George Sand

Nanon La bibliothèque précieuse
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VI

Pourtant, au milieu du contentement qui me gagnait, le souci me
gagna aussi, et, comme j'étais assise toute recueillie au bord de
ma haie d'épines et de noisetiers, le petit frère arriva pour me
demander si j'étais mécontente de ce qu'il avait fait pour moi, et
d'où venait que je semblais bouder des personnes qui me voulaient
rendre heureuse.

-- Penses-tu donc, me dit-il, comme ce pauvre père Jean qui
regrettait son servage et sa misère?

-- Non, répondis-je. Peut-être que, s'il eût vécu jusqu'à
aujourd'hui, il aurait compris ce que tout le monde commence à
comprendre; mais je vous dirai la chose comme elle me vient dans
l'esprit. Je suis contente d'une manière et fâchée de l'autre. Je
vois ce qu'il y aurait à faire pour entretenir et conserver ce
bien, et je sais que mes cousins ne m'y aideront guère. Ils
n'auront point d'attache pour ce qui n'est point à eux. Ils me
jalouseront peut-être. Ils ont coutume de me railler parce que je
prends plus de soin d'eux qu'eux-mêmes. Vous savez bien qu'ils
sont un peu sauvages, qu'ils ne tiennent pas à être autrement,
qu'ils dégradent plutôt que de réparer et qu'ils se trouvent
toujours assez bien après un jour passé, pourvu qu'on ne parle pas
du jour à venir. Eh bien, peut-être qu'ils ont raison et que je
vais me donner beaucoup de peine dont ils ne me sauront point de
gré. Je suis si jeune! est-il possible qu'à mon âge je puisse
gouverner un bien qui vaut cent francs? Ils vont me taquiner.
Qu'est-ce que vous me conseillez, vous qui peut-être penserez
comme eux?

-- Je ne pense plus comme eux, répondit-il, nous pensions, eux et
moi, que plus on s'inquiète d'être mieux, plus mal on se trouve,
et, pour mon compte, j'avais résolu de vivre au jour le jour sans
m'occuper du lendemain. Mais, depuis l'an passé, j'ai bien changé,
Nanon. J'ai réfléchi en écoutant ce que disaient les moines. Ils
ne m'ont appris ni latin ni grec; mais ils m'ont laissé voir leur
mauvaise volonté pour le bonheur de ces pauvres dont ils se disent
les pères et les tuteurs. En les voyant rire de l'épargne et du
travail, encourager la fainéantise et dire que cela ne peut pas
changer, j'ai résolu de me changer moi-même et j'ai rougi d'être
un fainéant. J'ai travaillé, oui, petite, j'ai beaucoup appris
tout seul, tout en courant les halliers et les bruyères. Il faut
bien que j'agite mon corps et que je remue mes jambes. Songe donc!
je n'ai que dix-huit ans, je suis maigre comme une chèvre, et,
comme une chèvre, j'ai besoin de courir et de sauter. Mais je
pense malgré tout; je suis souvent seul quand les autres
travaillent et tu ne me vois plus courir avec les petits enfants
plutôt que d'être sans compagnie. Tu vois aussi que, quand je veux
parler, je viens à bout maintenant de dire quelque chose: c'est
que j'ai quelque chose dans la tête. Je ne sais pas bien encore ce
que c'est, mais mon coeur me dit que ce sera quelque chose de bon
et d'humain, car je déteste ceux qui veulent le mal. Le jour où
j'ai compris que je n'étais plus moine, j'ai changé autant que
Rosette changerait si, au lieu de bêler, elle se mettait à causer
avec toi.

-- Comment, lui dis-je, vous prétendez que vous n'êtes plus moine?
Vos parents ont donc changé d'idée?

-- Je n'en sais rien, je n'entends pas plus parler d'eux que s'ils
me croyaient mort. Mais je sais une chose, c'est qu'ils sont très
fiers et ne me laisseront pas recevoir de l'État l'aumône dont les
ordres vont vivre. Quand ce sera bien décidé et bien réglé, ils ne
souffriront pas qu'un gentilhomme qui aurait mis son apport dans
une communauté, soit réduit à des secours personnels. D'ailleurs,
on va faire, si on n'a déjà fait, -- car je ne sais pas tout ce qui
se passe, -- une loi qui n'autorisera plus le renouvellement des
communautés. On laissera mourir les vieux religieux en leur
assurant du pain, et on ne permettra plus que des jeunes gens
s'engagent par des voeux éternels. Je ne serai donc pas moine, et
j'en ai tant de joie qu'il me semble que je commence à exister. Tu
as cru que j'en prenais mon parti... et, au fait, tu as eu raison,
je le prenais comme une âme désespérée qui, par fierté, se garde
d'une résistance impossible. Je ne le prendrais plus, à présent
que j'ai respiré, comme on dit, dans ces temps nouveaux, le
souffle de la liberté!

-- Mais que ferez-vous, mon petit frère, si vos parents ne vous
donnent rien de leurs biens?

-- S'ils me laissaient mourir de faim, ce que je ne suppose pas, je
me ferais paysan, ce qui ne me serait pas difficile. Je sais me
servir d'une cognée et d'un hoyau tout comme un autre. Il me
semble très aisé de vivre à ma guise, à présent que le monde m'est
ouvert. Je ne me tourmente pas du tout de mon sort. Au besoin, je
me ferais soldat, j'ai de l'espérance et de la gaieté plein le
coeur. On me laisse ici, j'y reste sans ennui et sans impatience,
à présent que j'y ai des amis et que personne ne me méprise plus.
Tu vois que tu n'as plus à t'inquiéter de moi. Songe plutôt à toi-
même, ne te décourage pas des ennuis que tu auras pour gouverner
ton petit bien. Le paysan d'aujourd'hui, vois-tu, est entre deux
choses bien différentes: le passé, où beaucoup aimaient mieux
souffrir que de s'aider; l'avenir, où, en s'aidant, il ne
souffrira plus. Tu as toujours eu l'idée du courage, puisque c'est
toi la première qui me l'a donnée. Conserve-la, c'est la bonne,
et, s'il faut doubler ta volonté, double-la plutôt que de
retourner dans l'état d'âme malade et abrutie où le servage tient
ceux qui l'acceptent.

Je ne sais pas trop en quelles paroles le petit frère me dit
toutes ces choses; je me les rappelle comme je peux, et sans doute
il fit effort pour les faire entrer dans mon esprit, mais elles y
entrèrent bien et une fois pour toutes; elles répondaient à
l'instinct que j'avais de me bien gouverner dans la vie, et j'en
ai fait mon profit, ma vie durant.

Nous retournâmes à la fête, dont le bruit nous attirait. Il était
arrivé deux paroisses voisines qui venaient _fraterniser _avec
nous, on disait comme cela. Elles avaient amené leurs musettes et
pipeaux et planté leurs banderoles auprès de la nôtre, sur la
fontaine aux miracles. Jamais Valcreux n'avait vu si belle
réjouissance, et, quand vint la nuit, on fit effort pour se
quitter. On allait commencer la moisson, et les gens de la plaine,
s'étant loués pour abattre la récolte, ou ayant quelque chose à
recueillir chez eux, ne voulaient pas manquer au devoir de la
terre. C'était des communes plus riches que nous autres gens de
montagne pour qui la moisson n'était pas une si grande affaire;
et, comme quelques-uns de chez nous s'en plaignaient:

-- Ayez confiance, nous dirent les voisins. Achetez le bien de vos
moines, et, là où ils ne recueillent que du genêt, vous ferez
pousser de l'orge et de l'avoine.

On se sépara en s'embrassant, en se jurant de rester unis et de se
prêter assistance en tout besoin. On fit la conduite aux partants,
et, comme je revenais avec le petit frère à la tombée de la nuit,
nous fûmes témoins d'une aventure qui me donna bien à penser.

Nous étions restés en arrière tous les deux je ne sais plus
pourquoi, et, pour rattraper les autres, l'idée nous vint de
prendre une traquette à peine frayée dans les ravines. En marchant
vite et sans bruit sur la mousse, nous nous trouvâmes rejoindre
deux personnes, une fille que je reconnus bien pour être des
environs et un grand gars qui ne pouvait cacher ce qu'il était,
car son froc le distinguait dans la nuit. Ils ne nous virent point
et marchèrent un moment devant nous, la fille disant:

-- Je ne veux point vous écouter, vous n'êtes point pour vous
marier avec moi.

Et lui, le frère Cyrille, un des deux jeunes moines de Valcreux,
lui répondant:

-- Si tu me veux écouter, je te jure le mariage. Je quitterai
demain le couvent.

-- Quittez-le et venez avec moi chez mes parents, dit-elle; alors,
je vous écouterai.

Elle voulait partir et lui la retenir; mais il nous vit, et, tout
honteux, il s'en alla d'un côté pendant que la fille lui échappait
en gagnant de l'autre.

Le petit frère ne fit pas l'étonné et reprit son chemin avec moi
sans rien dire; moi, j'en étais toute saisie et je ne pus me
garantir de la curiosité de le questionner.

-- Croyez-vous donc, lui dis-je, que ce frère épousera la Jeanne
Moulinot?

-- Mais oui, me répondit-il, qui l'empêcherait? il y a longtemps
qu'il y songe; il faut bien qu'il se fasse une famille, car un
homme ne peut pas vivre seul.

-- Alors, vous vous marierez aussi, je vois cela.

-- Certainement, je veux avoir des enfants pour les rendre heureux.
Mais je suis trop jeune encore pour y penser.

-- Trop jeune? Dans combien de temps y penserez-vous?

-- Dans cinq ou six ans peut-être, quand j'aurai trouvé un état.

-- Sans doute vous trouverez une riche demoiselle?

-- Je ne sais pas, cela dépendra de ce que ma famille voudra faire
pour moi; mais je ne prendrai pour femme que celle que j'aimerai.

-- Est-ce que ce n'est pas toujours comme cela qu'on se marie?

-- Non, on se marie souvent par intérêt.

-- Alors, vous serez très heureux un jour? mais, moi, je ne vous
verrai plus_, _je ne saurai peut-être pas où vous êtes, et vous ne
vous souviendrez plus de moi.

-- Je me souviendrai toujours de toi, fussé-je bien loin d'ici.

-- Je voudrais apprendre une chose que vous devez savoir.

-- Quoi donc?

-- Je voudrais savoir connaître les pays sur une carte, comme j'en
ai vu une au moutier.

-- Eh bien, j'apprendrai la géographie et je te l'enseignerai.

Nous nous quittâmes devant le moutier. Il y avait encore du monde
occupé à rentrer les tables et les bancs, j'entendis des anciens
qui disaient:

-- Voilà un jour trop beau pour qu'il revienne jamais. Ce qui est
si heureux ne peut pas durer!

Ils disaient la vérité, c'était le plus beau jour de la révolution
dans toute la France. Tout allait s'embrouiller et se gâter. Ceux
qui avaient de l'expérience pouvaient le prévoir; moi, je ne le
pouvais pas, et cette sentence des vieux me fit peur. Cela me
paraissait une parole injuste et ingrate envers le bon Dieu qui,
selon moi, devait vouloir faire durer ce qui est bien. Je remontai
à ma cabane, poursuivie par une idée triste, l'idée qu'un jour
devait venir où je verrais partir le petit frère, sans espoir de
le revoir jamais. Une larme m'en tomba sur la joue. La prédiction
des vieux se réalisait; je venais de vivre le plus beau jour de ma
vie d'enfant, et je la finissais déjà par une frayeur de l'avenir
et une envie de pleurer.

Pourtant le reste de l'année s'écoula sans amener d'événements
malheureux dans nos campagnes; mais la joie que nous avions eue ne
se soutint pas, et les choses que l'on entendait dire donnaient de
l'inquiétude. Aussi ne se présentait-il personne pour acheter les
biens du couvent, et le maire, qui avait reçu très peu de l'argent
promis pour l'achat de ma maison, dut se contenter d'en payer pour
moi le loyer aux moines.

Parmi les choses qui nous alarmaient, on racontait qu'il y avait
de grandes disputes à Paris entre le parti du roi et l'Assemblée
nationale; que les nobles et les prêtres se moquaient des décrets
de l'année 89 et menaçaient de faire battre ensemble ces communes
que l'on croyait si bien d'accord contre eux. Le commerce n'allait
pas, on sentait plus de misère qu'auparavant et on recommençait à
avoir peur des brigands, quoique on ne sût toujours pas d'où ils
pourraient venir. On savait bien qu'il y avait eu, en plusieurs
endroits, des brigandages commis, des bois brûlés, des châteaux
pillés, mais c'était par des paysans, par des gens comme nous et
on cherchait à les excuser en supposant que les seigneurs les
avaient attaqués les premiers. On commença pourtant à se quereller
en paroles; personne ne parlait de république, on ne savait encore
ce que c'était, mais on se disputait pour la religion. Les moines,
qui s'étaient tenus cois, prirent du dépit, un jour que les deux
jeunes frères Cyrille et Pascal décampèrent de bon matin, jetant
comme on dit, et pour tout de bon, le froc aux orties. On en fit
des risées dans la paroisse. Trois des quatre religieux qui
restaient s'en fâchèrent et commencèrent à prêcher contre l'esprit
révolutionnaire. Ils étaient pourtant aussi en révolution chez
eux. Le père prieur étant mort, ils ne lui avaient pas nommé de
successeur faute de s'entendre, et ils vivaient en république sans
commandement et sans discipline.

Le petit frère, que l'on commençait tout doucement à appeler
M. Émilien, vu qu'il ne cachait à personne son intention de ne pas
rester au couvent, se taisait par bienséance sur les querelles
d'intérieur dont il était témoin; mais, me connaissant très
secrète, il me les racontait quand nous étions seuls. Je sus par
lui que le père Fructueux, ce gros brutal que nous n'aimions pas,
était le meilleur et le seul sincère des quatre. Il n'était certes
pas content de voir le moutier en vente, car il croyait la vente
sérieuse et prochainement réalisable; mais il était résolu à ne
rien faire de mal pour l'empêcher, tandis que les autres, surtout
le père Pamphile, conseillés et poussés par des lettres et des
avis secrets, parlaient de faire battre les paysans, d'ameuter les
plus dévots en effrayant les consciences contre ceux qui n'avaient
pas de scrupules religieux par rapport aux biens d'Église, enfin
ils souhaitaient la guerre civile parce qu'on leur avait persuadé
que Dieu la voulait, et, s'ils eussent été plus hardis ou plus
habiles, ils nous eussent tournés les uns contre les autres.

Un soir, comme, après avoir fait souper mes deux grands cousins,
je m'en retournais coucher chez la Mariotte, Émilien vint me
prendre à part.

-- Écoute, me dit-il, c'est un secret entre nous deux. Il y a assez
d'agitation dans la commune, il ne faut point ébruiter ce que je
vais te dire. Je n'ai pas vu ce soir le père Fructueux au souper.
On s'était beaucoup querellé avec lui dans la journée, on a dit
qu'il était malade. Je me suis glissé dans sa cellule, il n'y
était pas, et, comme je le cherchais partout, on m'a dit qu'il
était en punition, que cela ne me regardait pas et que j'eusse à
rentrer dans ma chambre. J'ai parlé avec sincérité, disant que
punir un frère pour une différence d'opinions politiques me
paraissait un abus de pouvoir. Je voulais savoir en quoi
consistait la punition. On m'a imposé silence et on m'a menacé de
m'enfermer aussi. Donc, le pauvre moine est enfermé quelque part.
J'ai vu que je ne ferais que lui nuire en insistant, que tout
était changé et qu'on allait employer la rigueur. Je suis entré
dans ma cellule sans rien dire, comme si je me soumettais, mais
tout aussitôt j'ai fait le chat, je suis sorti par la fenêtre,
j'ai marché sur les toits, j'ai gagné un endroit par où la
descente est possible, et me voilà. Je veux savoir où est ce
pauvre économe. Si c'est dans le cachot, et je le crains, c'est un
endroit affreux et ils peuvent l'y faire beaucoup souffrir, ne
fut-ce que de jeûner, ce qui serait pour lui une grande
mortification, car il est habitué à bien vivre et à ne se refuser
rien. Or, je sais le moyen de pénétrer, non pas dans le cachot,
mais dans un petit couloir par où le cachot prend un peu d'air.
J'ai essayé plusieurs fois de savoir si une personne mince pouvait
s'y glisser pour parler aux prisonniers et leur porter secours, je
n'ai jamais pu y passer, et pourtant il ne s'en fallait pas de
beaucoup: j'ai les épaules larges, mais, toi, qui es menue comme
une quenouille, tu y passeras sans peine. Viens donc; quand je
saurai si le moine est là, j'aviserai à le délivrer. S'il n'y est
pas, je dormirai tranquille, car, dans ce cas, sa pénitence ne
sera pas bien cruelle.

Je ne fis aucune réflexion. J'ôtai mes sabots pour ne pas faire de
bruit sur le roc, et, par un sentier de chèvres qui tombait tout
droit sur les derrières du moutier, je suivis Émilien. Il me fit
descendre encore dans une petite coupure à pic en me prenant dans
ses bras, et de là, nous nous glissâmes dans une espèce de caveau.
Je connaissais bien tous ces recoins où la bâtisse et le rocher ne
se distinguaient plus guère l'un de l'autre; il n'est pas
d'endroits mystérieux où les enfants ne pénètrent; mais je ne
savais pas ce qu'il y avait derrière une lucarne épaisse et fermée
à clef qui terminait le caveau. Il y avait longtemps qu'Émilien,
qui était plus fureteur que pas un, connaissait l'endroit, et
avait remarqué que, depuis le matin, cette lucarne était ouverte,
ce qui prouvait qu'il devait y avoir quelqu'un dans le cachot
puisque c'en était la prise d'air.

-- C'est là qu'il faut que tu passes, me dit-il, vois si tu le peux
sans te faire de mal.


VII

Je ne voyais pas même le trou noir où je devais m'engager; car,
outre qu'il faisait nuit, le caveau était obscur en plein jour et
on n'y allait qu'à tâtons. Je n'hésitai pas et je passai très
facilement. Je rampai jusqu'à la grille d'un petit soupirail et
j'écoutai. D'abord, je n'entendis rien, et puis je saisis quelque
chose comme des mots dits tout bas; enfin la voix s'éleva assez
pour que je reconnusse celle de l'économe. Il disait ses prières
en gémissant. Je l'appelai avec précaution. Il eut peur et se tut
brusquement.

-- Ne craignez rien, lui dis-je, c'est moi, la petite Nanette
amenée par le petit frère Émilien, qui est là aussi derrière moi
pour savoir si vous souffrez.

-- Ah! mes braves enfants, répondit-il, merci! Dieu vous bénisse!
certes oui, je souffre, je suis mal, car j'étouffe; mais vous n'y
pouvez rien.

-- Peut-être aussi que vous avez faim et soif?

-- Non, j'ai du pain et de l'eau, et je m'arrangerai pour dormir
sur la paille. Une nuit est bientôt passée et peut-être que demain
ma pénitence sera finie. Retirez-vous; si Émilien était surpris
essayant de me porter secours, il serait puni comme moi.

Je m'en revins à reculons vers Émilien, qui me pria de retourner
lui dire ceci:

-- Une nuit n'est rien; mais, si vous devez rester ici davantage,
nous le saurons et nous ferons en sorte de vous délivrer.

-- Gardez-vous-en bien! s'écria-t-il, je dois me soumettre, ou mon
sort serait pire.

Il n'était pas_ _facile de parlementer longtemps, car j'étouffais
dans ce boyau de maçonnerie et je retirais au prisonnier le peu
d'air qu'il avait. Quand je revins près d'Émilien:

-- Je vois une chose certaine, lui dis-je; c'est que, si vous
rentrez au moutier, vous serez traité comme ce pauvre_ _frère.

-- Sois tranquille, répondit-il, je serai très prudent. Si le père
Fructueux ne reparaît pas demain, je sais où il est et je verrai
ce que je dois faire. Comme j'ai à le délivrer, je ne suis pas si
simple que de me faire coffrer moi-même.

Nous nous séparâmes.

Le lendemain, le prisonnier était toujours dans le cachot et le
surlendemain aussi. Nous lui parlions chaque soir et je réussis à
lui faire passer un peu de viande qu'Émilien déroba pour lui et
qui lui fit grand plaisir à sentir; mais il nous dit ensuite qu'il
n'avait pu manger parce qu'il se sentait malade. Sa voix était
affaiblie et, le soir du troisième jour, il semblait n'avoir plus
la force de nous répondre. Tout ce que nous pûmes comprendre,
c'est qu'il devait rester là jusqu'à ce qu'il eût juré quelque
chose qu'il ne voulait pas jurer. Il aimait mieux mourir.

-- À présent, me dit Émilien, il n'y a rien à ménager, ce serait
lâche! Viens avec moi chez le maire, tu témoigneras de la vérité.
Il faut que le magistrat somme les moines de délivrer ce
malheureux.

Ce ne fut pas aussi facile qu'il se l'imaginait. Le maire était un
bien brave homme, mais pas trop hardi. Il avait gagné du bien en
affermant la meilleure métairie des moines, et il ne savait plus
trop s'ils ne redeviendraient pas les maîtres. Il disait bien que
l'économe était le seul bon de la communauté et qu'elle aurait dû
le nommer supérieur; mais il ne voulait pas croire que les frères
eussent l'intention de le laisser mourir en prison.

Heureusement, d'autres municipaux arrivèrent et Émilien leur parla
très vivement. Il leur rappela que la loi rompait les voeux et
décrétait la liberté des religieux. Le devoir de la municipalité
était de faire respecter la loi, il n'y avait pas à aller contre.
Si celle de Valcreux s'y refusait, il partirait sur l'heure pour
la ville où il trouverait bien des magistrats plus courageux et
plus humains.

Je fus toute contente de voir le feu qu'il y mettait, et, par
prières et caresses, je plaidai aussi auprès du maire, qui
m'aimait beaucoup et me questionnait sur le cachot du moine,
sachant bien que je ne dirais que la vérité.

-- Allons, allons, dit-il, il nous faut marcher, nous autres vieux,
devant le commandement de deux enfants! C'est drôle tout de même,
mais on vit dans le temps des changements: nous l'avons voulu, il
faut en supporter la conséquence.

-- Vous voyez, lui dit Émilien, que nous sommes venus à vous avec
tout le respect qui vous est dû et avec toute la prudence qu'il
fallait. Nous n'avons dit qu'à vous ce qui se passe, tandis que,
si nous avions voulu ameuter les jeunes gens de la commune, le
prisonnier serait déjà délivré; mais ils eussent peut-être
maltraité les moines, c'est ce que vous ne voulez pas. Allez donc
et parlez au nom de la loi.

Le maire pria trois ou quatre du conseil de l'accompagner.

-- Je confesse, dit-il, que je n'irais pas volontiers seul; c'est
bien doux, bien gentil, les moines; mais, quand on les fâche, ça
mord, et ça a la dent mauvaise.

Ils se rendirent sans bruit au moutier et furent bien reçus. Les
moines ne se doutaient de rien; mais, quand le maire leur dit
qu'il avait à leur parler _à tous _au nom de la loi et qu'il ne
voyait point l'économe, ils furent très embarrassés et le firent
passer pour malade.

-- Malade ou non, nous le voulons voir, conduisez-nous à sa
chambre.

On fit attendre longtemps, on voulait endormir la municipalité et
on lui fit honnêtement servir du meilleur vin. Le vin fut accepté
et avalé, on était trop honnête pour le refuser; mais le maire
s'obstina tout de même et on le conduisit à la cellule de
l'économe. On avait eu le temps de l'y ramener en lui disant qu'il
était pardonné, et, quand le maire le questionna sur sa santé, le
pauvre homme, ne voulant pas trahir ses frères, répondit qu'il
avait eu une attaque de goutte qui le forçait de garder la
chambre. Un moment le maire crut que nous avions menti, mais il
était assez fin pour deviner tout seul la vérité, et il dit aux
moines:

-- Mes bons pères, je vois bien que le père Fructueux est très
malade; mais nous savons la cause de son mal, et nous avons
l'ordre de le faire cesser. Si le père Fructueux veut vous
quitter, il est libre et je lui offre ma maison; sinon, nous vous
donnons avertissement qu'il y a danger pour vous de lui assigner
un mauvais gîte, parce que la loi est là pour le protéger, et la
garde nationale pour donner force à la loi.

Les moines firent semblant de ne pas comprendre et le père
Fructueux refusa poliment la protection qu'on lui offrait; mais
les autres se le tinrent pour dit. Ils n'avaient pas cru que le
maire aurait tant de fermeté et la peur les prit. Dès le lendemain
ils tinrent conseil et le père Fructueux, qui pouvait les perdre
et qui ne le voulait pas, fut nommé supérieur des trois autres. Il
fut soigné et choyé, et ne se vengea point. Dès lors, ils se
tinrent tranquilles; mais ils devinèrent bien qu'Émilien avait agi
contre eux et ils le détestèrent à mort, sans oser le lui
témoigner ouvertement.

Cette aventure acheva de nous rendre grands amis, Émilien et moi.
Nous avions travaillé ensemble à une chose dont nous nous
exagérions peut-être la conséquence parce qu'elle flattait notre
petit orgueil, mais où nous avions porté une grande bonne volonté
et bravé quelque danger. Il n'eût pas fallu nous traiter en
enfants. À partir de ce jour-là, Émilien devint si raisonnable
qu'on ne le reconnaissait plus. Il chassait toujours, mais pour
donner son gibier aux pauvres malades, et il ne s'en servait plus
pour festiner sur l'herbe avec les jeunes camarades de la
montagne. Il lisait beaucoup, des livres et des journaux qu'il
faisait venir de la ville, et puis des livres du couvent, car il
disait que, dans le fatras, il y en avait quelques-uns de bons. Il
m'enseignait assidûment et, durant l'hiver où les veillées sont
longues, je fis beaucoup de progrès et j'arrivai à comprendre
presque tout ce qu'il me disait.

N'ayant plus de loyer à payer aux moines et gagnant quelque chose,
car je commençais à aller en journées et je travaillais à la
lingerie du couvent, je n'étais plus dans la misère. Mes élèves me
rapportaient, car ce fut la mode chez nous d'apprendre à lire
jusqu'à ce que la vente des biens nationaux fût faite; après on
n'y songea plus. Mais j'avais un second agneau et je vendis le
premier assez bien, ce qui me permit d'acheter une seconde brebis;
on me donna deux poules qui, étant bien soignées, furent bonnes
pondeuses. Je fus toute étonnée, au bout de l'année, d'avoir
économisé cinquante livres.

Mes grands cousins s'étonnaient de mon industrie, eux qui
gagnaient quatre fois comme moi et ne savaient rien mettre de
côté; mais, voyant que je me mettais en mesure de pouvoir les
loger pour rien, ils furent assez raisonnables pour réparer la
toiture et pour élargir ma bergerie.

Au printemps de 1791, une grande nouvelle nous arriva: la loi nous
accordait huit mois de délai pour payer les biens nationaux.
Alors, ce fut comme une volée d'alouettes qui s'abat sur un champ,
et en trois jours tout le monde acheta. Ces lots étaient tout
petits et si bon marché que toutes les menues terres du val y
passèrent. Chacun en prit ce qu'il put, et le père Pamphile, qui
faisait le goguenard, eut beau donner à entendre qu'on ne les
garderait pas longtemps, parce qu'il arriverait malheur à ceux qui
tremperaient dans le sacrilège, il n'y eut que bien peu de
croyants à son dire. D'ailleurs, le père Fructueux lui imposait
silence, il voulait respecter la loi malgré le chagrin qu'il en
avait. Pour moi, je pus acheter ma maison pour trente-trois francs
et je me trouvai encore à même de rendre la cotisation qui avait
été faite pour moi à la fête de la Fédération, en priant le maire
de la donner aux pauvres. Je me tenais pour riche, puisque je me
voyais propriétaire et qu'il me restait encore quinze francs, la
restitution faite.

La seule chose qu'aucun de nous ne pouvait songer à acheter,
c'était le moutier, avec ses grands bâtiments et les terres de_
_réserve qui, étant de première qualité, eussent monté trop haut
pour nos petites bourses. On pensait donc que les moines y
resteraient longtemps sinon toujours, lorsque, dans le courant du
mois de mai, un monsieur se présenta assisté du maire et d'un
magistrat de la ville, et, montrant des papiers qui prouvaient
qu'il était acquéreur du moutier et de ses dépendances, il fit
sommer par huissier la communauté de lui céder la place.

Sans doute, les trois moines qui avaient élu le père Fructueux
pour leur supérieur avaient fini par comprendre qu'il
n'empêcherait rien. Ils avaient pris leurs précautions pour
trouver un gîte ailleurs, car ils n'attendirent pas la sommation,
et, quand le nouvel acquéreur entra dans le moutier, il n'y trouva
que le supérieur tout seul, qui comptait de l'argent et écrivait
sur un registre.

Émilien, qui était présent à l'entrevue, car le père Fructueux
l'avait prié de l'aider à faire ses comptes, m'a raconté comment
les choses se passèrent.

D'abord, il faut dire qui était l'acquéreur. C'était un avocat
patriote de Limoges qui comptait revendre et faire une bonne
affaire si la loi était maintenue, mais qui savait bien qu'en
temps de révolution il y a de gros risques, et qui était décidé à
les courir par dévouement à la Révolution. Voilà ce qu'il expliqua
au supérieur, qui le recevait très poliment et l'invitait à
raisonner avec lui.

-- Je vous crois, lui répondit-il, vous avez la figure d'un honnête
homme, et je sais que vous avez bonne réputation. Pour moi, j'ai
toujours cru que la vente de nos biens se réaliserait aussitôt que
l'assemblée donnerait des facilités pour le payement. Puisque
voilà la chose faite, je n'ai qu'à m'y soumettre. Mais vous me
trouvez faisant les comptes de ce que la communauté possédait en
numéraire, et je voudrais savoir, de M. le maire ici présent, à
qui je dois le remettre, puisque nous n'avons plus droit qu'à une
pension de l'État.

M. Costejoux (c'était le nom de l'acquéreur) fut étonné de la
bonne foi du supérieur. Il avait beaucoup de préventions contre
les moines, et ne put s'empêcher de lui demander si les autres
membres de la communauté abandonnaient aussi fidèlement leur
numéraire.

-- Monsieur, répondit le supérieur, vous n'avez point à vous
occuper de mes frères en religion. Ils sont partis sans rien
emporter de ce qui était le bien commun. Ils n'eussent pu le
faire, puisque j'étais à la fois leur supérieur et leur caissier.
Si on a le soupçon de quelque détournement, c'est sur moi seul
qu'il doit tomber.

Le maire affirma que personne n'avait de soupçons, l'avocat
s'excusa de la parole qu'il avait dite, et le magistrat de la
ville déclara qu'il s'en rapporterait à la sincérité du supérieur.
Il reçut la somme, qui était de onze mille francs et qui devait
être restituée à l'État. Il en donna quittance et il engagea le
supérieur à faire valoir ses droits à la pension promise.

-- Je ne ferai rien valoir et je ne veux pas de pension, répondit-
il; j'ai une famille aisée qui me recevra fort bien et me
restituera même ma part de patrimoine, puisque je ne suis plus
légalement dans les ordres.

L'acquéreur, le voyant si désintéressé et si soumis à la loi, le
pria de ne pas se croire expulsé brutalement par lui, et il
l'engagea à rester plusieurs jours et davantage s'il le désirait.
Le supérieur remercia et dit qu'il était prêt à partir depuis
longtemps.

Alors on s'occupa du pauvre petit frère, qui était là sans un sou
vaillant et avec l'habit qu'il avait sur le corps.

-- Et vous, monsieur, lui dit le magistrat de la ville, a-t-on
avisé à votre existence?

-- Je l'ignore, répondit le petit frère.

-- Qui donc êtes-vous?

-- Émilien de Franqueville.

-- Alors... nous n'avons point à nous inquiéter de vous; votre
famille est des plus riches de la province et vous allez la
rejoindre?

-- Mais, dit Émilien avec un peu d'embarras, je n'ai reçu d'elle
aucun ordre et je ne sais pas où elle est.

L'acquéreur, le maire et le magistrat se regardèrent avec
étonnement.

-- Est-il possible, s'écria l'acquéreur, qu'on abandonne ainsi...?

-- Pardon, monsieur, reprit Émilien, vous parlez devant moi et je
n'autorise personne à blâmer mes parents.

-- C'est fort bien pensé, reprit M. Costejoux; mais il faut
pourtant que vous connaissiez votre position. Vos parents ont
quitté la France, et, si leur absence se prolonge, ils seront
considérés comme émigrés. Or, vous n'ignorez pas qu'il est
question de déposséder les émigrés, et vous pourriez bien vous
trouver sans ressource; car, si la guerre nous est déclarée, la
confiscation de vos biens et de ceux des nobles qui auront passé à
l'ennemi, sera le premier décret que rendra l'Assemblée.

-- Jamais mon père et mon frère ne feront pareille chose! s'écria
Émilien, et j'en suis si sûr, que je compte m'engager comme soldat
si, pour quelque raison que j'ignore, mes parents sont dans
l'impossibilité de rentrer en France et de s'occuper de moi.

-- Voilà de bons sentiments, dit l'acquéreur; mais, en attendant
que nous ayons la guerre et que vous ayez l'âge de la faire,
permettez-moi de m'occuper de vous. Je ne veux point prendre
possession de la prison où l'on vous a mis, pour vous jeter sur le
pavé; restez donc ici jusqu'à ce que j'aie pris des informations
sur les moyens d'existence qui vous sont dus par votre famille.
Elle a laissé dans sa terre un intendant qui doit avoir reçu
quelques instructions, et à qui je me charge de rafraîchir la
mémoire.

-- Peut-être n'en a-t-il reçu aucune, répondit Émilien; mes parents
n'ont pas dû croire à la vente des couvents. Ils pensent donc que
je n'ai besoin de rien.

-- Ne payaient-ils pas une pension pour vous dans cette maison?

-- Non, rien, dit le supérieur; la communauté devait recevoir vingt
mille francs, le jour où il recevrait la tonsure.

-- Je comprends le marché, dit M. Costejoux au magistrat; on
voulait enterrer le cadet et on intéressait les moines à
entretenir sa vocation.

Le supérieur sourit et dit à Émilien:

-- Quant à moi, mon cher enfant, je ne vous ai jamais caché que
c'en était fait des couvents et je ne vous ai jamais beaucoup
tourmenté pour y chercher votre avenir.

Ils se serrèrent la main tristement, car, depuis l'aventure du
cachot, ils s'aimaient et s'estimaient beaucoup l'un l'autre.
Émilien pria fièrement l'avocat de ne pas s'occuper de lui, vu
qu'il n'était point d'humeur à devenir vagabond et que, sans
sortir de la commune, il trouverait bien à occuper ses bras sans
être à la charge de personne. Le magistrat se retira et
l'acquéreur se consulta avec le maire tout en examinant les
bâtiments du moutier. Quand ils revinrent vers le prieur,
M. Costejoux avait pris une résolution à laquelle on ne
s'attendait point.


VIII

Voici comment parla M. Costejoux:

-- Monsieur le prieur, je viens d'apprendre de M. le maire des
particularités sur vous et sur le jeune Franqueville, qui me font
votre ami à tous deux, si vous voulez bien me le permettre. Nous
pouvons nous rendre mutuellement service, moi en vous confiant mes
intérêts, vous en acceptant la gestion de ma nouvelle propriété.
Je ne compte ni l'habiter ni l'exploiter moi-même, -- mes
occupations ne me le permettent pas, -- ni songer à la revendre
avant quelques années, car je veux courir tous les risques de
l'affaire. Restez donc ici tous deux et gouvernez les choses comme
si elles étaient vôtres. Je sais que je puis avoir une confiance
absolue dans les comptes que vous me rendrez. Je n'exige qu'une
chose, c'est que vous ne donnerez asile à aucun membre du clergé.
À tout autre égard, vous pouvez vous considérer comme chez vous et
fixer vous-même la part que vous souhaitez prélever sur le produit
des terres que je vous donne à exploiter.

Le père Fructueux fut fort surpris de cette offre et il demanda à
réfléchir jusqu'au lendemain. Le maire offrit le souper, qui fut
accepté de bonne amitié et on y entraîna Émilien, qu'on était
étonné et content de trouver dans les sentiments d'un bon patriote
et d'un bon citoyen.

Quand il se retrouva seul avec le prieur (c'est ainsi que l'on
continua à appeler le père Fructueux, bien qu'il n'eût gouverné la
communauté que durant six semaines), il lui demanda conseil.

-- Mon fils, répondit le brave homme, nous voilà comme deux
naufragés sur une terre nouvelle. Moi, je n'ai pas longtemps à
vivre, encore que je ne sois pas très vieux et que j'aie de
l'embonpoint; mais, depuis le cachot, j'ai une oppression qui me
mène durement et je ne crois pas m'en remettre. Je n'ai pas menti
en disant à M. Costejoux que j'avais une famille et un petit
patrimoine, mais je puis t'avouer que ma famille m'est devenue
bien étrangère et que, si je peux compter sur ses bons procédés,
je ne suis pas sûr de me faire à ses idées et à ses habitudes. Je
suis entré au moutier de Valcreux à seize ans, comme toi, il y a
justement aujourd'hui cinquante ans. J'y ai souffert à peu près
tout le temps, tantôt d'une chose, tantôt d'une autre: je n'aurais
peut-être souffert ni plus ni moins ailleurs; mais, à présent, je
souffrirais beaucoup plus du changement que de toute autre chose.
On ne quitte pas une maison que l'on a gouvernée si longtemps sans
y laisser son âme. Ne plus voir ces vieux murs, ces grosses tours,
ces jardins et ces rochers que j'ai toujours vus, me semble
impossible. Donc, j'accepte la gestion qui m'est offerte et
j'espère finir mes jours là où j'ai passé ma vie. Quant à toi,
c'est une autre affaire; tu ne peux pas aimer le couvent et il
n'est pas possible que ta famille t'oublie quand elle saura qu'il
n'y a plus de couvents. Mais qui sait ce qui peut arriver de tes
parents et de ta fortune? Ton père, avec qui j'ai échangé quelques
lettres, est un homme du temps passé, qui n'a pas cru à ce qui
nous arrive et qui y croira peut-être trop tard, quand il ne sera
plus temps d'aviser. J'ai su, et je n'ai pas voulu te dire, mais
tu dois savoir enfin que les paysans de Franqueville ont beaucoup
maltraité vôtre château. Sans l'intendant, qui est très malin et
très adroit, ils l'eussent brûlé; mais ils comptent que les terres
seront mises en adjudication comme te l'a dit cet avocat, et il
n'y aurait pas sûreté pour ta famille et pour toi-même à y
retourner de si tôt. Reste donc avec moi, pour voir venir les
événements. Si tu allais ailleurs, si tu prenais un parti
quelconque sans l'agrément de ton père, il pourrait en être fort
mécontent et s'en prendre à moi, au lieu que, s'il te retrouve où
il t'a mis et où il te laisse, il ne pourra pas trouver mauvais
que tu y acceptes une condition qui t'empêche de mourir de faim.

-- Mais quelle sera cette condition? demanda Émilien. Que ferai-je
pour gagner le pain que vous m'offrez de partager avec vous?

-- Tu tiendras mes comptes et tu dirigeras les travaux. Au besoin,
tu travailleras toi-même puisque tu aimes le travail du corps.
Moi, j'avoue que ce n'est pas mon goût.

Là-dessus, il alla se coucher, et Émilien vint, dès le lendemain
matin, me consulter, comme si j'eusse été une personne capable de
lui donner un bon conseil. Il me sembla que le prieur avait donné
les meilleures raisons et j'engageai mon ami à demeurer près de
lui.

-- Si vous partiez, lui dis-je, je ne sais pas ce que je
deviendrais. J'ai pris une si grande attache pour vous, que je
crois bien que je vous suivrais, quand je devrais mendier mon pain
sur les chemins.

-- Puisque c'est comme cela, répondit-il, je resterai tant que je
le pourrai, car j'ai pour toi la même amitié que tu me portes, et
je ne te quitterais pas sans un chagrin aussi grand que je l'ai eu
quand il m'a fallu quitter ma petite soeur.

-- Et vous n'avez toujours pas de ses nouvelles? Est-ce qu'on
l'aura laissée seule à Franqueville?

-- Oh non! je sais qu'elle devait entrer dans un couvent de filles,
en même temps que j'entrais ici.

-- Et où sera ce couvent?

-- À Limoges. Mais tu me fais songer qu'elle a pu être mise dehors
comme les autres, et, à présent que je suis libre, j'irai savoir
de ses nouvelles.

-- À Limoges? C'est bien loin, mon Dieu, et vous ne savez pas
seulement le chemin!

-- Je le trouverai bien, va, et ce n'est qu'à une quinzaine de
lieues d'ici.

Son voyage fut décidé et le prieur n'y fit pas d'opposition. Même
l'acquéreur, qui était très content d'avoir mis le soin et
l'exploitation de son nouveau domaine en bonnes mains, s'offrit à
emmener Émilien et à l'aider dans ses recherches, car il n'avait
pas ouï dire dans sa ville que la petite Franqueville y eût été
mise dans un couvent quelconque, et il craignait que son frère ne
sût pas la retrouver. Il l'engagea seulement à prendre des habits
comme tout le monde, car, bien que dans ce temps-là on ne courut
pas encore sus aux gens d'église, on n'aimait pas, quand on tenait
pour la révolution, à se montrer en leur compagnie. Émilien courut
pour reprendre l'habillement qu'il avait avant d'endosser le froc,
sans songer que, depuis trois ans, il avait grandi de toute la
tête et grossi d'autant. Mon cousin Pierre, qui était à peu près
de son âge et de sa taille, avait un habillement de droguet tout
flambant neuf que je l'engageai à lui prêter. Mais il ne s'en
souciait point et parla de le lui vendre; Émilien n'avait pas
d'argent, et, ne sachant quand il en aurait, il n'osait en
emprunter à personne. Ah! que je fus contente et fière alors, de
pouvoir lui offrir mes quinze francs! Après bien des difficultés,
il les accepta de moi. Avec la moitié, il acheta à Pierre son
habillement complet, qui, selon moi, l'embellissait beaucoup, et
il mit le reste dans sa poche pour n'être à la charge de personne
durant le voyage.

Quand M. Costejoux le vit ainsi équipé, il se prit à rire d'un air
malin, mais bienveillant quand même.

-- Ah! Ah! monsieur le vicomte, lui dit-il, -- car, malgré votre
essai de noviciat, nul ne peut vous empêcher d'être le vicomte de
Franqueville, votre frère aîné étant comte et votre père marquis,
-- vous voilà sous la livrée du paysan; mais sans doute vous
comptez vous habiller autrement à la ville?

-- Non, monsieur, répondit Émilien, je ne pourrais pas, et, si vous
rougissez d'un paysan en votre compagnie, j'irai de mon côté et
vous irez du vôtre.

-- L'avocat, riant tout à fait, c'est bien riposté, dit-il, vous me
donnez une leçon d'égalité, mais je n'en avais pas besoin. Soyez
sûr que nous nous entendrons et ferons bon ménage.

Arrivé à Limoges, Émilien, aidé de M. Costejoux, chercha sa soeur
dans tous les couvents. Ils existaient encore par tolérance et
faute d'acheteurs; mais sa soeur ne s'y trouvait point et il se
rendit à Franqueville pour avoir de ses nouvelles.

On ne le reconnut pas tout de suite, changé comme il était de
taille, de visage et de costume. Il put pénétrer dans le château
et parler à l'intendant, qui fut bien surpris quand il se nomma,
et fit comme s'il ne croyait pas que ce fût lui. Il s'obstina même
à lui dire:

-- Vous prétendez être le vicomte de Franqueville et il est
possible que vous le soyez, mais il est possible que vous ne le
soyez pas, car vous ne produisez aucune lettre qui vous recommande
et aucun papier qui prouve ce que vous dites. Dans tous les cas,
je n'ai reçu aucun ordre qui vous concerne. Vos parents sont
émigrés et ne paraissent vouloir rentrer qu'avec l'étranger. C'est
très fâcheux pour eux et pour vous, car vos biens seront vendus et
vous n'en aurez rien. En attendant, je ne puis disposer de leurs
revenus que sur un ordre écrit de leur main ou sur l'injonction
des lois, et, puisque vous ne pouvez rien produire, je ne puis
rien vous donner.

-- Je ne suis pas venu vous demander de l'argent, répondit
fièrement le pauvre petit vicomte, je n'en ai pas besoin.

-- Ah! vous avez des ressources? vous avez eu part au trésor du
couvent de Valcreux, car je n'imagine pas que les moines aient été
assez simples pour ne pas se le partager en partant?

-- Il n'y avait pas de trésor au couvent de Valcreux, et le peu
d'argent que l'on avait en réserve a été rendu à l'État par M. le
prieur. Mais tout cela ne vous regarde pas et ne vous intéresse en
aucune façon, puisque vous vous obstinez à ne pas me reconnaître
pour ce que je suis; je viens simplement vous demander où est ma
soeur, et j'espère que vous n'avez pas de raison pour me le
cacher.

-- Je n'en ai pas; votre soeur, puisque vous prétendez être un
Franqueville, est à Tulle dans ma famille. Il y avait danger pour
elle à rester ici, les paysans étant très animés contre vous
autres; c'est par miracle que j'ai pu les contenir et je ne dors
pas chez vous sur les deux oreilles, croyez-le bien. J'ai envoyé
la petite au loin; elle est bien soignée et je paye ce qu'il faut
pour son entretien.

Émilien demanda le nom de_ _la parente à qui l'intendant disait
avoir confié l'enfant, et, sur-le-champ, il repartit sans se faire
reconnaître d'aucun domestique et sans songer qu'il donnait raison
par là aux soupçons de l'intendant; mais, quand il eut gagné la
sortie du hameau, il se trouva en face d'un vieux domestique de sa
maison qui l'avait toujours beaucoup aimé et qui le reconnut tout
d'un coup en s'écriant:

-- M. Émilien!

Émilien avait le coeur gros, il se jeta dans les bras de ce vieux
ami en sanglotant, et tout le village d'accourir et de lui faire
fête. On l'aimait, lui, on le savait victime de l'ambition de son
aîné et des fausses idées de sa famille, on se souvenait de
l'avoir vu_ _abandonné à lui-même, vivre en égal avec les plus
pauvres. Les têtes se montèrent; on avait aimé l'intendant tout le
temps qu'il avait apaisé les colères en annonçant la vente des
biens des émigrés; mais on voyait bien qu'il trompait le monde, et
que, s'il conservait avec soin la propriété de ses maîtres, c'est
qu'il espérait l'acheter pour son compte: il était riche, il avait
assez volé pour l'être. On voulait le pendre, porter Émilien en
triomphe, le réinstaller dans le château de ses pères et le
prendre pour seigneur; on n'en voulait plus d'autre que lui.

Il eut bien de la peine à les apaiser et à leur prouver qu'il ne
pouvait aller en rien contre la volonté de son père. Et puis la
chose la plus pressée pour lui était de retrouver sa soeur, qui
était peut-être fort mal, car plus on lui disait que l'intendant
était un coquin, plus il avait sujet de craindre et de se_ _hâter.
Il fallut qu'on le laissât partir. Mais le vieux domestique, qui
s'appelait Dumont, voulut le suivre et le suivit.

Ils prirent la patache et s'en allèrent à Tulle. Ils trouvèrent en
effet la pauvre petite Louise chez une vieille furie qui la
privait de tout et la frappait quand elle se mettait en révolte.
Elle raconta toutes ses peines à son frère et les voisins
assurèrent qu'elle ne disait que la vérité. Si la vieille recevait
une pension pour elle, elle la gardait et lui faisait manger des
écorces de châtaigne et porter des guenilles.

Émilien fut si indigné et si désolé, que, sans voir la vieille et
sans consulter personne, il prit sa soeur et s'en alla tout droit
au moutier avec le vieux Dumont qui avait quelque argent et ne
voulait point quitter ces pauvres enfants abandonnés.

Pour en finir avec l'aventure de cet enlèvement, je dirai ici tout
ce qui s'y rapporte. Le marquis de Franqueville n'avait point de
proches parents dans le pays. La coutume de la famille étant de
supprimer, au moyen des voeux, tous les cadets et toutes les
filles au profit des aînés, elle se trouvait isolée et n'avait
sous la main personne à qui elle pût confier la gouverne de Louise
et d'Émilien. Gravement menacée dans son château, elle était
brusquement partie, donnant à l'intendant et à la nourrice des
ordres pour que la petite fût vitement mise au couvent.
L'intendant avait trouvé plus économique de la mettre où l'on
sait, et il avait une correspondance avec le marquis où il lui
présentait les choses comme il l'entendait. Sans doute Émilien
n'ayant aucun droit de reprendre sa soeur eût dû consulter
M. Costejoux, qui était grand légiste et qui lui eût peut-être
donné le conseil de la conduire chez quelque dame alliée ou amie
de sa famille; mais la chose était faite, il ne put la
désapprouver, car ces deux mineurs se trouvaient, disait-il, dans
une position singulière, sans parents et comme orphelins, sans
tuteurs et comme émancipés par la force des choses. Il blâma
beaucoup l'intendant; mais, après tout, il n'avait aucun pouvoir
pour lui faire rendre gorge. On était, à bien des égards, sans
législation arrêtée. Il conseilla à Émilien d'attendre, et de ne
pas retourner à Franqueville, où sa présence amènerait malgré lui
de grands désordres. La vieille parente de l'intendant n'avait
aucun droit de réclamer la petite Franqueville, Émilien en avait
de meilleurs pour la garder. Il s'agissait seulement d'obliger
l'intendant à fournir quelques fonds pour leur subsistance.
M. Costejoux écrivit à Coblentz où étaient les Franqueville, mais
ne reçut pas de réponse, sans doute parce que ses lettres ne
furent pas reçues. Alors, craignant de faire quelque scandale dans
un temps où la moindre chose amenait des effets qu'on n'avait pu
prévoir, il envoya à Émilien une somme de cinq cents livres qu'il
prit dans sa propre bourse, mais en lui disant, pour ne pas
l'humilier, que cela venait de l'intendant de Franqueville, qui
avait enfin compris son devoir.

La chose fut démentie par l'intendant lui-même, qui eut peur et
envoya le double, en chargeant son commissionnaire de dire
qu'Émilien ayant été reconnu par les gens du village, il lui
faisait excuse et lui fournissait les moyens de placer
convenablement sa soeur, offrant même de lui envoyer sa nourrice,
qui consentait à aller la voir où elle serait; mais Louise nous
dit que cette nourrice était fort coureuse d'amusements et
s'occupait fort peu d'elle. On donna quittance de la somme et on
refusa la nourrice. Émilien retourna à Limoges pour remercier
M. Costejoux et lui restituer son argent. L'avocat admirait
beaucoup la raison, le coeur, le désintéressement du jeune homme.
Il le pria vivement d'installer sa soeur au moutier, d'y vivre à
sa guise, de n'y faire que le travail qui l'amuserait et de se
croire parfaitement acquitté envers lui par la surveillance qu'il
y exerçait dans un moment où toutes choses allaient à l'abandon.

IX

Nous voilà donc une bande d'amis installés au moutier: le bon
prieur, Émilien, la petite Louise, le vieux Dumont et moi, car
Émilien me pria de servir de gouvernante et de compagne à sa
soeur, en même temps que je m'occuperais du ménage avec la
Mariotte. Mes deux cousins furent employés comme ouvriers à
demeure pour travailler les terres. Cela faisait bien du monde à
vivre sur ce pauvre bien si longtemps négligé et d'un mince
rapport; mais, sauf les deux ouvriers et la Mariotte, qui étaient
payés à la journée, nous étions tous résolus à donner nos soins et
notre travail pour rien et nous sûmes mettre tant d'économie dans
le ménage, que le propriétaire s'en trouva bien et n'eut pas de
plus grand désir que de nous garder. Celui qui en faisait le
moins, c'était le prieur qui devenait de plus en plus asthmatique;
mais, sans lui pourtant, rien n'eût marché, -- car il fallait une
autorité sur le jeune monde et lui seul avait l'habitude de
commander. Comme nous avions tous un peu d'argent par devers nous,
nous ne voulûmes point recevoir d'avances de M. Costejoux. Le
prieur avait à toucher une petite somme que sa famille lui
offrait, à condition qu'on ne reviendrait pas sur les partages. Il
envoya Dumont dans son pays de Guéret et parut content de ce qu'il
lui rapporta.
                
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