Je voyais enfin dans mon sexe un obstacle et des périls auxquels
je n'avais jamais songé. La pudeur se révélait sous la forme de
l'effroi. Dans un autre moment, j'aurais peut-être eu du plaisir
en apprenant que j'étais devenue jolie. Dans ce moment-là, j'en
étais désolée. La beauté attire toujours les regards, et j'aurais
voulu me rendre invisible. Je roulai plusieurs projets dans ma
tête: je m'arrêtai à celui de ne pas me montrer à Châteauroux sans
m'être assuré une protection, et de retourner la chercher à
Valcreux, dès que je me serais assurée de la présence d'Émilien
dans le convoi.
Je dis le convoi, parce qu'une autre charrette fermée, débouchant
d'un chemin, vint bientôt se placer devant nous, se hâtant de nous
dépasser.
-- Ah! me dit le conducteur Baptiste, voilà les mauvaises bêtes du
bas pays que l'on mène joindre les autres. Il paraît que les
prisons sont toutes remplies. On est bien sot dans notre pays de
tant se gêner avec les aristocrates, quand on pourrait faire comme
on fait à Nantes et à Lyon quand on en a trop.
-- Qu'est-ce qu'on en fait donc?
-- On tire dessus à mitraille ou on les noie comme des chiens.
-- Et c'est bien fait, répondis-je, égarée et parlant au hasard.
Moi aussi, j'étais lâche, mais ce n'était pas pour moi que j'avais
peur; car, si je n'eusse songé à ce que j'avais à faire, je crois
que j'eusse sauté à la figure de ce Baptiste et que je l'eusse
souffleté.
Je sus par lui que nous ne devions pas rejoindre le convoi et
qu'il marcherait toute la nuit, tandis que nous la passerions à
Argenton.
-- La nuit! pensais-je, ah! si j'étais restée sur la première
voiture, j'aurais peut-être pu profiter d'un moment, d'un
accident.
Alors j'avais envie de descendre, de courir, je ne savais plus ce
que je voulais. Je perdais la tête. J'avais fait trop de projets,
j'étais épuisée. Il ne me venait plus rien de raisonnable dans
l'esprit.
Je me recommandai à Dieu. Quand nous arrivâmes à Argenton à la
nuit tombée, quelles furent ma surprise et ma joie de voir le
convoi à la porte de l'auberge! on attendait des chevaux à revenir
d'une autre course, et deux des cavaliers de l'escorte étaient
allés pour en réquisitionner dans la ville. On disait qu'il n'y en
avait plus un seul. Je regardai les deux cavaliers qui restaient.
Celui qui m'avait traitée de _réquisition _n'y était pas. Les
autres me remarquaient. Il y en avait un très méfiant qui me
demanda si je connaissais quelque prisonnier dans le convoi. Ce
n'était pas une question bien adroite. Je me méfiai à mon tour et
je lui dis hardiment qu'une personne comme moi ne connaissait pas
d'aristocrates.
J'entrai dans l'auberge pour n'avoir pas l'air d'examiner le
convoi. Au bout d'un instant, les deux cavaliers y entrèrent
aussi, conduisant un vieillard que je n'avais jamais vu, une
vieille femme que je reconnus pour celle qu'on avait arrêtée, sous
mes yeux, le matin, et un jeune homme que je ne voulus pas voir
dans la crainte de me trahir; mais je n'avais pas besoin de le
regarder, c'était lui, c'était Émilien, j'en étais sûre. Je me
tournai vers la cheminée pour qu'il ne me vît pas. J'entendis
qu'on lui servait à manger ainsi qu'aux autres. Je ne sais s'ils
mangèrent, ils ne se disaient rien. Quand je me sentis bien sûre
de moi, je me retournai et je le regardai pendant que personne n'y
faisait attention. Il était très pâle et paraissait fatigué; mais
il était calme. On eût dit qu'il voyageait pour ses affaires. Je
repris courage, et, comme il eût pu se trahir en m'apercevant, je
quittai l'auberge, résolue à dormir encore à la belle étoile
plutôt que de coucher dans cette auberge pleine de gens grossiers
qui me regardaient en ricanant.
Je quittai la route et marchai assez loin dans la nuit. On avait
fini les moissons, il y avait partout des meules pour me servir de
lit et de cachette. Seule, je n'avais plus peur. Résolue à m'en
retourner chez nous pour mieux préparer mon oeuvre, dès le petit
jour je me mis dans un chemin de traverse, en m'orientant par la
ligne la plus droite sur Baunat et Chénérailles. Je ne fis point
d'erreur. J'avais vu sur la carte qu'à vol d'oiseau, le moutier
était à égale distance de Limoges et d'Argenton. J'arrivai sans
accident chez nous, le lendemain soir.
XIV
Je racontai toutes mes aventures au prieur et je lui recommandai
bien de se tenir coi, de se laisser oublier, de faire le mort,
comme disait M. Costejoux. Je le suppliai de laisser ravager les
terres plutôt que de se faire des ennemis. Il se moqua de moi,
disant qu'il ne craignait personne et ferait son devoir envers son
propriétaire, tant qu'il aurait un souffle de vie. Il parlait
toujours de prudence aux autres et il en avait pour lui-même quand
il fallait s'expliquer sur la politique; mais, au fond, il était
très hardi de caractère et ne se gênait pas pour mettre les
pillards dehors comme au temps où il était l'économe de la
communauté. Cela faisait partie de ses habitudes, et cela le sauva
des méchancetés qu'on eût pu lui faire. Les paysans méprisent ceux
qui les craignent et se rendent toujours, du moins en théorie, au
respect du droit.
Après bien des projets, je m'arrêtai à celui que j'avais entrevu
durant mon voyage. Je demandai à Dumont qui connaissait les pays
et les routes, s'il voulait se risquer avec moi, et il me reprocha
d'avoir essayé quelque chose sans lui. Il approuva mon plan. Il
alla au bourg le plus proche pour acheter un âne et des étoffes
avec lesquelles, en travaillant la nuit, je me taillai un
habillement de garçon. Je pris du linge, des marchandises de
rechange et divers objets pour moi, pour Dumont, et surtout pour
Émilien qui devait manquer de tout. Nous, nous manquions d'argent.
Le prieur, qui, on s'en souvient, avait quelque chose à lui, nous
ouvrit sa bourse, où je puisai moins qu'il ne l'eût voulu. Très
avare dans les petites choses, il était très généreux dans les
grandes. Pendant que je faisais mes préparatifs, Dumont, guidé par
mes indications, s'en alla, sans faire semblant de rien, examiner
ce pays de Crevant qui m'était resté dans l'esprit comme le
meilleur refuge à notre portée, car ce n'était pas tout que de
délivrer le prisonnier: on le chercherait, on le dénoncerait, on
le livrerait; il ne fallait plus compter que sur le désert pour
échapper aux recherches, et je ne trouvais rien d'assez sauvage
dans nos alentours. D'ailleurs, Pamphile les connaissait trop.
Dumont revint me dire que l'endroit indiqué était, en effet, le
meilleur possible et qu'il s'y était assuré un gîte pour Émilien
en louant à bas prix une masure isolée dans un pays perdu. Ce
n'était pas bien loin de chez nous, dix à douze heures de marche.
Il ne fallait pas songer, disait-il en soupirant, à y manger du
pain et à y boire du vin; mais on pouvait, avec quelque industrie,
s'y soustraire à la famine. Huit jours après mon retour, je
repartis de nuit, habillée en garçon, les cheveux coupés et un bon
bâton en main. Dumont avait depuis longtemps laissé pousser sa
barbe et ses cheveux. Rien ne sentait en lui l'ancien domestique
de bonne maison. Il était très avisé, très prudent, très brave,
et, depuis plusieurs mois, il s'était corrigé de boire. Devant
nous, notre âne, portant notre ballot enveloppé de paille,
marchait d'un bon pas. Il n'était pas assez chargé pour ne pas
porter l'un de nous en cas de grande fatigue ou d'accident.
Nous fîmes halte à Châtelus, et, après une journée de dix lieues,
nous passâmes la nuit à La Châtre, petite ville de trois mille
âmes, où, grâce à Dieu, la Terreur faisait plus de bruit que de
besogne. Quelques démocrates criaient bien haut; mais les
habitants, se craignant les uns les autres, ne se persécutaient
point.
Je fis remarquer à Dumont qu'ils étaient hospitaliers et
paraissaient plus doux que les gens des autres endroits. Il
m'avait montré en chemin les hauteurs du pays où nous devions nous
réfugier, et il me semblait qu'en effet le Berry était plus loin
de la révolution que Limoges et Argenton, qui étaient sur la route
de Paris.
En fait de ce que nous appelons route aujourd'hui, il n'y en avait
point du tout de La Châtre à Châteauroux. On suivait l'Indre par
de jolis chemins ombragés qui, en hiver, devaient être
impraticables; et_ _puis, on s'engageait dans une grande lande où
les_ _voies se croisaient au hasard; nous faillîmes nous y perdre.
Enfin, nous arrivâmes à Châteauroux, dans un pays tout plat, bien
triste, où nous devions retrouver, avec la route de Paris, plus de
méfiance et d'agitation.
Dumont était un peu connu partout, mais il était connu pour un bon
patriote. Il avait, d'ailleurs, son certificat de civisme dans la
poche. Quant à moi, à deux lieues du moutier, j'étais aussi
inconnue que si je fusse arrivée d'Amérique. Je passai pour son
neveu. Il m'appelait Lucas.
Il s'occupa tout de suite de louer une chambre, et, feignant de
les trouver toutes trop chères, il arrêta son logement à deux pas
de la prison. C'était un réduit bien misérable, mais nous fûmes
contents de le trouver où nous voulions. Il n'y avait qu'une
chambre, mais, au-dessus, on nous loua un petit grenier dont nous
disions avoir besoin pour notre commerce de paillassons et de
paniers, et ce fut là que je m'installai, sûre de n'être troublée
et observée par personne.
Dès le lendemain, Dumont, qui approuvait mon désir de ne pas trop
faire voir ma figure, alla acheter ce qu'il nous fallait et nous
nous mîmes à l'ouvrage. Il était fils d'un vannier et n'avait pas
oublié l'état, qu'il connaissait fort bien. Je l'appris vite et
nous eûmes bientôt fabriqué de_ _quoi vendre, car il nous fallait
un_ _état pour expliquer notre séjour dans la ville. Dumont n'y
rencontra que peu de gens de connaissance, qui, l'ayant vu bien
payé et bien vêtu au service du marquis de Franqueville,
s'étonnaient un peu de le voir réduit à faire des paniers; mais
ces gens le savaient enclin à l'ivresse et supposaient aisément
qu'il avait mangé toutes ses économies. Il ne se gênait pas pour
dire devant eux tout le mal qu'il pensait de ses anciens maîtres:
personne ne se douta qu'il pût s'intéresser à un des membres de la
famille, et, quant à moi, Lucas, je fus censé ne les avoir jamais
connus.
Notre prudence à cet égard n'était pas aussi nécessaire que_ _nous
l'avions jugé d'abord. Les gens que nous étions à même de voir
ignoraient les noms des prisonniers amenés, depuis quelques jours,
des autres localités, et ils n'y prenaient guère d'intérêt.
Châteauroux était une petite ville plutôt bourgeoise et modérée
que révolutionnaire ou royaliste. Les vignerons, qui formaient la
majorité des faubourgs, étaient républicains, mais point
démagogues et généralement très humains. La terreur ne sévissait
donc guère dans ce pays tranquille et M. Costejoux l'avait très
bien choisi pour qu'Émilien n'y fût pas victime des fureurs
populaires.
Voyant cela, nous crûmes sage d'y attendre la paix, sans nous
douter, simples que nous étions, que cette paix n'arriverait que
par l'écrasement de la France, en 1815. Il valait mieux, selon
nous, compter sur nos prochaines victoires, sur un retour à la
confiance et à la justice, que de compromettre la vie de notre
cher prisonnier par une tentative imprudente. Mais je désirais
ardemment qu'il sût, pour adoucir sa tristesse, que nous étions là
et que nous ne pensions pas à autre chose au monde qu'à sa
délivrance en cas de danger.
Je trouvai bientôt le moyen de le lui faire connaître. La prison,
aujourd'hui détruite, n'était autre chose qu'une ancienne porte
fortifiée appelée la _porte aux Guédons. _Elle se composait de
deux grosses tours reliées par une sorte de donjon, avec une
arcade dont on ne baissait plus la herse, vu que la rue déjà bâtie
continuait au-delà. Au rez-de-chaussée des tours vivaient les
geôliers et les employés de la prison, au-dessus les prisonniers
dans de grandes chambres rondes à petites fenêtres. Une des
plates-formes leur servait de promenoir, et notre masure touchait
justement cette tour-là, qui n'était pas bien haute et dont le
rebord était ruiné en plusieurs endroits. Du grenier où je
logeais, je n'avais pas la vue de_ _cette plate-forme; mais du
galetas voisin, où le geôlier -- car la masure était à lui --
mettait ses provisions de légumes et de fruits, on se trouvait
assez près de la plate-forme, à portée du regard et de la voix. Je
m'y glissai en enlevant les vis de la serrure. Je m'assurai du
fait, puis je remis les choses en bon état et j'avertis Dumont
afin qu'il m'obtînt la permission de travailler dans ce grenier,
le mien étant trop petit et trop sombre. La permission fut vite
accordée, Dumont était déjà au mieux avec le geôlier-propriétaire;
ils buvaient le vin blanc ensemble le matin et Dumont payait
presque toujours. Il fit valoir la sobriété et l'honnêteté de
Lucas, garçon raisonnable et soumis, incapable de dérober une
pomme et de toucher à une gousse de pois. La chose fut convenue,
vingt sous de surplus dans le loyer du mois levèrent toute
difficulté. On me donna la clef du grenier, j'y transportai mes
brins d'osier et mes outils; on me confia même le soin des
provisions, et je fis la guerre aux souris avec un succès qui me
valut beaucoup d'éloges.
Enfin! il y avait quinze jours que nous étions installés, et je
n'étais pas encore bien certaine qu'Émilien fut dans cette prison
ou dans une des autres, la grosse porte du château ou le donjon du
Parc. Nous n'avions pas osé questionner beaucoup. Dès que je pus
entrer dans le grenier à toute heure, je fus vite au courant des
habitudes de la prison, et je pus voir les prisonniers prendre
l'air sur la plate-forme matin et soir. Ils étaient une douzaine
environ et n'avaient la permission de monter sur la tour que deux
par deux. Émilien y vint avec le vieux monsieur que j'avais vu
avec lui à l'auberge d'Argenton. Ils paraissaient aussi
tranquilles qu'alors et causaient en marchant en rond. La
balustrade rompue me permettait de les bien voir quand ils
passaient de mon côté. Même Émilien s'arrêta pour me regarder, car
je m'avançai à la lucarne de mon grenier, tenant un panier à
moitié fait, et feignant de regarder voler les hirondelles.
J'étais assez près pour qu'il pût me reconnaître; mais mon
déguisement, mon occupation et mes cheveux courts le déroutaient
trop, il ne se douta de rien.
J'aurais voulu qu'il fût seul; mais devais-je me méfier de son
compagnon de captivité, et, d'ailleurs, ne devais-je pas compter
qu'Émilien aurait la prudence nécessaire? Je me mis à chanter,
tout en tordant mes brindilles, une chanson de notre pays qu'il
aimait beaucoup et qu'il m'avait fait chanter souvent. Je le vis
tressaillir, s'approcher de la brèche et me regarder avec
attention. Je lui fis rapidement un signe de tête comme pour lui
dire: «C'est bien moi» Il mit ses deux mains sur sa bouche et les
y tint comme pour y mettre un long baiser qu'il m'envoya ensuite
rapidement et en s'éloignant tout de suite après, pour m'empêcher
de le lui rendre. Il avait peur pour moi.
Dumont fut heureux d'apprendre qu'il était averti; mais il
m'apprit, lui, une mauvaise nouvelle. Le représentant envoyé en
mission, qui était un homme bon et juste (je crois me rappeler
qu'il s'appelait Michaud), venait d'être remplacé par le
représentant Lejeune, qui s'annonçait comme un homme terrible, et
l'esprit de la population était déjà tout changé: on allait juger
les prisonniers!
Je ne dirai pas mes angoisses, j'irai vite au fait. Deux jeunes
nobles, les frères Chéry de Bigut, étaient les plus compromis. Ils
avaient été dénoncés comme s'étant opposés au départ des recrues.
On voulait les envoyer à Paris pour y être jugés. Le citoyen
Lejeune entra dans une grande colère.
-- Vous ne savez donc pas la nouvelle loi? dit-il; les accusés
doivent être jugés et exécutés dans le pays où ils ont commis
_leurs crimes._
Et il ordonna le procès, qui ne fut ni long, ni compliqué. En peu
de jours, ces deux malheureux, bien qu'ils n'eussent excité aucune
sédition, furent condamnés sur la déposition de deux témoins, et
exécutés à l'endroit nommé Sainte-Catherine, presque sous nos
yeux, près la porte aux Guédons. Durant cette odieuse affaire, je
ne pouvais plus ni manger ni dormir. J'avais espéré que, faute de
gendarmes et de bourreau, car il n'y en avait plus dans la ville,
on retarderait l'exécution. Mais on envoya un cavalier de _bonne
volonté _à Issoudun pour requérir le _prévôt, _et la guillotine
fut dressée à deux pas de notre maison. Je me sauvai dans mon
grenier, d'où l'on ne voyait pas dans la rue; mais, tout aussitôt,
je vis arriver sur la plate-forme des deux tours une quantité de
prisonniers. C'était ceux de la porte aux Guédons et tous ceux des
autres prisons de la ville, qu'on amenait là pour assister à
l'exécution. Il y en avait bien plus que je ne l'avais imaginé.
C'était presque tous des religieux et des religieuses, les hommes
sur une tour, les femmes sur l'autre. Comme ils étaient
accompagnés de gardiens, je ne me montrai pas; mais, de derrière
le volet de ma lucarne, je cherchais Émilien. Il vint résolument
se planter à la brèche, croisa ses bras et regarda les apprêts du
supplice sans broncher. Il ne fit qu'un léger mouvement quand les
têtes tombèrent, et j'entendis dans la foule qui se pressait
autour de l'échafaud, au milieu d'un effrayant silence, les cris
perçants de plusieurs femmes qui étaient prises d'attaques de
nerfs. On fit aussitôt rentrer les prisonniers. Je tremblais si
fort que mes dents claquaient. Je ne voulus pas sortir de la
journée ni le lendemain, tant je craignais de voir la guillotine
et le sang sur les pavés.
Cette peur me rendit si faible et si malade, que je me la
reprochai et résolus de la surmonter. Est-ce que je n'étais pas
destinée à mourir comme cela, moi qui voulais sauver une des
victimes? Si j'échouais, c'était l'échafaud pour nous deux. Eh
bien, il fallait jouer le tout pour le tout, et se sentir comme
Émilien préparé à tout.
Je le revis le lendemain, et il put me faire un signe pour me
montrer un pigeon qui volait de la tour sur le toit de ma maison.
C'était un des pigeons du geôlier, et ces oiseaux allaient souvent
sur la tour manger les restes de pain que les prisonniers
s'amusaient à leur donner. J'avais bien souvent songé à leur
confier un billet, je n'avais pas osé. Je devinai ce qu'avait fait
Émilien. Je courus m'emparer de ce bon pigeon blanc et jaune qui
rentrait dans son nid, et je lus sur un morceau de linge ceci
écrit au crayon:
«Au nom du ciel allez-vous-en! je n'ai besoin de rien; je suis
résigné. Votre danger trouble seul mon repos.»
-- Puisque nous lui faisons de la peine, dis-je à Dumont, ne nous
montrons plus à lui, il nous croira partis; mais agissons. Il n'y
a plus à hésiter. On va faire mourir tous les prisonniers!
-- Ce n'est pas sûr, répondit-il. On en a mis quelques-uns en
liberté. Ne nous désolons pas, mais préparons tout. Sache, mon
petit Lucas, que j'ai suivi ton conseil et que j'ai très bien
réussi. J'ai si bien joué la comédie, que le père Mouton (c'était
le geôlier) m'a pris en amitié et je commence demain mon service
dans la prison.
-- Comment cela est-il possible?
-- Tu ne sais pas que le père Mouton n'est guère plus geôlier que
toi et moi. Il est nouveau dans sa fonction, parce que, toutes les
prisons étant pleines à la fois, il a fallu choisir de nouveaux
employés. Il y a des hommes de garde qui ne sont ni militaires ni
fonctionnaires. Ce sont des gens de la ville qui ont leurs fils
volontaires et que l'on récompense en leur donnant la garde des
prisons, à raison de deux francs par jour, à la charge de ceux des
prisonniers qui ont du bien dans le pays. Tu vois que c'est
recherché; mais, comme ils sont tous ouvriers, ils n'entendent
rien à leur emploi et ils sont très paresseux pour le remplir. Le
père Mouton est tout seul chargé, avec sa femme, du balayage, de
la cuisine, de l'entretien des prisonniers. Il aimerait mieux
passer son temps à trinquer avec les gardiens, il se plaint de la
fatigue. J'ai offert de me charger du gros ouvrage, et, comme il
ne fallait pas avoir l'air de faire cela pour mon plaisir, j'ai
débattu mon prix. Il me rabattra quelque chose sur notre loyer et
nous pénétrerons dans la prison. Je dis nous, parce que je t'ai
fait admettre aussi, comme un innocent qui m'aidera au besoin sans
prendre aucun intérêt aux prisonniers. Seulement, on demande ton
certificat de civisme et il est fait au nom de Nanette Surgeon.
Est-ce que tu ne pourrais pas t'en fabriquer un au nom de Lucas
Dumont?
-- J'y ai pensé, répondis-je, il est fait, le voilà.
J'avais passé plusieurs soirées à imiter l'écriture de
M. Costejoux avec assez d'adresse pour qu'il fût impossible de
s'en apercevoir. Ces certificats étaient la plupart du temps
écrits sur papier libre; le mien était bon, le père Mouton le
prit, le regarda à l'envers et me le rendit, il ne savait pas
lire. Cela me donna l'idée d'en fabriquer un autre à tout
événement pour Émilien, et, pour ne pas compromettre M. Costejoux,
je le signai Pamphile. Cette idée me vint en retrouvant un bout
d'écriture de cet ancien moine, sur un papier que j'avais ramassé
au moutier et dans lequel j'avais enveloppé quelques objets. Sa
signature s'y trouvait. Je la copiai fidèlement et sans scrupule.
XV
D'abord j'entrai peu à la prison et j'y jouai le personnage d'un
timide et d'un maladroit. Je vis bientôt que Mouton m'eût souhaité
plus actif et plus utile. Je m'enhardis, j'eus sa confiance, je
pus entrer enfin dans la chambre où était Émilien. C'était un
galetas tout nu, avec deux paillasses et deux escabeaux. Il était
là avec le vieux monsieur dont j'ai parlé. Deux autres lits de
paille étaient vides: c'étaient ceux des malheureux jeunes gens
qu'on avait fait mourir quelques jours auparavant.
En me voyant entrer, Émilien hésita un instant; mais, comme je me
jetais à son cou, il n'y put tenir et me tint longtemps serrée sur
sa poitrine en sanglotant.
-- Voilà mon ange gardien, dit-il au vieux monsieur; c'est mon amie
d'enfance, c'est ma soeur devant Dieu. Elle veut me sauver, elle
n'y réussira pas...
-- J'y réussirai, répondis-je; le plus difficile est fait. Je vous
apporterai une corde et vous descendrez sur le toit de mon
grenier. Dumont nous aidera. Ne parlez pas de nous renvoyer. Nous
sommes décidés à mourir avec vous, et dès lors nous pouvons tout
risquer.
-- Et ma pauvre soeur, et nos autres amis, et Costejoux, et le
prieur! ils payeront donc pour nous?
-- Non, personne à Valcreux ne trahira votre soeur. Le prieur est
assermenté. Mariotte m'a juré de les bien cacher si on les
persécute, et bien d'autres amis dévoués l'aideront. Costejoux
veut que vous vous échappiez, puisqu'il m'en a fourni les moyens;
il sait bien que vous êtes innocent, il vous aime toujours!
Le vieillard nous laissait causer, il ne disait rien, il avait
même l'air de ne pas nous entendre. Je demandai du regard à
Émilien s'il avait toute confiance en lui. Il me dit à demi-voix:
-- Comme en Dieu! Ah! si tu pouvais le sauver aussi!
-- N'y songez pas, dit le vieillard, qui entendait fort bien. Je ne
veux pas être sauvé.
Et s'adressant à moi:
-- Je suis prêtre et j'ai refusé le serment. On m'a interrogé hier,
je n'ai pas voulu mentir, bien que l'interrogatoire fût très
bienveillant et qu'on désirât m'épargner. Je leur ai répondu que
j'étais las de me cacher et de dissimuler. J'en ai assez de la
vie, je me serais tué moi-même si ma religion me l'eût permis. La
guillotine me rendra ce service; je n'ai pas trahi mon devoir, je
suis prêt à paraître devant Dieu; mais je vous engage, vous qui
êtes jeune et qui aimez quand même la Révolution, ajouta-t-il en
parlant à Émilien, à faire une tentative pour vous sauver;
l'évasion me paraît possible, presque facile. Ce qui est plus
malaisé, c'est de trouver un refuge.
-- J'en ai un, répondis-je. Je sais qu'on est traqué comme dès
bêtes fauves et qu'on ne peut se fier à personne, tant la peur ou
la colère ont changé le coeur des hommes. Nous irons dans un
désert, et, si vous vous sentez la force de descendre par la
corde...
-- Non, non, pas moi! dit-il, je n'ai ni la force ni la volonté! À
l'heure qu'il est, je dois être condamné. J'en suis content, ne me
parlez plus. Je vais prier pour vous.
Et il se mit en prière en nous tournant le dos.
Émilien essaya encore de me faire renoncer à mon projet; mais,
quand il me vit si acharnée à me perdre pour mourir avec lui, il
dut céder et me promettre de faire ce que je voudrais. Seulement,
comme il n'était pas question de le soumettre à un nouveau
jugement puisqu'il avait été condamné à la détention par le comité
de Limoges, il me fit promettre à mon tour que je n'agirais pas,
si ce jugement n'était pas révisé.
Le lendemain, c'était, je crois, le 10 août, on fit une grande
fête dans la ville, et, comme je voulais lui rapporter des
nouvelles, j'allai voir de quoi il s'agissait. Il me fut
impossible d'y rien comprendre. Une calèche singulièrement décorée
passa, suivie de cinq ou six femmes qui portaient des bannières;
c'étaient les mères de ceux qui avaient des enfants aux armées
comme volontaires. Elles escortaient la déesse de la Liberté,
représentée par une grande femme très belle en costume antique.
C'était la fille d'un cordonnier qui s'appelait Marquis, et elle,
on l'appelait la _grand'marquise. _La procession la conduisit sur
son char à l'église des Cordeliers, où ce que je vis m'expliqua ce
qui m'avait étonnée dans l'église déserte de Limoges. Elle monta
une colline de gazon qui était dressée à la place de l'autel et
qui représentait, disait-on, la _montagne. _Au plus haut de cette
butte était assis un homme à longue barbe qui figurait, selon les
uns, _le Temps, _selon les autres, _le Père éternel; _c'était un
ouvrier savonnier 1 dont j'ai oublié le nom. Au bas de _la
montagne, un _enfant demi-nu représentait _l'enfant de l'amour.
_On fit des discours, on chanta je ne sais quoi. J'assistai à
cette chose insensée comme si je faisais un rêve, et je crois bien
que personne n'était plus avancé que moi. Ces fêtes républicaines
étaient de pure fantaisie. Le conseil de la commune en discutait
le programme présenté par les sociétés populaires, et le peuple
les interprétait à sa guise.
1. Il s'appelait _Marin. _Voir les intéressants détails publiés
dans le _Progrès du Centre, _par M. le docteur Fauconneau-Dufrène.
Au sortir du _temple, _je vis une scène plus significative. La
_marquise, _au moment de remonter sur son char de déesse, avisa
parmi les curieux un bourgeois de la ville que l'on soupçonnait de
royalisme. Elle l'appela par son nom que j'ai oublié aussi, et lui
dit effrontément:
-- Viens ici me servir de marchepied!
Il avait peur, il approcha et mit un genou en terre. Elle plaça
son pied sur lui et sauta lestement dans le char.
Je jugeai que tout le monde était devenu fou, et, après avoir
vendu quelques paniers, je revins dire à Émilien ce que j'avais
vu, en lui portant son dîner, auquel je joignis furtivement
quelque chose de mieux que l'ordinaire de la prison. Le vieux
prêtre n'y voulut pas toucher, malgré mes instances; il était si
affaibli, que j'aurais voulu lui servir un peu de vin.
-- Je n'ai pas besoin de me donner des forces, dit-il; ce que vous
venez de raconter m'en donne de reste pour mourir avec joie.
Peu de temps après la fête burlesque vint la tragédie atroce. Ce
pauvre homme marcha à la mort avec une admirable tranquillité. Son
échafaud fut dressé sur la promenade. Cette fois, je voulus
vaincre mon épouvante et voir l'affreuse guillotine. Je me
faisais, d'ailleurs, un devoir de suivre ce malheureux et de
rencontrer son regard si je pouvais, pour qu'il lût dans le mien
un grand élan de respect et d'amitié. Mais il eût craint de
compromettre ceux qui le plaignaient, car il y en avait bien
d'autres que moi, il ne regarda personne. Des prisonniers
espagnols assistaient à son exécution. Je les vis sortir des
fleurs de dessous leurs habits blancs et les lui jeter. Alors, je
fermai les yeux. J'entendis tomber le couperet, je restai comme
paralysée, comme décapitée moi-même un instant. Je me disais:
-- J'entendrai peut-être demain tomber cela sur la tête d'Émilien!
Dumont me tira par le bras et m'emmena. Je ne me sentais pas
marcher. Je ne savais pas où j'étais.
Quand je pus entrer chez Émilien, je le trouvai seul, accablé de
douleur. Il avait pris pour ce prêtre un grand attachement. Je le
soulageai et je me sentis soulagée moi-même en pleurant avec lui,
et, comme j'avais besoin d'exhaler mon indignation, ce fut lui qui
m'apaisa.
--Ne maudissons pas la République, me dit-il, pleurons-la, au
contraire! Ces férocités, ces injustices sont des attentats contre
elle; c'est elle que l'on tue en sacrifiant des innocents et en
démoralisant le peuple, qui ne la comprend plus!
-- À présent, lui dis-je, il faut fuir, il faut fuir cette nuit!
Vous voyez bien que votre tour viendra demain, et, quand vous
serez condamné, on vous surveillera tant que je ne pourrai rien.
-- Non, répondit-il: il faut attendre encore...
Et, comme nous nous disputions, j'entendis monter l'escalier et je
courus me placer à la porte avec mon panier et mon balai comme si
je finissais mon service; mais je me trouvai en face de
M. Costejoux et j'étouffai un cri de joie; le geôlier le suivait.
Il le renvoya sans avoir l'air de me connaître, et me dit:
-- Va me chercher de quoi écrire. Je veux interroger moi-même ce
prisonnier.
J'obéis bien vite, et, quand je remontai:
-- Referme la porte, dit-il, et parlons bas. J'ai vu le
représentant Lejeune, et, comme on allait interroger Émilien et le
juger une seconde fois comme étant du ressort de Limoges, que vous
dirai-je? je l'ai réclamé au nom de Pamphile, qui veut sa proie!
J'ai pris sur moi de le lui conduire et je l'emmène. Nous partons
ce soir. Il ne faut pas se dissimuler que Pamphile est plus
influent que moi. Il faut donc qu'Émilien s'évade durant le
voyage. Ce ne sera pas très difficile, mais où ira-t-il? où sera-
t-il en sûreté? voilà ce que je ne sais pas.
-- Je le sais, moi, répondis-je.
-- Eh bien, ne me le dis pas et allez à la grâce de Dieu. Peux-tu
être sur la route d'Argenton à quatre lieues d'ici, sur les onze
heures du soir?
-- Parfaitement.
-- Eh bien, souviens-toi d'un endroit qui s'appelle _les Taupins.
_Dumont doit le connaître, c'est la seule bicoque au milieu d'une
très vaste lande. Je serai en chaise de poste, j'ai une escorte de
deux hommes, mais ceux-là, ce sont des amis, je suis sûr d'eux. Le
prisonnier s'évadera en cet endroit, ils ne s'apercevront de rien
et ne constateront l'évasion qu'aux environs de Limoges, c'est-à-
dire quand vous serez assez loin pour ne rien craindre. Allons,
préparez-vous, voilà de l'argent; vous ne savez pas combien de
temps il faudra vous cacher, et sans argent on est perdu.
Nous nous embrassâmes tous trois avec effusion. Émilien lui
recommanda sa soeur, dont il promit de s'occuper, et je courus
avertir Dumont et charger l'âne. Nous ne devions rien à Mouton,
nous avions payé le mois d'avance. Nous ne fîmes pas mystère de
notre départ. Dumont disait avoir reçu une lettre de son frère qui
l'appelait pour affaire pressante, et nous étions censés aller à
Vatan pour quelques jours. Nous laissâmes quelques objets pour
marquer l'intention de revenir.
Quand nous fûmes en pleine campagne, protégés par la nuit, et avec
la joie dans le coeur, nous pleurions, Dumont et moi, sans pouvoir
nous rien dire. Mais bientôt ce brave homme, rompant le silence et
me parlant à demi-voix, m'exprima des sentiments dont je fus
touchée, bien que j'eusse préféré marcher vite et ne pas trop
m'émouvoir, pour avoir bien ma présence d'esprit.
-- Nanon, me disait-il, nous sommes bénis de Dieu, cela est bien
sûr; mais c'est à cause de toi qui as un si grand coeur et un
courage d'homme. Pour moi je ne vaux rien, et j'ai mille fois
mérité l'échafaud! Quand je pense qu'au lieu d'économiser et de
pouvoir laisser une petite rente à mon pauvre enfant (il parlait
d'Émilien), je me suis comporté comme une brute, buvant tout, oui
tout! Ah! je suis comme ce prêtre, je suis dégoûté de la vie, et
je ne veux plus que tu me parles, si je recommence à m'enivrer.
-- Vous ne devez pas craindre cela, lui répondis-je. Vous êtes
guéri, car c'était comme une maladie, et c'est votre bon coeur qui
vous l'a fait surmonter. Vous avez été mis à l'épreuve, car, pour
avoir la confiance de ce geôlier, vous avez été forcé de trinquer
souvent et avez si bien veillé sur vous-même, que vous l'avez
souvent grisé sans jamais perdre la raison.
-- Ah! c'était difficile, oui, je n'ai jamais rien fait de si
difficile et je ne m'en serais jamais cru capable! mais ça
n'empêche pas le passé et je crois bien que j'aurai beau faire, je
n'en serai pas moins damné... Oui, Nanon, damné comme un chien!
-- Pourquoi voulez-vous que les chiens soient damnés? lui dis-je en
souriant: ils ne font rien de mal. Mais ne vous mettez pas de
pareilles idées dans la tête, et marchons plus vite, père Dumont;
la voiture de M. Costejoux va plus vite que nous et il nous faut
être au rendez-vous à onze heures.
-- Oui, oui, répondit-il, marchons vite. Ça n'empêche pas de
causer. Je peux bien t'ouvrir mon coeur. Qu'est-ce qui peut
empêcher un honnête homme d'ouvrir son coeur? Voyons! Est-ce que
je dis des choses déraisonnables? J'ai été un ivrogne, je mérite
une punition. J'ai été averti, j'ai fait une chute de trente
pieds, et, quand je me suis vu au fond... tout au fond du trou,
comme ça, vois-tu...
Et il voulut s'arrêter pour me montrer, pour la centième fois,
dans quelle position il était tombé, une nuit qu'il avait failli
se tuer en rentrant ivre au moutier.
-- Allons donc! lui dis-je; allez-vous nous retarder pour me dire
ce que je sais?
-- Retarder? ... Ah! oui, retarder! voilà que tu m'accuses, toi
aussi, de ne pas savoir ce que je fais. Tout le monde me méprise!
je l'ai mérité, et je me méprise moi-même! Pauvre enfant! est-ce
assez malheureux pour toi de voyager avec un gueux, un
misérable... Car je suis un gueux, tu auras beau dire... Si
j'avais un peu de coeur, je me serais déjà tué... un chien, quoi!
Tiens, quitte-moi, il faut m'abandonner, là, dans un fossé... Je
sais ce que je dis, je ne suis pas ivre, c'est le chagrin! -- un
fossé! c'est bon pour moi. Laisse-moi tranquille, je veux mourir
là! ...
Il n'y avait plus à en douter. Ce pauvre homme, qui avait si
longtemps résisté à la tentation, venait d'échouer au port. Il
avait succombé en faisant ses adieux au père Mouton: il était
ivre!
En toute autre circonstance, j'en aurais bien pris mon parti.
Mais, au moment d'opérer la délivrance de notre ami, quand il
fallait devancer la voiture, être prêt à déjouer tous les
soupçons, à se glisser sans attirer l'attention de personne, à
prendre la fuite au bon moment, prudemment, en tenant compte de
tout et sans avoir d'émotion, je me trouvais sur les bras un homme
dont l'ivresse prenait un caractère de désespoir, car il se
sentait incapable de me seconder et il se le reprochait amèrement,
tout en répétant: «Je ne suis pas ivre, c'est le chagrin! Je suis
damné! il faut que je meure!» Et il voulait se coucher. Il
pleurait, il commençait à parler haut, à ne plus me connaître. Je
ne savais pas s'il ne deviendrait pas furieux.
Je le tirai par le bras, je le poussai, je le soutins, je le
traînai jusqu'à en être épuisée. N'en pouvant plus, je dus le
laisser s'asseoir au bord du chemin, les pieds dans l'eau du
fossé. Il refusait de monter sur l'âne. Il disait que c'était la
guillotine et qu'il saurait bien se tuer lui-même.
Je pensai à l'abandonner, car, à chaque instant, je croyais
entendre les roues de la voiture qui amenait Émilien. Le sang me
bourdonnait dans les oreilles, j'avais dépensé tant de forces pour
traîner Dumont, que je craignais de n'en plus en avoir assez pour
aller plus loin. S'il eût été disposé à dormir, je l'eusse mis à
l'abri, à l'écart des passants, et j'aurais continué ma route,
sauf à gagner sans lui le pays où il avait préparé notre refuge.
Mais sa folie tournait au suicide et il me fallait le supplier, le
gronder comme un enfant. Une voiture approchait... mais ce n'était
pas celle de M. Costejoux, c'était une charrette. Je pris un parti
désespéré. J'allai droit au conducteur. Je l'arrêtai. C'était un
roulier qui s'en retournait à Argenton. Je lui montrai le
vieillard qui se roulait par terre, et, lui exposant l'embarras
dans lequel je me trouvais, je le suppliai de le prendre sur sa
voiture, jusqu'à la plus prochaine auberge. Il refusa d'abord, le
croyant épileptique; mais, quand il vit que ce n'était, comme il
disait qu'un _petit accident que tout le monde connaît, _il se
montra très humain, se moqua de mon inquiétude, enleva Dumont
comme un enfant et le plaça sur sa voiture. Puis il s'assit sur le
brancard et me dit de suivre avec mon âne. Au bout de peu
d'instants, Dumont se calma et s'endormit. Le roulier lui mit du
foin sur le corps, et, pour ne pas s'endormir lui-même, il se prit
à siffler à satiété une phrase de chanson lente et monotone;
probablement il n'en savait pas d'autre et même il ne la savait
pas tout entière. Il la recommençait toujours sans pouvoir
l'achever jamais.
J'étais un peu plus tranquille, quoique j'eusse très mal aux
nerfs. Cette sifflerie m'impatientait. Quand elle cessa au bout
d'une bonne heure, ce fut pire. Le roulier dormait; les chevaux ne
sentant plus le fouet, prirent un pas si lent, que l'âne et moi
les dépassions malgré nous. Enfin, j'avisai une maison; j'éveillai
le roulier et je le priai de m'aider à descendre mon oncle sur un
tas de fougère coupée qui était à côté. Il le fit avec obligeance
et je le remerciai; il ne fallait pas offrir de l'argent. Je ne
sais s'il l'eût refusé, mais il eût été surpris du procédé dans un
temps où une pièce de menue monnaie était une rareté dans la poche
de gens comme nous.
Pendant qu'il reprenait sa route, j'essayai de me faire ouvrir. Ce
fut bien inutile et je frappai en vain. Alors, je pris mon parti.
Je m'assurai que Dumont dormait très bien dans la fougère,
qu'aucun accident ne pouvait lui arriver. Je pressai l'âne, je lui
fis doubler le pas. Je dépassai le roulier qui avait repris son
somme et ne me vit pas abandonner _mon oncle._
Je me trouvai alors dans cette grande lande qu'on m'avait
annoncée. Je n'avais, autant que je pouvais m'en rendre compte,
fait tout au plus qu'une lieue et je ne pouvais pas non plus me
rendre compte du temps écoulé, perdu à vouloir faire marcher
Dumont. Je savais très bien connaître l'heure d'après la position
des étoiles, mais le ciel était tout pris par de gros nuages et
l'orage commençait à gronder. Quelques bouffées de vent
soulevaient la poussière de la route, ce qui augmentait la
difficulté de voir devant soi. Je me disais que quelque lumière
m'annoncerait la bicoque des Taupins; mais, si cette lumière se
trouvait voilée par un tourbillon, je pouvais dépasser le but.
J'étais forcée de m'arrêter souvent pour regarder derrière moi, et
puis je doublais le pas, craignant également d'aller trop
lentement ou trop vite.
Tout à coup, au milieu des roulements du tonnerre qui augmentaient
de fréquence et d'intensité, je distinguai le bruit d'une voiture
qui venait très vite derrière moi. Étais-je loin du relais?
Allait-on me dépasser? Je ne pris pas le temps de sauter sur
l'âne, je me mis à courir si vite, qu'il avait peine à me suivre.
Quand la voiture fut tout près de moi, je dus m'élancer près du
fossé. Elle passa comme un éclair, je distinguai à peine les deux
cavaliers d'escorte. Je courais toujours, mais en moins d'une
minute tout se perdit dans la poussière et dans l'obscurité. Une
minute encore, et le bruit des roues s'affaiblit de manière à me
convaincre que j'étais distancée d'une manière désespérante.
Alors, tout ce que les forces humaines peuvent donner à la
volonté, je l'exigeai des miennes, je courus sans plus me soucier
de savoir où j'étais. Sourde au vacarme de la foudre qui semblait
se précipiter sur les traces de la voiture et que j'attirais aussi
en lui ouvrant par ma course folle un courant d'air à suivre, je
dévorais l'espace. J'aurais peut-être rejoint la voiture,
lorsqu'un réseau de feu m'enveloppa. Je vis tomber à dix pas de
moi une boule blanche dont l'éclat m'éblouit au point de me rendre
aveugle, et la commotion me renversa violemment sur mon pauvre
âne, renversé aussi.
Nous n'étions frappés ni l'un ni l'autre, mais nous étions comme
stupéfiés. Il ne bougeait pas, je ne songeais point à me relever;
j'avais tout oublié, une voiture qui eût passé nous eût écrasés.
Je ne sais si je restai là une minute ou un quart d'heure. En
revenant à moi, je me vis assise sur la fougère de la lande. L'âne
broutait tranquillement. Il pleuvait à torrents. Quelqu'un me
parlait à voix basse en m'enveloppant de ses bras comme pour me
préserver de la pluie. Étais-je morte, étais-je hallucinée?
-- Émilien! m'écriai-je...
-- Oui, moi. Silence! dit-il. Peux-tu marcher? Éloignons-nous.
Je recouvrai aussitôt ma présence d'esprit. Je me levai, je
touchai l'âne, qui était si bien dressé qu'il suffisait de
l'avertir pour qu'il suivît comme un chien.
Sous des rafales de vent et de pluie nous marchâmes une heure dans
la lande. Enfin, nous entrâmes dans la forêt de Châteauroux, nous
étions sauvés.
Là, nous reprîmes haleine, et, sans rien dire, nous nous tînmes
longtemps embrassés. Puis Émilien, entendant quelque chose crier
sous nos pieds, se baissa, le toucha et me dit tout bas:
-- Une charbonnière!
Nous étions sur une de ces grandes galettes de cendre couvertes de
terre où couve le feu qui fait le charbon. Le bois ne brûlait
plus, mais la terre était encore chaude, et nous pûmes nous
coucher dessus et nous sécher, tandis que la pluie s'arrêtait.
Nous ne nous parlâmes point dans la crainte d'attirer quelques
charbonniers dont la hutte n'était peut-être pas loin. Quant à des
gardiens, il n'y en avait plus; entrait et pillait qui voulait
dans les forêts de l'État. Nous nous tenions les mains en silence.
Nous étions si heureux, que nous n'eussions peut-être pas pu nous
parler davantage si nous eussions été en sûreté. Après une demi-
heure de repos que rien ne troubla, nous traversâmes la forêt,
suivis par trois loups dont les yeux brillaient comme des
étincelles rouges. Nous fîmes bonne garde pour les empêcher
d'approcher de l'âne, qu'ils eussent attaqué si notre présence ne
les eût tenus en respect.
Nous marchions un peu au hasard, nous ne connaissions pas la
forêt. Nous savions qu'il y avait une ancienne voie romaine qui
allait dans la direction du sud-est et nous n'avions pas d'étoile
pour nous guider. Enfin, le ciel s'éclaircit et nous vîmes au-
dessus des arbres la Ceinture-d'Orion, que les paysans appellent
les Trois-Rois. Dès lors, nous trouvâmes la voie sans peine. Elle
était bien reconnaissable à ses grosses rainures de pierres sur
champ. Elle nous fit gagner la lisière, et les loups nous
débarrassèrent de leur compagnie.
XVI
Je ne sentais plus la fatigue et nous nous trouvions à l'extrémité
de la forêt dans une lande moins triste à traverser que la
première. Nous y marchions facilement, la nuée n'avait point crevé
par là, le terrain était sec, et nous étions enfin sûrs d'être
bien seuls sur un grand espace découvert. Le ciel plein d'étoiles
paraissait immense sur ce pays inculte dont, faute de bras, les
parties fertiles étaient en friche. On ne cultivait plus dans le
voisinage des habitations, tous les hommes étaient partis pour les
armées. La République avait dit: «Ne songeons qu'à la guerre, que
les jeunes gens se battent, que les femmes tissent des étoffes et
cousent des uniformes, que les enfants et les vieillards fassent
de la charpie pour les blessés ou _tressent des couronnes _pour
les vainqueurs!» Danton avait ajouté: _Que toutes les affaires
soient interrompues! _-- Danton pouvait dire cela aux Parisiens.
Les indigents y étaient nourris aux frais de la ville, on les
payait même pour former un auditoire aux assemblées des sections.
Mais le paysan! pour lui, les affaires interrompues, c'était la
terre à l'abandon, le bétail mort et les enfants sans pain! Voilà
ce que les gens des villes ne se disaient pas, et ils s'étonnaient
naïvement que le peuple des campagnes fût irrité ou découragé.
Ce malheur général favorisait l'évasion d'Émilien. Les campagnes
étaient désertes. Les fougères et les genêts croissant en liberté
formaient de grosses touffes entre lesquelles on pouvait dormir
sur l'herbe avec plus de sécurité que dans les citadelles. On
n'entendait d'autre voix que celles des perdrix rassemblant leur
couvée, quelquefois le petit cri plaintif des oiseaux de nuit
s'appelant d'un arbre à l'autre. Ces pauvres arbres, rares et
chétifs, montraient çà et là leur tête écimée toute ronde; on eût
dit des personnes placées en observation. Mais nos yeux étaient
trop exercés pour s'y tromper.
Nous pouvions enfin nous parler sans crainte d'être entendus et
sans avoir à lutter contre les difficultés ou les incertitudes du
chemin. J'étais sûre d'être dans la bonne direction.
Je demandai à Émilien comment il se faisait que, courant après
lui, je m'étais tout à coup trouvée hors de la route avec lui.
M. Costejoux, jugeant qu'il y aurait peut-être trop de témoins au
relais des Taupins, l'avait fait descendre à peu de distance. Il
avait profité du désordre où l'orage mettait sa petite escorte
pour lui dire de se glisser dans un fossé et de s'y tenir couché
jusqu'à ce que je vinsse le chercher, se promettant de m'avertir
au rendez-vous où il pensait me trouver. Ni le postillon ni les
cavaliers ne s'étaient aperçu de l'évasion, et il comptait que la
nuit se passerait sans qu'ils en eussent le moindre soupçon.
Émilien s'était d'abord caché; mais il avait reconnu mon pas et ma
voix, car il paraît que je faisais des exclamations de chagrin
sans le savoir. Sans doute j'étais affolée par cette course, par
l'inquiétude et par le tonnerre. Je disais: «Mon Dieu, mon Dieu!
... Dieu est-il aussi contre nous?»
Émilien m'avait suivie, n'osant m'appeler, courant aussi de toute
sa force. Il n'avait pu me joindre qu'au moment où j'avais été
comme foudroyée en travers du chemin. Il m'avait emportée, voyant
bien que je n'étais pas morte, car je continuais à dire: «Mon
Dieu, mon Dieu, vous ne voulez donc pas?» mais il avait craint que
je ne fusse folle ou aveugle, car je ne pouvais avancer et je ne
savais pas où j'étais.
-- Ah! ma pauvre chère Nanon, dit-il, quelle peur j'ai eue! j'ai
regretté un moment de ne pas être resté en prison, je me suis
maudit d'avoir accepté une délivrance qui te coûterait si cher!
Dis-moi donc à présent où est Dumont et comment il se fait que je
t'aie trouvée seule? Est-il là quelque part à nous attendre?
Force me fut de lui raconter ce qui s'était passé, ce qui lui
causa une grande inquiétude.
-- Et que va devenir ce pauvre ami? dit-il: quand il s'éveillera,
il voudra courir après nous, il ira aux Taupins, il s'informera,
il éveillera des soupçons, il se compromettra peut-être, il se
fera arrêter...
-- Ne craignez pas cela, lui dis-je, Dumont est très prudent, et il
l'est d'autant plus le lendemain d'un jour d'ivresse. Il craint de
laisser voir sa faute et ne parle pas volontiers, même à ses amis.
Il se dira que nous sommes en route pour Crevant, où il nous a
assuré un refuge et il nous y rejoindra.
-- Crevant! s'écria-t-il: c'est là que nous allons nous cacher?
-- Oui, nos mesures sont prises et je sais très bien le chemin
qu'il faut suivre; Dumont me l'a expliqué et je l'ai vu sur la
carte.
-- Mais tu ne sais donc pas que ce Millard, qui a dénoncé mes
malheureux compagnons de chambrée, les frères Bigut, est le maire
de Crevant?
Je fus épouvantée et je faillis renoncer au refuge que j'avais
fait préparer; mais, en tenant conseil à nous deux, nous revînmes
à mon projet. Ce Millard était ou un méchant homme qui avait eu
pour but une vengeance personnelle, ou un patriote bête qui
n'avait pas cru envoyer ces deux victimes à la mort. Dans le
premier cas, il n'avait pas de raison, ne nous connaissant pas,
pour nous persécuter. Dans le second, il se repentait et ne
recommencerait pas. Enfin, il pouvait être absent de la commune ou
malade. C'était à nous d'éviter de passer par le bourg et de nous
enfoncer dans les terres, si la maison louée par Dumont n'était
pas assez loin du danger.
Mais où et quand pourrions-nous retrouver Dumont?
Nous résolûmes d'attendre le jour sur la partie la plus élevée du
plateau, dans les broussailles, d'où, sans être vus, nous pouvions
dominer toute cette campagne découverte et voir venir.
J'étais atrocement fatiguée. Je m'endormis profondément, le soleil
levant m'éveilla en me frappant dans les yeux. Je me lève, je
regarde, Émilien avait disparu. J'étais seule avec l'âne, dont le
bât et le chargement m'avaient servi de lit.
La peur me prit.
-- Il aura été chercher Dumont, me dis-je, et il se sera fait
arrêter!