George Sand

Nanon La bibliothèque précieuse
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Louise fit beaucoup de réflexions sur tout cela; elle parut
s'éveiller au bon sens et voulut m'aider aux soins du ménage pour
me faire voir, disait-elle, qu'on avait tort de la traiter comme
une poupée à Franqueville. Mais, moi, je vis bien qu'elle n'était
pas née pour s'aider elle-même. Elle était maladroite, distraite,
et tout de suite fatiguée. Elle ne comprenait pas que j'eusse le
temps de faire tant de choses et encore celui de lire et de
m'instruire tous les jours un peu plus que la veille.

-- Tu es une personne supérieure, me disait-elle, je vois que je ne
t'avais pas comprise et que M. Costejoux te jugeait bien. Je
voudrais avoir ton secret pour trouver les journées trop courtes.
Moi, je ne sais pas les remplir. J'ai autant d'esprit qu'une autre
quand je cause, mais je ne peux rien apprendre seule, et il faut
que les idées me viennent par les paroles que j'entends et
auxquelles je réponds.

-- Donc, lui disais-je, il vous faut un avocat pour mari, et vous
ne tomberez jamais mieux.

Elle fut charmante pour Dumont, avec qui elle dîna sans hésiter,
et pour la Mariotte, à qui elle demanda pardon de l'avoir fait
beaucoup enrager. Elle était si gentille quand elle voulait, qu'on
l'aimait sans se demander si elle était bien capable de vous payer
de retour. Elle était de ces personnes qui, avec quelques jolis
mots et un doux sourire, se font tenir quittes de dévouement. Elle
courut dans tout le village et plut à tous ceux qu'elle avait
irrités autrefois. J'étais comme les autres, je lui donnais tout
mon coeur sans presque rien demander au sien. Je me contentais de
l'heureux changement de son humeur et de ses manières. Quand on
n'est pas très aimant, c'est un grand honneur d'être très aimable.

La guerre avec la Hollande était finie, la paix était faite.
J'avais espéré revoir Émilien tout de suite, et pourtant il ne
revenait pas comme il me l'avait fait espérer. Dumont me disait
que cela ne pouvait pas se passer ainsi, que l'armée de Sambre-et-
Meuse allait être envoyée ailleurs si elle n'était déjà en route
pour entrer en campagne. Malgré les retards et les manquements de
la poste, qui était en désarroi comme toutes choses, nous avions
eu le bonheur de recevoir toutes les lettres d'Émilien, et je ne
voulais pas prévoir le cas où elles ne me parviendraient pas.
Aussi mon inquiétude fut-elle grande et douloureuse quand je m'en
vis privée durant trois mortels mois. Dumont me disait tout ce
qu'il pouvait imaginer pour me rassurer, mais je voyais bien qu'il
était inquiet aussi. Si nous avions pu savoir où était le régiment
d'Émilien, nous serions partis pour aller le voir, ne fût-ce que
le temps de l'embrasser au milieu des boulets.

Les jours se succédaient et ce silence me devenait atroce à
supporter. Quand on s'éveille tous les matins avec l'idée fixe
d'une espérance aussitôt déçue, chaque jour décuple l'impatience.
Je m'efforçais en vain de me distraire par le travail. Je sentais
que, si je perdais le but de ma vie, je n'aimerais plus ni le
travail ni la vie, et je m'en allais rêver sur la tombe que
j'avais fait élever au prieur. Je parlais dans mon esprit à cette
bonne âme qui avait voulu me laisser heureuse. Je lui disais tout
bas: «Mon bon cher prieur, si Émilien n'est plus, je n'aurai plus
besoin que d'aller au plus tôt vous rejoindre.»

Un soir que j'étais assise auprès de ce tombeau, la tête appuyée
sur la croix de pierre qui avait remplacé la croix de bois des
premiers jours, je me trouvai plus faible et plus attendrie que de
coutume. J'avais eu jusque-là le courage de_ _me soutenir un peu
en me disant qu'Émilien mort, je mourrais de chagrin en peu de
temps. J'en avais bien la conviction, mais je me mis à pleurer
comme une enfant en songeant à tout ce que j'avais espéré de
bonheur à lui donner, et, les choses réelles se mêlant a ma peine
morale, je voyais repasser devant moi tous les efforts de mon
passé et tous les rêves de mon avenir. Tant de soins, tant de
réflexions, de prévisions, de travail, de calcul et de patience ne
devaient donc pas aboutir? À quoi bon tout cela? À quoi bon
travailler et vouloir, à quoi bon aimer, puisqu'une balle ennemie
pouvait tout détruire en moins de temps qu'il ne m'en fallait pour
me représenter mon désastre?

J'essayai de me tourner vers l'image de ma réunion à celui que
j'aimais, dans une vie meilleure, plus douce et plus sûre; mais je
n'étais pas une nature mystique. Très soumise à Dieu, et aussi
religieuse que mon éducation le comportait, je n'avais pas grand
enthousiasme pour les choses inconnues. Je ne pouvais pas me
représenter la félicité céleste telle qu'on me l'avait enseignée.
Elle me faisait même, je l'avoue, plus de peur que d'envie, car je
n'ai jamais pu comprendre qu'on vécût éternellement sans rien
faire. Je m'aperçus, dans ma douleur, de ce fait que j'aimais la
vie et les choses de ce monde, non pour moi seule, mais pour
l'objet de mon affection, et que je n'étais pas capable de me
contenter de l'espérance du ciel avant d'avoir accompli ma tâche
sur la terre.

Je résumais dans ma pensée toutes les chères rigueurs de cette
tâche sacrée.

-- Quel dommage, me disais-je, d'abandonner tout cela au début,
quand tout était espoir et promesse! Il eût été si content de voir
son jardin embelli, sa petite chambre remeublée, son vieux Dumont
encore solide et bien guéri de son dangereux penchant, sa pauvre
Mariotte toujours gaie, ses animaux en bon état, son chien bien
soigné, ses livres bien rangés.

Et je voyais tout cela retomber dans l'abandon et le désordre s'il
ne devait plus revenir. Je songeais à tout ce qui périrait avec
nous, même à mes poules, même aux papillons du jardin qui n'y
trouveraient plus de fleurs, et je pleurais sur ces êtres comme
s'ils eussent fait partie de moi-même.

Et cependant j'avais toujours l'oreille tendue au moindre bruit,
comme une personne qui attend la mort ou la vie. Au milieu de mes
larmes, il me sembla entendre un mouvement inusité dans la cour du
moutier. En deux sauts, je fus là, palpitante, prête à tomber
morte si c'était la mauvaise nouvelle. Tout à coup la voix
d'Émilien résonne faiblement, comme s'il parlait avec précaution
dans la salle du chapitre.

C'est sa voix. Je ne peux pas m'y tromper. Il est là, et il ne me
cherche pas, il parle à Dumont, il lui raconte quelque chose que
je ne peux pas comprendre. Je saisis seulement ces mots: «Va la
chercher, et ne lui dis rien encore. Je crains le premier moment!»

Et pourquoi donc craindre? qu'avait-il de terrible à m'apprendre?
Mes jambes refusaient de franchir le seuil. Je me penche en
m'appuyant contre le chambranle de l'ogive. Je le vois, c'est lui;
il est debout et Dumont lui arrange son manteau sur les épaules.
Pourquoi un manteau en plein été? Pourquoi ce soin de s'arranger
au lieu d'accourir vers moi? Est-ce pour me cacher les guenilles
de son petit habit d'officier? Qu'est-ce que Dumont lui dit à
l'oreille? Je veux crier: «Émilien!» son nom se change dans mon
gosier en un long sanglot; il y répond en s'élançant vers moi les
bras ouverts... non, un seul bras! Il me serre contre sa poitrine
avec un seul bras! l'autre, le droit, est amputé jusqu'au coude,
voilà ce qu'on voulait me cacher dans le premier moment.

À l'idée de ce qu'il avait dû souffrir, de ce qu'il souffrait
peut-être encore, j'eus un violent chagrin, comme si on me l'eût
rendu à moitié mort. Je n'avais plus aucun souci de pudeur, je le
couvrais de caresses et de larmes, je criais comme une folle:

-- Assez de cette guerre, assez de malheurs! vous ne partirez plus,
je ne veux pas!

-- Mais tu vois bien que je ne suis plus bon pour la guerre, me
disait-il. Si tu me trouves encore bon pour t'aimer, me voilà
revenu pour toujours.

Quand on put se calmer et s'entendre:

-- Voyons, ma chérie Nanette, me dit-il, n'auras-tu pas de dégoût
et de dédain pour un pauvre soldat mutilé? Je suis guéri. Je n'ai
voulu revenir que bien sûr du fait, car, pendant trois mois, après
la paix, j'ai été en traitement pour la blessure reçue à la
première affaire, négligée par moi et envenimée par le froid de la
campagne de Hollande, que j'ai voulu faire quand même avec mon
bras en écharpe. J'ai affreusement souffert, c'est vrai!
J'espérais conserver mon bras pour travailler: impossible! Alors
j'ai consenti à en être débarrassé, et, l'opération ayant bien
réussi, j'avais écrit de la main gauche à Dumont pour qu'il te
prévînt tout doucement de ma guérison et de mon prochain retour.
Il paraît que vous n'avez pas reçu ma lettre et que je te cause
une cruelle surprise. C'est encore une épreuve à mettre sur le
carnet de mes titres, car la perte de mon bras m'a été moins
sensible que tes larmes.

-- C'est fini! lui dis-je. Pardonnez-moi d'avoir gâté par ma
faiblesse, ce moment qui eût dû être le plus beau de notre vie.
Dès l'instant que vous ne souffrez plus, je n'ai plus de chagrin,
et, si vous aviez pu perdre ce bras sans souffrir, je me
trouverais contente d'avoir à vous servir un peu plus que par le
passé.

-- J'étais sûr de cela, Nanon! Je me suis dit cela pendant
l'opération; elle sera contente de me servir! Mais ne crois pas
que je te laisserai travailler pour deux. Je trouverai quelque
métier sédentaire, je ferai des écritures, je deviendrai habile de
ma main gauche, j'aurai peut-être une petite pension, plus tard,
quand on pourra!

-- Vous n'avez pas besoin de cela, lui dit Dumont en clignant de
l'oeil; vous tiendrez les comptes de votre exploitation, vous
surveillerez vos travaux, vous compterez vos gerbes... et vos
revenus!

-- Et si je ne puis manier la bêche ou la fourche, tu m'aideras à
mettre les sacs et autres fardeaux sur mes épaules, car je suis
endurci à la fatigue, et dix fois plus fort que je ne l'étais. Ah
çà! vos affaires vont très bien ici, à présent? Le moutier fait
plaisir à voir. Il faut que M. Costejoux y ait fait de la dépense.
Est-ce qu'il compte y demeurer?

-- Non, lui dis-je, c'est pour vous que j'ai pris soin de la maison
et du domaine, car domaine et maison sont à vous.

-- À moi? dit-il en riant. Comment cela se peut-il faire?

Dumont lui apprit la vérité à laquelle, sauf le bon souvenir du
prieur, il ne fut pas aussi sensible que Dumont l'aurait voulu,
car Dumont était plus content de lui dire notre richesse que lui
de l'apprendre. Moi, cela ne m'étonnait pas. Je savais que son
désintéressement était une vertu passée presque à l'état de
défaut, mais je l'aimais ainsi, et je savais que peu à peu il
apprécierait les avantages de la sécurité.

D'abord, ce ne fut guère que de l'étonnement, surtout quand il sut
que j'avais acheté le moutier avant de savoir si j'aurais de quoi
le payer, et qu'ayant de quoi le payer, je m'occupais chaque jour
d'acheter autre chose. Mais, comme il avait l'intelligence
prompte, il comprit vite mes plans et y prit confiance.

-- Tu aimes le tracas, me dit-il. Par nature, j'aimerais mieux
songer un peu moins à l'avenir. Mais je sais que tu feras le
miracle d'y songer sans que le présent soit moins doux, et je
trouverai toujours que ce que tu veux est ce que je dois vouloir.
Prends-moi pour ton régisseur, commande, mon bonheur à moi sera de
t'obéir.

Après lui avoir longuement parlé de sa soeur, nous remîmes au
lendemain à lui apprendre la mort de son frère, dont nous vîmes
qu'il n'était point informé. Je n'avais plus aucune crainte de le
voir métamorphosé par la recouvrance de son droit d'aînesse et de
son titre de marquis; mais notre joie aurait été troublée par des
larmes, et, bien qu'il eût à peine connu son frère, nous ne
voulions pas attrister davantage ce premier jour de bonheur.

Comme je le regardais aux lumières quand je me trouvai à souper en
face de lui! Il avait beaucoup grandi au milieu de tout cela! Sa
figure s'était allongée, ses yeux s'étaient creusés. Il n'avait
plus rien d'un enfant, si ce n'est ce sourire naïf qui rendait
toujours sa bouche jolie, et ce bon regard confiant qui rendait sa
physionomie belle en dépit du peu de régularité de ses traits. Je
m'affligeais de le voir si maigre et si pâle, je trouvais qu'il ne
mangeait pas et ne voulais point croire que l'émotion seule l'en_
_empêchât.

-- Si tu vas t'inquiéter de moi, me dit-il, tu me feras de la
peine. Songe, Nanon, que, pour un soldat, un_ _bras laissé au
champ d'honneur est un grand sujet d'orgueil et que mon malheur a
fait des jaloux. D'autres qui s'étaient battus aussi bien que moi
ont trouvé que j'avais trop de chance, et j'ai dû me faire
pardonner ma blessure et mon grade si rapidement obtenus. J'avais
une belle perspective d'avancement avec cela, si j'eusse été tant
soit peu ambitieux; mais je ne le suis pas, tu le sais! Je n'ai
voulu que faire mon devoir et recevoir mon baptême d'homme et de
patriote. Je ne sais ce que l'avenir réserve à la France. Je
quitte une armée qui est républicaine avec passion, et je viens de
traverser mon pays qui est dégoûté de la république. Quoi qu'il
arrive, je garderai ma religion politique, mais je ne haïrai pas
mes compatriotes, quoi qu'ils fassent. Ma conscience est en repos.
J'ai donné un de mes bras à ma patrie, et je ne l'ai pas donné
pour la patrie seulement; je l'ai donné aussi pour la cause de la
liberté dans le monde. Mais je ne lutterai plus, j'ai payé le
droit d'être un citoyen, un laboureur, un père de famille; j'ai
rompu avec tous les intérêts d'une race qui m'eût prescrit de fuir
ou de conspirer. J'ai expié ma noblesse, j'ai conquis ma place au
soleil de l'égalité civique, et, si la France renonce à cette
égalité, je garderai mon droit à l'égalité morale. -- À présent,
Nanette, dit-il en se levant de table et en pliant sa serviette
très adroitement pour me faire voir qu'il pouvait se passer d'une
main, la nuit est belle et douce: conduis-moi à la tombe du
prieur. Je veux donner un bon baiser à la terre qui le couvre.


XXVII

Quand nous quittâmes le cimetière, il me demanda de descendre avec
lui à la rivière, en me jurant qu'il n'était pas fatigué. Il
voulait revoir le vieux saule avec moi. Ç'avait été, disait-il,
l'idée fixe de ses jours de pire souffrance. Ç'avait été aussi la
mienne et je le priai de m'attendre un instant. Je courus chercher
les feuilles desséchées que j'avais toujours gardées, et je les
lui fis toucher quand nous fûmes au pied de l'arbre. L'air était
tiède, la nuit toute semée d'étoiles, et la rivière qui n'avait
pas beaucoup d'eau bruissait si doucement qu'on l'entendait à
peine; il mit mes mains sur son coeur et me dit:

-- Tu vois, Nanon, toutes choses sont aujourd'hui comme elles
étaient. Ce que je t'ai promis ici, je te le promets encore.
Jamais je ne te ferai de peine et jamais personne ne prendra ta
place dans ce coeur-là!

Je lui racontai que j'avais toujours pensé à_ _ce moment, à cette
première promesse qu'il m'avait faite et que je n'avais pas
comprise, au point que plus tard j'avais cru que c'était un rêve,
et que, durant ma maladie, je m'étais vue, tantôt allant au
mariage avec une couronne des chatons blancs de ce vieux saule,
tantôt morte et ensevelie avec cette même couronne virginale.

Il ne savait pas que j'avais été malade et en danger de mort. Je
n'avais pas voulu le lui écrire. Je le fis pleurer en lui
racontant de quelle manière j'avais découvert la mort du prieur;
et puis je lui parlai encore de Louise, et, comme il était curieux
de connaître ses sentiments à mon égard, je me fis scrupule de lui
laisser ignorer plus longtemps qu'il était marquis et que Louise
souhaitait qu'il s'en souvînt. Il était si franc et si juste,
qu'il ne se fit pas un devoir de regretter ce frère dont il
n'avait jamais reçu que des marques d'indifférence dédaigneuse,
et, quant à son marquisat, la chose lui fit hausser les épaules.

-- Mon amie, me dit-il, je ne sais pas ce que l'on pense
aujourd'hui, en France, de ces vieux titres. Je sors d'un milieu
où leur valeur est déjà tellement discréditée, que, si l'on m'eût
traité de marquis au régiment, j'aurais été forcé de me battre
pour ne pas permettre que le ridicule s'attachât à mon nom.

-- Votre soeur croit, lui dis-je, que ces titres n'ont rien perdu
de leur prix, et qu'un jour viendra, peut-être bientôt, où on les
reprendra avec fureur. Elle croit même que les républicains d'à
présent, si fiers de leur bourgeoisie, M. Costejoux tout le
premier, mettront leur orgueil à prendre le nom et les titres des
seigneuries qu'ils auront achetées.

-- Tout est possible! répondit mon ami. Les Français ont beaucoup
de vanité et les plus sérieux ont leur grain d'enfantillage. Ils
oublieront peut-être tout le sang que nous avons versé pour
repousser l'ennemi qui veut restaurer des vieilleries et nous
rendre la monarchie avec les seigneurs et leurs privilèges, les
couvents et leurs victimes. Tu peux bien pardonner à ma soeur
d'être une enfant, quand des hommes sont si peu raisonnables.
Quant à moi, je ne me pardonnerais pas d'être si sot et si fou que
de sacrifier à une mode quelconque mon titre de citoyen si
chèrement acquis. Personne ne pourra jamais me contraindre à en
prendre un autre, puisque je n'en reconnais pas de plus honorable.
Oublions ces misères, Nanon! Me voilà libre entièrement, et
j'espère que tu as pour toujours abjuré tes scrupules et les
étonnements d'autrefois, quand tu pensais qu'un noble ne pouvait
pas épouser une paysanne. C'est au contraire une alliance plus
facile, je dirais presque plus naturelle, que l'union de la
noblesse avec la bourgeoisie. Ces deux classes se haïssent trop,
et, dans cette question personnelle qui n'intéresse pas le peuple
autant qu'on le croit, le paysan reste neutre. Ce qu'il veut,
c'est d'être affranchi de ses anciennes corvées, de la misère et
des extorsions. Il en est affranchi pour toujours, va! Le paysan,
c'est le nombre, et on ne pourra plus sacrifier le nombre à une
caste. Tu fais donc bien, puisque tu as le goût des bonnes
affaires, de baser tes projets sur la confiance en l'avenir de la
terre. Moi aussi, j'aime la terre, je l'aime pour elle-même, et,
s'il faut en avoir la possession pour être à même de la rendre
féconde et riante, va pour la possession! Je lui donnerai le bras
qui me reste, ma réflexion, mon intelligence et l'instruction que
je saurai acquérir pour alléger aux bras des autres et à ta grande
activité, toute la fatigue qu'il sera possible d'épargner. Voyons,
ma Nanette, fixons l'époque, fixons le jour de notre mariage. Tu
vois que je n'ai pas de scrupules, moi, de m'offrir à toi sans
fortune et avec un bras de moins. Je sais qu'à la campagne, il y a
un grand effroi de la mutilation. Si c'est un grand honneur à
l'armée, c'est presque un abaissement dans nos idées de paysan,
c'est du moins une infériorité qu'on peut respecter, mais qu'on
plaint toujours; seras-tu humiliée de ne point faire de jalouses
et d'entendre dire que tu acceptes un grand fardeau, au lieu de
prendre un bon ouvrier pour te faire bonheur et profit?

-- Les gens d'ici valent mieux que cela, lui répondis-je; ils ne le
diront point. Ils vous aiment et vous respectent parce qu'ils vous
connaissent. Ils comprendront qu'une bonne tête est plus utile que
cent bras, et, s'il faut faire des jaloux pour être heureux, ce
que je ne crois pas, je ferai encore envie aux plus fières, n'en
doutez point. Ce que j'ai aimé en vous, ce n'est pas un ouvrier
plus ou moins diligent; c'est le grand coeur et le grand esprit
que vous avez. C'est la bonté et la raison. C'est votre amitié qui
est aussi sûre et aussi fidèle que la vérité... J'ai hésité, je
vous le confesse. J'étais comme folle quand j'ai quitté l'aire aux
Fades, j'étais presque plus effrayée que contente, et pourtant
vous aviez vos deux bras! moi, j'avais encore, il faut croire, des
idées de paysan à peine affranchi du servage. Je craignais de vous
faire descendre dans l'estime des autres et peut-être un jour dans
la vôtre propre. J'ai bien souffert, car, pendant des mois
entiers, je me suis persuadé que je devais renoncer à vous.

-- Tu voulais donc mon malheur?

-- Attendez! je ne voulais pas vous quitter pour cela, je me serais
dévouée à votre bonheur autrement! Mais laissez-moi oublier ce
mortel chagrin dont je me suis peu à peu guérie par ma volonté.
Quand j'ai eu formé le projet d'être riche, quand M. Costejoux m'a
montré que je pouvais le devenir et qu'il m'en a facilité les
moyens, quand la générosité du prieur m'a mise à même d'essayer
mes forces et de voir que je réussissais à vous être utile au lieu
de vous être à charge, enfin quand j'ai senti le néant des idées
de Louise et entendu les bonnes raisons que M. Costejoux disait
pour les combattre, j'ai pris confiance: il m'a poussé une sorte
de fierté, et, à présent, je sens que je ne rougirai plus jamais
d'être ce que je suis. Si vous avez gagné le repos de votre
conscience et la juste estime de vous-même en souffrant beaucoup
pour votre pays et pour sa liberté, moi j'ai acquis les mêmes
joies intérieures en faisant tout ce qui m'était possible pour
vous et pour votre liberté personnelle.

-- Et tu as raison, comme toujours, s'écria-t-il en se mettant à
genoux devant moi; je reconnais que la sobriété, le travail des
bras et l'honnêteté ne suffisent pas pour assurer l'indépendance,
sans l'épargne qui permet la réflexion, le travail de l'esprit,
l'usage de l'intelligence. Tu vois bien, Nanon, que tu es ma
bienfaitrice, car je te devrai la vie de l'âme, et, pour une âme
remplie d'un amour immense, si la sécurité matérielle n'est pas
absolument nécessaire, elle n'en est pas moins d'un grand prix et
d'une douceur infinie. Je l'aurai, grâce à toi, et ne crains pas
que j'oublie que je te dois tout.

Et, comme nous étions arrivés, en causant, à la barrière de la
prairie:

-- Te souviens-tu, dit-il, que c'est ici que nous nous sommes vus
pour la première fois, il y a sept ans? Tu possédais un mouton et
ce devait être le commencement de ta fortune; moi, je ne possédais
et ne devais jamais rien posséder. Sans toi, je serais devenu un
idiot ou un vagabond, au milieu de cette révolution qui m'eût jeté
sur les chemins, sans notions de la vie et de la société, ou avec
des notions insensées, funestes peut-être! Tu m'as sauvé de
l'abjection, comme, plus tard tu m'as sauvé de l'échafaud et de la
proscription: je t'appartiens, je n'ai qu'un mérite, c'est de
l'avoir compris!

Nous étions près du cimetière; avant de rentrer, il voulut encore
toucher la tombe du prieur dans l'obscurité.

-- Mon ami, lui dit-il, m'entendez-vous? Si vous pouvez m'entendre,
je vous dis que je vous aime toujours, que je vous remercie
d'avoir béni vos deux enfants, et je vous jure de rendre heureuse
celle que vous me destiniez pour femme.

Il me demanda encore de fixer le jour de notre mariage. Je lui
répondis que nous devions aller demander à M. Costejoux, que je
savais revenu à Franqueville, de le fixer le plus proche possible.
Émilien reconnut que nous devions cet acte de déférence à un ami
si dévoué. D'ailleurs il désirait vivement l'avoir pour beau-frère
et il se flattait de décider Louise. Nous partîmes dès le
lendemain.

Comme nous pénétrions dans le parc de Franqueville, nous vîmes
M. Costejoux qui vint à notre rencontre, les bras ouverts, et avec
un sourire de contentement; mais presque aussitôt l'effort qu'il
faisait trahit sa volonté: il devint très pâle et des larmes
parurent briller dans ses yeux.

-- Mon ami, mon cher ami, lui dit Émilien, qui attribuait, ainsi
que moi, l'émotion de notre hôte à la vue de son pauvre corps
mutilé: ne me plaignez pas: elle m'aime, elle m'accepte et nous
venons vous demander la bénédiction fraternelle.

Costejoux pâlit encore plus.

-- Oui, oui, répondit-il, c'est cela! C'est la vue de cette
épouvantable conséquence de la guerre! Je savais le fait, Dumont
me l'avait confié, et pourtant, en vous voyant revenir ainsi...
Mais ne parlons que de votre prochain bonheur: à quand le mariage?

-- C'est vous qui déciderez, lui dis-je. S'il nous fallait attendre
encore pour célébrer ce bonheur en même temps que le vôtre...

Il secoua la tête et m'interrompant:

-- J'avais formé certains projets... auxquels il me faut renoncer
et auxquels je renonce sans dépit. Arrêtons-nous sur ce banc. Je
me sens très fatigué, j'ai travaillé beaucoup cette nuit, j'ai
beaucoup marché dans la matinée...

-- Vous êtes souffrant ou vous avez un grand chagrin, lui dit
Émilien en lui saisissant les deux mains! votre mère...

-- Bien, très bien, ma bonne mère! vous allez la voir.

-- Et Louise?...

-- Votre soeur... très bien aussi; mais vous ne la verrez pas ici.
Elle est... partie.

-- Partie!... où? comment?

-- Avec sa vieille parente, madame de Montifault, la Vendéenne, la
chouanne irréconciliable! Chargée par vos parents de veiller sur
Louise, mais empêchée longtemps par le louable devoir de fomenter
et de continuer la guerre civile, elle a pu enfin sortir du
repaire; elle est venue hier soir chercher Louise, et Louise l'a
suivie.

-- Sans résistance?

-- Et sans regret! Vous aurez donc le regret, vous, de ne pas
l'embrasser aujourd'hui, ni peut-être de sitôt...

-- J'irai la chercher! Où qu'elle soit, je la retrouverai, je la
ramènerai. Je suis majeur, elle est ma pupille, elle ne dépend que
de moi. Je n'entends pas que ma soeur aille vivre parmi les
brigands.

-- La paix est faite, mon ami, il faut en finir avec toutes ces
haines; moi, j'en suis las, et je vous engage à laisser à votre
soeur la liberté de ses actions et de ses opinions. Dans quelques
mois, elle aura vingt ans; un an encore et elle aura le droit
légal de résider où il lui plaira, comme elle a déjà le droit
moral de penser ce qui lui plaît, de haïr et de repousser qui bon
lui semble. Nous avons souffert et combattu pour la liberté, mon
enfant, chacun selon nos forces. Respectons la liberté des
consciences et reconnaissons que ce qui est du domaine de la
croyance nous échappe.

-- Vous avez raison, reprit Émilien, et, si ma soeur se rend bien
compte de ce qu'elle a fait en quittant ainsi votre maison, je
l'abandonnerai à ses préjugés. Mais peut-être ne sont-ils pas
aussi invétérés que vous le pensez. Peut-être a-t-elle cru devoir
obéir à la dernière volonté de ses parents, peut-être n'est-elle
pas ingrate au fond du coeur, et, puisqu'elle touche à l'âge où
elle pourra disposer d'elle-même, peut-être n'attend-elle que ce
moment et ma sanction pour...

-- Non! jamais! reprit Costejoux en se levant: elle ne m'aime pas,
-- et, moi, je ne l'aime plus! Son obstination a lassé ma patience,
sa froideur a glacé mon âme! J'en ai souffert, je l'avoue; j'ai
passé une nuit affreuse, mais je me suis raisonné, résumé, repris.
Je suis un homme, j'ai eu tort de croire qu'il y avait quelque
chose dans la femme. Pardon, Nanette, vous êtes une exception. Je
peux dire devant vous ce que je pense des autres.

-- Et votre mère! m'écriai-je.

-- Ma mère! Exception aussi! Vous êtes deux, et, après cela, je
n'en connais pas d'autres. Mais allons la trouver, cette chère
mère; elle pleure Louise, elle! elle pleure! c'est un soulagement
pour elle. Aidez-moi à la distraire, à la rassurer, car elle
s'inquiète de moi avant tout, et moi, une chose me soulage, c'est
que Louise ne l'eût pas rendu heureuse, elle ne l'aimait pas, elle
n'aime et n'aimera jamais personne.

-- Permettez-moi de croire ma soeur moins indigne! répondit Émilien
avec feu. Je pars, je veux partir à l'instant même. Je vous confie
Nanette. Je serai de retour demain; ma soeur ne peut être loin,
puisqu'elle est partie hier au soir. Dites-moi quelle route elle a
dû suivre.

-- C'est inutile! puisque le sacrifice est accompli...

-- Non, il ne l'est pas!

-- Émilien, laissez-moi guérir. J'aime mieux ne pas la revoir.

-- Vous guérirez si elle est réellement ingrate, car, pour vous
comme pour moi, pour nous qui sommes des coeurs dévoués,
l'ingratitude est impardonnable, odieuse. Vous êtes un homme, vous
l'avez dit, et je sais que cela est. Ne vous comportez pas en
homme faible. Soyez généreux jusqu'au bout. Accueillez le
repentir, si repentir il y a, et, si vous ne l'aimez plus,
pardonnez-lui du moins avec la douceur et la dignité qui vous
conviennent. Moi, je ne puis souffrir qu'elle vous quitte sans
avoir obtenu ce pardon, c'est une question d'honneur pour moi.
Adieu, renseignez-moi, pour que je la retrouve, j'exige cela de
vous!

Émilien, malgré ses habitudes de douceur et de patience, était si
résolu devant l'appel du devoir, que M. Costejoux dut céder et lui
indiquer la route que Louise et madame de Montifault avaient prise
pour gagner la Vendée. Il m'embrassa, remonta dans la voiture qui
nous avait amenés et partit sans entrer sous le toit de ses pères,
sans y jeter même un regard.

Je réussis à rassurer madame Costejoux sur l'état d'esprit de son
fils; lui-même réussit à lui faire croire, pendant le souper,
qu'il était fatigué, brisé, mais tout à fait calmé, et que, Louise
revînt-elle, il la reverrait avec une tranquille indifférence.

Il prit tellement sur lui-même, qu'il réussit à me persuader
aussi. Il nous quitta de bonne heure, disant qu'il tombait de
sommeil et que, quand il aurait dormi sur son chagrin et sa
colère, il n'y songerait plus.

Madame Costejoux me pria de coucher dans sa chambre. Elle avait
besoin de parler de Louise et de se plaindre de la dureté inouïe
de la vieille Vendéenne, de son ton arrogant, de ses mépris, de
son impertinence, contre lesquels Louise, confuse et comme
paralysée, n'avait pas eu le coeur de protester.

-- Et pourtant, lui dis-je, Louise aime votre fils, elle me l'avait
confié, et, à présent, pour la justifier, je trahis son secret.

-- Elle l'aimait, reprit-elle, oui, je l'ai cru aussi; mais elle en
rougit à présent, et bientôt, dans ce pays de prêtres où on
l'emmène, elle s'en confessera comme d'un crime. Elle fera
pénitence pour laver cette honte. Voilà comment son coeur nous
remerciera de tant de bienfaits, de tendresses, d'hommages et de
soins. Ah! mon pauvre fils! puisse-t-il guérir par le mépris!

Elle s'endormit en gémissant; moi, je ne pus fermer l'oeil. Je me
demandais si, en effet, le mépris guérit de la passion: je ne
savais! Je n'avais pas d'expérience. Je n'avais jamais connu
l'atroce nécessité de mépriser une personne aimée. L'âme d'un
homme agité comme M. Costejoux était pour moi un mystère. Je
voyais en lui de si puissantes contradictions! je me rappelais les
sévérités, je pourrais dire les rigueurs de sa conduite politique,
et, en même temps, sa généreuse pitié pour les victimes; sa haine
contre les nobles et cet amour pour Louise étaient pour moi une
inconséquence indéchiffrable.


XXVIII

Je commençais à m'assoupir vers deux heures du matin, quand madame
Costejoux, en rêvant, prononça à voix haute et avec un accent de
détresse le nom de son fils. Je crus devoir la tirer de ce mauvais
rêve.

-- Oui, oui, dit-elle en se soulevant, c'est un cauchemar! Je rêve
qu'il tombe d'une falaise élevée dans la mer. Mieux vaudrait ne
pas dormir!

Mais, comme elle avait passé la nuit précédente à causer avec lui
de leur commune préoccupation, elle se laissa retomber sur
l'oreiller et se rendormit. Peu d'instants après, elle parla
encore, et je saisis, parmi ses paroles confuses, cette prière
dite d'un ton suppliant:

-- Secourez-le, ne l'abandonnez pas!

Une crainte superstitieuse s'empara de mon esprit.

-- Qui sait, me disais-je, si cette pauvre mère ne subit pas le
contre-coup de quelque grand péril couru par son fils? S'il était,
lui, dans une crise de désespoir? Et si, dans ce moment même où
nous le croyons endormi, il se trouvait aux prises avec le vertige
du suicide?

Une fenêtre s'ouvrit au-dessous de la nôtre. Je regardai madame
Costejoux, elle tressaillit, mais ne s'éveilla pas. J'écoutai en
retenant mon haleine, on marchait dans la chambre de M. Costejoux;
il ne reposait donc pas? Avait-il l'habitude de se lever si matin?
En proie à une inquiétude sans but déterminé, mais insurmontable,
je m'habillai à la hâte et je descendis sans bruit. Je collai mon
oreille contre sa porte. Tout était rentré dans le silence.
J'allais remonter, quand j'entendis marcher au rez-de-chaussée. Je
redescendis encore jusqu'à la porte du jardin qu'on venait
d'ouvrir. Je regardai vers le parc, je vis M. Costejoux qui s'y
enfonçait. Je l'y suivis, résolue à l'observer et à le surveiller.

Il marchait à grands pas, faisant des gestes comme un orateur,
mais sans parler. J'approchai, il ne s'en aperçut pas; il
m'effraya par son air égaré, ses yeux creusés mais brillants, qui
semblaient voir des choses ou des êtres que je ne voyais pas.
Était-ce une habitude d'étudier ainsi ses causes, ou un accès de
délire? Il alla jusqu'au fond du parc, qui se terminait en
terrasse coupée à pic au-dessus de la petite rivière profondément
encaissée, et il continua à gesticuler dans cet endroit dangereux,
s'approchant jusqu'au rebord écroulé, comme s'il n'eût pas su où
il était. Au risque de l'interrompre dans un travail d'esprit,
peut-être salutaire, je le joignis vivement, je lui saisis le bras
et le forçai à se retourner.

-- Qu'y a-t-il donc? s'écria-t-il, surpris et comme terrifié; qui
êtes-vous? que me voulez-vous?

-- Vous dormiez en marchant? lui dis-je. Vous ne saviez pas où vous
étiez?

-- C'est vrai, dit-il, cela m'arrive quelquefois. Ce n'est pas tout
à fait du somnambulisme, cela y ressemble... C'est de famille, mon
père était comme cela quand il travaillait une cause difficile.

-- Et la cause que vous travaillez maintenant...

-- Est une cause perdue! Je m'imaginais parler à une assemblée de
chouans, à qui je redemandais Louise et qui voulait me mettre à
mort. Voyez! ma vie est sauvée, puisque vous m'avez réveillé au
bord de l'abîme; mais ils ne me rendront pas Louise. J'ai plaidé
devant des pierres!

-- Ainsi vous rêviez? C'est bien vrai? Vous n'aviez pas d'intention
mauvaise?

-- Que voulez-vous dire?

Et, comme je n'osais pas émettre ma pensée, il fit un effort pour
la deviner. Il recouvra aussitôt une lucidité complète, et, me
saisissant la main:

-- Bonne Nanon, reprit-il, vous m'avez pris pour un fou ou pour un
lâche! Comment êtes-vous ici? Les ouvriers ne sont pas encore
levés et il fait à peine jour.

-- C'est pour cela que je me suis inquiétée en vous entendant
sortir.

-- Vous ne dormiez donc pas? Est-ce que ma mère s'inquiète aussi?

-- Non, elle dort.

-- Pauvre mère, c'est le bienfait de son âge! Elle n'est plus de
force à se tourmenter beaucoup.

-- Ne croyez pas cela! Elle dort bien mal; elle rêvait tout à
l'heure que vous tombiez d'une falaise dans la mer. C'est pour
cela que j'ai eu peur, et bien m'en a pris. Vous pouviez vous tuer
tout à l'heure.

-- Cela eût été heureux pour moi.

-- Et pour elle? Vous croyez que mourir de chagrin est une douce
chose?

-- Nanon, je ne veux pas me tuer! non! À cause de ma mère, je
supporterai l'horreur et le supplice de la vie. Pauvre chère
femme, je le sais bien, que je la tuerais avec moi! Voyez! il y a
comme un lien mystérieux entre les agitations de mon âme et les
rêves de son sommeil. Ah! je serais un misérable si je ne
combattais pas l'attrait du suicide, et pourtant il me charme, il
me fascine et m'endort; il m'attire à mon insu! Comment mon propre
rêve m'a-t-il amené au bord de ce ravin? Quittons vite ce lieu
maudit. J'y suis venu hier matin. Je ne dormais pas, je regardais
cette eau glauque qui rampe sous nos pieds. Je me disais: «La fin
du martyre est là.» Je m'en suis éloigné avec effroi en pensant à
ma mère; je n'y reviendrai plus, je vous le jure, Nanon, je saurai
souffrir.

Je l'emmenai dans la partie du jardin que sa mère pouvait voir de
sa fenêtre en s'éveillant, et, en m'asseyant avec lui sur un banc,
je provoquai l'épanchement de son coeur.

-- Est-il possible, lui dis-je, que vous ayez laissé une si
violente passion gouverner et troubler un esprit comme le vôtre?

-- Ce n'est pas cela seulement, répondit-il, c'est le reste, c'est
tout! C'est la République qui expire autour de moi et en moi-même.
Oui, je la sens là qui meurt dans mon sein refroidi; ma foi me
quitte!

-- Pourquoi donc? lui dis-je. Ne sommes-nous pas encore en
république, et l'ère de paix et de tolérance que vous rêviez, que
vous annonciez, n'est-elle pas venue? Nous sommes vainqueurs
partout, nos ennemis du dehors nous demandent la paix et ceux du
dedans sont apaisés. Le bien-être revient avec la liberté.

-- Oui, il semble que les représailles soient assouvies et que nous
entrions dans un monde nouveau qui serait la réconciliation du
tiers état avec la noblesse, la paix au dedans et au dehors. Mais
cette tranquillité est illusoire et ne durera qu'un jour. L'Europe
monarchique n'acceptera pas notre indépendance, les mauvais partis
conspirent et le tiers état s'endort, satisfait de l'importance
qu'il a acquise. Il se corrompt déjà, il pardonne, il tend la main
au clergé, il singe la noblesse et la fréquente, les femmes de
cette race nous subjuguent, à commencer par moi qui suis épris
d'une Franqueville dont je haïssais et méprisais le père. Vous
voyez bien que tout se dissout et que l'élan révolutionnaire est
fini! J'aimais la Révolution comme on aime une amante. Pour elle,
j'aurais de mes mains arraché mes entrailles; pour elle, j'étais
fier de souffrir la haine de ses ennemis. Je bravais même l'effroi
inintelligent du peuple. Cet enthousiasme m'abandonne, le dégoût
s'est emparé de moi quand j'ai vu le néant ou la méchanceté de
tous les hommes, quand je me suis dit que nous étions tous
indignes de notre mission et loin de notre but. Enfin! c'est une
tentative avortée, rien de plus! les Français ne veulent pas être
libres, ils rougiraient d'être égaux. Ils reprendront les chaînes
que nous avons brisées, et nous qui avons voulu les affranchir,
nous serons méconnus et maudits, à moins que nous ne nous
punissions d'avoir échoué, en nous maudissant nous-mêmes et en
disparaissant de la scène du monde!

Je vis tout ce que la chute des jacobins avait amassé de
découragement et d'amertume dans cette âme ardente, qui ne pouvait
plus comprendre les destinées de son pays confiées à d'autres
mains, et qui ne pouvait ressaisir l'espérance. Pour lui, la
patience était une transaction. Homme d'action et de premier
mouvement, il ne savait pas garder son idéal, du moment que
l'application n'était pas immédiate et irrévocable. Ce fut à moi,
pauvre fille ignorante, de lui démontrer que tous les grands
efforts de son parti n'étaient pas perdus, et qu'un jour, bientôt
peut-être, l'opinion éclairée ferait la part du blâme et celle de
la reconnaissance. Pour lui exprimer cela de mon mieux, je lui
parlai beaucoup du progrès certain du peuple et des grandes
misères dont la Révolution l'avait délivré. Je me gardai de
revenir à mes anciennes critiques de la Terreur: il était encore
plus pénétré que moi du mal qu'elle avait fait. Je lui en
démontrai les bons côtés, le grand élan patriotique qu'elle avait
donné, les conspirations qu'elle avait déjouées. Enfin, si j'eus
quelque éloquence pour le convaincre, c'est que je fis entrer dans
ma parole le feu et la conviction qu'Émilien avait mis dans mon
coeur. Devant le grand dévouement de mon fiancé à la patrie,
j'étais devenue moins paysanne, c'est-à-dire plus Française.

M. Costejoux m'écouta très sérieusement, et, voyant que j'étais
sincère, il fit cas de mes bonnes raisons. Alors, il revint à son
dépit contre Louise, et, l'ayant bien exhalé, il se laissa toucher
par mes prières. Je me mis presque à ses genoux pour qu'il me
promît de se guérir moralement et physiquement, car je voyais bien
qu'il était malade. L'état bizarre où je venais de le surprendre
n'était point son état normal, et ce n'était pas non plus celui
d'un homme en santé. J'obtins qu'il mangerait et dormirait aussi
régulièrement que la chose serait compatible avec la hâte et
l'urgence de sa profession. Il me jura, en pressant mes mains dans
les siennes, qu'il écarterait les idées de suicide comme indigne
d'un bon fils et d'un honnête homme. Enfin, je le ramenai à sa
mère, très attendri, par conséquent à moitié soumis à sa destinée.

Pauvre Costejoux! elle ne fut pas toujours heureuse. Louise pleura
beaucoup devant les reproches d'Émilien. Elle eût voulu écrire,
pour exprimer tous les combats de son coeur et marquer ses
regrets, sa reconnaissance. Elle ne savait presque pas écrire,
elle eût voulu parler elle-même; mais elle n'osa revenir sur ses
pas et ne put vaincre ses préjugés. Elle chargea son frère de
redire tout ce qu'elle lui disait. Costejoux ne comptait point sur
son retour. Il surmonta son chagrin, renferma son mécontentement
et montra, à la fête champêtre de notre mariage qui eut lieu au
moutier, une gaieté charmante et une grande bonté avec tout le
monde.

Il était ou semblait guéri; mais Louise s'ennuya de la misère, de
la violence et peut-être aussi de la nullité de ceux à qui elle
avait demandé asile.

Un beau jour, elle revint tomber aux pieds de madame Costejoux, et
peu de semaines après elle épousa notre ami.

Ils ont vécu dans un accord apparent et sans avoir de graves
reproches mutuels à se faire. Mais leurs coeurs ne s'entendirent
et ne se confondirent qu'à la longue. Ils avaient chacun une
religion, elle le prêtre et le roi, lui la République et Jean-
Jacques Rousseau. Il était bien toujours épris d'elle, elle était
si jolie avec ses grâces de chatte; mais il ne pouvait la prendre
au sérieux, et, par moments, il était sec et amer en paroles, ce
qui montrait le vide de son âme à l'endroit du vrai bonheur et de
la vraie tendresse. La mort de sa mère ajouta à son malaise moral.
Il s'attacha dès lors à faire fortune pour contenter les goûts
frivoles de sa femme et il est à présent un des plus riches du
pays. Elle est morte jeune encore et lui laissant deux charmantes
filles, dont l'une a épousé son cousin, Pierre de Franqueville,
mon fils aîné.

Quant à nous, nous sommes arrivés à une grande aisance qui nous a
permis de bien élever nos cinq enfants. Ils sont tous établis
aujourd'hui, et, quand nous avons le bonheur d'être tous réunis
avec leurs enfants et leurs femmes, il s'agit de mettre vingt-cinq
couverts pour toute la famille. Costejoux a beaucoup pleuré sa
pauvre Louise, mais il a vécu pour ses filles qu'il adore, et la
fin de sa vie est devenue plus calme. Sa foi politique n'a
pourtant pas transigé. Il est resté sous ce rapport aussi jeune
que mon mari. Ils n'ont pas été dupes de la révolution de Juillet.
Ils n'ont pas été satisfaits de celle de Février. Moi qui, depuis
bien longtemps, ne m'occupe plus de politique -- je n'en ai pas le
temps -- je ne les ai jamais contredits, et, si j'eusse été sûre
d'avoir raison contre eux, je n'aurais pas eu le courage de le
leur dire, tant j'admirais la trempe de ces caractères du passé,
l'un impétueux et enthousiaste, l'autre calme et inébranlable, qui
n'ont pas vieilli et qui m'ont toujours semblé plus riches de
coeur et plus frais d'imagination que les hommes d'aujourd'hui.

J'ai perdu, l'an dernier, l'ami de ma jeunesse, le compagnon de ma
vie, l'être le plus pur et le plus juste que j'aie jamais connu.
J'avais toujours demandé au ciel de ne pas lui survivre, et
pourtant je vis encore, parce que je me vois encore utile aux
chers enfants et petits-enfants qui m'entourent. J'ai soixante-
quinze ans, et je n'ai pas longtemps à attendre pour rejoindre mon
bien-aimé.

-- Sois tranquille, m'a-t-il dit en mourant; nous ne pouvons pas
être longtemps séparés, nous nous sommes trop aimés en ce monde-ci
pour recommencer l'un sans l'autre une autre vie.

*     *     *

Madame la marquise de Franqueville est morte en 1864, épuisée de
fatigue pour avoir soigné les malades de son village dans une
épidémie. Elle avait vécu jusque-là sans aucune infirmité,
toujours active, douce et bienfaisante, adorée de sa famille, de
ses amis et de ses _paroissiens, _comme disent encore les vieux
paysans du centre. Elle avait acquis, par son intelligente gestion
et celle de son mari et de ses fils, une fortune assez
considérable dont ils avaient toujours fait le plus noble usage et
dont elle se plaisait à dire qu'elle l'avait commencée avec un
mouton.

J'ai su qu'elle avait, à force de sagesse et de bonté, vaincu les
répugnances de ce qui restait de parents à son mari. Elle secourut
ceux qui étaient tombés dans la détresse, et_ _sut ménager si bien
les convictions des autres, que tous la prirent en grande estime
et même quelques-uns en grand respect. Madame de Montifault ne
voulut jamais la voir, mais elle finit par dire un jour:

-- On prétend que cette Nanon est une personne aussi distinguée et
d'aussi bonne tenue que qui que ce soit. Elle fait du bien avec
délicatesse; peut-être même m'en a-t-elle fait à mon insu, car
j'ai reçu des secours dont je n'ai jamais su la provenance. Au
reste, j'aime autant ne pas le savoir. Quand les Bourbons
reviendront et que je pourrai m'acquitter, je tirerai la chose au
clair. Je ne me soucie pas d'avoir à remercier la Nanon, non plus
que son jacobin de mari.

Tous les nobles persécutés de ce temps-là ne furent pas aussi
implacables, et si, au retour des Bourbons, beaucoup d'entre eux
furent vindicatifs, plusieurs furent reconnaissants et mieux
éclairés. On a vu le grand parloir du moutier s'emplir, aux
grandes occasions, de visiteurs et d'amis de tout rang, depuis les
nobles parents des filles de M. Costejoux, descendantes des
Franqueville par leur mère, jusqu'aux arrière-petits-fils de Jean
Lepic, le grand-oncle de Nanon. Je me suis informé de Pierre et de
Jacques Lepic, ces deux cousins de la marquise qui furent les
compagnons de son enfance. L'aîné à qui elle avait appris à lire,
devint officier; mais lorsqu'il revint en congé, elle dut
l'éloigner au moment de son mariage. Il s'était mis en tête de
supplanter Émilien auprès d'elle, alléguant qu'il était aussi
gradé que son rival et qu'il avait un bras de plus. Il s'est
résigné et s'est fixé ailleurs. Quant au _petit cousin Pierre, _il
est resté l'ami de la famille, et un de ses fils a épousé, sans
cesser, quoique convenablement instruit, d'être un paysan, une des
demoiselles de Franqueville.

J'ai eu occasion de voir une fois la marquise de Franqueville à
Bourges, où elle avait affaire. Elle me frappa par son grand air
sous sa cornette de paysanne qu'elle n'a jamais voulu quitter et
qui faisait songer à ces royales têtes du moyen âge dont nos
villageoises ont gardé la coiffure légendaire. J'ai vu aussi le
marquis en cheveux gris avec sa manche vide attachée sur sa
poitrine au bouton de sa veste. Lui aussi porta toujours le
costume rustique. Ses manières simples, son langage pur et
modeste, une beauté extraordinaire dans le regard, donnaient
l'idée d'un homme de grand mérite, qui a préféré le bonheur à
l'éclat et choisi l'amour à l'exclusion de la gloire.

FIN
                
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