George Sand

Nanon La bibliothèque précieuse
Go to page: 1234567891011
-- C'est-à-dire, me répondit-il, que la Bastille était une prison
affreuse que les gens de Paris ont jetée à bas.

Et il m'expliqua dans un sens très révolutionnaire la chose et
l'événement. En réponse à d'autres questions, il m'apprit que les
moines de Valcreux regardaient la victoire des Parisiens comme un
très grand malheur. Ils disaient que tout était perdu et parlaient
de faire réparer les brèches du couvent pour se défendre contre
les brigands.

Nouvelles questions de ma part. Émilien fut embarrassé de me
répondre. Il n'en savait guère plus que moi.

Nous étions à la fin de juillet, et je connaissais déjà le petit
frère depuis près d'un an. J'avais mon franc parler avec lui comme
avec tout le monde de l'endroit, et je m'impatientai de le voir
aussi peu au fait que nous autres.

-- C'est drôle, lui dis-je, que vous ne soyez pas mieux instruit!
Vous dites que chez vous on ne vous apprenait rien; mais, depuis
le temps que vous êtes au couvent pour apprendre, vous devriez à
tout le moins savoir lire, et Jacques dit que vous ne savez guère.

-- Puisque Jacques ne sait pas du tout, il ne peut pas en juger.

Il dit qu'il avait apporté de la ville un papier que vous avez si
mal lu qu'il n'y a rien compris.

-- C'est peut-être sa faute; mais je ne veux point mentir. Je lis
très mal et j'écris comme un chat.

-- Savez-vous au moins compter?

-- Oh! ça non, et je ne le saurai jamais. À quoi cela me servirait-
il? je ne dois jamais rien avoir!

-- Vous pourriez, quand vous serez vieux, devenir l'économe du
couvent, quand le père Fructueux sera mort.

-- Dieu m'en préserve! J'aime donner, je déteste refuser.

-- Mon grand-oncle dit qu'à cause de votre grande noblesse, vous
pourriez même devenir le supérieur du moutier.

-- Eh bien, j'espère que je n'en serai jamais capable.

-- Enfin pourquoi êtes-vous comme ça? C'est une honte que de rester
simple quand on peut devenir savant. Moi, si j'avais le moyen, je
voudrais apprendre tout.

-- _Tout! _rien que ça? Et pourquoi donc voudrais-tu être si
savante?

-- Je ne peux pas vous dire, je ne sais pas, mais c'est mon idée;
quand je vois quelque chose d'écrit, ça m'enrage de n'y rien
connaître.

-- Veux-tu que je t'apprenne à lire?

-- Puisque vous ne savez pas?

-- Je sais un peu, j'apprendrai tout à fait en l'enseignant.

-- Vous dites ça, mais vous n'y songerez plus demain. Vous avez la
tête si folle!

-- Ah ça, tu me grondes bien fort aujourd'hui, petite Nanon. Nous
ne sommes donc plus amis?

-- Si fait; mais pourtant je me demande souvent si on peut faire
amitié avec un quelqu'un qui ne se soucie ni de lui ni des autres.

Il me regarda avec son sourire insouciant; mais il ne sut rien
trouver à me répondre, et je le vis qui s'en allait la tête
droite, sans regarder tout le long de la haie comme il avait
coutume de faire pour chercher des nids; peut-être bien qu'il
pensait à ce que je venais de lui dire.

Deux ou trois jours après, comme j'étais au pâturage avec d'autres
enfants de mon âge, la Mariotte et cinq ou six autres femmes
vinrent tout _épeurées, _nous dire de rentrer.

-- Qu'est-ce qu'il y a donc?

-- Rentrez, rentrez! ramenez vos bêtes, dépêchez-vous, il n'est que
temps.

La peur nous prit. Chacun rassembla son petit troupeau et je
ramenai vivement Rosette, qui n'était pas trop contente car ce
n'était pas son heure de quitter l'herbage.

Je trouvai mon grand-oncle très inquiet de moi. Il me prit le bras
et me poussa avec Rosette dans la maison, puis il dit à mes
cousins de bien fermer et barricader toutes les _huisseries. _Ils
n'étaient pas bien rassurés, tout en disant que le danger ne
pressait point tant.

-- Le danger y est, répondit mon oncle quand nous fûmes bien
enfermés. À présent que nous voilà tous les quatre, il s'agit de
s'entendre sur ce que l'on va faire. Et voilà ce que je conseille.
Tant qu'il fera jour, il n'y a rien à essayer; c'est à la grâce de
Dieu; mais, quand la nuit sera venue, on ira se réfugier dans le
moutier, et chacun y portera ce qu'il a, meubles et provisions.

-- Et vous croyez, dit Jacques, que les moines vont recevoir comme
ça toute la paroisse?

-- Ils y sont obligés! Nous sommes leurs sujets, nous leur devons
la dîme et l'obéissance, mais ils nous doivent l'asile et la
protection.

Pierre, qui était plus effrayé que son frère aîné, fut, cette
fois, de l'avis du grand-père. Le moutier était fortifié; avec
quelques bons gars, on pouvait défendre les endroits faibles.
Jacques, tout en assurant que ce serait peine inutile, se mit à
démonter nos pauvres grabats; je rassemblai mes ustensiles de
cuisine, quatre écuelles et deux pots de terre.

Le linge ne fit pas un gros paquet, les vêtements non plus.

Pourvu, me disais-je, que les moines consentent à recevoir
Rosette!

En attendant, ne sachant rien et n'osant questionner, j'obéis
machinalement aux ordres qui m'étaient donnés. Enfin, je compris
que les _brigands _allaient arriver, qu'ils tuaient tout le monde
et brûlaient toutes les maisons. Alors je me mis à pleurer, non
pas tant par peur de perdre la vie, je ne me faisais encore aucune
idée de la mort, que pour le chagrin d'abandonner aux flammes
notre pauvre chaumière qui m'était aussi chère et aussi précieuse
que si elle nous eût appartenu. En cela, je n'étais guère plus
simple que le père Jean et ses petits-fils. Ils se lamentaient sur
la perte de leur misérable avoir, bien plus qu'ils ne songeaient à
leurs dangers personnels.

La journée s'écoula dans l'obscurité de cette maison fermée et on
ne soupa point. Pour faire cuire nos raves, il eût fallu allumer
du feu, et le père Jean s'y opposa, disant que la fumée du toit
nous trahirait. Si les brigands venaient, ils croiraient le pays
abandonné et les maisons vides. Ils ne s'y arrêteraient point et
courraient au moutier.

La nuit venue, Jacques et lui se décidèrent à descendre le ravin
et à aller frapper à la porte du couvent; mais elle avait été
fermée tout le jour, elle l'était encore et il fut impossible de
se la faire ouvrir. Personne même ne vint parlementer à travers le
guichet. On eût dit que le moutier était désert.

-- Vous voyez bien, disait Jacques en revenant, qu'ils ne veulent
recevoir personne. Ils savent qu'on ne les aime point. Ils ont
autant peur de leurs paroissiens que des brigands.

-- M'est avis, disait mon oncle, qu'ils se sont cachés dans les
souterrains et que, de là, ils ne peuvent rien entendre.

-- Je m'étonne, dit Pierre, que le petit frère se soit caché comme
ça avec eux. Il n'est pas craintif, lui, et j'aurais cru qu'il
viendrait nous défendre, ou qu'il nous ferait entrer avec lui dans
le moutier.

-- Ton petit frère est aussi capon qu'eux, dit Jacques, sans songer
à se rendre cette justice qu'il avait tout aussi peur que qui que
ce soit.

Mon grand-oncle eut alors l'idée de s'informer si, dans les
environs, on avait quelques nouvelles et si on avait pris quelques
dispositions contre le danger commun. Il repartit avec Jacques,
tous deux pieds nus, et suivant l'ombre des buissons comme s'ils
eussent été eux-mêmes des brigands méditant quelque mauvais coup.

Nous restions seuls, Pierre et moi, avec l'injonction de nous
tenir sur le pas de la porte, l'oreille au guet, prêts à fuir, si
nous entendions quelque mauvais bruit.

Il faisait un temps magnifique. Le ciel était plein de belles
étoiles, l'air sentait bon, et nous avions beau écouter, on
n'entendait pas le moindre bruit de bon ou de mauvais augure. Dans
toutes les maisons éparses le long du ravin et presque toutes
isolées, on avait fait comme nous; on avait fermé les portes,
éteint les feux, et on s'y parlait à_ _voix basse. Il n'était que
neuf heures et tout était muet comme en pleine nuit. Cependant
personne ne dormait cette nuit-là, on était comme hébété par la
crainte, on n'osait pas respirer. Le souvenir de cette panique est
resté dans nos campagnes comme ce qui a le plus marqué pour nous
dans la révolution. On l'appelle encore l'_année de la
grand'peur._

Rien ne remuait dans les grands châtaigniers qui nous
enveloppaient de leur ombre_. _Cette tranquillité du dehors passa
en nous, et, à demi-voix, nous nous mîmes à babiller. Nous ne
songions pas à avoir faim, mais le sommeil nous gagnait. Pierre
s'étendit par terre, devisa quelque peu sur les étoiles, m'apprit
qu'elles n'étaient pas à la même place aux mêmes heures durant le
cours de l'année et finit par s'endormir profondément.

Je me fis conscience de le réveiller. Je comptais bien faire le
guet toute seule, mais je ne pense pas en être venue à bout plus
d'un moment.

Je fus réveillée par un pied qui me heurtait dans l'ombre, et,
ouvrant les yeux, je vis comme un fantôme gris qui se penchait sur
moi. Je n'eus guère le temps d'avoir peur, la voix du fantôme me
rassura, c'était celle du petit frère.

-- Que fais-tu donc là, Nanon? me disait-il; pourquoi dors-tu
dehors, sur la terre nue? J'ai été au moment de marcher sur toi.

-- Est-ce que les brigands arrivent? lui dis-je en me relevant.

-- Les brigands! il n'y a pas de brigands, ma pauvre Nanette! Toi
aussi tu y as cru?

-- Mais oui. Comment savez-vous qu'il n'y en a pas?

-- Parce que les moines en rient et disent qu'on a bien fait
d'inventer ça pour dégoûter les paysans de la révolution.

-- Alors c'est une attrape! Oh bien, en ce cas, je vais ranger
Rosette et faire le souper pour quand mon grand-oncle rentrera.

-- Il est donc dehors?

-- Eh oui, il a été voir si le monde a décidé de se cacher ou de se
défendre.

-- Il ne trouvera pas une porte ouverte et personne ne voudra lui
ouvrir. C'est ce qui m'est arrivé aussi. Dès que j'ai compris
qu'il n'y avait rien à craindre, je suis sorti du couvent par une
brèche pour aller rassurer les amis de la paroisse; mais je n'ai
trouvé encore à parler qu'à toi. Est-ce que tu es toute seule?

-- Non, voilà Pierre qui dort comme dans son lit. Ne le voyez-vous
point?

-- Ah! si fait. Je le vois à présent. Eh bien, puisqu'il est si
tranquille, laissons-le. Je vas t'aider à rentrer ton mouton et à
rallumer ton feu,

Il m'aida en effet, et, tout en agissant, nous causions.

Je lui demandai à quelles maisons il avait frappé avant de venir
chez nous. Il m'en désigna une demi-douzaine.

-- Et nous, lui dis-je, vous n'avez songé à nous qu'en dernier? Si
quelqu'un vous eût ouvert ailleurs, vous y seriez resté à causer?

-- Non, j'aurais été avertir tout le monde. Mais tu me fais une
mauvaise querelle, Nanon. Je comptais bien venir ici, et je songe
à toi plus que tu ne crois. J'y ai beaucoup songé depuis l'autre
jour où tu m'as dit des choses dures.

-- Ça vous a fâché contre moi?

-- Non, c'est contre moi que j'ai été fâché. Je vois bien que je
mérite ce qu'on pense de moi, et j'ai fait promesse à moi-même
d'apprendre tout ce que les moines pourront m'enseigner.

-- À la bonne heure, et alors vous m'enseignerez aussi?

-- C'est convenu.

Comme le feu flambait et éclairait la chambre, il vit nos bois de
lit et nos paillasses en tas, dans le milieu:

-- Où donc coucherez-vous? me dit-il.

-- Oh! moi, répondis-je, j'irai dormir avec Rosette, puisque je ne
crains plus rien. Mes cousins se moquent d'une nuit à la _franche
étoile; _il n'y a que mon pauvre vieux oncle qui en sera fatigué.
Je voudrais avoir la force de lui dresser son lit, car il dormira
de bon coeur quand il saura que les brigands ne viennent point.

-- Si tu n'as pas la force, je l'ai, moi!

Et il se mit à la besogne. En un tour de main il releva et
remmancha le lit du père Jean et ma petite couchette. Je remis la
vaisselle en place sur la table et la soupe aux raves fumait dans
les écuelles quand mon oncle rentra avec Jacques. Ils n'avaient pu
se faire entendre de personne et ils revenaient toujours courant,
car ils avaient vu la fumée de mon feu et ils croyaient que la
maison brûlait. Ils s'attendaient à nous trouver morts, Pierre,
Rosette et moi.

Ils furent contents de souper et de pouvoir dormir sans crainte,
et, dans le premier moment, ils ne savaient comment remercier le
petit frère. Mais, tout en mangeant, le grand-père redevenait
soucieux. Le petit frère partit, il observa que c'était un enfant,
qu'il avait bien pu ne pas comprendre ce que disaient les moines,
et que, puisque tout le monde avait _la grand'peur, _il fallait
bien qu'il y eût un grand danger. Il refusa de se coucher, et,
pendant que nous dormions, il veilla, assis sur le banc de pierre
de la cheminée.

Le lendemain tout le monde fut étonné de se trouver sain et sauf.
Les gars de la paroisse montèrent sur les plus grands arbres au
faîte du ravin, et ils virent au loin des troupes de monde qui
marchaient en ordre dans le brouillard du matin. Vitement chacun
rentra chez soi et tout le monde parla d'abandonner ce qu'on avait
et d'aller se cacher dans les bois et dans les creux de rochers.
Mais il nous arriva bientôt des messagers qui eurent peine à se
faire entendre, car, au premier moment, on les prenait pour des
ennemis et on voulait les attaquer à coups de pierres. C'était
pourtant des gens des environs, et, quand on les eût reconnus, on
se pressa autour d'eux. Ils nous apprirent qu'à la nouvelle de
l'approche des brigands, dont personne ne doutait dans le pays et
dans tous les autres pays, on avait fait accord pour se défendre.
On s'était armé comme on avait pu et on s'était mis en bandes pour
battre la campagne et arrêter les mauvaises gens. On comptait que
nous allions nous armer aussi et nous joindre aux autres
paroisses.

Personne de chez nous ne s'en souciait. On disait qu'on n'avait
point d'armes et que, d'ailleurs, les moines ne croyaient point
aux brigands, car le petit frère était là qui, sans trahir
l'opinion des moines, tâchait de faire entendre la vérité. Mais le
grand Repoussat de la Foudrasse et le borgne de Bajadoux, qui
étaient des hommes très hardis, se moquèrent de nous et même nous
firent honte d'être si patients.

-- On voit bien, disaient-ils, que vous êtes des enfants de moines,
et que la peur vous tient en même temps que la malice. Vos cafards
de maîtres veulent livrer le pays aux brigands et ils vous
empêchent de le défendre; mais, si vous aviez un peu de coeur,
vous seriez déjà armés. Il y a dans le moutier plus qu'il ne faut
pour vous et pour les voisins. Il y a aussi des provisions en cas
de siège. Or çà, nous allons rejoindre nos camarades et leur dire
votre couardise; et alors, nous viendrons tous en bataille nous
emparer du couvent et des armes, puisque vous n'en voulez point et
ne sauriez vous en servir.

Ces paroles-là mirent le feu dans la paille. On se prit à craindre
les gens d'alentour plus que les brigands, et on décida en grand
tumulte qu'on voulait être maître chez soi et faire ses affaires
entre paroissiens. On s'appela les uns les autres, on se réunit
devant la place du moutier, qui était une grosse pente de gazon
toute bossuée, avec une fontaine aux miracles dans le milieu. Le
grand Repoussat, qui prétendait à l'honneur d'avoir réveillé nos
courages, commença par dire qu'il fallait d'abord _épeurer _les
moines, en cassant la Bonne Dame de la fontaine. Mon grand-oncle,
qui se trouvait là, se fâcha beaucoup. Il était bien toujours
d'avis qu'il fallait réclamer la protection du couvent et s'y
mettre en sûreté; mais il ne voulait point souffrir de
profanation, et il parla, tout vieux qu'il était, de fendre la
tête avec sa bêche au premier qui ferait des sottises. On
l'écouta, parce qu'il était le plus ancien de la paroisse et très
estimé.

Pendant ce temps, le petit frère, s'étant bien mis au courant de
ce qui se passait, rentra au moutier par les brèches qu'il
connaissait mieux que pas un. Il trouva les moines très effrayés
et ne songeant qu'à se barricader. Il leur fit comprendre que
leurs paysans ne leur voulaient pas tant de mal que ceux des
autres endroits, et que le plus sage était de se confier à eux.


IV

Alors les portes du moutier furent ouvertes à une douzaine des
plus raisonnables, et on leur fit parcourir toutes les salles pour
leur montrer qu'on n'avait ni canons, ni sabres, ni fusils; mais
le petit Anguilloux, qui avait servi les maçons à la réparation
d'un caveau, dit qu'il avait vu beaucoup d'armes dans cet endroit-
là, et, en effet, on y trouva quantité de vieilles arquebuses hors
de service, des fusils à rouet du temps des guerres de religion et
beaucoup de pertuisanes rouillées privées de leurs manches. On
s'empara du tout, et on l'apporta sur la place, où chacun prit ce
qu'il voulut ou ce qu'il put; les arquebuses et fusils n'étaient
bons à rien, mais les fers de piques étaient entiers, et on
s'occupa de les fourbir et de leur tailler de bons manches dans le
taillis du couvent. Ce fut le seul dégât commis. Les moines
promirent l'asile en cas d'attaque et désignèrent à chaque famille
l'abri qu'on pourrait lui donner. Les deux étrangers furent
renvoyés; on ne se souciait point de partager avec eux la
protection du couvent. Quand ils furent partis, on se remit en bon
accord avec les religieux, mais on garda les armes en ricanant et
en se disant les uns aux autres que, s'ils étaient en conspiration
pour effrayer le paysan, ils avaient mal joué la partie et armé le
paysan contre eux en cas de besoin.

Trois jours et trois nuits durant, on fut sur pied, montant des
gardes, faisant des rondes, veillant à tour de rôle, et de temps
en temps se mettant d'accord avec les bandes que l'on rencontrait.
Cette grande peur, qui n'était qu'une invention on ne sait de qui,
je crois qu'on ne l'a jamais su, ne tourna pas en risée, comme on
aurait pu s'y attendre. Les paysans de chez nous en devinrent plus
vieux en trois jours que si ces jours eussent été des années.
Forcés de sortir de chez eux, de s'entendre entre eux, d'aller aux
nouvelles et d'apprendre ce qui se disait au delà du ravin et
jusque dans les villes, ils commencèrent à comprendre ce que
c'était que la Bastille, la guerre, la famine, le roi et
l'Assemblée nationale. J'appris cela aussi en gros comme les
autres, et il me sembla que mon petit esprit élevé en cage prenait
sa volée du côté de l'horizon. Nous avions eu peur, cela nous
avait rendu braves. Pourtant, le troisième jour, comme on
commençait à se rassurer, il y eut encore une alerte. Des
courriers avaient passé à galop de cheval dans les villes
voisines, en criant: «Aux armes!» et en annonçant que les brigands
rasaient les récoltes et tuaient les habitants. Cette fois, mon
grand-oncle prit sa faux emmanchée à l'envers et s'en alla avec
ses deux gars au-devant de l'ennemi, en me confiant à la Mariotte
avec ces paroles suprêmes:

-- Nous allons nous battre; si nous avons le dessous, ne nous
attendez point à revenir avec l'ennemi aux talons. Ne vous
embarrassez point des bêtes, prenez les enfants et sauvez-vous,
les brigands ne font merci à personne.

La Mariotte cria, pleura et se mit à chercher une cache pour ses
effets; quant à moi, si je croyais encore aux brigands, je ne les
craignais plus, j'avais la tête montée; je me disais que, si mon
oncle et mes cousins étaient tués, je n'avais que faire de vivre,
et, laissant la Mariotte à ses préoccupations, je pris Rosette et
la menai aux champs. Fallait-il la laisser mourir de faim pour la
sauver du pillage?

L'envie de savoir me mena très loin sur le grand plateau semé de
bois, mais je ne pus rien voir, parce que les paysans, réunis en
troupes, guettaient ou se glissaient avec précaution dans les
genêts et les ravines. Tout en regardant au loin à travers les
arbres, je me trouvai empêchée tout d'un coup par quelqu'un qui se
levait du milieu des buissons: c'était le petit frère qui chassait
tranquillement et guettait les renards, sans souci de la guerre
aux brigands.

-- J'aurais cru, lui dis-je, que vous iriez avec les autres, voir
au moins s'il y a du danger pour eux.

-- Je sais, répondit-il, qu'il n'y en a pour personne autre que les
nobles et le haut clergé, tous gens qui ne me veulent point avec
eux; je suis donc en ce monde pour moi tout seul.

-- Vous me fâchez de parler comme ça! je ne sais pas si je dois
vous mépriser ou vous plaindre.

-- Ni l'un ni l'autre, ma petite amie. Qu'on me donne un devoir et
je le remplirai; mais je ne vois pas le devoir d'un moine, à moins
que ce n'en soit un d'engraisser. Les moines, vois-tu, ça a pu
servir dans les temps anciens; mais, du jour où ils ont été riches
et tranquilles, ils n'ont plus compté pour rien devant Dieu et
devant les hommes.

-- Alors, ne soyez pas moine?

-- C'est facile à dire; qui me recevra, qui me nourrira, puisque ma
famille doit me chasser et me renier si je lui résiste?

-- Dame! vous travaillerez! c'est dur, mais Pierre et Jacques vont
en journée, et ils sont plus heureux que vous.

-- Ce n'est pas sûr. Ils ne pensent à_ _rien, et moi, j'ai du
plaisir à raisonner tout seul. Je sais que j'ai beaucoup à
apprendre pour bien raisonner, j'apprendrai. Tu m'as dit mon fait,
c'est lâche d'être paresseux. Tiens, vois! à présent, je me
promène avec un livre et j'y regarde souvent.

-- Et m'apprendre, à moi? vous n'y songez plus!

-- Si fait. Veux-tu commencer tout de suite?

-- Commençons.

Il me donna ma première leçon, assis sur la fougère auprès de moi,
sous ce grand ciel qui m'éblouissait un peu, car j'étais plus
habituée au petit ruban qu'on en voyait du ravin de Valcreux. Je
fis tant d'attention, que j'en eus mal à la tête, mais je n'en dis
rien par amour-propre; j'étais fière de sentir que je pouvais
apprendre, car le petit frère s'étonnait de me voir aller si bien.
Il disait que j'apprenais dans une heure plus que lui dans une
semaine.

-- C'est peut-être, lui dis-je, que vous avez été mal enseigné?

-- C'est peut-être, répondit-il, qu'on tâchait de m'empêcher
d'apprendre.

Il fit un tour de chasse, tua un lièvre et me l'apporta.

-- Ce sera, dit-il, pour le souper de ton oncle, et tu ne peux pas
refuser.

-- Mais c'est le gibier des moines?

-- En ce cas, c'est le mien et j'ai le droit d'en disposer.

-- Je vous remercie; mais je voudrais quelque chose pour moi qui ne
suis pas gourmande.

-- Quoi donc?

-- Je voudrais savoir toutes mes lettres aujourd'hui. Me voilà
reposée, vous n'êtes pas bien las...

-- Allons, je veux bien, dit-il. Et il me fit lire encore.

Le soleil baissait, j'avais mieux mon esprit. Je connus tout mon
alphabet ce jour-là, et j'étais contente, en rentrant, d'entendre
chanter les grives et gronder la rivière. Rosette marchait bien
sage devant nous et le petit frère me tenait par la main. Le
soleil se couchait sur notre droite, les bois de châtaigniers et
de hêtres étaient comme en feu. Les prés en étaient rouges, et,
quand nous découvrîmes la vue de la rivière, elle paraissait tout
en or. C'était la première fois que je faisais attention à ces
choses, et je dis au petit frère que tout me paraissait _drôle._

-- Qu'est-ce que tu veux dire?

-- Je veux dire que le soleil est comme un feu gai, et l'eau comme
la vierge reluisante du moutier; ça n'était pas comme ça les
autres fois.

-- C'est comme cela toutes les fois que le soleil se couche par un
beau temps.

-- Pourtant le père Jean dit que, quand le ciel est rouge, c'est
signe de guerre.

-- Il y a bien d'autres signes de guerre, ma pauvre Nanon!

Je ne lui demandai pas lesquels, j'étais pensive; mes yeux éblouis
voyaient des lettres rouges et bleues dans les rayons du couchant.

-- Y a-t-il dans le ciel, pensais-je, un signe qui me dira si je
saurai lire?

La grive chantait toujours et semblait nous suivre dans les
buissons. Je m'imaginai qu'elle me parlait de la part du bon Dieu
et me faisait des promesses. Je demandai à mon compagnon s'il
comprenait ce que les oiseaux chantaient.

-- Oui, répondit-il, je le comprends très bien.

-- Eh bien! la grive, qu'est-ce qu'elle dit?

-- Elle dit qu'elle a des ailes, qu'elle est heureuse, et que Dieu
est bon pour les oiseaux!

C'est ainsi que nous devisions en descendant le ravin, pendant que
toute la France était en armes et cherchait la bataille.

À la nuit, mon monde rentra, et je servis le lièvre, qui fut
trouvé bon. On n'avait point vu de brigands et on commençait à
dire qu'il n'y en avait point, ou qu'ils ne s'aviseraient pas de
venir chez nous. Le lendemain, on se tint encore en défense, mais
ensuite on se remit au travail. Les femmes qui avaient caché leurs
enfants reparurent avec eux; on déterra le linge et le peu
d'argent qu'on avait enfouis, tout redevint tranquille comme
auparavant. On fut content du petit frère qui, en parlant à propos
aux moines, avait empêché les paroissiens de se brouiller avec
eux; on pensait qu'ils étaient pour durer encore longtemps et on
n'eût pas voulu encourir leur colère. Ils n'en montrèrent pas. On
prétendit que le petit frère les avait bien raisonnés. On remarqua
qu'il avait toujours nié l'arrivée des brigands et on commença à
le considérer plus qu'on n'avait fait jusque-là.

Tous les jours, je le trouvai sur mon chemin, et c'est à travers
champs qu'il m'apprit à_ _lire si vite et si bien, que tout le
monde s'en étonnait et qu'on parlait de moi dans la paroisse comme
d'une petite merveille. J'en étais fière pour moi, mais non pas
vaine par rapport aux autres. J'appris un peu au petit Pierre, qui
avait bon vouloir, mais la tête bien dure. J'enseignai aussi à
quelques-unes de mes petites camarades, qui voulurent me faire des
cadeaux en remercîment, et mon grand-oncle me prédit que je
deviendrais maîtresse d'école de la paroisse, du ton dont il m'eût
prédit que je deviendrais une grande reine.

Malgré que l'on se fût organisé en garde nationale, on était
retombé dans l'indifférence et dans l'habitude. L'hiver se passa
bien tranquillement. On craignait une froidure aussi cruelle que
celle de l'autre année, et, comme on était devenu plus hardi, au
mois de décembre, on coupa du bois dans les forêts du moutier,
avec ou sans permission. On ne le volait pas, on le conduisait à
la remise des moines, en se disant qu'ils n'auraient pas, comme
l'année d'auparavant, la ressource de dire que le bois abattu
manquait. Ces pauvres moines eussent pu nous punir bien durement,
car la plus grande partie d'entre nous était encore sous la loi du
servage. On nous avait bien dit que c'était une loi abolie depuis
le mois d'août, même dans les biens d'Église; mais, comme on ne
publiait pas le décret et que les moines n'avaient pas l'air de le
connaître, nous pensions que c'était une fausse nouvelle comme
celle des brigands. Un beau jour du mois de mars 1790, le petit
frère vint à la maison et nous dit:

-- Mes amis, vous êtes des hommes libres! On s'est enfin décidé à
exécuter et à publier le décret de l'an dernier qui abolit le
servage dans toute la France. À présent, vous vous ferez payer
votre travail et vous établirez vos conditions. Il n'y a plus de
dîmes, plus de redevances, plus de corvées; le moutier n'est plus
ni seigneur, ni créancier, et bientôt il ne sera même plus
propriétaire.

Jacques souriait sans croire à ce qu'il entendait; Pierre hochait
la tête sans comprendre; mais le père Jean comprenait très bien,
et je crus qu'il allait tomber en faiblesse, comme s'il eût reçu
un coup trop fort pour son âge. Le petit frère, le voyant pâlir,
s'imagina que c'était le saisissement de la joie, et il lui jura
que la nouvelle était vraie, puisque les gens de loi étaient venus
dès le matin signifier aux moines que leurs biens appartenaient à
l'État, non pas tout de suite, mais après le temps voulu pour que
l'État pût les dédommager en leur donnant des rentes.

Mon grand-oncle ne disait mot, mais moi qui le connaissais bien,
je voyais qu'il avait une grosse peine et qu'il ne voulait rien
entendre aux choses nouvelles.

Enfin, quand il put parler, il dit:

-- Mes enfants, cette chose-là, c'est la fin des fins. Quand on n'a
plus de maîtres, on ne peut plus vivre. Ne croyez pas que j'aimais
les moines; ils ne faisaient pas leur devoir envers nous; mais
nous avions le droit de les y contraindre, et, dans un malheur,
ils auraient été forcés de nous venir en aide, vous l'avez bien vu
dans l'affaire des brigands, ils n'ont pas pu refuser les armes. À
présent qu'est-ce qui régnera dans le couvent? Ceux qui
l'achèteront ne nous connaîtront pas et ne nous devront rien. Que
les brigands viennent pour de vrai, où est-ce qu'on se renfermera?
Nous voilà à l'abandon et obligés de compter sur nous-mêmes.

-- Et c'est le meilleur pour nous, dit Jacques. Si la chose est
vraie, on doit s'en réjouir, à présent qu'on a du courage qu'on
n'osait point avoir, et des piques qu'on croyait n'avoir jamais.

-- Et puis, reprit le petit frère en parlant à mon oncle, il y a un
manquement de connaissance dans ce que vous dites, mon père Jean!
Vous n'aviez pas de droits à faire valoir pour forcer le moutier à
vous défendre. Un jour ou l'autre, il vous eût abandonnés par peur
ou par faiblesse, et vous eussiez été contraints de vous mettre en
révolte et en guerre avec lui. La nouvelle loi vous sauve de ce
malheur-là.

Mon oncle eut l'air de se rendre à de si bonnes raisons, mais il
était compatissant et plaignait la misère où les moines allaient
tomber. Le petit frère lui apprit qu'ils y gagneraient plutôt,
parce qu'on avait le projet d'ôter aux évêques et au grand clergé
pour indemniser les ordres religieux et rétribuer mieux les curés
de campagne.

-- J'entends bien, répondait mon oncle: on leur fera de bons
traitements qui vaudront mieux que leur mauvaise exploitation et
les redevances qu'on leur payait si mal; mais comptez-vous pour
rien la honte de n'être plus ni propriétaires ni seigneurs? J'ai
toujours pensé que celui qui a la terre est au-dessus de celui qui
a l'argent.

Dans la journée, mon oncle, qui était très bien vu des moines
depuis qu'il avait sauvé la Bonne Dame de la fontaine aux
miracles, -- cette Bonne Dame leur rapportant beaucoup d'offrandes
et d'argent, -- voulut aller savoir des moines eux-mêmes si la
nouvelle était vraie. Il y descendit et trouva le moutier en grand
émoi. En voyant arriver les gens de loi et en recevant la
signification, M. le prieur était tombé en apoplexie. Il trépassa
dans la nuit, et mon oncle s'en affecta beaucoup. Les vieux ne se
voient point partir les uns les autres sans en être frappés. Il
commença de se sentir malade, ne mangea plus et devint comme
indifférent à tout ce qui se disait autour de lui. Toute la
paroisse était en liesse, la jeunesse surtout. On comprenait sinon
le bonheur d'être affranchis, -- on ne savait pas comment les
choses tourneraient, -- du moins l'honneur d'être des hommes
libres, comme disait le petit frère. Mon pauvre grand-oncle avait
été serf si longtemps, qu'il ne pouvait pas s'imaginer une autre
vie et d'autres habitudes. Il s'en étonna et s'en tourmenta si
fort, qu'il en mourut huit jours après M. le prieur. Il fut très
regretté, comme doit l'être un homme juste et patient qui a su
beaucoup souffrir et travailler sans se plaindre. Mes deux cousins
le pleurèrent de grand coeur trois jours durant, après quoi ils se
remirent au travail avec la soumission qu'on doit à Dieu.

Quant à moi, je n'étais pas assez raisonnable pour me consoler si
tôt, et j'eus un si long chagrin, qu'on s'en étonna jusqu'à me
blâmer. La Mariotte me grondait de me voir pleurer sans cesse en
conduisant ma brebis, sans plus m'intéresser à elle ni à rien.
Elle me disait que je voulais penser autrement que les autres; que
les personnes comme nous, étant nées pour être malheureuses,
devaient s'habituer à avoir un grand courage et ne_ _point
caresser leurs peines.

-- Que voulez-vous! lui disais-je, je n'ai jamais eu de chagrin; je
ne suis pas tendre pour mon corps, le froid ni la faim ne m'ont
jamais fâchée. Je ne sens guère la fatigue et je peux dire que je
n'ai jamais souffert de ce qui fait gémir les autres; mais je ne
pensais jamais que mon grand-oncle dût mourir! J'étais accoutumée
à le voir vieux. J'avais si soin de lui, qu'il paraissait encore
content de vivre. Il ne me parlait guère, mais il me souriait
toujours. Il ne m'a jamais reproché d'être tombée à sa charge, et
il a tant travaillé pour moi, cependant! Quand je pense à lui, je
ne peux pas me retenir de pleurer, et il faut que ce soit plus
fort que moi, puisque je pleure en dormant et me réveille au matin
la figure toute mouillée.

Le petit frère était le seul qui ne se montrât pas scandalisé de
mon long chagrin. Tout au contraire, en me disant que je n'étais
pas comme les autres, il ajoutait que je valais mieux et qu'il
m'en estimait davantage.

-- Mais ce sera peut-être un malheur pour toi, disait-il; tu as une
grande force d'amitié; on ne te rendra pas cela comme tu le
mérites.

Il venait tous les jours chez nous, ou bien il me rejoignait aux
champs où j'allais presque toujours seule; la gaieté des enfants
de mon âge m'attristait, et ma tristesse les ennuyait. Avec
Émilien, je faisais effort pour m'en distraire, tant il mettait de
complaisance à me vouloir consoler. Je m'attachai à lui
sérieusement: il me sembla qu'il me remplaçait l'ami que j'avais
perdu, et je vis bien que, si je ne pouvais pas bien comprendre
encore ses idées et son caractère, il y avait au moins une chose
dont je pouvais être sûre, -- la grande charité de son coeur.


V

Je continuais à demeurer avec mes cousins et à tenir leur pauvre
ménage du mieux que je pouvais. Mais, comme ils s'absentaient
souvent pour leur ouvrage et découchaient quand ils allaient au
loin, la Mariotte, ne voulant pas me laisser seule, avait fait
porter ma petite couchette dans sa maison. Elle n'était pas fâchée
de m'avoir, car c'était une femme seule aussi, veuve, avec des
enfants mariés, établis en un autre endroit.

Elle avait de l'_idée_, comme on disait chez nous, et m'apprenait
à en avoir; c'est-à-dire qu'étant très pauvre, elle savait se
tirer d'affaire autant par son travail que par l'esprit qu'elle
avait pour ne rien perdre et tirer parti de tout. Il y en a comme
cela qui, avec un rien chez elles et sur elles, viennent à bout de
se tenir propres, de paraître ne point manquer. La plus grande
partie des autres femmes de chez nous, même les plus aisées, ne se
faisaient point honneur de ce qu'elles avaient, ou tombaient dans
les privations pour n'avoir rien prévu et laissé perdre beaucoup
de choses.

J'allais apprenant cela et apprenant aussi avec le petit frère. Je
commençais à savoir écrire et compter un peu en chiffres. Dans le
voisinage, on me tenait pour un petit prodige et on s'étonnait que
le petit frère, si dissipé, si ami de la chasse et de la pêche,
mît tant de suite et de bon vouloir à m'instruire. Mon petit
savoir était un grand cadeau qu'il me faisait, car je commençais à
avoir des élèves, l'hiver à la veillée, et, quand les habitants
avaient quelques papiers à me faire lire, ils venaient à moi; et
pour tout cela, je recevais en denrées quelques petits cadeaux.
Ils avaient bien pour me remplacer le petit frère, qui ne refusait
jamais, mais les paysans sont défiants. De ce qu'il était du
couvent et noble de naissance, ils ne se livraient point à lui
comme à moi, l'enfant de la race et du pays.

Les biens du couvent avaient été mis en vente; mais, malgré le
grand désir qu'on en avait eu, personne n'osait en acheter. On
craignait que la loi ne fût pas de durée, et les moines en
parlaient en ricanant, disant: «Ce n'est pas fait!» et puis la
nation ayant besoin d'argent ne donnait que trois mois de crédit.
Ce n'était pas assez pour des gens comme nous, et la spéculation,
qui s'était tenue prête à acheter pour revendre, trouvait que
c'était encore trop tôt pour se risquer.

Pourtant, la confiance vint tout d'un coup, je ne saurais dire
comment, après la fête du 14 juillet, anniversaire de la prise de
la Bastille. Toute la France faisait cette fête qu'on appelait
fête de la Fédération. Le petit frère m'expliqua que l'on se
réjouissait surtout d'avoir une seule et même loi pour toute la
France, et il me fit comprendre que, de ce moment, nous étions
tous enfants de la même patrie. Il en paraissait heureux comme
jamais je ne l'avais vu et sa joie passa dans mon coeur, malgré le
peu de connaissance que j'avais encore pour juger un si grand
événement.

La fête fut très étonnante dans notre paroisse sauvage, perdue au
fond des montagnes. D'abord on ne disait déjà plus _la paroisse,
_on disait _la commune _depuis qu'on n'était plus aux moines et
qu'on avait nommé des municipaux. Les moines regardaient faire,
et, soit bêtise, soit malice, on n'a jamais bien su lequel, ils se
disaient contents de tout ce qui arrivait. Il y en avait deux
jeunes, pas si jeunes que le petit frère, car ils avaient prononcé
leurs voeux, qui paraissaient s'ennuyer beaucoup de leur état et
qui souhaitaient de s'en retirer depuis qu'ils savaient qu'ils le
pouvaient. Le jour de la fête, ils décidèrent les vieux à ouvrir
les portes du moutier à la municipalité et aux habitants, pour
qu'on pût fêter la Fédération dans un grand local avec des abris
en cas d'orage. Les vieux y consentirent, pensant que, s'ils
refusaient, on pourrait faire quelque bruit et se tourner contre
eux. Une messe fut donc dite par eux pour demander à Dieu de bénir
l'union de la France, et ils offrirent même de contribuer, selon
leur pouvoir, au banquet qui s'organisait sur la place. Pauvre
banquet! où l'on mangea du pain au dessert comme chez les riches
on mange du gâteau. Chacun apporta sa bouillie de farine et ses
légumes. On s'était cotisé pour avoir un peu de vin qu'on but
après l'eau et le cidre de prunelle. Mais, dans ce moment-là, on
démasqua la surprise que le petit frère, aidé de mon cousin
Jacques et des autres bons gars de l'endroit, avait préparée. On
savait bien qu'il y aurait quelque chose, car ils y travaillaient
depuis trois jours, et on voyait comme un grand tas de bourrées
coupées avec leur feuillage, qui cachait quelque chose. Quand on
apporta le vin, on fit feu de dix à douze fusils qu'on avait dans
la commune, et, les bons gars abattant les fagots et les branches,
on vit une manière d'autel en gazon, avec une croix au faîte, mais
formée d'épis de blé bien agencés en tresses. Au-dessous, il y
avait des fleurs et des fruits les plus beaux qu'on avait pu
trouver; le petit frère ne s'était pas fait faute d'en prendre aux
parterres et aux espaliers des moines. Il y avait aussi des
légumes rares de la même provenance, et puis des produits plus
communs, des gerbes de sarrasin, des branches de châtaigniers avec
leurs fruits tout jeunes, et puis des branches de prunellier, de
senellier, de mûrier sauvage, de tout ce que la terre donne sans
culture aux petits paysans et aux petits oiseaux. Et enfin, au bas
de l'autel de gazon, ils avaient placé une charrue, une bêche, une
pioche, une faucille, une faux, une cognée, une roue de char, des
chaînes, des cordes, des jougs, des fers de cheval, des harnais,
un râteau, une sarcloire, et finalement une paire de poulets, un
agneau de l'année, un couple de pigeons, et plusieurs nids de
grives, fauvettes et moineaux avec les oeufs ou les petits dedans.

C'était là, me dira-t-on, un trophée bien rustique; mais il était
si bien arrangé, avec de la mousse verte, des fleurs et des
grandes herbes de rivière ornant et encadrant chaque objet, que
cela nous fit un grand effet et me sembla, pour ma part, la chose
la plus magnifique que j'eusse vue de ma vie. À présent que je
suis vieille, je n'en ris point. Il faut au paysan, qui regarde
avec indifférence le détail qu'il voit à toute heure, un ensemble
qui attire sa réflexion en même temps que ses yeux et qui lui
résume ses idées confuses par une sorte de spectacle.

Il y eut d'abord un grand silence quand on vit une chose si
simple, que peut-être on avait rêvée plus merveilleuse, mais qui
plaisait sans qu'on pût dire pourquoi. Moi, j'en comprenais un peu
plus long, je savais lire et je lisais l'écriture placée au bas de
la croix d'épis de blé; mais je le lisais des yeux, j'étais toute
recueillie; combien j'étais loin de m'attendre à jouer un rôle
important dans la cérémonie!

Tout à coup le petit frère vint me tirer par le bras, car je
n'étais pas à la grande table; il n'y avait pas de place pour tout
le monde et je m'étais installée sur le gazon avec les petits
enfants. Il me mena devant l'autel et me dit de lire tout haut ce
qui était écrit. Je lus, et chacun retenait son haleine pour
m'entendre:

«Ceci est l'autel de la pauvreté reconnaissante dont le travail,
béni au ciel, sera récompensé sur la terre.»

Aussitôt un seul _Ah!... _parti de toutes les bouches, fut comme
la respiration d'une grande fatigue après tant d'années
d'esclavage. On se sentait par avance maître de ces épis, de ces
fruits, de ces animaux, de tous ces produits de la terre qui
allaient devenir possibles à acquérir. On se jeta dans les bras
les uns des autres en pleurant et en disant des paroles que ceux
qui les disaient n'entendaient pas sortir de leurs bouches. Un
ancien de la commune prit un petit broc de vin -- c'était sa part --
et dit qu'il aimait encore mieux le consacrer que de le boire. Il
le versa sur l'autel, et beaucoup en firent autant, car la foi aux
libations s'est toujours conservée dans nos campagnes. Les moines,
qui étaient là et qui firent mine de bénir l'autel, afin,
disaient-ils, que ce ne fût point une cérémonie païenne, ont dit
ensuite que toute la paroisse était ivre. -- Elle le fut, mais ce
ne fut pas du vin qu'elle put boire, il en resta de quoi mouiller
les lèvres de chacun, et on voulut que, toutes fussent mouillées;
on ne fut ivre que de joie, d'espérance, d'amitié les uns pour les
autres. On laissa les moines répandre leur eau bénite, on trinqua
même avec eux. On ne leur en voulait pas; on ne s'y fiait pas non
plus, mais on ne voulait haïr personne, ce jour-là; d'ailleurs, à
cause du petit frère qu'on aimait, on n'eût pas voulu les
molester.

Quand on fut un peu calmé, les critiques, il y en a partout,
dirent que quelque chose manquait à ce _reposoir; _c'était une âme
chrétienne au-dessus des bêtes qui y figuraient.

-- Vous avez raison, les anciens! s'écria le petit frère, et
j'engage toutes les mères à approcher leurs enfants et à leur
faire toucher l'autel de la patrie; mais il faut sur ces marches
de gazon une figure d'ange en prière pour les pauvres, comme on en
voit aux reposoirs de la Fête-Dieu. Je vais la choisir et, si vous
n'êtes pas contents, vous direz pourquoi.

Alors, il me prit la main, et, me poussant de son autre bras, car
je faisais résistance, il me mit à genoux sur la plus haute marche
au-dessous de la croix de blé. Il y eut un étonnement sans
fâcherie, car personne ne m'en voulait, mais le paysan veut que
tout lui soit expliqué. Le petit frère leur parla en manière de
discours, ce qui étonna aussi beaucoup, car il n'était pas
causeur, et, quand il avait dit en quatre ou cinq paroles ce qu'il
pensait devoir dire, qu'on l'écoutât bien ou mal, il ne disait
plus rien. Cette fois, il voulut apparemment convaincre, car il
dit beaucoup de choses et celles-ci entre autres:

-- Mes amis, je me demande avec vous ce qui, dans une âme
chrétienne, est le plus digne de plaire à Dieu, et je crois que
c'est le courage, la douceur, le respect pour les parents et la
grande amitié du coeur. Cette petite que j'ai mise là est la plus
pauvre de votre commune; elle n'a jamais rien demandé à personne.
Elle n'a pas quatorze ans et elle travaille comme une femme. Elle
a soigné et pleuré son grand-père avec une tendresse au-dessus de
son âge; et ce n'est pas tout, elle a pour elle quelque chose qui
est aussi très agréable à Dieu quand on l'emploie bien. Elle a
beaucoup d'esprit et elle apprend vite et bien tout ce qu'elle
peut apprendre. Ce qu'elle sait, elle ne le garde pas pour elle,
elle est pressée de l'enseigner; elle l'enseigne et elle ne
choisit pas celles qui peuvent l'en récompenser, elle donne autant
de soins aux plus pauvres qu'aux plus riches. Dans un an d'ici, si
vous l'encouragez à continuer, beaucoup de vos enfants sauront
lire et vous rendront de grands services, car, ce qui vous gêne
dans vos affaires, c'est de ne rien comprendre aux papiers qu'on
vous fait signer d'une croix, et pour lesquels vous avez une
méfiance qui vous fait manquer souvent de bonnes occasions...

Tout le monde comprit qu'il parlait de l'acquisition des biens
nationaux; on vit qu'il la jugeait bonne et sûre, on était en
train de croire, on y crut; on comprit ce qu'il disait à propos de
moi, et il y eut une grande clameur d'approbation et
d'applaudissement dont je fus tout étonnée, car je ne savais point
du tout que je fusse plus intelligente et meilleure que les
autres. Je pensai au père Jean, qui eût été si heureux de
m'entendre ainsi fêtée et je ne pus me retenir de pleurer.

Quand on vit qu'au lieu de faire la glorieuse, je me tenais bien
humble et confuse, on m'en sut gré; personne n'eut rien à dire
contre moi et une idée vint au vieux Girot, qui, depuis la mort de
mon grand-oncle dont il avait été l'ami de tout temps, était le
plus ancien de la commune. Pour cette raison, on l'avait nommé
président de la fête et il portait à la boutonnière de sa veste de
droguet un bouquet d'épis et de fleurs.

-- Mes enfants, dit-il, en se dressant sur un rocher pour être
mieux entendu, je juge que le petit frère a bien choisi et bien
parlé, et, si vous voulez me croire, nous ferons à cette petite
tout le bien que nous pourrons. Sa maison étant un bien de moine,
nous l'achèterons pour la lui assurer, ainsi que le petit jardin
qui en dépend. En nous cotisant tous un peu selon nos moyens, ce
ne sera pas une grosse dépense, et ce sera _une_ _essaye _pour
l'affaire en_ _question: ce sera notre première acquisition de
bien national, et si, plus tard, on veut nous en faire reproche,
nous pourrons dire que nous l'avons fait pour l'amour de Dieu et
non à notre profit.

Tout le monde approuva, et notre maire, le père Chénot, qui était
le plus riche paysan de chez nous, fit souscrire tous les
habitants. Il y en eut qui donnèrent deux sous et d'autres qui
donnèrent deux ou trois livres. Le maire donna cinq louis et la
chose fut vite réglée. La dotation était faite à moi seule,
quoique mineure. Chénot se chargeait de ma tutelle pour ce qui
concernait ma propriété. Malgré la bonne estime qu'on faisait de
mes cousins, on ne voulait pas que mon avoir fût dans leurs mains.
Je demandai vitement si j'avais le droit de leur donner le
logement, parce que, autrement, j'aimais mieux ne rien avoir que
de les chasser. On me dit que je serais maîtresse de les garder
tant que je m'en trouverais bien, et on ajouta que mes bons
sentiments marquaient qu'on avait eu raison de me faire un sort.
J'allai embrasser le maire et tout le conseil municipal, et les
anciens et les anciennes. Et puis on parla de danser, on me mit un
bouquet sur ma coiffe, et le père Girot, qui pouvait à peine se
tenir sur les jambes, voulut ouvrir la danse avec moi. Je savais
danser comme une autre, mais, à cause de mon deuil, je ne voulais
point. On me dit qu'il fallait danser parce que ce n'était pas une
fête comme une autre. C'était une chose qu'on n'avait jamais vue
et qu'on ne reverrait jamais, une journée qui réjouissait l'âme
des morts, et que, si le père Jean était là, c'est lui, comme le
plus ancien, qui aurait dansé avec la première _acquéreuse._

Je dus céder; mais, au bout de deux minutes le père Girot en eut
assez, et j'avais hâte de me retirer, car je pensais:

-- Ils disent que mon grand-oncle serait content. Ils ne savent pas
qu'il est mort de chagrin de ne rien comprendre à ce qui les
réjouit.

Je m'en allai chez nous et je me mis à deux genoux auprès de la
couche de mon grand-oncle, qui était toujours là, avec ses vieux
rideaux de serge jaune fermés depuis qu'on l'en avait sorti pour
la dernière fois. J'avais l'esprit tout à l'envers. Je craignais
de mal faire en acceptant un bien qu'il n'eût jamais pu acquérir
et qu'il n'eût peut-être jamais voulu recevoir. Et d'un autre
côté, je me disais:

-- Le petit frère en sait plus long qu'il n'en savait, et il dit
que le devoir de la pauvreté est de sortir de la misère pour
plaire à Dieu qui aime le travail et le bon courage.

Après avoir ruminé mes idées du mieux que je pus, il me sembla que
je devais accepter ce qui m'était donné de si bon coeur et de si
chaude amitié. Je me rappelai aussi que cette acquisition était un
essai que l'on voulait faire, et que je n'avais pas le droit de
m'y refuser. Alors, mon parti était pris, je regardai pour la
première fois cette masure avec des yeux étonnés. Elle était très
ancienne et encore solide. La cheminée rentrait dans le mur, en
arcade pointue, avec des bancs de pierre dans le renfoncement. Les
solives étaient toutes noires et le plancher mal joint laissait
tomber la neige et la pluie en beaucoup d'endroits. C'était la
faute à mes cousins qui, avec quelques planches de plus et bien
peu de travail, auraient empêché cela. Leur grand-père le leur
avait souvent commandé, mais ils étaient de ceux qui parlent
beaucoup d'être mieux, sans faire ce qu'il faut pour être
seulement moins mal. Je pensais que j'avais le droit, puisque
j'allais leur prêter _ma maison, _d'exiger qu'ils y fissent les
réparations nécessaires à leur santé.

Ma maison! je me répétais ce mot tout en songeant, car c'était
vraiment comme un rêve. On avait dit, en se cotisant pour me la
donner, qu'avec le jardin, il y en avait bien pour cent bons
francs. Cent francs! cela me paraissait énorme. J'étais donc
riche? Je fis deux ou trois fois en une minute le tour du jardin.
Je regardai la bergerie de Rosette; elle m'avait donné un agneau
au printemps; il était déjà fort et très beau, je l'avais si bien
soigné! En le vendant, j'aurais le moyen de faire une vraie
bâtisse à côté de celle que mon grand-oncle avait construite lui-
même et que je voulais garder en respect de lui. J'aurais aussi le
moyen d'avoir deux ou trois poules, et qui sait si plus tard, en
achetant un petit chevreau, je ne l'amènerais pas à être une bonne
chèvre? -- Je recommençais, sans m'en douter, la fable de Perrette
et de son pot de lait, mais je n'étais pas fille à le répandre
pour le plaisir de sauter, et mes rêves devaient me conduire bien
plus loin que je ne pensais.
                
Go to page: 1234567891011
 
 
Хостинг от uCoz