandat payable à vue pour la somme que je
vous ai dite, et qui est déposée chez le banquier frère de
Costejoux, à Limoges. Mon testament, qui date du jour où vous
m'avez apporté cette somme, a été déposé entre les mains de
Costejoux lui-même, qui en ignore les dispositions. Vous conduirez
Nanette chez lui et il la mettra en possession de son héritage.
«J'objectai au prieur, continua Dumont, qu'il avait une famille
qu'il n'avait peut-être pas le droit de frustrer de cet héritage.
Il me répondit qu'il était en règle: que ses frères et soeurs,
ayant joui de ses revenus pendant les quarante années qu'il avait
passées au couvent, lui avaient offert très honnêtement de les lui
restituer, en même temps que sa légitime, et qu'il avait refusé,
moyennant qu'ils renonceraient à son héritage, à quoi ils avaient
consenti. Il avait cet acte en bonne forme, et la moralité de ses
parents était une garantie de plus. Enfin, je devais trouver et
j'ai trouvé en effet toutes les pièces dans le portefeuille. Je
n'ai pas attendu votre guérison pour écrire à M. Costejoux, qui
m'a répondu et qui sera ici ce soir pour vous mettre en possession
de vos titres, après toutes les formalités qu'il s'est chargé de
remplir. Il vous demandera quel emploi vous voulez faire de votre
capital, c'est à vous d'aviser.
-- Mon pauvre Dumont, lui répondis-je, je n'y ai vraiment pas la
tête, tu vois! Je ne fais que pleurer. Je ne peux songer qu'à ce
pauvre cher homme qui n'est plus là et que je n'ai pas seulement
pu remercier de son amitié pour moi!
-- Tu le remercieras dans tes prières, reprit Dumont, qui, me
regardant déjà comme la femme d'Émilien ne voulait plus me
tutoyer, mais qui y retombait de temps en temps, ce qui me faisait
plaisir. Je n'ai jamais été grand dévot, ajouta-t-il, mais je
crois que les âmes nous entendent, et, la nuit, je m'imagine que
je cause encore avec ce cher prieur et qu'il me répond.
-- C'est comme moi, Dumont, je le vois et je l'entends toujours, et
ma seule consolation est d'espérer qu'il me voit et m'entend
aussi. J'espère qu'il sait bien que, si je n'ai pas reçu son
dernier soupir, ce n'est pas ma faute, qu'il voit comme je le
pleure, comme je l'aime, et combien j'aurais été plus contente de
le conserver que d'être riche!
-- Moi, dit Dumont, je suis sûr que son âme se réjouit d'avoir
assuré l'avenir de ses chers enfants. Croiriez-vous qu'il m'a
embrassé, une heure avant de s'endormir de son dernier sommeil, et
qu'il m'a dit: «Voilà ma bénédiction pour Nanette et pour
Émilien!»
Comme chaque parole de Dumont me faisait pleurer, il craignit de
me rendre malade et m'emmena au jardin. Il commençait à faire
beau, et nous vîmes bientôt M. Costejoux, qui me fit appuyer sur
son bras pour rentrer et me témoigna beaucoup d'intérêt. Il
m'apportait le testament et les pièces qui me mettaient en
possession des vingt-cinq mille francs.
Quand je fus en état de parler d'affaires, je répondis à ses
questions que je souhaitais lui payer tout de suite la propriété
qu'il m'avait vendue.
-- Vous auriez tort, me dit-il; votre argent vous rapporte six pour
cent chez mon frère; vous feriez mieux de me payer deux pour cent
et d'utiliser le reste de vos revenus pour de nouvelles
acquisitions.
-- Je_ _ferai ce que vous me conseillerez, lui répondis-je. Je n'ai
plus de volonté.
-- Ça reviendra, reprit-il, vous reconnaîtrez que je vous donne un
bon conseil. Avec votre économie et votre activité, vous arriverez
à vous libérer avec moi sans vous en apercevoir, tout en
arrondissant peu à peu votre domaine qui, dans vingt ans, aura
triplé de valeur, sinon quadruplé. Remarquez que l'intérêt que
vous me servirez ira toujours en diminuant avec le chiffre de la
dette. Nous en reparlerons demain. Causons aujourd'hui d'Émilien.
Comptez-vous l'avertir de votre nouvelle situation?
-- Non, non, monsieur Costejoux! Je veux lui laisser le mérite de
me prendre pauvre. Qui sait si ce ne serait point à son tour
d'avoir des scrupules?
-- Non! il n'en aura pas! Je le connais bien. Son âme vit dans une
région plus élevée que le positif. L'argent n'a pas de valeur pour
lui. C'est une espèce de saint des temps évangéliques; mais il est
heureux que vous soyez pratique, et il faut continuer à l'être
pour deux. Épousez-le et dirigez les affaires, c'est ainsi qu'il
sera heureux.
J'insistai pour qu'Émilien ne fût pas informé. Je prenais plaisir
à le surprendre à son retour, car je savais bien que, s'il ne se
souciait pas de l'argent, il avait de l'affection pour le moutier
et serait content de s'y voir établi pour toujours. Il fut donc
convenu qu'il serait averti seulement de la mort du prieur et de
la tendre bénédiction qu'il lui avait envoyée à sa dernière heure.
M. Costejoux, me trouvant très éprouvée par la maladie et le
chagrin, m'engagea à venir voir Louise à Franqueville:
-- C'est, me dit-il, un voyage de quelques heures, la voiture vous
fera du bien, le changement d'air aussi. Et puis vous devez à
votre ami de vous assurer par vos yeux des soins que nous donnons
à sa soeur, ainsi que de la belle santé qu'elle a recouvrée. Vous
ne l'avez pas pu jusqu'à présent, et c'est le premier usage que
vous devez faire de votre liberté.
Je consentis à aller passer vingt-quatre heures à Franqueville.
J'emmenai Dumont afin d'épargner à M. Costejoux la peine de me
ramener, et nous partîmes avec lui le lendemain.
Chemin faisant, il me parla beaucoup de Louise et même il ne me
parla que d'elle. Je vis bien qu'il en était de plus en plus épris
et qu'il espérait lui faire accepter son nom roturier, malgré
quelques petites grimaces qu'elle faisait à cette idée. Je lui
demandai si elle était instruite des projets d'Émilien à mon
égard.
-- Non! me répondit-il, elle ne les soupçonne même pas. Vous verrez
si vous jugez à propos de la préparer à ce qui doit s'accomplir.
J'avouai à M. Costejoux que je redoutais beaucoup les dédains et
même les mépris de Louise.
-- Non, dit-il; elle n'est plus l'enfant maladive et maussade que
vous avez connue. Elle a compris la force des événements, elle s'y
est soumise. Sa haine pour la Révolution est un jeu, une
taquinerie, oserai-je dire une coquetterie à mon adresse!
-- Dites-le si cela est!
-- Eh bien, cela est! Louise veut que je l'aime et semble me dire
que je dois payer, en subissant ses malices, le plaisir d'être
aimé d'elle. Au reste, il y a déjà quelque temps que nous n'avons
causé politique. Je ne serai pas fâché de voir comment elle
prendra votre mariage avec son frère: pourtant nous n'en dirons
rien si vous répugnez à cette confidence.
-- Laissez-moi juge de l'opportunité, répondis-je; il faut voir
quel accueil elle va me faire.
Aux approches de Franqueville, je me sentis très émue de voir pour
la première fois le pays où mon cher Émilien avait passé son
enfance. Je me penchais à la portière pour regarder toutes choses
et toutes gens. C'était un pays de collines et de ravins très
ressemblant au nôtre; la vallée où le château était situé avait
plus d'ouverture et moins de sauvagerie que celle du moutier. La
campagne paraissait plus riche, les habitants plus aisés avaient
l'air plus fiers et moins doux.
-- Ils ne sont pas très faciles à vivre, me dit M. Costejoux. Ils
se passionnent plus que les gens de chez vous pour les choses
politiques et ils les comprennent moins. Ils n'ont pas la moitié
autant de bon sens, et l'honnêteté n'est pas leur vertu dominante.
La faute n'en est point à eux, mais à la mauvaise influence d'un
grand château et du contact d'une nombreuse valetaille. Feu le
marquis ne s'occupait nullement des rustres de son domaine. Il
connaissait davantage les loups et les sangliers de ses forêts.
Ses paysans n'étaient guère plus pour lui que ses chiens. Les
courtes apparitions qu'il faisait chez lui n'étaient que des
parties de chasse et de table, et, bien qu'on détestât le maître,
on se réjouissait toujours de le voir, parce qu'il y avait quelque
argent à gagner pour sa bonne chère et ses divertissements. Rien
ne démoralise plus le paysan que le profit de sa soumission à ce
qu'il ne respecte pas. Mais nous arrivons. Ne jugez pas du manoir
par l'apparence. Hormis quelques tourelles et girouettes armoriées
que nous avons fait abattre, il a encore belle apparence; mais
l'intérieur a été pillé et abîmé, dès 89, par ces bons paysans qui
nous reprochent aujourd'hui d'avoir fait enlever les écussons et
découronner les pigeonniers.
En effet, l'aspect du vestibule était navrant. Il nous fallut
traverser de véritables ruines pour pénétrer dans le grand salon
qui était encore debout et entier, mais sans vitres et sans
portes. Les châssis des fenêtres pendaient tout brisés. Les belles
tapisseries arrachées des murs traînaient par terre en lambeaux.
La cheminée monumentale avait toutes ses sculptures en miettes;
ainsi des riches moulures dorées des plafonds; des restes de
cadres, des fragments de glaces, des épaves de toute sorte
montraient qu'on avait détruit tout ce qu'on n'avait pu emporter.
-- Et ils se plaignent de la Révolution! pensais-je. Il me semble
qu'ils n'ont pourtant pas négligé d'en profiter.
M. Costejoux me guida dans un petit escalier jusqu'à une tour qui
avait été plus épargnée que le reste et où il avait trouvé moyen
de faire promptement arranger un petit appartement joli et
agréable pour sa mère et pour Louise. C'est là que madame
Costejoux nous reçut avec beaucoup de grâce et de bonté. Elle
savait toute mon histoire et celle de Dumont, qu'elle accueillit
en l'appelant citoyen et en l'engageant à s'asseoir; mais Dumont,
aussitôt qu'il eut déposé dans un coin mon petit paquet et
présenté un panier de nos plus beaux fruits que j'avais choisis
pour mes hôtes, se retira discrètement.
-- J'espère que vous dînerez avec nous, lui avait dit la vieille
dame.
Et il avait remercié d'un ton attendri; mais il se souvenait
d'avoir été domestique, et non des premiers, dans ce château
restitué en quelque sorte à mademoiselle de Franqueville, et, bien
qu'il eût longtemps mangé à la même table qu'elle au moutier, il
pensait bien qu'elle ne s'accommoderait pas de cette égalité à
Franqueville. Il prétexta de vieux amis à embrasser dans le
village et on ne le revit plus.
J'attendais Louise avec impatience.
-- Elle vous prie de l'excuser, nous dit madame Costejoux, si elle
n'accourt pas tout de suite. Elle était restée en déshabillé toute
la journée, ce qui n'est pas son habitude. C'est qu'aujourd'hui
elle a eu une assez forte émotion en recevant une nouvelle que je
dois me hâter de vous apprendre. Son frère aîné, le marquis de
Franqueville, qui servait contre la France, est mort des suites
d'un duel. Nous n'avons pas d'autres détails, mais la chose est
certaine, et Louise, bien qu'elle connût à peine ce frère si
coupable, a été bouleversée, ce qui est bien naturel.
-- Eh bien, mais, s'écria M. Costejoux en me regardant, voilà
Émilien chef de famille et absolument maître de ses actions! Il
peut agir en toute chose comme il lui plaira, sans craindre
l'opposition ou les reproches de personne. Il ne_ _lui reste que
des parents assez éloignés, qui ne se sont jamais occupés de lui
et qui n'ont pas de raison pour s'en occuper jamais.
-- Il lui reste Louise, pensai-je en baissant les yeux. Peut-être,
à elle seule, lui fera-t-elle plus d'opposition qu'une famille
entière!
XXV
Elle arriva enfin, toute vêtue de deuil et belle comme un ange.
Elle commença par tendre la main à M. Costejoux en lui disant:
-- Eh bien, vous savez le nouveau malheur qui me frappe?
Il lui baisa la main en lui répondant:
-- Nous tâcherons d'autant plus de vous remplacer tous ceux que
vous perdez.
Elle le remercia par un sourire triste et charmant et vint à moi,
gracieuse, bonne, mais non tendre et spontanée.
-- Ma bonne Nanette, dit-elle en me tendant son beau front,
embrasse-moi, je t'en prie. Tu me fais grand plaisir de venir me
voir, j'ai tant à te remercier de tout ce que tu as fait pour mon
frère! Je le sais, tu lui as sauvé la vie cent fois pour une en le
cachant et en t'exposant pour lui à toute heure. Ah! nous sommes
heureux, nous autres persécutés, qu'il y ait encore quelques âmes
dévouées en France! Et Dumont? car Dumont a fait autant que toi, à
ce qu'il paraît?
-- Certainement, répondis-je; sans M. Costejoux d'abord, et sans
Dumont ensuite, je n'aurais peut-être réussi à rien.
-- Et comment va-t-il, ce pauvre homme? est-ce que nous ne le
verrons pas?
-- Si fait, répondit M. Costejoux, mais voilà le dîner servi et
notre amie doit avoir faim.
Il offrit son bras à Louise, et nous passâmes dans la salle à
manger qui était à l'étage au-dessous. Le service ne se faisait
pas vite, bien qu'il occupât deux domestiques, mais M. Costejoux
aimait à rester longtemps à table quand il était dans sa famille;
c'était, disait-il, pour tout le temps qu'il mangeait seul,
debout, ou en travaillant.
Le repas était servi avec une certaine élégance qui me frappa, car
c'était la première fois que je mangeais à une table bourgeoise,
et M. Costejoux était assez riche pour qu'il y parût, même dans
cette installation improvisée. Sa mère était une savante femme de
ménage qui s'occupait de tout avec vigilance et lenteur, et qui
tenait avant tout à ce que son fils et sa pupille ne manquassent
d'aucun bien-être et même d'aucune recherche. M. Costejoux
semblait, lui, ne tenir à rien pour lui-même, mais il prenait un
grand plaisir à voir Louise satisfaite de son hospitalité. Sans
paraître la regarder, il ne perdait pas de vue ses mouvements et
tout aussitôt il devinait ce qu'elle voulait et s'empressait pour
qu'elle n'eût pas même la peine de parler. Il était auprès d'elle
comme j'étais auprès d'Émilien quand j'avais le bonheur de le
prévenir en le servant. Tout ce que je voyais là m'étonnait, bien
que je fusse assez fine pour ne pas faire la niaise ébaubie. Mais
ce qui me frappait le plus était de voir Louise si changée.
J'avais quitté une enfant malingre, halée, nouée, retardée
moralement par une vie de misère et de chagrin: je retrouvais une
belle demoiselle qui s'était développée tout à coup dans le bien-
être et la sécurité. Elle avait grandi de toute la tête. Elle
était devenue longue et mince, de trapue qu'elle avait menacé
d'être. Elle était encore pâle, mais si blanche et d'une peau si
transparente et si fine que je croyais voir un lis. Ses mains,
polies comme de l'ivoire, me paraissaient invraisemblables. On eût
dit qu'elles ne pouvaient servir à rien qu'à être regardées et
baisées. Je me souvenais bien de les avoir soignées de mon mieux,
parce qu'elle tenait à les avoir propres et saines, mais je
n'avais pas de gants à lui donner, et je n'aurais jamais imaginé
qu'on pût les amener à ce point de perfection.
Elle s'aperçut de l'admiration qu'elle m'inspirait, et, se
penchant vers moi, elle me passa son bras autour du col avec
beaucoup de gentillesse, mettant sa joue contre la mienne, mais
sans jamais y poser sa bouche, ce que je remarquais fort bien. Je
me rappelai que jamais elle ne m'avait honorée d'un baiser, même
dans ses meilleurs jours et ses plus fines câlineries.
M. Costejoux ne remarquait pas cela. Il la trouvait charmante avec
moi et me disait:
-- N'est-ce pas qu'elle est changée?
-- Elle est embellie, lui répondis-je.
-- Eh bien, et toi? dit-elle en me regardant comme si elle ne m'eût
pas encore vue: sais-tu que tu n'es pas reconnaissable, Nanon? tu
es vraiment une très belle fille. La maladie t'a donné de la
distinction et tes mains seraient mieux faites que les miennes si
tu les soignais.
-- Soigner mes mains? repris-je en riant: moi? ...
Je m'arrêtai, craignant de mettre un reproche dans ma comparaison,
mais elle le devina et me dit avec une grande douceur:
-- Oui, toi, tu soignes tout ce qui n'est pas toi, et moi, je suis
une personne gâtée par la charité des autres au point d'avoir
l'air de croire que cela m'est dû; mais je suis loin d'oublier ce
que je suis, va!
-- Et qui donc êtes-vous? lui dit M. Costejoux avec une tendre
inquiétude. Voyons, confessez-vous un peu, puisque vous voilà dans
un jour de mélancolie et d'abandon. Dites du mal de vous, c'est
votre procédé pour avoir nos _mamours._
-- Vous voulez que je me confesse? reprit-elle; je veux bien; je
suis si sûre d'une maternelle absolution de _ma tante _(elle
appelait ainsi madame Costejoux)! et, quant à vous, il n'y a pas
de _papa _plus indulgent. Nanon est une gâteuse d'enfants, de
premier ordre. J'en sais quelque chose. L'ai-je fait assez enrager
avec mes colères et mes caprices! J'étais détestable, Nanon,
j'étais odieuse, et toi, patiente comme un ange, tu disais: «Ce
n'est pas sa faute, elle a trop souffert, cela passera!» Tu
empêchais Émilien de me gronder, et tu voulais persuader à ce
pauvre prieur que mes malices devaient l'amuser. Elles ne
l'amusaient pas, elles le rendaient plus malade. Je rendais tout
le monde malheureux, et, si mes autres souvenirs d'enfance sont
des cauchemars, mes souvenirs du moutier sont tous des remords.
-- Ne parlez pas comme cela, lui dis-je, vous me faites du chagrin;
j'aurais voulu souffrir pour vous davantage; on ne regrette pas sa
peine quand on aime.
-- Je sais cela; aimer est ta religion. Pourquoi n'est-ce pas la
mienne au même degré? Je serais heureuse, parce que je me
sentirais acquittée envers ceux qui me comblent de bontés. Voilà
ma tristesse et ma honte, vois-tu! je suis comme une plante brisée
qui ne peut reprendre racine dans aucune terre, si bonne qu'elle
soit. Mon esprit et mon coeur languissent. Je ne comprends rien à
ma destinée. J'en suis à me demander pourquoi on a pitié de moi,
pourquoi l'on essaye de me rendre à la vie, quand ma race est
maudite et anéantie; pourquoi enfin, on ne m'a pas laissé
m'étioler et m'éteindre comme tant d'autres victimes plus
intéressantes que moi?
Pendant qu'elle disait ces choses tristes avec un sourire
singulier et des yeux qui erraient comme si elle ne s'adressait à
personne, M. Costejoux, à demi tourné sur sa chaise, regardait le
feu qui pétillait dans la cheminée et paraissait plongé dans un
problème moitié douloureux moitié agréable. Sa mère regardait
Louise avec une certaine anxiété. Elle craignait évidemment de la
voir déclarer à M. Costejoux qu'elle ne l'aimerait jamais.
Il ne voulait point croire à cela, lui; il prit la chose gaiement.
-- Ainsi, lui dit-il, vous êtes triste parce que vous êtes aimée et
que vous n'aimez pas? Voilà un grand malheur, en effet, mais
difficile à comprendre, car, si vous n'aimiez pas du tout, vous
n'auriez aucun regret de faire de la peine aux autres.
Elle le regarda attentivement, et pourtant, comme si elle ne l'eût
pas entendu, elle se retourna vers moi.
-- Tu es aimante à l'excès, toi, me dit-elle. Tu as le malheur
contraire au mien. Certainement mon frère doit être reconnaissant,
amoureux peut-être, mais quel sera ton avenir?
M. Costejoux était impétueux, il ne put supporter cette sortie,
qui me rendit pâle et confuse; il oublia la promesse qu'il m'avait
faite et répondit vivement à ma place:
-- Son avenir sera d'être adorée de son mari: tout le monde n'est
pas privé de coeur ni de raison.
Louise devint rouge de dépit.
-- Il est possible, dit-elle, que mon frère ait conçu le généreux
dessein d'épouser celle qui lui a sauvé la vie: mais le voilà
marquis, monsieur Costejoux, il devient l'aîné de la famille...
-- Par conséquent, le maître de disposer de son avenir,
mademoiselle de Franqueville! et, s'il n'épousait pas sa meilleure
amie, il serait le plus lâche des gentilshommes.
M. Costejoux était en colère, Louise n'osa répliquer. Madame
Costejoux s'efforça de renouer la conversation, mais tout le monde
était blessé, elle échoua.
Le dîner était fini, elle me prit le bras et m'emmena dans sa
chambre qui était disposée pour servir de salon. Elle me montra
avec une certaine complaisance comme tout était bien arrangé, la
chambre de Louise à côté de la sienne, avec un luxe de miroirs, de
toilettes, de petits meubles à chiffons; on eût dit d'une
boutique.
-- Nous sommes à l'étroit, me dit-elle, mais ne craignez rien, nous
vous logerons pour le mieux. On mettra un lit dans ma chambre et
vous dormirez près de moi. J'ai le sommeil tranquille; mais, si
vous voulez causer, nous causerons; je m'arrange de tout. Rien ne
me gêne ni ne me contrarie pourvu que mon cher fils soit content.
Je l'ai laissé exprès un peu seul avec Louise. Quand ils sont
ensemble, il plaide mieux et elle se laisse charmer, il parle si
bien!
-- Je le sais, répondis-je. Tout ce qu'il dit, tout ce qu'il pense
est beau et bien! Mais croyez-vous vraiment travailler à son
bonheur? ...
-- Ah! je sais bien! je sais bien! reprit-elle avec plus de
vivacité que ne le lui permettait d'habitude son parler lent et
mesuré. Elle a bien des préjugés, de gros préjugés, et avec cela
certains petits défauts. Mais on change tant quand on aime! N'est-
ce pas votre avis?
-- Moi, je ne sais pas, répondis-je; je n'ai pas eu à changer
d'idée.
-- Mon fils me l'a dit. Vous avez toujours aimé le jeune
Franqueville. Il n'est pas comme sa soeur, lui! Il n'a pas
d'orgueil. Peut-être l'engagera-t-il à_ _épouser mon fils; qu'en
pensez-vous?
-- Je le pense.
-- A-t-il beaucoup d'autorité sur elle?
-- Aucune.
-- Et vous?
-- Encore moins.
-- Tant pis, tant pis! dit-elle d'un ton mélancolique en prenant
son tricot.
Et elle ajouta en passant ses aiguilles dans ses cheveux gris
bouclés sous un grand bonnet de dentelles, qui ressemblait pour la
forme à ma cornette de basin plissé:
-- Vous avez peut-être des préventions contre elle. Elle vous a
fâchée tout à l'heure?
-- Non, madame. Je m'attendais à ce qu'elle a dit. Je ne lui en
veux pas, c'est son idée. D'ailleurs, vous la connaissez mieux que
moi à présent: vous avez dû changer son caractère, vous qui êtes
si bonne.
-- Je suis patiente, voilà tout. Je sais que vous l'êtes aussi, mon
fils m'a tant parlé de vous! Savez-vous... oui, il vous l'a dit,
et il me raconte tout. Si vous n'eussiez pas été engagée de coeur,
il vous eût aimée. Il aurait oublié cette charmante Louise, il eût
été plus heureux, et moi plus heureuse par conséquent. Elle nous
causera des peines, je m'y attends bien. Enfin, la volonté de Dieu
se fasse! Pourvu qu'elle ne me renvoie pas d'avec mon fils! Ce
serait ma mort. Que voulez-vous! c'est le seul qui me reste de
sept enfants que j'ai eus. Tous beaux et bons comme lui. Ils ont
tous péri de maladie violente ou par accident. Quand le malheur
est dans une famille! on a raison de dire: Dieu est grand, et nous
ne le comprenons pas.
Elle comptait les points de son tricot, tout en parlant d'une voix
basse et monotone, et des larmes coulaient sous ses lunettes
d'écaille, le long de ses joues grasses et pâles. On voyait
qu'elle avait été belle et soigneuse de sa personne, mais sans
l'ombre de coquetterie: on sentait une personne qui n'avait vécu
que pour ceux qu'elle aimait et qui n'était point lasse d'aimer
malgré tout ce qu'elle avait souffert.
Je baisai doucement ses mains et elle m'embrassa maternellement.
Je cherchai à lui donner de l'espérance, mais je vis bien qu'au
fond elle pensait comme moi; elle ne faisait pas de l'espérance
personnelle la condition de son dévouement.
Louise rentra avec M. Costejoux. Ils riaient tous deux. Le front
de la vieille dame s'éclaircit.
-- Chère tante, lui dit Louise, nous venons de nous disputer très
fort, à propos de noblesse, comme toujours! Comme toujours,
monsieur votre fils a eu plus d'esprit et d'éloquence que moi;
mais, comme toujours, j'ai eu plus de raison que lui. Je suis
positive, il est romanesque. Il croit que nous entrons dans un
_monde nouveau!_ C'est son thème habituel. Il croit que la
Révolution a changé tant de choses, que beaucoup ne pourront être
rétablies. Moi, je crois que tout redeviendra, avec le temps,
comme par le passé, que la noblesse est une chose aussi
indestructible que la religion, et que mon frère est toujours
aussi marquis qu'il l'eût été au décès de son père et de son frère
aîné dans des circonstances ordinaires. Là-dessus, le grand avocat
plaide le sentiment, le devoir, tout ce que vous voudrez. Il
m'apprend que Nanon est un riche parti pour Émilien dans l'état
des choses. Moi, je ne m'occupe pas de cela. Je n'ai qu'une
ressemblance avec Émilien, je ne fais aucun cas de l'argent. Vous
allez me dire que j'ai un impérieux besoin de tout_ _ce que
l'argent procure. C'est possible; en cela je ne suis pas logique:
mais Émilien est très logique, lui. Il n'a jamais souci ni envie
de rien. Il est devenu paysan, il sera très heureux avec Nanon.
Oh! j'en suis certaine, Nanon est un ange de bonté et de droiture.
Ne dis rien, Nanette, je sais que tu te fais scrupule de
l'épouser, bien que tu sois folle de lui. Je sais que, s'il se
rappelle qu'il est marquis et qu'il hésite un tant soit peu, tu te
résigneras. C'est donc ce qu'il faut voir, ce sera à lui de
décider, et, s'il se décide en ta faveur, j'en prendrai mon parti;
je t'accepterai pour ma belle-soeur et je ne t'humilierai jamais.
Je sais vivre, à présent, je ne te dédaigne pas; je t'estime, j'ai
même de l'amitié pour toi et je n'oublie pas tes soins; mais tout
cela ne fera pas que j'aie tort de dire ce que je dis.
-- Que dites-vous donc? répondis-je, car il faut conclure. Votre
frère s'abaissera en oubliant qu'il est marquis?
-- Je ne dis pas qu'il s'abaissera, je dis qu'il descendra
volontairement de son rang et que le monde ne lui en saura point
de gré.
-- Le monde des sots, s'écria M. Costejoux.
-- C'est le monde dont je suis, reprit-elle.
-- Et dont il ne faut plus être!
Là-dessus, il lui parla encore très sévèrement, comme un père qui
gronde son enfant, mais qui l'adore, et je vis qu'il ne se
trompait pas en supposant qu'elle voulait être adorée ainsi, car
elle se laissait dire des choses dures, à condition qu'elle y
sentirait percer la passion. Leur querelle se termina encore par
un raccommodement piqué de quelques épingles, mais où elle
semblait se rendre.
Quand il se fut retiré, elle me prit à partie, mais sans aigreur,
et finit par m'embrasser _elle-même, _en me disant:
-- Allons, aime-moi toujours, car tu seras ma Nanon qui m'a gâtée
et pour qui je ne veux pas être ingrate. Si tu épouses mon frère,
je vous blâmerai tous deux, mais je ne vous en aimerai pas moins,
voilà qui est dit une fois pour toutes.
Le lendemain, je me levai de bonne heure, je m'habillai sans bruit
et je sortis sans éveiller la bonne madame Costejoux. Je voulais
voir le parc et j'y trouvai Boucherot qui me le montra en détail.
Louise vint m'y rejoindre, et, Boucherot s'étant discrètement
retiré:
-- Nanon, me dit-elle, j'ai réfléchi depuis hier. Puisque te voilà
riche, et que tu dois le devenir davantage (c'est M. Costejoux qui
dit cela), tu devrais lui racheter Franqueville pour mon frère.
Comme cela, tu mériterais vraiment de devenir marquise.
-- Parlons de vous et non de moi, lui répondis-je en riant de ce
compromis inattendu. Est-ce que Franqueville n'est pas à vous, si
vous le souhaitez?
-- Non! reprit-elle vivement, car je ne veux point m'appeler madame
Costejoux; j'aimerais mieux rester avec mon frère et toi, ne pas
me marier, me faire paysanne comme vous, soigner vos poules et
garder vos vaches. Ce ne serait pas déroger!
-- Si c'est une idée bien arrêtée de refuser M. Costejoux, il
serait honnête et digne de vous de le lui dire, ma chère enfant!
-- Je le lui dis toutes les fois que je le vois.
-- Non, vous vous abusez. Si vous le lui dites, c'est de manière à
lui laisser de l'espérance.
-- Tu veux dire que je suis coquette?
-- Très coquette.
-- Que veux-tu! je ne puis m'en défendre. Il me plaît, et, s'il
faut tout te dire, je crois bien que je l'aime!
-- Eh bien, alors? _..._
-- Eh bien, alors, je ne veux pas céder à cette folie de mon
cerveau. Est-ce que je peux épouser un jacobin, un homme qui eût
envoyé mes parents à l'échafaud s'ils fussent tombés dans ses
mains? Il a sauvé Émilien de la mort et il m'a sauvée de la
misère; mais il haïssait mon père et mon frère aîné.
-- Non, il haïssait l'émigration.
-- Et moi, je l'approuve, l'émigration! Je n'ai qu'un reproche à
faire à mes parents, c'est de ne pas m'avoir emmenée avec eux. Ils
m'eussent peut-être mariée là-bas selon ma naissance, au lieu que
me voilà réduite à recevoir l'aumône.
-- Ne dites pas cela, Louise, c'est très mal. Vous savez bien que
M. Costejoux ne vous fera jamais une condition de l'épouser.
-- Eh bien, c'est ce que je dis! Je ne l'épouserai pas, et il me
faudra accepter ses dons ou mourir de misère. Épouse mon frère,
Nanette, il le faut. Tu lui assureras une existence et je te jure
que je travaillerai avec vous pour gagner le pain que vous me
donnerez. Je reprendrai mes sabots et mon bavolet, et je n'en
serai pas plus laide. Je sacrifierai la blancheur de mes mains.
Cela vaudra mieux que de sacrifier la fierté de mon rang et mes
opinions.
-- Quelle que soit votre volonté, ma chère Louise, vous pouvez bien
compter qu'elle sera faite si j'épouse votre frère, et vous
n'aurez pas à travailler pour gagner votre vie. Il suffira que
vous vous contentiez de nos habitudes de paysans; nous tâcherons
même de vous les adoucir, vous le savez bien. Mais vous ne serez
point heureuse ainsi.
-- Si fait! tu me crois encore paresseuse et princesse?
-- Ce n'est pas cela: je crois ce que vous m'avez dit; vous aimez
M. Costejoux et vous regretterez d'avoir fait son malheur et le
vôtre pour contenter votre orgueil...
Je m'arrêtai, très surprise de la voir pleurer, mais son chagrin
se tourna en dépit.
-- Je l'aime malgré moi, dit-elle, et nous serions plus malheureux
mariés que brouillés. Est-ce que_ _je sais, d'ailleurs, si c'est
de l'amour que j'ai pour lui? Connaît-on l'amour à mon âge? Je
suis encore une enfant, moi, et j'aime qui me gâte et me choie. Il
a beaucoup d'esprit, Costejoux! il parle si bien, il sait tant de
choses, qu'on s'instruit tout d'un coup en l'écoutant, sans être
obligée de lire un tas de livres. Certainement il m'a beaucoup
changée et, par moments, il me semble qu'il est dans le vrai et
que je suis dans l'erreur. Mais je me repens de cela et je rougis
de mon engouement. Je m'ennuie beaucoup ici. La mère Costejoux est
excellente, mais si douce, si monotone, si lambine dans ses
perfectionnements domestiques, que j'en suis impatientée. Nous ne
voyons personne au monde, les circonstances ne le permettent pas,
car on me cache encore un peu, comme un hôte compromettant. Les
jacobins ne se croient pas battus et dureront peut-être encore
quelque temps. Dans cette solitude, je deviens un peu folle. Je
suis trop gâtée, on ne me laisserait pas toucher une casserole ou
un râteau dans le jardin, et ma paresse m'est devenue
insupportable. Avec cela, je n'ai pas reçu l'éducation première
qui fait qu'on sait s'occuper et qu'on peut raisonner ses idées.
Je n'ai pas voulu prendre mes leçons avec toi au moutier, j'ai
l'âme vide, je ne vis que des rêves de divagations. Enfin, je
m'ennuie à mourir, je te dis, et, quand Costejoux vient nous voir,
je m'éveille, je discute, je pense, je vis. Je prends cela pour de
l'attachement: qui sait si tout autre ne m'en inspirerait pas
autant, dans l'état d'esprit où je me trouve?
-- Si vous me demandez conseil, Louise, il faut écouter votre coeur
et sacrifier votre orgueil, voilà ce que je pense.
M. Costejoux mérite d'être aimé, ce n'est pas un homme ordinaire.
-- Tu n'en sais rien! Tu connais le monde et les hommes encore
moins que moi.
-- Mais je les devine mieux que vous. Je sens dans M. Costejoux un
grand coeur et un grand esprit. Tous ceux qui me parlent de lui me
confirment dans mon idée.
-- Il passe pour un homme supérieur, je le sais. Si j'étais sûre
qu'il le fût réellement!... mais non, cela ne m'absoudrait pas; je
ne dois pas épouser l'ennemi de ma race. Promets-moi de me donner
asile, et, le lendemain de ton mariage avec mon frère, je me
sauverai d'ici pour aller chez vous.
-- Je n'ai rien à vous promettre, moi. Émilien, s'il est mon mari,
sera mon maître et je serai contente de lui obéir. Vous savez bien
qu 'il sera heureux de vous avoir avec lui. Soyez donc tranquille
de ce côté-là, et, à présent que vous êtes sûre d'être libre dans
l'avenir, songez au présent sans prévention. Voyez comme vous êtes
aimée, gâtée, et comme vous seriez heureuse si vous aviez l'esprit
de l'être.
-- Tu as peut-être raison, répondit-elle. Je réfléchirai encore,
Nanon, mais donne-moi ta parole de ne pas dire à Costejoux que je
l'aime.
-- Je vous la donne, mais rendez-la-moi tout de suite. Laissez-moi
lui donner ce bonheur qu'il mérite si bien, et qui lui fera avoir
encore plus d'éloquence pour vous persuader.
-- Non, non! je_ _ne veux pas! Il est déjà assez fat avec moi. Dis-
lui que je t'ai laissée dans l'incertitude, puisqu'au fond, c'est
la vérité.
Il fallut me contenter de cette conclusion qui n'en était pas une.
XXVI
Pendant le déjeuner, elle me fit de plus franches amitiés que je
n'en avais encore reçu d'elle, et me dit à plusieurs reprises que,
si j'étais au-dessous d'elle par la naissance, j'étais fort au-
dessus par l'intelligence et l'instruction. Mais M. Costejoux ne
put jamais lui faire reconnaître ou avouer que ce que l'on a
acquis par le travail et la volonté vaut plus que ce que le hasard
vous a donné.
Ils insistèrent tellement pour me garder, que je dus passer encore
la journée avec eux. Ils étaient si bons et Louise se montrait si
aimable, que je n'eus aucun déplaisir en leur compagnie; mais
l'habitude d'agir et de m'occuper d'autre chose que de paroles me
fit trouver le temps long, et, malgré de tendres adieux à mes
hôtes, je fus contente de remonter en voiture pour retourner chez
nous.
Comme je disais cela en route, à Dumont:
-- Pourquoi, répondit-il, ne dites-vous pas _chez moi, _puisque
vous voilà maîtresse de maison, propriétaire, et aussi dame que
qui que ce soit?
-- Non, mon ami, lui répondis-je après un moment de réflexion. Je
veux rester paysanne. J'ai mon orgueil de race aussi, moi! C'est
une découverte que Louise m'a fait faire et_ _à laquelle je
n'avais jamais songé. Si, comme elle dit, Émilien se souvient
d'être marquis et qu'il me croie au-dessous de lui, je resterai sa
servante par amitié; mais je ne me marierai pas avec un homme qui
mépriserait ma naissance. Je la trouve bonne, moi, ma naissance!
Mes parents étaient honnêtes. Ma mère fut pleine de coeur et de
courage, tout le monde me l'a dit; mon grand-oncle était un saint
homme. De père en fils et de mère en fille, nous avons travaillé
de toutes nos forces et n'avons fait de tort à personne. Il n'y a
pas de quoi rougir.
Cette idée me resta dans la tête et me donna une certaine force
d'esprit que je n'avais pas encore senti en moi. Ce fut le profit
de mon voyage à Franqueville. Louise m'écrivit, d'une écriture de
chat et sans un mot d'orthographe, pour me dire que ma visite lui
avait fait du bien et que, se sentant libre, grâce à ma promesse,
elle se trouvait plus contente de sa position présente et des
soins de ses _aimables hôtes._
Les événements de Paris, les émeutes du 1er avril et du 20 mai
eurent chez nous le retentissement tardif accoutumé. On arriva
jusqu'en juin sans comprendre ce que signifiaient ces luttes si
graves. Enfin l'on comprit que c'en était fait du jacobinisme et
du pouvoir du peuple parisien. Les paysans s'en réjouirent et
personne chez nous ne plaignit les déportés, si ce n'est moi, car
il devait y avoir parmi eux des gens de coeur comme M. Costejoux,
qui avaient cru leur opinion seule capable de sauver la France et
qui avaient sacrifié leurs instincts généreux à ce qu'ils
regardaient comme leur devoir. J'eus bien quelque inquiétude pour
lui, et, pendant quelques semaines, il s'absenta du pays pour se
faire oublier. Cela servit ses amours, car Louise m'écrivit
qu'elle s'ennuyait beaucoup de ne pas le voir, qu'elle était
alarmée pour lui et qu'elle lui était véritablement _très
attachée._
Sans être bien ardent comme l'on voit, cela était sincère. Elle ne
songeait point à_ _se réjouir des vengeances de la réaction. Pour
la distraire de la solitude, madame Costejoux lui offrit de me
rendre ma visite; je les y engageai vivement, et, par un beau jour
de l'été de 95, elles arrivèrent au moutier.
Louise était mise très simplement et paraissait revenue de ses
idées vaines et fausses. Elle admira beaucoup la propreté, l'ordre
et le confort que j'avais enfin pu établir au moutier malgré la
rigueur des temps. Mon intérieur était loin d'être somptueux, mais
j'avais su tirer parti de tout. Avec de vieux meubles brisés et
abandonnés dans les greniers, j'avais su, en dirigeant les
ouvriers du village qui n'étaient point maladroits, réinstaller un
mobilier très passé de mode, mais plus beau que les colifichets
modernes. J'avais fait de la salle du chapitre, une manière de
grand parloir, dont les stalles sculptées avaient été dédaignées
comme des antiquailles par la saisie révolutionnaire, et cette
décoration en bois avec son revêtement finement ouvragé qui
couvrait en partie la muraille, était aussi belle que saine. Il
n'en coûtait rien de la tenir propre et brillante. Le pavé de
marbre noir était intact, j'avais obtenu de Mariotte que les
poules n'y pénétreraient pas, non plus que dans les appartements
du rez-de-chaussée, car il y a plus d'apathie que de nécessité à
vivre avec les animaux, et je me rappelais que mon grand-oncle ne
les souffrait pas dans sa pauvre chaumière, ce qui ne m'avait pas
empêchée d'élever très bien les miens.
Le moutier était donc rangé et rafraîchi quand Louise y rentra,
surprise de le voir plus conservé et plus imposant qu'elle n'en
avait gardé souvenance.
Je lui avais préparé la chambre d'Émilien, que j'avais rendue tout
à fait gentille et j'avais aussi très soigneusement arrangé la
mienne pour madame Costejoux qui s'y trouva fort bien. Quoique mon
ordinaire avec Dumont et Mariotte fût des plus sobres, j'avais
assez soigné le prieur, qui aimait à bien vivre, pour savoir
ordonner et faire par moi-même un bon dîner. J'étais très aimée au
pays, je n'avais qu'un mot à dire pour que chasseurs et pêcheurs
fussent toujours prêts à m'apporter leurs plus belles prises, et,
comme je n'abusais pas de leur obligeance, mes rares jours de luxe
ne me coûtaient que la peine de remercier. Ils prétendaient être
encore mes obligés.