Toutes choses ainsi réglées, nous eûmes l'innocent égoïsme de
goûter, au milieu de ces temps qui devenaient de plus en plus
malheureux et menaçants pour la France, un bonheur extraordinaire.
Il faut dire, pour nous justifier, que nous ne savions presque
plus rien de ce qui se passait et que nous commençâmes bien vite à
n'y plus rien comprendre. Tant que la communauté avait existé, on
y avait reçu des gazettes, des ordres du district, des avis du
haut clergé. On n'envoyait plus rien au prieur, le clergé
l'abandonnait et le blâmait d'avoir pactisé avec l'ennemi en
acceptant l'hospitalité et la confiance de l'acquéreur. Les
paysans, ivres de joie d'avoir acheté des terres, ne songeaient
plus qu'à entourer d'épines et de pierres leurs précieux petits
lopins. On travaillait avec une ardeur qu'on n'avait jamais eue
et, comme on se querellait souvent sur les bornages des
acquisitions, on ne songeait plus à se disputer sur la religion et
la politique. Même on était devenu plus religieux que du temps des
moines. Le moutier n'étant plus église paroissiale, on n'y disait
plus la messe; mais, sur la demande des habitants, le prieur
faisait sonner l'angélus matin et soir et à midi. Il y avait
longtemps qu'on ne disait plus la prière, mais il n'y a rien que
le paysan aime mieux que le son de sa cloche. Elle lui marque la
fin et le commencement de sa journée et lui annonce, au milieu du
jour, l'heure de son repas qui est aussi une heure de repos. Plus
tard, quand les cloches du moutier furent réquisitionnées pour
servir à faire des canons, il y eut une grande consternation. Une
paroisse sans cloches, disait-on, «est une paroisse morte». Et je
pensais comme les autres.
Mais, avant d'arriver à ces temps malheureux où tant de choses
surprenantes m'arrivèrent, je veux dire comme nous étions
tranquilles, imprévoyants et comme isolés du monde entier, dans
notre pauvre Valcreux et dans notre vieux moutier.
Émilien était si modeste en_ _ses goûts, qu'il se croyait riche
pour toute sa vie avec ses mille francs. Il les avait confiés à
M. Costejoux, qui lui promettait de les faire bien valoir, ce dont
Émilien ne prenait aucun souci, car il n'a jamais rien entendu aux
affaires; mais il était bien aise que l'acquéreur qui lui avait
témoigné tant de confiance fût nanti de son petit avoir. Il
n'avait d'autre soin en l'esprit que de rendre sa petite soeur
heureuse, en attendant que leur famille pût s'occuper de leur
sort. Il ne voulait rien lui refuser. Il était si fier et si
content de l'avoir sauvée! c'était encore mieux que d'avoir
délivré du cachot le père Fructueux. Il n'avait pas de sujet
d'inquiétudes, sentant dans M. Costejoux un ami_ _véritable qui ne
l'abandonnerait point et pour lequel il travaillait de sa tête
comme un commis, et de ses bras comme un ouvrier. Il avait pris un
peu d'autorité sur le prieur, qui était aussi colère qu'il était
bon et qui, ne pouvant plus crier et gourmander, à cause de son
asthme, enrageait d'autant plus pour la moindre vétille. Émilien
le raisonnait et m'appelait à son aide, car le pauvre prieur
m'écoutait plus volontiers encore et ne se fâchait plus dès que je
lui avais promis de faire aller les choses et les gens comme il le
voulait. La petite Louise revenait à la santé après avoir été
d'abord bien chétive. La Mariotte travaillait comme deux, et mes
cousins comme quatre, à cause de la bonne nourriture que nous leur
faisions sans rien gaspiller; le vieux Dumont, qui était encore
leste, faisait les courses et commissions et n'entendait pas mal
le jardinage. Mais il faut dire que cet homme, le meilleur et le
plus désintéressé du monde, avait un défaut. Il buvait le dimanche
et rentrait toujours ivre ce soir-là; -- il ne dépensait que son
propre argent et n'était pas méchant dans le vin. Le prieur le
sermonnait et, tous les lundis, il jurait de ne pas recommencer.
Quant à moi, j'étais la plus heureuse de la colonie. Je me voyais
utile à des personnes que j'aimais plus que tout, et je trouvais
dans mon activité et dans ma force de corps et de volonté, une
gaîté que je n'avais jamais connue. À seize ans, j'étais déjà
aussi grande que je le suis à présent, point belle du tout, la
petite vérole m'ayant laissé des traces qui se voyaient encore un
peu; mais j'avais, disait-on, une bonne figure qui donnait
confiance, et M. Costejoux, qui venait quelquefois, disait que je
me tirerais de tout dans la vie parce que je saurais toujours me
faire des amis. J'étais contente qu'il me dît cela devant Émilien,
qui, tout aussitôt, me prenait la main, la serrait dans les
siennes et ajoutait:
-- Elle en aura toujours un qui la considérera et la traitera comme
sa soeur et sa pareille.
Il disait la vérité, nous nous aimions comme si la même mère nous
eût mis au monde. Dumont me parlait souvent de la mienne, qui
avait été servante à Franqueville et qu'il avait bien connue. Il
disait que c'était une personne comme moi, bonne à tout, et se
faisant estimer de tout le monde. Cela me faisait plaisir à
entendre et je me trouvais, à tous égards, si contente de mon
sort, que je ne croyais pas possible qu'il y arrivât du
changement.
J'avais un souci, un seul, mais il avait son importance, c'était
l'étrange humeur de la petite Louise. Quand cette pauvre enfant
nous arriva, toute sale et toute malade, j'eus un gros chagrin de
la voir ainsi, et en même temps une grande joie d'avoir à la
guérir et à la consoler. Émilien me la mit dans les bras en me
disant:
-- Ce sera ta petite soeur.
-- Non, lui dis-je, ce sera ma fille.
Et je disais cela d'un si bon coeur, avec de grosses larmes de
tendresse dans les yeux, que toute autre qu'elle m'eût sauté au
cou; mais il n'en fut rien. Elle me regarda d'un air moqueur et
dédaigneux, et, se tournant vers son frère, elle lui dit:
-- Eh bien, voilà une jolie soeur que tu me donnes! Une paysanne!
Elle prétend être ma mère, elle est folle! Tu m'as dit qu'elle
avait à peu près mon âge. C'est donc là cette fameuse Nanette dont
tu m'as tant parlé en m'amenant ici? Elle est bien laide et je ne
veux pas qu'elle m'embrasse.
Voilà tout le compliment que j'en eus pour commencer. Émilien la
gronda, elle se prit à pleurer et s'en alla bouder dans un coin.
Elle était fière; on la disait élevée dans l'idée qu'elle devait
être religieuse, et, pour la préparer à l'humilité chrétienne, on
lui avait dit que, ne devant pas avoir part dans la fortune du
frère aîné, elle était de trop grande maison pour faire un petit
mariage. Il n'y avait que la pauvreté du couvent qui fût un moyen
de rester grande. Elle l'avait cru, les enfants croient ce qu'on
leur répète tous les jours et à tout propos.
Sa mère ne l'avait jamais caressée, et, sachant qu'il faudrait se
séparer d'elle le plus tôt possible et pour toujours, elle s'était
défendue de l'aimer. Cette belle dame s'était jetée dans la vie de
Paris et du grand monde, oubliant tous les sentiments de la nature
pour faire de la cour sa famille, sa vie et son seul devoir. Elle
n'aimait pas même son aîné, qui, étant destiné à passer avant
tout, ne lui appartenait pas plus que ses autres enfants. À
l'époque où j'en suis de mon récit, madame de Franqueville était à
l'étranger, très malade, et elle mourut peu de temps après. Nous
ne le sûmes que plus tard et c'est par la suite du temps que j'ai
connu le peu que j'ai à dire d'elle.
La petite Louise fut élevée à Franqueville par sa nourrice, et le
précepteur qui enseignait, ou plutôt qui n'enseignait pas Émilien,
fut chargé de lui apprendre tout juste à lire et à écrire un peu._
_La nourrice promettait de lui apprendre ses prières, la couture,
le tricot et la pâtisserie. C'est tout ce qu'il fallait pour une
religieuse: mais la nourrice trouva que c'était encore trop.
C'était une belle femme qui plaisait à plusieurs et gardait peu la
maison. La pauvre Louise tomba aux soins des filles de cuisine,
qui en firent à leur aise, car, lorsqu'un désordre est toléré dans
une maison, tous les autres suivent. Tant que l'enfant eut son
frère Émilien, elle vécut et courut avec lui, faisant la princesse
quand elle rentrait au logis et reprochant très aigrement à sa
nourrice les torts qu'elle avait, se querellant, boudant,
taquinant les servantes et prenant ensuite trop de familiarités
avec elles puisqu'elle voulait rester maîtresse et demoiselle.
Quand elle fut séparée de son frère, qui la reprenait et la
calmait de son mieux, elle devint pire, et, ne se sentant aimée de
personne, elle détesta tout le monde. Comme elle avait de
l'esprit, elle disait des méchancetés au-dessus de son âge. On en
riait; on eût mieux fait de s'en fâcher, car elle mit sa vanité à
être mauvaise langue et insulteuse.
Chez la méchante vieille de Tulle, elle expia tous ses défauts,
mais si durement qu'ils ne firent qu'augmenter, et, quand elle fut
avec nous, ce fut comme une petite guêpe en furie dans une ruche
d'abeilles. Il me fallut, dès le premier jour, la prier beaucoup
pour l'engager à se laver et à prendre du linge blanc. Mais, quand
je lui présentai des habits neufs que j'avais pu me procurer dans
la paroisse de la même manière que je m'étais procuré ceux que
portait Émilien, elle entra en rage, disant qu'étant demoiselle et
fille de marquise, elle ne porterait jamais des habits de
paysanne. Elle aimait mieux ses guenilles malpropres qui avaient
un reste de façon bourgeoise, et son frère dut les faire brûler
pour qu'elle se soumît. Alors elle bouda encore, bien que propre
et jolie avec sa jupe rayée et sa petite cornette. Le repas la
consola, il y avait si longtemps qu'elle était privée de bonne
nourriture! le soir, elle consentit à jouer avec moi, mais à la
condition que je ferais la servante et qu'elle me donnerait des
soufflets. La nuit, elle dormit près de moi dans une gentille
cellule où je lui avais dressé une couchette bien douce et bien
blanche à côté de la mienne. Il y avait encore du très beau linge
au moutier et elle y fut sensible; mais l'histoire de s'habiller
le lendemain amena encore du dépit et des larmes, et je dus lui
attacher des fleurs sur sa cornette, en lui disant que je la
déguisais en bergère.
Peu à peu cependant, en voyant que, si j'étais douce, c'était par
bonté et non par obligation, elle comprit sa position et se fit au
renversement de toutes les coutumes de l'ancien temps. Jamais elle
n'avait été si heureuse, elle l'a senti plus tard, car elle était
aimée sans chercher à mériter nos complaisances et nos gâteries;
mais son coeur n'avait pas de tendresse, et, sans la peur d'être
plus mal, elle eût demandé à nous quitter. Pour la rendre moins
exigeante, nous étions forcés de la prendre par son amour-propre
qui était déjà de la coquetterie de femme. Elle eut bien de la
peine à ne plus taquiner ni à maltraiter personne, mais jamais on
ne put la décider à faire le plus petit travail pour aider les
autres et s'aider elle-même. Elle était la seule de la maison qui
se fît servir; on servait volontairement M. le prieur, qui n'était
point exigeant de ce côté-là; mais, comme Louisette remarqua dès
le commencement qu'il était au-dessus des autres, elle se déclara
pareille à lui et s'assit de l'autre côté de la table où nous
mangions tous ensemble par économie. Elle s'y plaça en face du
prieur comme si elle eût été la maîtresse de la maison. Cela fit
rire d'abord, et puis on le toléra, et elle réclama cette place
comme un droit. Un jour que M. Costejoux vint dîner, elle ne
voulut point la lui céder, ce qui amusa beaucoup l'avocat et lui
fit donner une grande attention à ce diable de petit caractère. Il
la trouva jolie, la fit babiller, la taquina sur son
_aristocratie, _comme on disait dans ce temps-là, et, en
définitive, il la gâta plus que nous tous, car, le surlendemain,
il lui envoya de la ville un habillement complet de demoiselle,
avec des rubans et un chapeau à fleurs. Quand il revint, il
comptait d'être remercié et embrassé. Il n'en fut rien, elle était
mécontente qu'il lui eût envoyé des souliers plats tout unis, elle
voulait des talons hauts et des rosettes. Il s'amusa encore, il
s'amusa toujours de ces façons de souveraine. Plus il était ennemi
de la noblesse, plus il trouvait divertissant de voir ce petit
rejeton incorrigible qu'il eût pu écraser entre ses doigts, lui
sauter à la figure et lui donner des ordres. Ce fut d'abord un
jeu, et cela est devenu comme une destinée pour elle et pour lui.
Pour moi qui avais tant rêvé de cette petite Louise et qui m'étais
donné à elle corps et âme, je sentais bien qu'elle me comptait
pour rien quand elle croyait n'avoir pas besoin de moi, et, si
j'obtenais une caresse, c'était quand elle voulait me faire faire
quelque chose de difficile et d'extraordinaire pour son service.
Le caprice passé, il ne fallait pas compter sur la récompense, et
souvent il était passé avant que d'être satisfait.
Ce fut ce que, dans la langue que je sais parler aujourd'hui, on
appelle une déception: mais j'en pris mon parti et je portai
toutes mes affections sur Émilien qui les méritait si bien. Je
m'étais imaginée que, si sa soeur répondait à mon amitié, je lui
en donnerais plus qu'à lui, à cause qu'elle était de mon âge et de
mon sexe; elle ne voulut point, et tout mon coeur s'en alla
retrouver le petit frère.
Au mois d'octobre de cette année-là (91), le bruit d'une prochaine
guerre se répandit et chacun trembla pour sa nouvelle propriété.
Ce n'était plus le temps où l'on disait: «ça m'est égal, tout le
monde ne va pas à l'armée et tout le monde n'y meurt pas.» On
comprenait cette fois la cause de la guerre: les nobles et le
grand clergé de France la voulaient contre la révolution, afin de
reprendre ce que la révolution venait de nous donner. Cela mettait
le monde en colère, et on se dépêchait de labourer et
d'ensemencer. Les jeunes gens disaient que, si l'ennemi venait
chez eux, ils se défendraient comme de beaux diables. On avait
peur pour ce qu'on avait, mais on sentait quand même du courage
pour se battre.
M. Costejoux venait un peu plus souvent et Émilien recommençait à
s'informer des choses du dehors. Un jour de novembre, qu'il avait
appris la maladie de sa mère, il fut frappé de l'idée qu'il ne
reverrait plus aucun de ses parents, car il paraissait certain
qu'ils voulaient marcher contre la France et n'y rentrer qu'avec
l'ennemi. En causant seul avec moi, comme nous revenions du moulin
avec la mule chargée d'un sac de grain marchant devant nous:
-- Nanon, me dit-il, ne suis-je pas dans une position bien étrange?
si on déclare la guerre, j'ai toujours dit que je me ferais
soldat; mais, s'il me faut être d'un côté, et mon père de l'autre
avec mon frère, comment donc ferai-je?
-- Il n'y faut point aller, lui dis-je; si vous veniez à être tué,
qu'est-ce que votre soeur deviendrait?
-- Costejoux m'a promis de ne pas l'abandonner et de l'emmener chez
lui, avec toi si tu y consens; veux-tu me promettre de ne pas la
quitter?
-- Quand nous en serons là, vous pouvez compter sur moi, malgré que
Louise ne soit guère aimante pour moi et que j'aurai grand chagrin
de quitter mon endroit; mais cette chose que vous dites ne peut
pas arriver, puisqu'il vous faudrait aller contre la volonté de
votre père.
-- Mais sais-tu que, si nous avons la guerre, il faudra que j'en
sois ou que je passe à l'étranger? Tu as bien ouï-dire qu'on y
enverrait tous les jeunes gens en état de porter les armes?
-- Oui, mais ce n'est pas fait: comment pourrait-on forcer tout le
monde? Il faudrait autant d'hommes de maréchaussée que de gens à
faire marcher. Tenez! Tenez! vous me donnez des raisons parce que
vous avez envie de me quitter et de devenir officier!
-- Non, ma chère enfant, je n'ai pas d'ambition, on ne m'a pas
élevé pour en avoir et je n'aime pas la guerre. Je suis né doux et
je n'ai pas le goût de tuer des hommes; mais il y aura peut-être
une question d'honneur et tu ne voudrais pas me voir méprisé?
-- Oh non! par exemple! j'ai trop souffert dans le temps où l'on
disait que vous ne seriez jamais bon à rien; mais tout cela peut
tourner autrement et, si vous n'êtes pas forcé, jurez-moi que vous
ne nous quitterez pas.
-- Peux-tu me demander cela? tu ne sais donc pas comme je t'aime?
-- Si fait, je le sais. Vous m'avez promis que, quand vous seriez
marié, vous me donneriez vos enfants à garder et à soigner.
-- Marié? tu crois donc que je veux me marier?
-- Vous avez dit une fois que vous y penseriez un jour, et, depuis
ce temps-là moi, j'ai toujours pensé à m'instruire de ce qu'une
femme doit savoir pour servir une dame et tenir sa maison.
-- Ah! tu crois que je veux que tu serves ma femme?
-- Vous ne le voulez plus?
-- Non certes, je ne veux pas que tu sois au-dessous de qui que ce
soit dans mon amitié; ne comprends-tu pas cela?
Il me tenait la main et il m'arrêta au bord de la rivière en me
regardant avec des yeux tout attendris. Je fus bien étonnée, et,
craignant de l'affliger, je ne savais comment lui répondre.
-- Pourtant, lui dis-je au bout d'un moment de réflexion, votre
femme sera plus que moi.
-- Qu'est-ce que tu en sais?
-- Vous épouseriez une paysanne, comme le frère Pascal, qui a fait
publier ses bans avec la meunière du pont de Beaulieu?
-- Pourquoi non?
-- Eh bien, qu'elle soit paysanne ou dame, vous l'aimerez plus que
tout, et vous voudrez qu'elle soit maîtresse au logis: moi je suis
toute décidée à lui bien obéir et à lui complaire en tout.
Pourquoi dire que vous ne voulez pas que je sois pour l'aimer et
la servir comme vous-même?
-- Ah! Nanon, reprit-il en se remettant à marcher, comme tu as le
coeur simple et bon! Ne parlons plus de cela, tu es trop jeune
pour que je te dise tout ce que je pense, tu ne comprendrais pas
encore. Ne t'en tourmente pas. Je ne te ferai jamais de chagrin,
et, si je dois me marier comme tu te l'imagines, ce ne sera
qu'avec ton consentement; entends-tu bien? Tu sais que je suis,
comme on dit, de parole; tout ce que je t'ai promis de faire, je
l'ai fait. Souviens-toi de ce que je te dis à présent, tiens, là,
au bord de cette rivière qui chante comme si elle était contente
de nous voir passer, au pied de ce vieux saule qui devient tout
argenté quand le vent lui renverse ses feuilles. Tu retiendras
bien l'endroit? Vois, il y a comme une petite île que les iris ont
faite avec leurs racines, et, contre cette île, nous avons souvent
tendu les nasses, ton cousin Pierre et moi. Je me suis déjà arrêté
avec toi dans cet endroit-là, un jour que tu me demandais de
t'apprendre tout ce que je pourrais apprendre moi-même. Je te l'ai
juré, et à présent je te jure que je ne serai jamais à personne
plus qu'à toi. Est-ce que cela te fait de la peine?
-- Mais non, lui répondis-je. Je voudrais que cela vous fût
possible. Seulement, je m'en étonne, parce que je n'ai jamais
pensé que vous tiendriez autant à mon amitié que je tiens à la
vôtre. Si c'est comme ça, soyez tranquille, je ne me marierai
jamais, moi je serai à votre commandement toute ma vie, et je vous
le promets devant cette rivière et ce vieux saule, afin que vous
n'en perdiez pas non plus la souvenance.
La mule avait toujours marché pendant que nous causions. Émilien,
la voyant déjà loin et prête à laisser tomber son chargement,
parce qu'elle avait fantaisie de prendre le plus court à travers
les buissons, fut obligé de courir après elle. Moi, je restai un
bon moment sans songer à le suivre. J'avais comme un éblouissement
dans les yeux et comme un engourdissement dans les pieds. Pourquoi
m'avait-il dit si bien son amitié dont, à l'habitude, il ne
songeait pas à me parler, sinon en deux ou trois mots et quand
l'occasion s'en trouvait? Je ne dirai pas que j'étais trop
innocente pour n'avoir pas ouï parler de l'amour. À la campagne,
il n'y a pas tant de secrets sur ce chapitre-là; mais, dans les
pays froids où l'on vit sobrement et où l'on travaille beaucoup,
on est enfant très longtemps et j'étais aussi jeune que mon âge.
Peut-être aussi l'idée que j'avais toujours eue de me dévouer au
service et contentement des autres m'avait-elle éloignée de celle
de rêvasser à mon propre contentement. Je restai là comme une
grande niaise à me demander pourquoi il m'avait dit: «Tu ne peux
pas encore comprendre tout ce que je pense» et j'avais comme une
envie de rire et comme une envie de pleurer sans savoir pourquoi.
Je ne sais pas pourquoi non plus je pris quelques feuilles du
saule et les mis dans la bavette de mon tablier.
À partir de ce jour-là, je sentis du bonheur dans tout et comme
une joie d'être au monde. Je n'avais plus de chagrin quand
Louisette était mauvaise. Je prenais la chose avec une patience
gaie. Quand M. le prieur grondait, j'avais plus d'esprit pour
trouver des paroles qui l'apaisaient. Quand il souffrait beaucoup,
j'avais toujours bon espoir de le soulager et j'en trouvais mieux
le moyen. Quand je voyais Émilien se fatiguer trop au jardinage,
j'allais derrière lui et je trouvais la force d'un homme pour
mener la brouette et le râteau. À la fin de la saison, nous eûmes
des fruits superbes dont on fit l'envoi à M. Costejoux, qui en fut
content. Il vint nous en remercier et il paraissait heureux, lui
aussi, quand il était un jour au milieu de nous, mangeant avec
nous, parlant latin avec le prieur, chiffons avec Louisette,
semences et récoltes avec Émilien et les ouvriers. Moi, je prenais
plaisir à tout ce que j'entendais, même au latin de M. le prieur,
qui ressemblait tant à du français et même à du patois que tout le
monde le devinait. J'avais l'oeil et la main à tout dans le
ménage, qui était reluisant de propreté, et, quand on se mirait
dans les assiettes et dans les verres, il me semblait que tout le
monde était plus beau. Ma grande récompense était de prendre mes
leçons le soir à la veillée. M. le prieur y assistait, aimant
donner son avis sur tout, mais il s'endormait vite, et, dans les
soirs d'hiver, seuls dans la grande chambre bien chaude du
moutier, nous lisions et causions, Émilien et moi, pendant que la
bise soufflait au dehors et que le grillon chantait dans l'âtre.
Ces conversations-là nous instruisaient tous deux, car j'étais
grande questionneuse et je voulais savoir bien des choses
qu'Émilien apprenait peu à peu et qu'il m'enseignait tout
naturellement. Je me tourmentais du droit des riches et des
pauvres, des rois et des sujets, et de tout ce qui était arrivé
depuis le commencement du monde sur la terre et sur la mer.
Émilien me racontait des histoires du temps passé. Il y avait dans
la bibliothèque un ouvrage en beaucoup de volumes que les moines
n'avaient pas voulu lui laisser lire et qui s'appelait l_'Histoire
des Hommes. _C'était un ouvrage nouveau dans ce temps-là et qui ne
cachait pas la vérité sur les superstitions et les injustices de
ce monde. Je ne sais s'il était de grande valeur, mais nous le
lûmes tout entier, pendant que M. le prieur ronflait dans son
grand fauteuil de cuir; et, après l'avoir lu, nous nous trouvâmes,
sans le savoir, plus instruits que lui et que la plupart des gens
de notre temps. Il nous venait, à propos de tout, un tas d'idées,
et, si nous eussions su ce qui se passait en politique, nous
aurions pu porter sur la révolution des jugements au-dessus de
notre âge; mais nous ne le savions que quand M. Costejoux venait
au moutier, et il n'y vint guère pendant l'hiver à cause des
mauvais chemins qui nous séparaient du reste du monde. Cette
grande solitude nous empêchait de nous tourmenter du temps présent
et nous laissait ignorer que, dans beaucoup d'autres endroits, il
y avait des troubles et des malheurs, à cause que l'on ne pouvait
s'entendre sur la politique et la religion.
J'ai fini d'écrire la première partie, la partie tranquille de mon
histoire, et je vais entrer dans les événements qui nous
emportèrent, comme tout le monde, dans leurs agitations. À
présent, ceux qui m'auront lue savent que mon éducation est assez
faite pour que je m'exprime plus facilement et comprenne mieux les
choses qui me frappent. Il m'eût été impossible, durant tout le
récit que je viens de faire, de ne pas parler un peu à la manière
des paysans: ma pensée n'eût pas trouvé d'autres mots que ceux où
elle était alors contenue, et, en me laissant aller à en employer
d'autres, je me serais prêté des pensées et des sentiments que je
n'avais pas. Je me mettrai maintenant un peu plus de niveau avec
le langage et les appréciations de la bourgeoisie, car, à partir
de 92 je n'étais plus paysanne que par l'habit et le travail.
X
L'esprit des paysans comme celui des enfants est ouvert aux
illusions. Nous ne pouvions nous imaginer dans notre oasis de
Valcreux, les causes profondes qui conduisaient à des crimes
violents notre belle révolution de 89. Toutes les nouvelles qui
eussent dû nous faire pressentir ces crises étaient interprétées
par des âmes incapables de les provoquer comme de les conjurer.
L'insouciance de notre commune, l'optimisme de la petite colonie
du moutier arrangeaient encore pour le mieux les événements
accomplis. M. le prieur prétendait que la fuite du roi à Varennes
était une fâcheuse action et une grande faute qui amènerait
pourtant un bien.
-- Louis XVI a eu peur de son peuple, disait-il; c'est mal, car le
peuple n'est pas méchant. Voyez comme les choses se sont passées
ici! Jamais une affaire aussi terrible que la vente des biens
d'Église n'était arrivée dans le monde. C'est la bourgeoisie
philosophe qui l'a voulue, et le peuple n'a fait qu'en profiter,
mais sans colère contre nous et avec des ménagements auxquels on
ne s'attendait pas. Eh bien, que le roi se confie à son peuple et
bientôt son autorité lui sera rendue. Il n'a pas d'ennemis; voyez
si un seul paysan de chez nous lui manquerait de respect! Soyez
sûrs que tout s'arrangera. Le peuple est insouciant, paresseux, un
peu pillard, mais je le connais bien, moi! il est doux et sans
rancune. Rappelez-vous comme je le malmenais quand j'étais
l'économe de la communauté! Eh bien, personne ne m'en veut et je
finirai mes jours ici bien tranquillement, comme le roi sur son
trône!
Ainsi les prévisions de ce pauvre religieux ne dépassaient pas
encore le ravin de Valcreux, et nous ne demandions qu'à nous y
enfermer comme lui, d'autant mieux que l'événement sembla d'abord
lui donner raison.
L'Assemblée nationale avait déclaré le roi inviolable malgré sa
fuite. Elle s'était dissoute en s'imaginant que sa Constitution
était le dernier mot de la Révolution, et que la Législative
n'aurait rien à faire que de la faire fonctionner. Aucun membre de
la première Assemblée ne devait être réélu. M. Costejoux se mit
sur les rangs pour la députation; mais on était encore trop
royaliste dans nos provinces du centre pour le nommer. Il eut
beaucoup de voix, mais il échoua. Il n'en eut point de dépit. Il
faisait de fréquents voyages à Paris parce que, quand le pays
avait quelque demande ou réclamation à faire, c'est lui qu'on en
chargeait. Il était toujours prêt. Savant, riche et parlant bien,
il était comme l'avocat de tout le monde.
Il nous arriva bien, à la fin de 91, quelques sujets d'inquiétude
pour M. le prieur. La nouvelle Assemblée, qui semblait devoir
vaincre l'anarchie où la Commune avait jeté Paris, était en colère
à cause du _veto _du roi. Elle voulut s'en prendre au clergé et
empêcher le culte, même dans les maisons particulières. Le roi s'y
opposa encore, et, comme de juste, nous étions tous royalistes à
Valcreux, car nous tenions à notre messe et nous aimions M. le
prieur, ce qui ne nous empêchait pas d'être aussi très
révolutionnaires et de vouloir conserver ce que la Constitution
avait fait. Si l'opinion du plus grand nombre des Français avait
prévalu, on n'aurait pas été au-delà. Mais deux orages nous
menaçaient, la haine des nobles et des prêtres contre la
Révolution, la haine des révolutionnaires contre les prêtres et
les nobles; les passions tendaient à remplacer les convictions.
Notre pauvre France agricole allait être écrasée entre ces deux
avalanches sans presque savoir pourquoi et sans pouvoir prendre
parti dans sa conscience pour les uns ni pour les autres.
Au commencement d'août 92, M. Costejoux vint nous voir, il
arrivait de Paris. Il prit Émilien à part:
-- Mon enfant, lui dit-il, savez-vous si M. le prieur a prêté
serment à la Constitution?
-- Je ne crois pas, dit Émilien, qui ne savait pas mentir, mais qui
craignait d'avouer la vérité.
-- Eh bien, s'il ne l'a fait, reprit l'avocat, tâchez qu'il le
fasse. Les ecclésiastiques sont très menacés. Je ne puis vous en
dire davantage, mais je vous parle très sérieusement; vous savez
que je m'intéresse à lui.
Émilien avait bien déjà essayé plusieurs fois de persuader le
prieur. Il n'avait pas réussi. Il m'expliqua bien de quoi il
s'agissait et me chargea de l'affaire.
Ce ne fut pas facile. D'abord, le prieur voulut me battre.
-- Je serai donc tourmenté toute ma vie? disait-il. J'ai été mis au
cachot par mes religieux pour n'avoir pas voulu jurer que je
ferais faire des miracles à la vierge de la fontaine, afin
d'empêcher les gens d'ici d'acheter nos biens. À présent, l'on
veut que je_ _jure que je suis un homme sincère et ami de son
pays. Je ne mérite pas cette humiliation et ne veux pas la subir.
-- Vous auriez raison, lui dis-je, si le gouvernement allait bien
et si tout le monde était juste; mais on est devenu malheureux et
cela rend soupçonneux. Si vous attirez de mauvais jugements sur
vous, ceux qui vous aiment et qui vivent autour de vous en
souffriront peut-être autant que vous. Pensez à ces deux pauvres
enfants de nobles qui sont ici, avec leurs parents émigrés; c'est
du danger pour eux, n'y ajoutez pas, vous qui aimez tant Émilien,
le danger qui tomberait sur vous.
-- Si tu le prends comme cela, dit-il, je me rends. Et il se mit en
règle.
Je savais bien qu'en lui parlant des autres, je le ferais renoncer
à ses idées sur lui-même.
Nous pensions être tranquilles; mais ce mois d'août fut terrible à
Paris, et, le mois suivant, nous en connûmes toutes les
conséquences, les fureurs de la Commune de Paris, le roi mis au
Temple, le décret d'expropriation des émigrés de leurs biens,
celui d'exil pour les prêtres non assermentés, les ordres de
visites domiciliaires pour rechercher les armes et arrêter les
suspects, etc.
De ce côté-là, nous autres paysans, nous n'avions rien à craindre;
nous avions fait notre révolution en 89. Nous avions pris toutes
les armes du moutier, et, plus tard, les moines suspects s'étaient
en allés d'eux-mêmes. Quant à Émilien, il avait bien prévu que ses
biens de famille seraient confisqués et qu'il porterait la peine
de la défection de ses parents. Il en prenait son parti en homme
qui n'a jamais dû hériter; mais nous étions tristes à cause du
roi, que nous ne pouvions pas croire d'accord avec les émigrés,
après le blâme qu'il leur avait donné. Nous étions aussi très
affligés et comme humiliés de ce que les ennemis nous avaient
battus. Quand on nous raconta le massacre des prisons, nous
sentîmes que notre pauvre bonheur s'en allait pièce à pièce. Au
lieu de lire et de causer ensemble, Émilien et moi, nous nous
donnions au travail de la terre et de la maison, comme des gens
qui ne veulent plus réfléchir à rien et qui auraient quelque chose
à se reprocher.
On trouvera cette réflexion singulière, elle est pourtant sérieuse
dans mes souvenirs.
Quand de jeunes âmes très pures ont cru à la justice, à l'amitié,
à l'honneur; quand elles ont vu l'avenir comme l'emploi de toutes
leurs bonnes intentions, et qu'il leur faut apprendre que les
hommes sont pleins de haine, d'injustice, et le plus souvent
hélas! de lâcheté, il se fait dans l'esprit de ces enfants une
consternation qui les brise. Ils se demandent si c'est pour les
punir de quelque faute que les hommes leur donnent de pareils
exemples.
Nous consultions M. le prieur plus que par le passé. Nous nous
étions cru bien savants, parce que nous avions acquis sans lui des
idées qui nous paraissaient plus avancées que les siennes. Nous
n'osions plus être si fiers, nous avions peur de nous être
trompés; mais, avec son air vulgaire et ses préoccupations
prosaïques, le prieur était plus philosophe que nous ne pensions.
-- Mes enfants, nous dit-il, un soir de 93 que nous lui demandions
ce qu'il pensait des jacobins et de leur ardeur à pousser la
révolution en avant à tout prix, ces hommes-là sont sur une pente
où ils ne s'arrêteront pas à volonté. Il ne faut pas tant
s'occuper des gens, mais des choses qui sont plus fortes qu'eux.
Il y a longtemps que le vieux monde s'en va et que je m'en
aperçois au fond du trou où le sort m'a jeté comme un pauvre
cloporte destiné à vivre dans l'ombre et la poussière. Ne croyez
pas que ce soit la Révolution qui ait amené notre fin; elle n'a
fait que pousser ce qui était vermoulu et ne tenait plus à rien.
Il y a longtemps que la foi est morte, que l'Église s'est donnée
aux intérêts de ce monde et qu'elle n'a plus de raison d'être. --
Moi qui vous parle, je ne crois plus tout ce qu'elle enseigne,
j'en prends et j'en laisse, j'ai trop vu rire, dans l'intérieur
des couvents, de ses prescriptions et de ses menaces. Dans ma
jeunesse, il y avait, dans notre chapelle souterraine, des
peintures très anciennes de la danse macabre, que le prieur de ce
temps-là fit badigeonner comme repoussantes et ridicules. Avec les
idées sombres, on supprima toutes les austérités et ce fut un
sentiment révolutionnaire qui nous y porta. Les prélats et les
membres privilégiés, à nos dépens, des grosses abbayes se jetaient
dans les jouissances du siècle, dans le luxe et même dans la
débauche. Nous ne voulûmes pas être si simples que de faire
pénitence à leur place, et, n'étant pas d'assez gros seigneurs
pour nous livrer impunément au scandale, nous nous renfermâmes
dans le bien-être et l'indifférence qui nous étaient permis. Je
crois bien que nous n'étions pas les seuls. Les trois derniers de
nos religieux n'étaient pas ce que vous pensez. Ils n'étaient pas
fanatiques lorsqu'ils m'ont menacé et emprisonné pour ma
franchise. Ils ne croyaient à rien, et, en voulant me faire peur,
ils avaient plus peur que moi. Il y en avait un libertin qui se
sera volontiers sécularisé; un autre, idiot, qui, sans croire à
Dieu, craignait l'enfer quand il lisait un mandement de
l'archevêque; le troisième, le pâle et sombre Pamphile, était un
ambitieux qui eût voulu jouer un rôle et qui se fera peut-être
démocrate, faute d'avoir pu se distinguer dans le clergé par son
zèle. Mais savez-vous ce qui a fait ainsi dépérir et succomber le
clergé? C'est la lassitude du fanatisme, et la lassitude qui mène
à l'impuissance est un châtiment inévitable. Des hommes qui ont
fait la Saint-Barthélemy et la révocation de l'édit de Nantes, qui
ont toujours conspiré contre les rois et contre les peuples,
faisant le mal sans remords et prêchant le crime sans effroi en
vue de l'esprit de corps, arrivent vite à n'être plus rien. On ne
vit pas toujours de mensonge, on en meurt; un beau jour, cela vous
étouffe. Eh bien, vous me demandez ce que c'est que les jacobins.
Autant que je peux le savoir et en juger, ce sont des hommes qui
mettent la Révolution au-dessus de tout et de leur propre
conscience, comme les prêtres mettaient l'Église au-dessus de Dieu
même. En torturant et brûlant des hérétiques, le clergé disait:
«C'est pour le salut de la chrétienté.» En persécutant les
modérés, les jacobins disent: «C'est pour le salut de la cause,»
et les plus exaltés croient peut-être sincèrement que c'est pour
le bien de l'humanité. Oh! mais, qu'ils y prennent garde! c'est un
grand mot, l'humanité! Je crois qu'elle ne profite que de ce qui
est bien et qu'on lui fait du mal en masse et longtemps quand on
lui fait un mal passager et particulier. Après ça, je ne suis
qu'un pauvre homme qui voit les choses de trop loin, et qui mourra
bientôt. Vous jugerez mieux, vous autres qui êtes jeunes; vous
verrez si la colère et la cruauté qui sont toujours au bout des
croyances de l'homme réussissent à amener des croyances
meilleures. J'ai peine à le croire, je vois que l'Église a péri
pour avoir été cruelle. Si les jacobins succombent, pensez au
massacre des prisons, et alors vous direz avec moi: On ne bâtit
pas une nouvelle Église avec ce qui a fait écrouler l'ancienne.
Émilien lui observa que les massacres de septembre et les
persécutions n'étaient peut-être pas l'oeuvre des jacobins, mais
celle des bandits qu'ils n'avaient pu contenir.
-- C'est possible, et Dieu le veuille! répondit le prieur. Il peut
y avoir de bonnes intentions chez ceux qui nous paraissent les
plus terribles: mais retenez ce que je vous ai dit, quand vous
aurez à les juger par la suite. Ceux qui auront trempé leurs mains
dans le sang ne feront rien de ce qu'ils auront voulu faire, et,
si le monde se sauve, ce sera autrement et par d'autres moyens que
nous ne pouvons pas prévoir. Ma conclusion à moi, c'est que tout
le mal vient du clergé, qui a entretenu si longtemps le régime de
terreur que ses ennemis exercent à présent contre lui. Comment
voulez-vous que les victimes de la violence soient de doux élèves
reconnaissants? Le mal engendre le mal! Mais en voilà bien assez
là-dessus: tâchons de vivre tranquilles et de ne nous mêler de
rien. Vivons le mieux possible en faisant notre devoir, nous
n'avons pas si longtemps à durer et tout ce que nous disons-là ne
fait pas bouillir la marmite.»
Ce fut la seule fois que le prieur nous dit le fond de sa pensée.
Il avait jugé le clergé, mais un sentiment de convenance ou
l'habitude de la soumission l'empêchait de se répandre en paroles
sur un sujet si délicat pour lui. Avait-il toujours pensé ces
choses qu'il croyait avoir pensées de tout temps? Peut-être se
trompait-il là-dessus, peut-être n'avait-il fait de mûres
réflexions que depuis les trois jours qu'il avait passés au
cachot. Il avait pris dans son état une si forte dose de prudence,
qu'il évitait de se résumer et que nos questions lui étaient plus
importunes qu'intéressantes. Il concluait toujours de la façon la
plus positive et la plus égoïste, bien qu'il eût le coeur généreux
et dévoué. Pour lui, le monde était un atroce sauve-qui-peut et
l'idéal était de vivre comme une taupe dans son trou. Il espérait
quelque chose de mieux dans l'autre vie, sans y croire
positivement. Il lui échappa un jour de dire:
-- Ils m'ont tellement barbouillé la face de Dieu, que je ne
saurais plus la voir; c'est comme une page où l'on a_ _répandu
tant d'encre et de sang, qu'on_ _ne peut plus savoir s'il y avait
quelque chose dessus.
Et il n'avait pas l'air de s'en tourmenter beaucoup. Il s'agitait
bien autrement quand la gelée attaquait le fruitier ou quand
l'orage faisait tourner la crème. On eût dit quelquefois d'une
vraie brute; c'était pourtant un homme de bien très intelligent et
passablement instruit; mais il avait été étouffé trop longtemps,
il ne pouvait plus respirer comme les autres, ni au moral, ni au
physique.
Pendant qu'il essayait ainsi de se maintenir en dehors de tout, ni
la Mariotte, ni mes deux cousins, ni le vieux Dumont ne se
tourmentaient des événements. La déclaration de la patrie en
danger et l'enthousiasme des enrôlements volontaires n'avaient
guère pénétré chez nous. Nous apprenions l'effet des décrets quand
il avait cessé de se produire. De notre côté, il n'y eut d'abord
que quelques mauvais sujets sans amour du travail qui s'en
allèrent de bon gré aux armées. Émilien ne pensa pas, dans ce
moment-là, qu'il eût à se faire un devoir de les imiter. Il
songeait à son frère qui se battait pour la cause contraire et il
attendait sans parti pris, lorsqu'il reçut une singulière lettre
de M. Prémel, l'intendant de Franqueville.
«Monsieur, lui disait-il, je reçois une lettre de M. le marquis
votre père qui s'occupe de votre situation présente et de celle de
mademoiselle votre soeur. Voici ses propres expressions:
«Fournissez à M. Émilien l'argent nécessaire pour sortir de France
et venir me rejoindre à l'armée de Condé. J'imagine qu'il se
souviendra d'être un Franqueville et qu'il ne reculera pas devant
les quelques dangers à courir pour effectuer cette résolution.
Entendez-vous avec lui pour lui en faciliter les moyens, et, quand
vous l'aurez convenablement équipé, muni d'un bon cheval et d'un
bon domestique, remettez-lui la somme de cent louis. S'il a le
courage et la volonté de m'obéir, n'épargnez rien pour lui. Sinon,
déclarez-lui que je l'abandonne et ne le considère plus comme
étant de ma famille.
Quant à sa jeune soeur, mademoiselle Louise, je veux que sous la
garde de Dumont et de sa nourrice, elle soit conduite à Nantes, où
ma parente, madame de Montifault, l'attend pour remplacer auprès
d'elle la mère qu'elle a perdue.»
-- Ma mère est morte! s'écria Émilien, en laissant tomber la
lettre, et c'est ainsi que je l'apprends!
Je lui pris les mains. Il était pâle et il tremblait, car on ne
perd pas sa mère sans une grande émotion; mais il ne pouvait avoir
de larmes pour cette femme qui ne l'avait point aimé et qu'il
connaissait à peine. Quand il fut calme, il resta comme consterné
de la manière dont le traitait son père, qui, ne le jugeant pas
digne de recevoir une lettre de lui, lui faisait savoir sa volonté
par son homme d'affaires. Il hésita un instant à croire que ce ne
fût pas une invention de Prémel. Pourtant, il dut se rendre à
l'évidence en lisant la fin de sa lettre.
«Monsieur le marquis, disait-il, se fait de grandes illusions sur
la situation présente. Il croit d'abord que je continue à toucher
des revenus de sa terre, ce qui n'est point, puisqu'elle est sous
le séquestre; ou que j'ai fait des économies importantes sur les
années précédentes, ce qui est encore moins vrai, vu le refus de
payement de ses fermiers et l'anarchie où se sont jetés les
paysans. Je n'habite plus Franqueville, où le péril était devenu
extrême pour ceux qui ont eu le malheur d'être attachés aux
nobles. Je me suis modestement retiré à Limoges et je ne pourrais
pas décider la nourrice de mademoiselle Louise à quitter
Franqueville pour se rendre dans les provinces de l'Ouest, qui
sont en pleine insurrection. Puisque vous avez gardé Dumont auprès
de vous, c'est à vous qu'il appartient de conduire votre soeur à
madame de Montifault. Pour cet effet, je mets à votre disposition
la somme de deux cents livres que je prends sur mon propre avoir,
et, quand vous serez de retour de ce premier voyage, je vous
trouverai, par mode d'emprunt, les fonds nécessaires pour sortir
de France; faites-moi savoir, par prompte réponse, que vous êtes
décidé pour l'émigration et si je dois m'occuper de ce qu'il faut
pour votre équipement. Mais la difficulté de trouver de l'argent
est si grande, que je ne vous engage pas à compter sur les cent
louis que M. le marquis réclame pour vous. Je ne les ai point, et
je n'ai pas le crédit qu'il faudrait pour vous les procurer. Votre
maison en a encore moins que moi, à l'heure qu'il est, et, si
quelque usurier se risque sur votre signature et sur la lettre de
votre père que je garde en nantissement, vous aurez à payer de
très gros intérêts, sans parler du secret à garder qui coûtera
très cher. Mon devoir est de vous dire ces choses, qui
probablement ne vous arrêteront pas, puisque, dans le cas où vous
resteriez en France, votre famille vous abandonnerait
entièrement.»
-- Quelle m'abandonne donc! s'écria Émilien avec résolution; ce ne
sera pas le commencement de sa désaffection et de son dédain pour
moi! Si mon père m'eût écrit lui-même, s'il eût réclamé mon
obéissance avec quelque peu de tendresse, j'aurais tout sacrifié,
non pas ma conscience, mais mon honneur et ma vie; car j'y ai
souvent pensé, et j'étais résolu, le cas échéant, à courir me
jeter sur les baïonnettes françaises à la première affaire, les
bras et les yeux levés vers le ciel témoin de mon innocence. Mais
les choses se passent autrement. Mon père me traite comme un
soldat qu'il achèterait pour sa cause: un cheval, un laquais, une
bonne valise et cent louis en poche, me voilà engagé au service de
la Prusse ou de l'Autriche. Sinon, mourez de faim, c'est comme il
vous plaira, je ne vous connais plus! Eh bien, il me plaît de
choisir le travail des bras et la fidélité à mon pays, car, moi,
je ne vous ai jamais connu, et je ne suis le fils de personne,
quand il s'agit de trahir la France. Voilà le lien rompu! Nanette,
tu entends! -- et, en parlant ainsi, il déchirait la lettre de
l'intendant en mille pièces, -- et tu vois? je ne suis plus un
noble, je suis un paysan, un Français!
Il se jeta sur une chaise pleurant de grosses larmes. J'étais
toute bouleversée de le voir comme cela. Il n'avait jamais pleuré
devant personne, peut-être n'avait-il jamais pleuré du tout. Je me
pris à pleurer aussi et à l'embrasser, ce qui ne m'était jamais
venu à l'idée. Il me rendit mes caresses et me serra contre son
coeur, pleurant toujours, et nous ne songions pas à nous étonner
de nous tant aimer l'un l'autre. Cela nous semblait si naturel
d'avoir du chagrin ensemble, après avoir été ensemble si heureux
et si insouciants!
Il fallait pourtant songer à Louisette et se demander si on la
conduirait à Nantes. Nantes, ah! si nous eussions pu lire dans
l'avenir prochain ce qui devait s'y passer, comme nous nous
serions réjouis de la tenir là près de nous! Peut-être qu'en
apprenant l'insurrection de la Vendée, nous eûmes quelque
pressentiment et que le ciel nous avertit. Mais le parti d'Émilien
était pris en même temps que celui qui le concernait.
Ma soeur ne me quittera pas dans des temps pareils, s'écria-t-il.
Si cette madame de Montifault, que je ne connais point, veut lui
servir de mère, nous verrons cela plus tard. Je ne veux pas
exposer la pauvre Louise à quelque nouvelle tyrannie. Je la
confierais plutôt à la mère de M. Costejoux, qui est bonne et
douce. Mais nous avons le temps d'aviser. On ne persécute pas les
enfants, on ne les persécutera pas, c'est impossible! Louise est
bien ici, ne lui dis rien de cette lettre. Elle n'a pas de parti à
prendre, elle ne dépend que de moi, et je refuse pour elle.
Il voulait répondre à M. Prémel.
-- Ne le faites pas, lui dit M. le prieur dès qu'il fut informé.
Vous avez eu tort de déchirer sa lettre. C'était peut-être un
piège que j'aurais déjoué; mais, piège ou non, cet homme enverrait
votre réponse à votre père, et ce serait pour vous brouiller
irrévocablement avec lui. Évitez cet éclat, n'acceptez rien et ne
répondez rien: faites le mort, c'est toujours le plus sage!
Émilien, par dégoût plus que par prudence, suivit les conseils du
prieur et ne répondit pas. M. Prémel crut peut-être que sa lettre
avait été saisie et la peur qu'il en eut le fit tenir tranquille.
Nous voilà donc encore une fois sortis d'une crise, et ce qui se
passait nous rendit l'espérance. Dumouriez était vainqueur à
Valmy. Nos soldats avaient conquis Nice et la Savoie. On oubliait
les malheurs passés; la Convention s'assemblait et les opinions
douces paraissaient avoir repris le dessus.
-- Je vous le disais bien que tout s'arrangerait, reprenait M. le
prieur, rendu à son optimisme quand le ciel paraissait
s'éclaircir: la Commune est vaincue. L'anarchie des quarante jours
est un accident. La Gironde est bien intentionnée, elle déposera
peut-être le roi; mais, si on lui donne le palais du Luxembourg
pour résidence, il y sera fort bien et s'y reposera de ses
émotions. Il fera comme moi, qui n'ai jamais été si tranquille ici
que depuis que je n'y suis plus rien.
Quel démenti à de telles illusions, quand, peu de mois plus tard,
la Convention, en douze jours, jugea le roi et institua le
tribunal révolutionnaire! Cette fois, la tristesse arriva jusque
chez nous avec la grande misère. Les assignats étaient
discrédités, l'argent ne se montrait plus, le commerce était mort,
et on disait, des commissaires envoyés dans les provinces, des
choses si terribles, que les paysans n'allaient plus à la ville,
ne vendaient et n'achetaient plus rien. On vivait de petits
échanges de denrées entre voisins, et, si on avait une pièce de
six francs, on la cachait dans la terre. Les réquisitions nous
prenaient notre bétail, on n'avait plus de bétail. M. le prieur
étant très malade et manquant de bouillon, je fis tuer pour lui
mon dernier agneau. Il y avait longtemps que Rosette était vendue
pour acheter des jupes à Louise, qui n'avait plus rien, car il ne
fallait plus l'habiller en demoiselle, et M. le prieur aussi était
en carmagnole de paysan.
XI
Quant à Émilien, il n'avait jamais quitté le costume de campagne
depuis qu'il avait dépouillé l'habit religieux.
Je faisais durer les nippes autant que possible. Je veillais avec
la Mariotte pour rapiécer avec ce que nous avions. Bien souvent
M. le prieur a eu des_ _coudes gros bleu sur une veste grise, et,
comme Émilien et Pierre grandissaient encore, on leur mettait des
rallonges de toute sorte. Notre cuisine serait devenue bien maigre
sans le gibier qui n'appartenait plus à personne et que tout le
monde détruisait. Pendant plus d'une année que dura cette misère,
tout le monde changea de caractère en changeant d'habitudes. Nous
avions beau être très allégés d'impôts, les charges que l'on
mettait sur les riches retombaient sur nous. Personne ne faisait
plus travailler, et la crainte de ce qui pouvait arriver faisait
négliger même ces terres si convoitées dont on était devenu
propriétaire. Alors, on se faisait braconnier, on maraudait sur
les terres mises en séquestre. On vivait ouvertement de pillage et
on devenait sauvage, craintif, méchant au besoin. Encore si les
paysans avaient pu s'entendre entre eux et s'assister mutuellement
comme au commencement de la révolution; mais le malheur rend
égoïste et soupçonneux. On se querellait pour une rave, on se
serait battu pour deux. Ah! que nous étions loin de la fête de la
fédération! Les anciens l'avaient bien dit que c'était trop beau
pour durer!