On avait été tant poussé et menacé par les gens des environs qui
vivaient plus près des villes et qui en recevaient l'influence,
qu'on nous avait forcés de remplacer à la municipalité, nos vieux
amis par des jeunes gens plus hardis, mais moins honnêtes, et qui,
sans rien comprendre aux querelles de Paris, disaient à tort et à
travers de grands mots, ordonnaient des fêtes qu'on disait
patriotiques et qui n'étaient plus que folles et
incompréhensibles. Ils eurent bien du regret à laisser prendre les
cloches et le peu d'argenterie restée à la chapelle du moutier,
car, au fond, ils étaient les plus superstitieux de tous et
craignaient de fâcher les saints et d'attirer la grêle; mais ils
le firent par peur de la Montagne et de la Gironde, du comité de
salut public, de la Convention et de la Commune, toutes choses
qu'ils confondaient, n'en connaissant pas la différence. Je ne
pouvais pas dire qu'on la connût beaucoup mieux au moutier. Les
changements allaient si vite et les troubles de Paris étaient si
compliqués!
Un moment vint pourtant où Émilien eut comme une vision soudaine
de la vérité. Il venait de recevoir de Paris une lettre de
M. Costejoux qui lui annonçait sa prochaine arrivée à Limoges, où
il était nommé adjoint aux commissaires chargés de hâter la levée
des troupes et de faire exécuter tous les ordres de la Convention.
-- Écoute, me dit Émilien, je ne sais plus que penser de Costejoux.
Je le croyais girondin et je pense encore qu'il l'a été; mais il
ne l'est plus, puisqu'il accepte des fonctions où il faut déployer
beaucoup de rigueur. Il me dit qu'il n'aura pas le temps de venir
au moutier et qu'il a besoin de me parler à la ville. J'irai
certainement, mais auparavant, je ne veux pas te tromper, Nanette;
je veux te dire ma résolution. On ne m'a pas pris pour la
réquisition, mais je peux m'engager et je le veux; c'est un devoir
bien clair, à présent que la moitié, sinon les deux tiers de la
France sont en révolte contre le gouvernement révolutionnaire et
que l'ennemi du dehors arrive de tous les côtés pour rétablir la
monarchie. J'ai cru longtemps que nous pouvions avoir une
république sage et fraternelle. Je ne sais pas ni nous l'aurions
pu avec de meilleurs chefs et des adversaires moins acharnés; mais
le temps marche vite et la ruine approche, à moins d'un grand
effort de courage et de soumission. Pour cela, il faut violenter
son propre coeur, ma pauvre Nanette, car toutes ces cruautés
ordonnées par le Comité et sanctionnées par la Convention, cette
abominable tyrannie des citoyens les uns sur les autres, ces
injustices, ces méprises, ces dénonciations, ces exactions, ces
massacres dont on entend parler: tout cela rend fou de colère et
de désespoir; mais, si les conspirations royalistes et leur
entente avec l'ennemi rendent ces infamies absolument nécessaires,
de quel côté se ranger? Irai-je trouver ces étrangers qui, sous
prétexte de faire cesser l'anarchie, veulent se partager la
France? Ceux qui les y invitent ne sont-ils pas les plus lâches
Français qui existent? Ceux qui punissent la trahison ne sont-ils
pas la dernière espérance de la patrie, quand même ils abusent par
goût ou par nécessité du droit de punir? Ah! tiens, je les
déteste! Mais les autres, je les méprise, et je vois bien qu'il
faut tout subir plutôt que d'attendre la dernière des hontes. Ces
jacobins que le prieur croit impuissants, pour avoir fait le bien
par le mal, ou, si tu veux, le mal pour le bien, je les regarde
comme des héros qui, à force de lutter, sont devenus fous. Ils
sont cruels sans en avoir conscience et ils emploient un ramassis
de bêtes féroces qui renchérissent sur leur dureté pour le plaisir
de faire le mal, ou pour la sottise d'être quelque chose, pour
l'ivresse de commander. Souffrons-les, puisque nous en sommes
venus à ce point qu'en les renversant nous en aurions de pires et
que nous ne serions même plus Français. Soyons Français à tout
prix, tout est là! Tu vois bien qu'il faut que je me rende utile.
Il faut que je dise à Costejoux: «Vous m'avez logé et nourri, j'ai
travaillé pour vous; je continuerais si cela était possible; mais
il ne s'agit plus de cultiver la terre, il s'agit de la conserver.
Donnez asile à ma soeur, je vous la confie, et laissez-moi me
battre. Je suis doux, je suis ennemi de la guerre, j'ai horreur du
sang; mais cela me devient absolument égal d'être _moi _ou un
autre. Je serai féroce s'il le faut, et si, après, j'ai horreur de
moi, je me tuerai, mais, tant que j'aurai mon pays à défendre, je
me battrai, je souffrirai, et je ne penserai à rien.»
Tout ce qu'Émilien m'avait dit m'avait consternée et je pleurais
comme une enfant; mais, à mesure qu'il se montait la tête, je me
la montais aussi, et, quand il eut fini, je ne trouvai rien à lui
répondre.
-- Tu me désapprouves? reprit-il, à quoi songes-tu?
-- Je songe à Louise, lui répondis-je. Je voudrais la suivre
partout pour vous tranquilliser; mais, si je quitte M. le prieur,
qui le soignera?
Il m'embrassa de toute sa force.
-- Tu penses à ceux qui restent, s'écria-t-il; donc, tu me vois
partir sans te désespérer! Tu comprends mon devoir: tu es un brave
coeur! À présent, oui, songeons à Louise et à notre vieux ami. Il
faut tâcher que tous deux restent ensemble, soit au prieuré, soit
dans la famille de Costejoux, qui, étant attaché au gouvernement,
doit être tout-puissant désormais dans sa province. C'est de cela
que je veux lui parler, et j'irai le plus tôt possible.
Le lendemain, il fit son petit paquet, qu'il mit au bout d'un
bâton sur son épaule, et s'en alla à pied à Limoges, nous
promettant de revenir nous faire ses adieux avant de partir pour
l'armée. J'étais bien triste, mais j'avais du courage. Je ne
prévoyais pas pour lui un danger immédiat.
Je le suivrai dans son voyage, car ce qui lui arriva est plus
intéressant que le chagrin contre lequel je me débattais en
attendant son retour. Dumont avait voulu l'accompagner, c'est par
lui que j'ai su une partie des détails. Ce brave homme avait placé
toutes ses économies chez M. Costejoux, dont le frère était
banquier. Il voulait, sans en rien dire d'avance à Émilien, faire
un testament en sa faveur. Cette idée lui était venue après un
accident qui lui arriva dans l'ivresse et auquel par miracle il
avait échappé. Mais il se disait que cela pourrait être plus
sérieux une autre fois, et il comptait se mettre en règle. Il
avait dit à la Mariotte:
-- Je n'ai pas d'enfants et je n'ai jamais aimé dans la famille de
Franqueville que le pauvre Émilien. J'ai amassé deux cents livres
de rente; mon vice qui m'est venu sur mes vieux jours, m'empêche
d'augmenter le capital, car j'en bois le revenu. Mais le fonds, je
n'y veux jamais toucher, et il faut que M. Costejoux trouve un
moyen de m'en empêcher.
À peine arrivés à Limoges, ils coururent chez M. Costejoux; ils le
trouvèrent très agité.
-- Citoyens, leur dit-il d'un ton brusque et sans leur faire le bon
accueil accoutumé, je désire savoir, avant tout, quels sont vos
sentiments politiques dans les terribles circonstances où nous
nous trouvons.
-- Je ne vous demande pas quels sont à présent les vôtres, répondit
Émilien; mais, comme je venais pour vous dire les miens, je vais
le faire sans savoir si vous les approuverez. Je veux être soldat
et ne pas servir d'autre cause que celle du salut de mon pays et
de la révolution, je viens m'engager à vous demander votre
protection pour ma soeur.
-- Protection! qui peut promettre protection, et que parlez-vous de
vous engager, quand la levée en masse est décrétée? nous en sommes
tous.
-- Je l'ignorais; eh bien, je m'applaudis d'être prêt à marcher.
-- Mais vos parents? ...
-- Je ne sais plus rien d'eux, et j'ai refusé tout secours qu'ils
eussent voulu me donner.
-- Pour les rejoindre?
-- Je ne dis pas, je n'ai pas dit cela.
-- Vous le niez?
-- Je vous prie de ne pas m'interroger davantage. Il vous suffit de
connaître mes sentiments et la résolution que j'apporte ici. S'il
dépend de vous de hâter mon incorporation dans un régiment qui
soit mis tout de suite en campagne, je vous supplie de le faire.
-- Malheureux enfant! s'écria M. Costejoux, vous me trompez! Vous
vous jouez des plus nobles sentiments et vous abusez de ma folle
confiance! Vous voulez déserter et passer à l'ennemi. Tenez! voici
la preuve!
Et il lui mit sous les yeux une lettre signée _marquis de
Franqueville, _qui était adressée à. M. Prémel et qui portait ceci
en substance:
«Puisque mon fils Émilien veut venir me rejoindre et que sa fuite
présente, vu le manque d'argent et les tyranniques soupçons des
autorités, des difficultés trop considérables, conseillez-lui de
s'engager comme volontaire de la République et de faire comme tant
d'autres fils de bonne famille qui trouvent à l'armée le moyen de
déserter.»
-- C'est une infamie! s'écria Émilien hors de lui; jamais mon père
ne m'a écrit cela!
-- C'est pourtant son écriture, reprit M. Costejoux. Voyez! Pouvez-
vous me jurer sur l'honneur qu'elle est contrefaite?
Émilien hésita, il avait si peu vu l'écriture de son père! Il n'en
avait aucun spécimen.
-- Je ne puis, dit-il; mais je jure sur ce qu'il y a de plus sacré
que je n'ai jamais consenti à me déshonorer et que, si mon père
m'en a cru capable, c'est sur un mensonge impudent de Prémel.
Il parlait avec tant de chaleur et de fierté, que M. Costejoux,
après l'avoir bien regardé dans les yeux sans pouvoir les lui
faire baisser, lui dit brusquement:
-- C'est possible, mais que sais-je? Vous êtes, depuis ce matin,
décrété d'arrestation par le tribunal révolutionnaire de la
province; Prémel est en prison, on le soupçonnait depuis longtemps
d'entretenir des intelligences avec ses anciens maîtres. On a
saisi tous ses papiers et cette lettre est une des premières qui
me soient tombées dans la main en ouvrant le dossier. Elle vous
condamne, si elle est authentique, et elle l'est, car voici
beaucoup d'autres lettres et papiers d'affaires qui semblent
l'établir autant que possible. D'ailleurs, les procès de cette
nature sont trop vite expédiés pour que l'on consulte les experts.
Il ne vous reste qu'un parti à prendre si, comme je le désire,
vous êtes innocent: c'est de protester, et de prouver, si cela
vous est possible, que vous n'avez jamais autorisé Prémel à faire
acte de soumission de votre part à votre père.
-- Je le prouverai! M. le prieur sait que je n'ai pas voulu
répondre à l'invitation d'émigrer.
-- Vous n'avez pas voulu répondre, donc vous n'avez pas refusé?
-- Le prieur...
-- Dites le citoyen Fructueux. Il n'y a plus de prieur, il n'y a
plus de prêtres.
-- Comme il vous plaira! le citoyen Fructueux vous dira...
-- Il ne me dira rien, on ne prendra pas le temps de l'appeler, et,
dans son intérêt, je vous conseille de ne pas faire penser à lui.
Dans trois jours, vous serez absous ou condamné.
-- À mort?
-- Ou à la détention jusqu'à la paix, selon que vous serez reconnu
plus ou moins coupable.
-- Plus ou moins? c'est vous, mon ancien ami, qui n'admettez pas la
possibilité de mon innocence? ou bien c'est vous, avocat, qui me
déclarez d'avance qu'on ne l'admettra pas?
M. Costejoux s'essuya le front avec un mouvement de colère. Ses
yeux lançaient des éclairs; puis il pâlit et, s'asseyant comme un
homme brisé:
-- Jeune homme, dit-il, j'ai une mission terrible à remplir. Il n'y
a pas ici d'ami, il n'y a plus d'avocat. Je suis devenu un
inquisiteur et un juge. Oui, moi, girondin l'an passé, quand je
quittai ma province avec des illusions de l'inexpérience, je suis
devenu ce que tout vrai patriote est forcé d'être. J'ai vu
l'incapacité politique des meilleurs modérés et l'infâme trahison
du plus grand nombre. Ceux qu'on a sacrifiés ont payé pour ceux
qui ont allumé la guerre civile dans les provinces. Ils étaient un
obstacle à_ _l'autorité des hommes qui ont juré de sauver la
patrie, il a fallu le briser. Il a fallu mettre sous les pieds
toute pitié, toute affection, tout remords. Il a fallu tuer des
femmes, des enfants... Je vous dis qu'il l'a fallu! ... -- Et en
parlant ainsi, il mordait son mouchoir. -- Je vous dis qu'il le
faut encore. Si vous avez seulement hésité un instant entre votre
père et la République, vous êtes perdu et je ne puis vous sauver.
-- Je n'ai pas hésité un seul instant; mais, si on refuse de me
croire et qu'on m'empêche de le prouver, je suis perdu en effet.
Eh bien, monsieur, soit! je suis prêt à mourir. Je suis bien
jeune, mais je sens bien que je suis venu dans un temps où l'on ne
tient pas à la vie. Je mourrai sans faiblesse, puis-je espérer que
ma soeur et mes amis? ...
-- Ne parlez pas d'eux, ne prononcez pas leur nom, ne rappelez à
personne qu'ils existent. Aucune dénonciation venant de votre
commune n'a été faite contre eux. Qu'ils restent où ils sont et se
fassent oublier!
-- Le conseil que vous me donnez et que je suivrai, n'en doutez
pas, me prouve que vous ferez votre possible pour les sauver et je
vous en remercie. Je ne vous demande rien pour moi, faites-moi
conduire en prison. J'irai avec une seule amertume, celle de voir
que vous avez douté de moi.
M. Costejoux paraissait ébranlé. Dumont se jeta à ses pieds,
protestant de l'innocence et du patriotisme d'Émilien et suppliant
l'ancien ami de le sauver.
-- Je ne le puis, répondit M. Costejoux. Songez à vous-même.
-- Je n'y songerai pas, merci! reprit Dumont, je suis un vieux
homme; qu'on fasse de moi ce qu'on voudra, et, puisque vous ne
pouvez rien pour mon jeune maître, faites que je sois accusé,
enfermé et, s'il le faut, guillotiné avec lui.
-- Taisez-vous, malheureux! s'écria M. Costejoux. Il y a des gens
capables de vous prendre au mot.
-- Oui, tais-toi, Dumont, dit Émilien en l'embrassant. Tu n'as pas
le droit de mourir. Je te fais mon héritier, je te lègue ma soeur!
Et il ajouta en allant tout droit à M. Costejoux:
-- Finissons-en, monsieur, faites-moi arrêter, puisque, selon vous,
je suis un menteur et un lâche.
-- Vous a-t-on vu entrer ici? dit l'avocat avec impatience.
-- Nous ne sommes point venus en secret, répondit Émilien. Tout le
monde a pu nous voir.
-- Avez-vous parlé à quelqu'un?
-- Nous n'avons rencontré aucune figure de connaissance, nous
n'avons rien eu à dire.
-- Vous êtes-vous _nommés _au familier qui vous a introduits dans
mon cabinet?
-- Nous ne savons de qui vous parlez; votre domestique nous connaît
et nous a fait entrer sans nous demander nos noms.
-- Eh bien, partez, dit M. Costejoux en ouvrant une porte dérobée
que cachaient des rayons de bibliothèque. Quittez la ville sans
dire un mot, sans vous arrêter nulle part. Je ne vous cache pas
que, si vous êtes pris, je payerai de ma tête l'évasion que je
vous procure. Mais c'est moi qui vous ai mandés ici, où je voulais
vous parler de mes affaires, j'ignorais les charges qui pèsent sur
vous. Il ne sera pas dit que je vous aurai attirés dans un guet-
apens. Partez!
XII
Sans dire un mot, sans remercier, Émilien prit le bras de Dumont
et l'entraîna dans l'escalier; il traversa avec lui la rue et le
mit dans le chemin par où ils étaient venus, en lui disant:
-- Marche devant sans te presser et sans te retourner. Ne t'arrête
nulle part, n'aie pas l'air de m'attendre. J'ai encore un mot à
dire à M. Costejoux, je te rejoindrai par la traverse; mais
n'attends pas, ou nous sommes perdus tous deux. Si tu ne me vois
pas en route, tu me retrouveras plus loin.
Dumont obéit sans comprendre; mais, quand il eut fait une demi-
lieue, l'inquiétude le prit, Émilien ne revenait pas. Il se dit
que, connaissant les chemins mieux que lui, il l'avait devancé. Il
marcha encore. Quand il eut gagné la première étape, il voulut
attendre, mais il était observé par des allants et venants, et,
craignant de donner l'éveil, il poursuivit son chemin et se reposa
dans un bois. Il arriva le lendemain au moutier, doublant le pas
dans l'espoir d'y trouver son maître. Hélas, il n'y était pas et
nous l'attendîmes en vain. Il avait voulu sauver son vieux
domestique; mais il n'avait pas voulu compromettre M. Costejoux,
il était retourné chez lui et, rentrant par l'escalier dérobé, il
lui avait dit:
-- Puisque je suis accusé, je viens me livrer.
Il allait ajouter: «Je vous remercie et ne veux pas vous perdre»,
lorsqu'un regard expressif de M. Costejoux, qui était en train
d'écrire, l'avertit qu'il ne fallait rien dire de plus. La porte
de l'antichambre était ouverte, et un homme en carmagnole de drap
fin et en bonnet rouge, avec une écharpe autour du corps, parut
aussitôt sur le seuil, traînant un grand sabre et fixant sur lui
des yeux de vautour qui va fondre sur une alouette.
D'abord Émilien ne le reconnut pas, mais cet homme parla et dit
d'une voix retentissante:
-- Ah! le voilà! Nous n'aurons pas la peine de l'envoyer chercher!
Alors, Émilien le reconnut: c'était le frère Pamphile, l'ancien
moine de Valcreux, celui qui avait fait mettre le frère Fructueux
au cachot pour refus de complicité et d'adhésion aux miracles
projetés, celui qu'il avait qualifié, devant nous, d'ambitieux
capable de tout, celui qui haïssait le plus Émilien. Il était
membre du tribunal révolutionnaire de Limoges et avait la haute
main sur ses décisions comme l'inquisiteur le plus habile et le
sans-culotte le plus implacable.
Tout aussitôt il procéda à son interrogatoire dans le cabinet de
M. Costejoux, Émilien fut pris d'un tel dégoût, qu'il refusa de
lui répondre et fut sur-le-champ envoyé en prison sous escorte de
sans-culottes armés de piques, qui allaient criant par les rues:
-- En voilà encore un de pris! voilà un aristocrate qui voulait
déserter à l'ennemi et qui va passer par la _frontière de Monte à
regret! _Quelques ouvriers criaient: «Vive la guillotine!» et
insultaient le pauvre enfant. Le plus grand nombre faisait
semblant de ne pas entendre. On avait toutes les peurs à la fois,
celle de la république et celle de la réaction; car, si les nobles
étaient en fuite, il y avait là des bourgeois modérés en grand
nombre, qui laissaient faire, mais dont les regards semblaient
prendre note des faits afin d'en châtier les auteurs quand ils
redeviendraient les plus forts.
Quand Dumont nous raconta les choses dont il avait été témoin,
s'étonnant de ne pas voir revenir Émilien, je compris tout de
suite qu'il était retourné se livrer et je le jugeai perdu. Mais
je n'eus pas le chagrin que j'aurais dû avoir ou plutôt je ne me
donnai pas le temps de le ressentir. Il faut croire que j'avais
déjà cet esprit de résolution que j'ai toujours eu depuis dans les
situations critiques, car la pensée de le délivrer me vint tout de
suite. C'était une pensée folle; mais je ne me dis pas cela. Je la
jugeai bonne, et il se fit dans mon cerveau comme une protestation
aveugle, obstinée contre l'impossible. Je ne voulus en parler à
personne. Je ne voulus risquer que moi, mais me risquer absolument
et sans souci de moi-même. Je fis, dans la nuit, un petit paquet
de quelques hardes, je pris tout le peu d'argent que je possédais,
j'écrivis un mot à M. le prieur pour lui dire de ne pas être
inquiet de moi et de faire croire qu'il m'avait envoyée en
commission quelque part. J'allai sans bruit poser ce billet sous
sa porte, je gagnai le dehors par les brèches, et, quand le jour
parut, j'étais déjà loin sur la route de Limoges.
Je n'avais jamais eu occasion de marcher si loin; mais, du haut
des plateaux, j'avais si souvent regardé le pays, que je
connaissais tous les clochers, tous les villages par leurs noms,
tous les chemins, leur direction et leurs croisements. Enfin, je
savais un peu de géographie et celle de notre province assez bien
pour m'orienter et ne pas perdre mon temps à faire des questions
ou à m'égarer. Pour plus de sûreté d'ailleurs, j'avais dans la
nuit calqué sur une carte tout le pays que j'avais à parcourir.
Il fallait deux grands jours de marche pour gagner Limoges et il
ne fallait pas espérer de trouver de patache ou de berline sur les
routes. On n'en voyait plus. Les chevaux et les voitures avaient
été mis en réquisition pour le service des armées, et les fripons,
qui confisquaient pour leur compte sous prétexte de patriotisme,
avaient achevé de mettre tout le monde à pied. Il faisait beau. Je
couchai dehors dans des meules de paille pour économiser mon
argent et ne pas attirer l'attention sur moi. Je mangeai le pain
et le fromage que j'avais apportés dans un petit panier. Je mis
sur moi ma capeline et je dormis très bien. J'avais fait la
journée de marche d'un homme.
Avant le jour, je m'éveillai. Je mangeai encore un peu, après
m'être lavé les pieds dans un ruisselet qui avait l'eau bien
claire. Je m'assurai que je n'avais aucune blessure bien que je
fisse route sans bas ni souliers, et que je pouvais bien, quoique
lasse, fournir ma seconde étape; alors, je priai Dieu de
m'assister et me remis en chemin.
J'arrivai le soir sans retard ni accident à Limoges et je demandai
la maison de M. Costejoux que je découvris sans peine. J'y entrai
résolument et demandait à lui parler. On me répondit qu'il était à
table et qu'on ne voulait pas le déranger.
Je repris avec aplomb qu'un patriote comme lui était toujours prêt
à écouter un _enfant du peuple, _et que je demandais qu'on lui
rapportât mes paroles. Un moment après, on me fit monter dans la
salle à manger, où je faillis perdre contenance en le voyant au
milieu d'une demi-douzaine d'hommes à figures plus ou moins
sinistres qui sortaient de table, un ou deux allumant des pipes,
ce qui, dans ce temps-là, était réputé grossier. La parole que le
domestique avait transmise de ma part attirait l'attention sur
moi. On me regardait en ricanant, et l'un de ces hommes me posa
sur la joue une grande main velue qui me fit peur. Mais j'avais à
jouer un rôle et je cachai mon dégoût. Je fis, des yeux,
l'inspection de tout ce monde. Je n'y connaissais personne, ce qui
me rassura entièrement. Personne ne pouvait me connaître.
J'ignorais le danger de rencontrer l'odieux frère Pamphile,
puisque Dumont ne l'avait point vu et ne savait rien de sa
conversion au sans-culottisme. Par bonheur, il ne se trouvait pas
là, et je me mis à chercher M. Costejoux, qui se tenait vers le
poêle, le dos tourné.
Il fit un mouvement et me vit. Je n'oublierai jamais le regard
qu'il me lança; que de paroles à la fois il y avait dans ce
regard! Je les compris toutes, je m'approchai de lui et lui dis
avec aplomb, en reprenant le langage de paysanne que je n'avais eu
garde d'oublier, mais en l'accentuant de l'affectation
révolutionnaire:
-- C'est-i toi, le citoyen Costejoux?
Il fut surpris sans doute de ma pénétration et de mon habileté à
ne pas le compromettre, mais il n'en fit rien paraître:
-- C'est moi, répondit-il; mais toi, qui es-tu, jeune citoyenne, et
que me veux-tu?
Je lui répondis, en me donnant un faux nom et en lui parlant d'une
localité qui n'était pas la mienne, que j'avais ouï-dire qu'il
cherchait une servante pour sa mère et que je venais me présenter.
-- C'est bien, répondit-il. Ma mère est à la campagne, mais je sais
ce qu'il lui faut et je t'interrogerai plus tard. Va-t'en souper
en attendant.
Il dit un mot à son _familier, _qui, malgré l'égalité, me
conduisit à la cuisine. Là, je ne dis mot, sinon pour remercier
des mets que l'on plaçait devant moi et je me gardai de faire
aucune question, craignant qu'on ne m'en fît auxquelles j'aurais
été forcée de répondre par des mensonges invraisemblables. Je
mangeai vite et m'assis dans le coin de la cheminée, fermant les
yeux comme une personne fatiguée et assoupie, pour me faire
oublier. Que de choses pourtant j'aurais voulu savoir! Émilien
était peut-être déjà jugé, peut-être déjà mort. Je me disais:
-- Si j'arrive trop tard, ce n'est pas ma faute et Dieu me fera la
grâce de me réunir à lui, en me faisant vite mourir de chagrin. En
attendant, il faut que je me tienne bien éveillée et que je ne
sente pas la fatigue.
On dit que le feu repose et je crois que cela est vrai. Je me
chauffais comme un chien qui revient de la chasse. J'avais fait
plus de vingt lieues à pied et nu-pieds en deux jours, et je
n'avais que dix-huit ans.
J'écoutais tout sans en avoir l'air, et je craignais, à chaque
instant, de voir entrer le second domestique de M. Costejoux,
celui qui tenait son écurie et qui, l'ayant accompagné souvent à
Valcreux, me connaissait bien. Je me tenais prête à inventer
quelque chose pour qu'il entrât dans mes projets. Je ne doutais de
rien. Je ne me méfiais d'aucune personne ayant connu Émilien. Il
me paraissait impossible que, l'ayant connu, on voulut le perdre.
Le domestique en question ne parut pas, et dans les mots que les
gens de la maison échangeaient avec des allants et venants, je ne
pus rien apprendre de ce qui m'intéressait le plus. Je saisis
seulement la situation de M. Costejoux envoyé dans son département
pour assister les délégués de Paris et forcé de leur présenter les
patriotes résolus à tout, c'est-à-dire ce qu'il y avait de plus
fou ou de plus méchant dans la ville. C'est triste à avouer, mais,
dans ce moment-là, c'était la lie qui remontait en dessus et les
gens de bien manquaient de courage pour servir la révolution. On
avait tué et emprisonné trop de modérés. L'action était toute dans
les mains, je ne dirai pas des fanatiques, mais des bandits
errants de ville en ville ou des ouvriers paresseux et ivrognes.
Servir la Terreur était devenu un état, un refuge contre la misère
pour les uns, un moyen de voler et d'assassiner pour les autres.
C'était là le grand mal de la République et ça a été la cause de
sa fin.
Les gens de M. Costejoux ne cachaient pas trop, quand ils étaient
entre eux, leur mépris et leur dégoût pour les hommes qu'il se
voyait entraîné à faire asseoir à sa table, et ils se trouvaient
humiliés de servir le citoyen Piphaigne, boucher féroce qui
parlait de mener les aristocrates à l'abattoir, l'épicier
Boudenfle, qui se croyait un petit Marat et demandait six cents
têtes dans le district; l'huissier Carabit, qui faisait métier de
dénoncer les suspects et qui s'appropriait leur argent et leurs
nippes 1.
1. Inutile de dire qu'on chercherait vainement ces noms dans les
souvenirs des habitants. Nanon a dû les changer en écrivant ses
Mémoires.
Enfin, au bout d'une heure, je fus appelée dans le cabinet de
M. Costejoux et je l'y trouvai seul. Il s'enferma dès que je fus
entrée, puis il me dit:
-- Que viens-tu faire ici? tu veux donc perdre le prieur et Louise?
-- Je veux sauver Émilien, répondis-je.
-- Tu es folle!
-- Non, je le sauverai!
Je disais cela avec la mort dans l'âme et avec une sueur froide
dans tout le corps; mais je voulais forcer M. Costejoux à me dire
tout de suite s'il était encore vivant.
-- Tu ne sais donc pas, reprit-il, qu'il est condamné?
-- À la prison jusqu'à la paix? repris-je, résolue à tout savoir.
-- Oui, jusqu'à la paix, ou jusqu'à ce qu'on se décide à exterminer
tous les suspects.
Je respirai, j'avais du temps devant moi.
-- Qui donc l'a désigné comme suspect? repris-je; n'étiez-vous
point à son jugement, vous qui le connaissez?
-- Cette infâme canaille de Prémel a cru se sauver en l'accusant.
Il s'est vanté d'avoir entretenu avec le marquis de Franqueville
une correspondance à l'effet d'avoir des preuves contre lui et sa
famille, et il a prétendu qu'Émilien lui avait écrit son intention
d'émigrer, dans une lettre qu'il n'a pu cependant produire, et
qui, malgré son affirmation, ne s'est pas trouvée au dossier.
J'espérais l'emporter sur lui par mon témoignage, mais l'ex-
religieux Pamphile était là; il déteste Émilien, il a dit le
connaître pour un royaliste et un dévot. Il voulait qu'on le
condamnât à mort séance tenante et il s'en est fallu de peu qu'il
ne fût écouté. J'ai amené une diversion en rejetant tout l'odieux
de l'affaire sur Prémel, qui a été condamné à la déportation. Je
n'ai pu sauver que la tête d'Émilien... jusqu'à nouvel ordre.
J'écoutais chaque parole de M. Costejoux sans m'abandonner à
aucune émotion, et j'observais le changement de sa physionomie et
de son accent. Il avait beaucoup souffert, cela était évident,
depuis qu'il avait changé son point de vue politique. Il avait
sincèrement adopté une conviction et un rôle qui pouvaient
répondre à ses principes de patriotisme, mais qui étaient
antipathiques à son caractère confiant et généreux. Je l'étudiais
pour savoir jusqu'à quel point je pouvais compter sur lui. Dans ce
moment, il me sembla qu'il était tout disposé à me seconder.
-- Ne parlez pas de _nouvel ordre, _lui dis-je, il faut que vous
réussissiez à délivrer Émilien tout de suite.
-- Voilà où tu déraisonnes, répondit-il vivement. Cela m'est
impossible, puisque son jugement a été rendu suivant les formes
ordonnées par la République.
-- Mais c'est un mauvais jugement, rendu trop vite et sans preuves!
Je sais qu'on peut appeler d'un jugement.
-- Tu sais, je le vois, quelque chose du passé: mais le passé n'est
plus. On n'appelle pas d'un jugement rendu par les tribunaux
révolutionnaires.
-- Alors, qu'est-ce qu'on fait pour sauver ses amis innocents?
Qu'est-ce que vous allez faire, vous, pour délivrer ce jeune homme
que vous estimez, que vous aimez, et qui est venu se livrer parce
que vous lui avez dit: «Il y va de ma tête si l'on sait que je
vous fais évader?»
-- Je ne peux rien faire quant à présent, qu'une chose qui ne te
satisfera pas, mais qui a son importance. Je peux, du moins je
l'espère, le faire transférer dans une autre prison, c'est-à-dire
dans une autre ville. Ici, sous l'oeil de Pamphile qui est une
vipère et de Piphaigne qui est un tigre, il court de grands
risques. Ailleurs, n'étant connu de personne, il sera peut-être
oublié jusqu'à la paix.
-- La paix! quand donc? il paraît que nous sommes battus partout!
les aristocrates espèrent, dit-on, que l'ennemi aura le dessus et
délivrera tous les prisonniers que vous faites. C'est peut-être
imprudent à vous de rendre tant de gens malheureux et désespérés;
cela sera cause que beaucoup d'autres appelleront et désireront la
victoire des étrangers.
Je disais des choses imprudentes. Je m'en avisai en voyant les
lèvres de l'avocat pâlir et trembler de colère.
-- Prends garde, petite _amoureuse, _s'écria-t-il avec aigreur, tu
te trahis et tu accuses ton bien-aimé!
Je me sentis offensée.
-- Je ne suis point une amoureuse, lui dis-je avec force; je n'ai
pas l'âge de l'amour et je suis un coeur honnête. Ne m'insultez
pas, je suis assez en peine, je fais ce que je ferais pour sa
soeur, pour M. le prieur, pour vous, si vous étiez dans le
danger... et vous y serez peut-être comme les autres! Les sans-
culottes ne vous trouveront peut-être pas assez méchant -- ou bien
les aristocrates reviendront les plus forts et je serai peut-être
là, autour de votre prison, cherchant à vous faire sauver. Est-ce
que vous croyez que je me tiendrais tranquille si vous tombiez
dans le malheur?
Il me regarda avec beaucoup d'étonnement et dit entre ses dents un
mot que je ne compris pas tout de suite, mais que je commentai
plus tard, _nature d'héroïne!_ -- Il me prit la main et la regarda,
puis la retourna pour voir le dedans, comme font les diseurs de
bonne aventure.
-- Tu vivras! dit-il, tu accompliras ton oeuvre dans la vie: je ne
sais laquelle, mais ce que tu auras voulu, tu le verras réalisé.
Moi, j'ai moins de chance. Vois cette ligne; j'ai trente-cinq ans,
je n'atteindrai pas la cinquantaine; vivrai-je assez pour voir le
triomphe définitif de la République? Je n'en demande pas
davantage.
-- Voilà que vous croyez à la sorcellerie, monsieur Costejoux, vous
qui ne croyez pas en Dieu? Eh bien, dites-moi si Émilien vivra.
C'est peut-être écrit dans ma main.
-- Je vois que tu feras une grande maladie... ou que tu auras un
grand chagrin; -- c'est peut-être...
-- Non! vous n'y connaissez rien! vous avez dit que je réussirai
dans ma volonté, et ma volonté est qu'il ne meure pas. Allons! à
présent il faut m'aider.
-- T'aider? et si, sans être coupable de projets de désertion, il
se laisse entraîner par l'exemple de sa famille?
-- Ah! voilà que vous ne croyez plus en lui! vous êtes devenu
soupçonneux!
-- Oui, on est forcé de se méfier de son ombre, et presque de soi-
même, quand on a mis la main sur le réseau de trahisons et de
lâches faiblesses qui enlace cette malheureuse République!
-- Plus vous donnerez la peur, plus il y aura de poltrons.
-- Tu es brave, toi, et pourtant, tu peux trahir aussi, par
amour... pardonne-moi, par amitié! Quel âge as-tu donc?
-- Dix-huit ans aux muscadettes.
-- Dans deux mois! tu me rappelles la campagne, ces bonnes petites
prunes vertes, le temps où je montais sur les arbres. Que tout
cela est loin!... Moi qui avais rêvé de me retirer des affaires,
de me marier, d'arranger le moutier, d'y avoir un joli logement,
de couvrir le reste de chèvrefeuilles et de clématites, d'élever
des moutons, de devenir paysan, de vivre au milieu de vous...
C'était une illusion! Cette République qui paraissait conquise!
Tout est à reprendre par la base, et nous mourrons peut-être à la
peine! Allons, va-t'en dormir, tu dois être bien lasse.
-- Où dormir?
-- Dans un cabinet auprès de la chambre que ma mère occupe quand
elle vient ici; j'ai prévenu Laurian. Tu n'as qu'un étage à
monter.
-- Laurian, qui venait avec vous au moutier? Je ne l'ai point vu
ici.
-- Il était ce soir en commission. Il est rentré, je l'ai prévenu.
Lui seul te connaît. Il ne dira rien, ne lui parle pas. Tu
partiras demain, ou, si tu es trop fatiguée, tu ne sortiras pas de
l'appartement de ma mère. Tu pourrais rencontrer Pamphile dans la
maison, et je sais qu'il t'en veut.
-- Je ne partirai pas demain; vous ne m'avez pas assez promis. Je
veux vous parler encore.
-- Il n'est pas sûr que j'aie le temps comme aujourd'hui.
D'ailleurs, je n'ai rien à te promettre. Tu sais bien que je ferai
tout ce qui sera humainement possible pour ce pauvre enfant.
-- Voilà enfin une bonne parole, lui dis-je en baisant sa main avec
ardeur.
Il me regarda encore avec son air étonné.
-- Sais-tu, me dit-il, que tu étais laide et que tu deviens jolie?
-- Eh bien, mon Dieu, qu'est-ce que cela fait?
-- Cela fait qu'en courant ainsi toute seule les chemins et les
aventures, tu t'exposes à toute sorte de dangers que tu ne prévois
pas. Au moins tu seras en sûreté ici. Bonsoir. J'ai à travailler
la moitié de la nuit et il me faut être debout avant le jour.
-- Vous ne dormez donc plus?
-- Qui est-ce qui dort en France à l'heure qu'il est?
-- Moi. Je vas dormir: vous m'avez donné de l'espoir.
-- N'en aie pas trop et sois prudente.
-- Je le serai! Dieu soit avec vous.
Je le quittai, je trouvai Laurian dans le corridor. Il
m'attendait; mais il ne me dit pas un mot, il ne me regarda pas,
il monta l'escalier et je le suivis. Il me donna le flambeau qu'il
tenait et une clef en me montrant une porte. Puis il me tourna le
dos et redescendit sans bruit. Ah! c'était bien la Terreur! Je ne
l'avais pas encore vue de si près, mon coeur se serra.
J'étais si lasse, que je m'en voulais de me sentir vaincue et
comme incapable de veiller une minute de plus.
-- Mon Dieu, me disais-je en tombant sur le lit, n'ai-je pas plus
de force que cela? J'ai cru que je pourrais faire l'impossible, et
voilà que je succombe à la première fatigue!
Je m'endormis en me disant pour me consoler:
-- Bah! c'est comme cela au commencement; je m'y habituerai.
Je dormis sans savoir où j'étais, et, quand je m'éveillai avec le
jour, j'eus de la peine à me reconnaître. Ma première pensée fut
de regarder mes pieds; pas de blessure, pas d'enflure. Je les
lavai et les chaussai avec soin; je me souvenais d'avoir craint de
n'être pas bonne marcheuse, un jour que mon cousin Jacques avait
raillé la petitesse de mes pieds et de mes mains, disant que
j'avais des pattes de cigale et non de femme. Je lui avais
répondu:
-- Les cigales ont de bonnes jambes et sautent mieux que tu ne
marches.
La Mariotte avait dit:
-- Elle a raison; on peut être mal partagé comme elle, et marcher
aussi bien qu'avec de beaux grands pieds; l'important, c'est
qu'ils soient bons.
J'avais donc de bons pieds, j'en étais contente. Je ne me sentais
plus lasse. J'étais prête à faire le tour de la France pour suivre
Émilien.
Mais lui! comme il devait être triste et malade de se voir
enfermé! Avait-il de quoi manger, de quoi changer, de quoi dormir?
Je ne voulus pas y penser, cela me donnait comme une défaillance.
J'étais dans une petite soupente avec une croisée ouvrant sur le
toit. Je ne pouvais pas y grimper, je ne voyais que le ciel. Je
regardai la porte par laquelle j'étais entrée, elle était fermée
en dehors. Moi aussi, j'étais en prison. M. Costejoux me cachait,
c'était pour mon bien. Je patientai.
XIII
Vers six heures du matin, on frappa à une autre porte. Je répondis
qu'on pouvait entrer, et je vis Laurian qui me fit un signe. Je le
suivis dans une chambre très belle qui tenait à la mienne et qui
était celle de madame Costejoux la mère. Il me montra sur la table
un déjeuner très bon et puis la fenêtre fermée de persiennes à
jour, comme pour me dire que je pouvais regarder mais qu'il ne
fallait pas ouvrir; et il s'en alla comme la veille, sans parler,
m'enfermant et retirant la clef.
Quand j'eus mangé, je regardai la rue. C'était la première ville
que je voyais, et c'était le beau quartier; mais le moutier était
plus beau et mieux bâti. Je trouvai toutes ces maisons petites,
noires et tristes. Pour tristes, elles l'étaient en effet. C'était
des maisons bourgeoises, dont tous les propriétaires s'en étaient
allés à la campagne. Il n'y restait que des domestiques qui
sortaient comme en cachette et rentraient sans se parler dans la
rue. On y faisait des visites domiciliaires. Je vis un groupe de
gens en bonnets rouges à grosses cocardes, entrer dans une des
plus belles, faire ouvrir les fenêtres, aller et venir. Leurs voix
venaient jusqu'à moi; elles semblaient commander et menacer.
J'entendis aussi comme des portes enfoncées et des meubles brisés.
Une vieille gardienne s'emporta et cria des reproches d'une voix
cassée. On cria plus haut qu'elle, et on l'emmena pour la conduire
en prison. On emportait des cartons, des coffres et des liasses de
papiers. Les gens des boutiques ricanaient d'un air bête et
craintif, les passants n'interrogeaient pas et ne s'arrêtaient
pas. La peur avait frappé tout le monde d'indifférence et de
stupidité.
Je comprenais tout ce que je voyais et j'étais indignée. Je me
demandais pourquoi M. Costejoux, qui devait voir aussi cela, ne
s'opposait pas à ces vexations, à ces violences, à ces insultes
envers une femme en cheveux blancs qui disputait le bien de ses
maîtres à des bandits. Et les maîtres! pourquoi n'étaient-ils pas
là? Pourquoi toute une ville se laissait-elle envahir et
dépouiller par une poignée de malfaiteurs? On prit ailleurs du
linge et de l'argenterie. On tua un pauvre chien qui voulait
défendre son logis. Les vieillards et les animaux domestiques
avaient-ils donc seuls du courage?
J'étais en colère quand je revis M. Costejoux, qui, sur le midi,
monta dans la chambre où j'étais. Je ne pus me tenir de le lui
dire.
-- Oui, répondit-il, tout cela est injuste et repoussant. C'est le
peuple avili qui se venge d'une manière vile.
-- Non, non! m'écriai-je, ce n'est pas le peuple! Le peuple est
consterné, il est poltron, voilà tout son crime.
-- Eh bien! tu mets la main sur la plaie. Il est poltron; donc,
nous ne pouvons pas compter sur lui pour empêcher les aristocrates
de nous livrer à l'ennemi. Nous ne trouvons plus que des bandits
pour servir la bonne cause, on prend ce qu'on trouve.
-- C'est bien malheureux! vous tournez dans une cage comme des
oiseaux qu'on aurait enfermés avec des chats. Si vous cassez les
barreaux vous trouverez le vautour qui vous attend; si vous restez
en cage, les chats vous mangeront.
-- C'est probable, et ce peuple pour qui nous travaillons, à qui
nous sacrifions tout, nous regarde et ne nous aide pas. Tu l'as
dit, il est poltron; j'ajoute qu'il est égoïste, à commencer par
vous autres paysans, qui vous êtes jetés avec joie sur les terres
que la Révolution vous donnait, et qu'il faut réquisitionner de
force pour vous envoyer à la défense du territoire.
-- C'est votre faute, vous nous scandalisez trop! et voyez ce qui
arrive à Émilien! Il accourt pour se faire soldat et vous le jetez
en prison. Croyez-vous que cela encouragera les autres? Voyons,
dites-moi ce qu'on va faire de lui, vous devez le savoir.
-- On va le conduire à Châteauroux, j'ai obtenu cela, c'est
immense.
-- Alors, c'est à Châteauroux que j'irai.
-- Fais ce que tu voudras, je crois que tu entreprends
l'impossible.
-- Il ne faut pas dire cela à quelqu'un qui est décidé.
-- Eh bien! essaye, risque ta vie pour lui, c'est ta volonté et ta
destinée. Seulement, n'oublie pas une chose: c'est que, si tu
échoues et que l'on découvre ta tentative, tu l'envoies sûrement à
la mort, tu détruis la chance qu'il avait d'en être quitte pour la
prison. Adieu, je ne puis rester davantage; voilà deux choses qui
te sont nécessaires: un passeport, c'est-à-dire un certificat de
civisme, et de l'argent.
-- Merci pour le certificat, mais j'ai de l'argent plus qu'il ne
m'en faut. Quand est-ce qu'on emmène Émilien?
-- Demain matin; j'en fais transférer trois, parce qu'ici les
prisons sont pleines. Je l'ai fait porter sur la liste des
partants.
M. Costejoux me quitta brusquement en entendant sonner à la porte
de sa maison. Je ne le revis plus. J'occupai le reste de ma
journée à examiner une carte de Cassini, que je trouvai dans la
chambre de madame Costejoux et que je gravai dans ma mémoire aussi
bien que si je l'eusse calquée. Le soir venu, je dis à Laurian qui
m'apportait mon souper, que je voulais retourner à Valcreux et que
je le priais de laisser la porte d'en bas ouverte. Je lui promis
de sortir sans être vue de personne. Je guettai le moment et je
tins parole. J'étais venue de nuit, je partis de même, et les
autres domestiques de la maison ne surent pas que j'y avais passé
une nuit et un jour.
J'avais réfléchi à ce que je voulais faire. Rester dans la ville,
au risque d'y rencontrer Pamphile, c'était compromettre le départ
d'Émilien; mais retourner à Valcreux, c'était ne plus rien savoir
et perdre sa trace. J'étais décidée à me rendre à Châteauroux. Je
savais qu'il y avait une diligence et qu'elle partait le matin;
j'avais écouté tout ce que j'avais pu saisir, la veille, dans la
cuisine, j'avais pris note de tout. Je sortis de la ville avec ma
cape grise sur la tête et mon paquet sous ma cape, et je marchai
au hasard, jusqu'au moment où j'avisai une femme seule, assise
devant sa porte. Je lui demandai le chemin de Paris. Elle me
l'indiqua assez bien. J'en étais loin, j'y arrivai pourtant vite.
Tout le monde était couché, rien ne bougeait dans le faubourg.
C'était bien là que je devais attendre; mais à quelle heure
passerait la diligence? C'est là que passerait, sans doute aussi,
la voiture des prisonniers. Je ne voulais pas m'éloigner. J'avisai
une église grande ouverte et sans lumière, pas même celle de la
petite lampe qui brûle ordinairement dans le choeur. Je songeai à
m'y réfugier, puisqu'elle semblait abandonnée. Je m'y glissai à
tâtons et je me heurtai contre des marches sur lesquelles je
tombai, très surprise de sentir avec mes mains que c'était de
l'herbe. Comment avait-elle poussé là? L'église n'était point en
ruine. J'entendis parler à voix basse et marcher avec précaution,
comme si d'autres personnes s'y étaient réfugiées. Cela me fit
peur. Je me retirai sans bruit, j'avais bien dormi la nuit
précédente, je n'avais pas grand besoin de repos. Je marchai sur
la route jusqu'à un taillis où je restai, attendant le jour,
m'assoupissant quelquefois à force d'ennui, mais ne me laissant
pas aller au sommeil, tant je craignais de manquer l'heure.
Enfin, j'entendis comme le trot de plusieurs chevaux et je courus
voir ce que c'était. Je vis venir une grosse charrette couverte en
manière de coche, escortée de quatre cavaliers qui étaient
habillés en espèce de militaires, armés de sabres et de
mousquetons. La route montait, ils se mirent au pas. Je sentis au
battement de mon coeur que ce devait être l'escorte et la voiture
des prisonniers. J'avais résolu de la laisser passer si je la
voyais avant la diligence, mais l'espoir l'emporta sur la
prudence, et j'allai droit à un des cavaliers pour lui demander,
avec une feinte simplicité, si c'était la voiture publique pour
Châteauroux.
-- Sotte que tu es! répondit-il, tu ne vois pas que c'est le
carrosse des aristocrates?
Je fis semblant de ne pas comprendre.
-- Eh bien! repris-je, est-ce qu'en payant ce qu'il faut, on ne
peut pas voyager dessus ou derrière?
Et j'ajoutai en prenant la bouche de son cheval:
-- Ah! sans moi, votre bête perdait sa gourmette.
Je la rattachai pendant que la voiture passait, ce qui me permit
de retenir le cavalier.
-- Où vas-tu donc comme cela? me dit-il.
-- Je vas en condition dans un pays que je ne connais pas. Faites-
moi donc monter sur votre chariot!
-- Tu n'es pas trop laide, toi! Est-ce que ça te fâche quand on te
le dit?
-- Mais non, répondis-je avec une effronterie d'autant mieux jouée
que j'y portais plus d'innocence.
Il piqua son cheval et alla dire au conducteur de la voiture
d'arrêter. Il échangea quelques mots avec lui, me fit monter sur
la banquette qui servait de siège, et je l'entendis qui disait aux
autres cavaliers:
-- C'est une réquisition!
Et les autres de rire, et moi de trembler.
-- N'importe, pensais-je, je suis là, je voyage avec Émilien, je
saurai où il va, comment on le traite, et, si ces gens veulent
m'insulter, je saurai bien prendre la fuite en quelque endroit
favorable.
Le conducteur était un gros, à barbe grisonnante, le teint rouge,
l'air doux. Il ne demandait qu'à causer. En moins d'une heure, je
sus qu'il était le conducteur de la diligence, mais qu'on l'avait
requis pour mener les prisonniers, et que c'était Baptiste, son
neveu, premier garçon d'écurie, qui conduisait la diligence ce
jour-là. Il ne savait pas le nom des prisonniers, cela lui était
parfaitement égal.
-- Moi, disait-il, la république, la monarchie, les blancs, les
rouges, les tricolores, tout ça, je n'y comprends rien. Je connais
mes chevaux et les auberges où l'eau-de-vie est bonne, il ne faut
pas m'en demander plus. Quand le gouvernement me commande, je suis
pour obéir. Avec moi, le plus fort, celui qui paye a toujours
raison.
Je feignis d'admirer sa haute philosophie, et il parla à tort et à
travers, de tout ce qui ne m'intéressait pas; mais j'écoutais
quand même, et j'enregistrais dans ma mémoire les moindres détails
sur le pays et les personnes. Entre autres choses, il me parla de
son pays à lui. Il était du Berry, et d'un bourg appelé Crevant,
dont je n'avais jamais entendu parler.
-- Ah dame! disait-il, c'est un pays bien sauvage et, dans les
terres, je suis sûr qu'il y a des gens qui n'ont jamais vu une
ville, une grande route, une voiture à quatre roues. C'est tout
châtaigniers et fougère, et on y peut faire une lieue et plus sans
rencontrer seulement une chèvre. Ma foi, si j'étais resté chez
nous, je serais plus tranquille que je ne suis. On ne s'inquiète
pas de la république par là! On ne sait peut-être pas seulement
qu'il y en a une. Mais c'est un pays de misère où on ne dépense
rien parce qu'on ne gagne rien.
Je lui demandai de quel côté se trouvait ce désert. Il me fit une
espèce d'itinéraire que je gravai dans ma tête, tout en ayant
l'air de l'écouter par complaisance, et sans savoir s'il me serait
utile d'être si bien renseignée; mais j'étais sur le qui-vive pour
toute chose, me disant que toute chose pouvait me servir à un
moment donné.
Je sus aussi de lui que les gens qui nous escortaient n'étaient
point des gendarmes, mais des patriotes de la ville, qui faisaient
volontairement plus d'un genre de corvées pour être _bien notés.
_Encore des féroces qui avaient peur!
Je dus les quitter à Bessines, où on relaya pour changer de
chevaux. J'avais fait mon possible pour apercevoir les prisonniers
ou tout du moins pour entendre leurs voix. Ils étaient si bien
enfermés, qu'à moins de me trahir, je ne pouvais m'assurer de
rien. Malgré ma prudence, il paraît que ces cavaliers se méfièrent
de moi ou qu'ils craignirent d'être blâmés, car ils me dirent
qu'ils ne pouvaient me garder plus longtemps et que la diligence
ne pouvant tarder à passer, je n'avais qu'à l'attendre. Je
l'attendis plus d'une heure. Elle relaya aussi. Je mourais
d'impatience, craignant de perdre la trace des prisonniers.
J'abordai le conducteur, je l'appelai «citoyen Baptiste» et lui
dis que son oncle m'avait autorisée à lui demander une place à
côté de lui sur le siège, ce qu'il m'accorda sans peine. Je tenais
à pouvoir causer avec quelqu'un. J'étais contente quand cette
diligence fut enfin en route.
Pourtant, j'avais une inquiétude pour la suite de mon voyage. La
manière dont on me regardait et me parlait était nouvelle pour
moi, et je m'avisais enfin de l'inconvénient d'être une jeune
fille toute seule sur les chemins. À Valcreux, où l'on me savait
sage et retenue, personne ne m'avait fait souvenir que je n'étais
plus une enfant, et je m'étais trop habituée à ne pas compter mes
années. Je songeai à ce que M. Costejoux m'avait dit à ce sujet.