Je regardai de tous côtés. Rien! Je rechargeai l'âne sans savoir
ce que je faisais, sans me demander ce que j'allais faire. Je
regardai encore, j'aperçus loin, bien loin, deux hommes sur le
petit chemin que nous avions parcouru la veille. Combien je me
tourmentai, tant qu'il ne me fut pas possible de les reconnaître!
Enfin, je les distinguai bien; c'était Émilien ramenant notre
pauvre Dumont, encore bien abattu, car il lui donnait le bras et
activait sa marche.
Nous nous remîmes en route tout de suite. Dumont ne nous parlait
pas, Émilien me fit signe de le laisser se ravoir peu à peu. Nous
n'avions pas besoin de ses indications pour marcher droit à notre
but sans nous attarder aux détours et croisements. Outre l'étude
que j'avais faite du pays sur la carte, nous avons, nous autres
Marchois, un sens particulier pour voyager à vol d'oiseau. Il n'y
a pas bien longtemps que nos émigrations d'ouvriers allaient
encore ainsi à Paris et dans toutes les grandes villes où l'on
emploie des escouades de maçons. Avant les chemins de fer, on les
rencontrait par grandes ou petites bandes sur tout le territoire,
et, comme ils passaient partout à travers champs, on s'en
plaignait beaucoup.
Pendant la Terreur, on n'en vit plus et nous pûmes circuler dans
le désert. Nous descendîmes le cours d'un ruisseau qui s'appelle
le Gourdon, mais sans descendre dans le petit ravin où il coule et
où il y a quelques moulins et habitations; nous le quittâmes à la
forêt de Villemort pour aller traverser à gué la Bordesoule; puis,
ayant passé le chemin qui mène à Aigurande, nous prîmes sur notre
gauche, et, après une journée de sept à huit lieues, nous entrâmes
enfin, sans passer par Crevant, dans le pays sauvage que nous
cherchions.
Nous étions servis à souhait. C'était une oasis de granit et de
verdure, un labyrinthe où tout était refuge et mystère. Partout de
gros blocs arrondis sortant de terre ou montant les uns sur les
autres comme des cailloux roulés, de petits chemins creux tout
bossués où de minces charrettes passaient avec peine, de plus
petits encore où elles ne passaient pas du tout et qui
s'enfonçaient dans les sables traversés d'eaux courantes où l'on
marchait sans enfoncer. Une végétation superbe sur tout cela. Des
châtaigniers énormes sur toutes les collines et, dans les fonds,
des buissons épais, des poiriers sauvages couverts de fruits, des
chèvrefeuilles tout fleuris; des houx et des genévriers gros comme
des arbres, des racines courantes qui faisaient des ponts sur les
sables éboulés, ou qui se traînaient comme des serpents
monstrueux.
-- Comment, me disait Émilien, toute la France persécutée ne vient-
elle pas se cacher dans de pareils endroits? Il n'y a pas un coin
grand comme la main où l'on risque de marcher à découvert, et l'on
ne fait pas trois enjambées sans trouver une cachette excellente.
Combien de milliers de personnes ne faudrait-il pas pour en
découvrir une seule!
Dumont, en nous voyant si contents de notre asile, avait repris
courage.
-- Ce pays est trop pauvre, nous dit-il, pour que des gens habitués
à leurs aises puissent y vivre seulement quelques jours. Vous y
souffrirez peut-être un peu, tout sobres et endurcis que vous
êtes, surtout s'il nous faut y passer l'hiver. On fera son
possible pour s'arranger; mais ne parlez pas à des anciens riches
de vivre comme cela dans des creux de ravins, sans rencontrer à
qui parler. Ils y deviennent fous et préfèrent se livrer.
Il disait vrai. Dans ce temps-là, beaucoup de gens aimaient mieux
aller à la mort que de traîner la misère, témoin ce pauvre prêtre
que nous avions vu mourir parce qu'il était las de se cacher.
Quant à nous, heureux d'être réunis, pleins de force et de
jeunesse, fiers d'avoir réussi à nous sauver, habitués à vivre de
peu et à voir des bois et des rochers, nous entrions là comme dans
le paradis -- et, si nous eussions pu oublier le malheur et le
danger des autres, c'eût été, en effet, le paradis pour nous.
Je m'étais détachée de mes compagnons, en chemin, pour aller
acheter dans un village un peu d'huile, de sel et de pain,
quelques ustensiles de ménage et menue vaisselle. Nous ne nous
tourmentions guère du repas du soir, mais il devait être exquis.
Les châtaigneraies étaient remplies de ceps énormes, et sous les
buissons les chanterelles d'un jaune d'ambre sortaient propres et
fraîches de la mousse. Dans notre pays, on connaît très bien les
champignons, et c'est une grande ressource que les gens du Berry
ont ignorée et laissé perdre pendant bien longtemps. Encore
aujourd'hui ne les connaissent-ils pas bien et des accidents
arrivent. Nous en trouvions donc à souhait, et cette récolte
n'attirait personne. Dans ce temps-là, outre la levée en masse qui
dépeuplait tout, ce coin de pays n'était ni cultivé ni habité. Il
avait pourtant des propriétaires, nouveaux acquéreurs comme chez
nous, qui comptaient bien en tirer quelque chose; mais ils n'y
venaient qu'à la saison des châtaignes, ces arbres d'un si beau
rapport ne réclamant aucun soin le reste de l'année.
Nous pénétrâmes, après une longue marche, dans la partie que nous
devions habiter. Nous passâmes un ruisseau qui chantait en
sautillant à travers ces énormes cailloux de granit ronds comme
des pains et gros comme des maisons. Il n'y avait ni pont ni
passerelle, on sautait d'un bloc à l'autre. Nous montâmes une
petite falaise de rochers et nous nous trouvâmes dans un beau
jardin naturel de gazon, de fleurs et d'arbustes. C'était la
partie où l'on avait, de tout temps, exploité le granit pour les
pays qui n'ont pas de bonnes pierres, et le terrain remué et fumé
par les animaux employés aux transports s'était couvert des plus
belles plantes; mais l'exploitation des granits était une pauvre
industrie depuis qu'on ne bâtissait plus ni églises ni châteaux.
La difficulté des transports était trop grande pour les petites
bourses, et, d'ailleurs, là comme partout, il n'y avait plus
d'ouvriers. Dumont avait vu partir le dernier et il lui avait loué
sa baraque, dix francs pour un an.
-- Elle n'est pas belle, nous dit-il en s'enfonçant sous les arbres
qui ombrageaient une forte pente, mais elle est solide, assez
grande, et bien cachée. Nous l'arrangerons. Tout le terrain
environnant nous est loué aussi moyennant vingt francs. Nous avons
le droit d'y prendre de quoi bâtir.
Cette baraque n'était, en effet, qu'un campement de carriers; mais
elle eût pu braver un siège quant aux murailles, formées de blocs
entaillés de manière à présenter des parois à peu près lisses à
l'intérieur. La toiture était faite d'un long bloc effrayant à
voir, mais si bien posé en équilibre, qu'il ne pouvait tomber; et,
comme il était trop près du sol pour qu'on pût se tenir debout
dans l'habitation qu'il couvrait, on avait creusé plus bas dans
l'épaisseur du sable. C'était donc très propre et assez sain, pour
peu qu'on entretînt les rigoles pour empêcher l'eau pluviale de
s'y engouffrer.
-- Mais vois donc! me dit Émilien qui examinait cette construction
massive avec étonnement; il est impossible que ces carriers aient
remué de pareils blocs; ils ont trouvé cela tout fait. C'est ce
que M. le prieur appellerait un dolmen, ce que chez nous on
appelle une _aire aux fées._
Il ne se trompait pas. Malgré les entaillures faites récemment et
les parties de maçonnerie ajoutées pour remplir les intervalles
entre les roches, c'était bien un monument celtique, et il ne nous
fallut que regarder autour de nous pour en voir plusieurs autres,
les uns entamés pour l'exploitation, les autres encore intacts.
Il était très facile, avec une claie de branches et de la fougère
tressée, de me faire une chambre à côté de la grande, et tout de
suite Émilien voulut se mettre à l'oeuvre, pendant qu'avec de la
terre du ruisseau et des mousses très épaisses qui tapissaient son
lit à une profondeur de deux ou trois pieds, Dumont calfeutrait
les parois disjointes de la bâtisse. Moi, je m'occupai du
mobilier_. _Il_ _était facile à inventorier, un vieux trépied de
fer pour la cuisine en plein vent, une grande cruche, une grande
écuelle, une douzaine de planches mal équarries, plus quelques
souches taillées sur une face et servant d'escabeaux. De lits et
de literie, il ne fallait point parler: ni table, ni armoires,
point de cheminée. Je n'eus d'autre ouvrage à faire que des
projets pour tirer parti de ce dénûment, tout en préparant la
souper. On passa la première nuit à la belle étoile comme tant
d'autres. Mais le pays était froid, et nous touchions à la fin de
l'été. Dès le lendemain, on se mit à l'oeuvre. Avant tout, on
s'assura que la porte était solide, car il ne manquait pas de
pistes de loup sur le sable aux environs. On répara le battant de
la fenêtre, qui ne tenait plus. On fit une séparation pour que
j'eusse ma chambre bien à moi, et on laissa une grosse fente entre
deux roches pour que j'eusse aussi ma fenêtre que je bouchais le
soir avec une botte d'herbes et de mousses. Nous avions apporté de
Châteauroux, dans le chargement de l'âne, les outils nécessaires
pour travailler le bois. Avec les planches, on fit trois caisses
que l'on remplit de cette bonne mousse tirée du ruisseau que nous
avions découverte et qui, bien séchée au soleil, nous fournit
d'excellents lits, faciles à renouveler. J'avais apporté trois de
ces grandes blouses blanches qui conservent les habits quand on
est obligé de coucher avec: j'étais devenue, depuis que j'étais
garçon, adroite et forte de mes mains pour les ouvrages de garçon.
Pendant que les hommes faisaient les gros meubles, la table et les
lits, je façonnais des cuillers et des fourchettes de bois, voire
des sébiles et un drageoir pour le sel. Je fis aussi, avec du fil
de fer, un gril pour les champignons. J'obtins une planche entière
pour un rayon où j'installai ce que j'appelais pompeusement ma
vaisselle. J'avais tout ce qu'il fallait pour coudre et
raccommoder, du savon, des brosses, des peignes, douze serviettes.
Je m'étais préoccupée de tout ce qui permet la propreté, n'ayant
jamais redouté dans la misère que la nécessité de vivre salement.
J'étais experte en ressources de ce genre, j'avais fait mon
apprentissage de bonne heure chez mon grand-oncle, qui n'était
exigeant que sur ce chapitre-là. Il ne voulait point que l'on se
mît à table sans avoir la figure nette et les mains fraîchement
lavées.
On s'occupa aussi d'une hutte bien solide pour l'âne. Il avait
remplacé Rosette dans mes affections; car, au milieu du drame de
ma vie, j'étais restée bien enfant, ou plutôt je le redevenais au
premier jour de répit. C'était un bon âne, très intelligent, très
fort et même ardent au travail malgré sa petite taille et son air
tranquille. Il était dressé comme un chien et je ne pouvais faire
un pas qu'il ne fût à mes côtés, toujours prêt à jouer ou à
accepter le service. Il nous fut bien utile pour porter le bois et
la terre de nos constructions, car ce qu'il y avait de moins
facile à nous procurer, c'était la terre grasse, et nous étions
forcés de sortir des sables et des cailloux pour l'aller chercher
assez loin dans les fossés.
Malgré toutes nos prévisions et nos provisions, il nous manquait
encore bien des choses, mais nous avions l'essentiel pour le
moment, et nous eûmes la chance de faire notre installation, qui
dura huit jours, sans apercevoir une figure humaine.
Pareille chose serait bien impossible aujourd'hui, quoique ce pays
soit encore très sauvage d'apparence, peu bâti, et médiocrement
peuplé; mais on a fait des chemins, on a défriché une grande
partie des terres incultes, on a brisé beaucoup de rochers et il
s'est créé d'assez bonnes petites fermes. En 93, au sortir de
l'ancien régime, où le paysan n'avait rien et où le grand
propriétaire toujours absent ne savait seulement pas où ses terres
étaient situées, au milieu de l'anarchie des campagnes et du
dépeuplement forcé, nous étions là un peu comme Robinson dans son
île. Aussi, la première fois que nous vîmes, au bord d'un
ruisseau, la trace d'un pied humain, nous nous regardâmes, Émilien
et moi, et la même pensée nous vint. Nous avions lu _Robinson
_ensemble avec délices. Nous nous étions rêvé nous aussi, une île
à nous deux. Nous avions quelque chose d'analogue, mais les
sauvages étaient plus près!
XVII
Ce n'était pourtant qu'un pied d'enfant, mais l'enfant pouvait
être envoyé pour nous espionner. Il ne nous vit pas et nous ne
pûmes l'apercevoir. Le lendemain, il en vint deux, et, cette fois,
ils se montrèrent, mais sans approcher. Ils semblaient avoir peur
de nous. Nous crûmes devoir les appeler pour n'avoir pas l'air de
nous cacher. Ils s'enfuirent et ne reparurent pas. Allaient-ils
nous dénoncer?
-- Ne pensons pas à cela, me dit Émilien, nous prendrions en haine
tous nos semblables, et il est impossible que tous le méritent.
Nous n'en avions connu jusqu'ici que de bons, la Terreur n'a pas
pu faire qu'il n'en reste, et je veux croire que c'est le plus
grand nombre. Vois, en ce qui me concerne! les méchants ont été
l'exception. Pour un Pamphile qui ne pouvait me pardonner la
délivrance du prieur, pour un Lejeune qui a la folie de croire que
plus on détruit, plus on renouvelle, j'ai eu des amis comme
Costejoux, comme le prieur, comme Dumont, sans compter ceux qui,
n'ayant pu m'aider, ont fait des voeux pour moi, et c'est, j'en
suis bien sûr, presque tout le monde de Valcreux.
-- Et moi, lui dis-je, vous ne me comptez pas?
-- Non, reprit-il, je ne te compte pas avec les autres. Toi! c'est
avant tout, c'est plus que tout. Je ne t'ai pas seulement
remerciée, et j'espère que tu as compris.
-- Mais... non, pas trop!
-- Ah! c'est que tu ne sais pas..., c'est vrai, tu ne sais pas du
tout ce que tu es pour moi! Tu te crois ma servante, la future
servante de ma femme et de mes enfants! Je me souviens, c'est
convenu!
Et il se mit à rire en couvrant mes mains de baisers, comme si
j'eusse été sa mère. Je ne pus m'empêcher de le lui dire.
-- Bien! reprit-il, sois ma mère, je veux bien, car je me figure
que, si j'en avais eu une véritable, je n'aurais aimé qu'elle au
monde. Prends donc pour toi tout le respect, toute la tendresse,
toute l'adoration que j'aurais eus pour elle.
Puis il mit tranquillement ma main sous son bras et reprit sa
promenade avec moi le long des prunelliers. Je faisais ma petite
récolte pour le vin d'hiver, car Émilien avait fabriqué un cuvier
et un tonneau, et nous savions préparer notre humble vendange. Il
ne me parla plus ce jour-là, que de nos soins domestiques, et il
faut dire qu'il me parlait bien rarement, et toujours en peu de
mots, de son affection pour moi; mais c'était toujours si bien dit
et d'un air si résolu, que je ne pouvais pas en douter.
Les visiteurs ne reparurent pas. Nous étions à plus de deux lieues
de Crevant, et, de tous les autres côtés, il n'y avait que des
chaumières si disséminées, que la plus proche de nous en était
encore assez éloignée. Quand les paysans n'ont pas d'intérêt à
faire une exploration des lieux qui les environnent, ils ne la
font jamais. Encore aujourd'hui, dans des parties plus peuplées du
Berry, il y a des familles qui ne savent pas comment le pays est
fait à la distance d'une lieue de leur demeure, et qui, au delà
d'un kilomètre, ne peuvent vous indiquer les chemins. Cela devient
chaque jour plus rare, et ces gens, ainsi confinés sur le bout de
terrain qui les fait vivre, sont, il faut le dire, extrêmement
pauvres.
Sachant bien que, quand même nous ne l'eussions pas évité, nous ne
recevrions l'assistance immédiate de personne, nous nous
arrangions pour vivre en anachorètes. Nous sûmes plus tard que,
dans les premiers temps du christianisme, il y en avait eu
plusieurs dans les rochers que nous habitions, et même la
tradition disait que notre _aire aux fées, _qu'on appelait le
_trou aux_ _fades, _après avoir été occupée par les _femmes
sauvages _(les druidesses), avait servi d'ermitage à des saints et
à des saintes. Nous nous disions donc que, si des solitaires
avaient pu vivre dans cette thébaïde en un temps où le sol était
encore plus inculte et la population plus rare, nous viendrions
bien à bout d'y passer l'hiver.
Nous n'épargnâmes donc pas notre peine pour faire la meilleure
installation possible, et cela était conforme à la prudence, car,
si nous devions recevoir quelque visite, il fallait avoir, non
l'apparence de gens qui se cachent et bravent la misère à tout
prix, mais bien celle de pauvres habitants qui s'établissent avec
l'intention de vivre le moins mal qu'ils pourront.
Pendant le reste de l'été et encore longtemps jusqu'aux gelées,
les champignons furent le fond de notre nourriture. Dumont
circulait sans danger. Il allait de temps en temps, avec l'âne,
chercher très loin, tantôt dans une ferme, tantôt dans une autre,
le sel, la farine d'orge ou de sarrasin, l'huile et même quelques
fruits et légumes. Il fallait payer très cher, car il régnait une
sorte de famine, et, quand il voulait donner des paniers en
échange, on lui disait: «Pourquoi des paniers quand on n'a rien à
mettre dedans?» L'argent ne nous manquait pas, mais il fallait
paraître aussi pauvres que les autres et marchander avec une
obstination dont Émilien et moi n'eussions peut-être pas été
capables. Dumont jouait si bien son rôle, qu'on le jugeait un des
plus malheureux du pays, et qu'en quelques endroits on avait la
charité de lui offrir un verre de vin, chose rare et précieuse
dans une région qui n'en produit pas; mais Dumont avait juré de ne
plus boire, même une goutte de vin. Il avait eu tant de chagrin
d'avoir failli faire manquer l'évasion de son cher Émilien, qu'il
s'infligeait cette pénitence et se mortifiait comme un véritable
ermite.
Il vint un temps de disette de grain, où on trouvait plutôt de la
viande à acheter que de la farine. Nous n'en avions nul besoin. Le
gibier abondait autour de nous, et nous inventions toutes sortes
de pièges, lacets, trappes et colliers. Il se passait peu de jours
sans que nous prissions un lièvre, une perdrix, un lapin ou de
petits oiseaux. Il y avait force goujons et ablettes dans le
ruisseau, et j'eus bien vite fabriqué des nasses. Un petit
marécage nous fournissait à discrétion des grenouilles que nous ne
dédaignions pas. Nous eûmes aussi affaire à plusieurs renards qui
furent difficiles à saisir; mais nous fûmes plus fins qu'eux, et
nous fîmes sécher assez de peaux pour avoir de bonnes couvertures
d'hiver. Enfin, Dumont réussit à se procurer deux chèvres, dont le
lait acheva de compléter notre bien-être, et qui, pas plus que
l'âne, ne nous coûtèrent rien pour leur nourriture, tant il y
avait de folles herbes autour de nous et de pâturages à l'abandon
dans les terres non encore vendues.
Quand vint le temps de récolter les châtaignes, notre existence
fut assurée, sans qu'il fût nécessaire d'aller aux emplettes. Nous
avions la jouissance d'une douzaine d'arbres magnifiques et nous
sûmes emmagasiner les fruits dans un silo de sable bien disposé.
En qualité de Marchois, nous entendions mieux que les Berrichons
la conservation de cette précieuse denrée.
Mais cette époque de la cueillette nous exposait à une invasion de
visiteurs, et nous dûmes prendre nos précautions. Ni Dumont, ni
moi qui devais passer toujours pour son neveu, n'avions rien à
craindre: mais Émilien, le pauvre Émilien, qui aurait tant voulu
être soldat, se trouvait forcément réfractaire, et il fallait le
bien cacher ou le faire passer pour estropié. Il s'y résigna, se
fabriqua une jambe de bois où il lia et plia son genou, et s'arma
d'une béquille. À notre grande surprise, la précaution fut
inutile: nous vîmes récolter tout autour de nous; mais, des quinze
ou vingt personnes qui gravirent sur les buttes voisines, aucune
ne franchit le ruisseau, aucune ne s'approcha de notre maison,
aucune ne nous parla; il y a plus, aucune ne nous regarda.
Cela nous parut bien étrange, et nous en conclûmes, Émilien et
moi, que ces braves gens avaient deviné notre situation et ne
voulaient pas même _nous voir, _afin de pouvoir jurer, en cas de
persécution et d'enquête, qu'ils ne nous savaient pas là.
Ce fut, en effet, pour quelques-uns, le motif de cette prudence;
mais, pour les autres, il y en eut un dont nous eûmes
l'explication plus tard.
Ce fut à minuit, le jour de Noël; la sécurité et le bien-être
relatif dont nous jouissions, l'ignorance absolue où nous étions
des événements, l'espoir de traverser cette crise et de rentrer
dans la vie normale, nous avaient rendu un peu de gaîté, et nous
résolûmes de faire réveillon. Nous nous étions construit, avec des
cassures de granit autrefois exploité, une bonne cheminée, qui
nous permit d'allumer la bûche de Noël. Avec des fagots bien secs
qui jetaient une belle clarté dans la chambre, nous dressâmes la
table et j'y servis un chapelet d'alouettes bien grasses, une
montagne de mes plus belles châtaignes cuites de diverses manières
et un fromage de mes chèvres. Pour figurer un arbre de Noël,
Émilien avait coupé et planté sur la table un fragon (petit houx)
tout couvert de ses fruits rouges qui sortent du milieu des
feuilles. Mon vin de prunelles était clair comme de l'eau de roche
et piquant comme du vinaigre. Nous aimons cela, nous autres gens
de montagne. Dumont, faute de mieux, ne le dédaignait pas, et,
quand je lui eus bien démontré que ce n'était pas du vin, il
consentit à en boire pour trinquer à la santé de nos amis absents.
Il nous vint bien à la pensée qu'ils étaient peut-être tous en
prison ou guillotinés, même Costejoux, pour nous avoir sauvé la
vie: mais chacun de nous se donna comme un coup de poing sur le
coeur pour le forcer à la confiance, et aucun de nous ne voulut
dire aux autres le frisson qui lui avait passé par le corps.
Dumont, qui avait été longtemps triste comme un homme nourri de
remords et privé d'excitant, voulut secouer son chagrin. Nous
l'aimions tant qu'il se voyait bien pardonné. Il entonna donc,
d'une voix grêle, une chanson de table qui probablement était
grivoise, car, sur une parole d'Émilien, il l'interrompit tout
d'un coup et se mit à chanter un noël.
Il arrivait à la moitié du second couplet, lorsqu'un cri rauque
des plus bizarres et tout à fait inexplicable passa, en se
prolongeant, le long de la maison et se perdit dans la direction
de la _Parelle, _le plus gros bloc dans notre voisinage 1.
1. J'ai su depuis, que c'était la _Par-ell, _en celtique, la
_haute pierre _du feu, le grand autel des druides.
Nous écoutâmes avec attention. Nous étions assez habitués aux cris
des loups et aux glapissements des renards pour être sûrs que
c'était une autre voix, une voix humaine, peut-être. Dumont prit
un bâton et ouvrit la porte doucement. Nous entendîmes alors des
paroles qui n'avaient aucun sens, mais qui étaient bien des
paroles dites d'une vieille voix de femme tout éperdue de colère
et de peur. Nous cherchâmes à rejoindre ce fantôme qui fuyait à
travers les fougères desséchées; mais il se perdit dans l'ombre et
ne reparut pas.
-- Voulez-vous parier, nous dit Dumont, que c'est une sorcière qui
venait, à l'heure de la _ci-devant _messe de minuit, faire une
conjuration sur la grosse pierre?
-- Tu as raison, dit Émilien, les choses doivent se passer ici
comme chez nous. On croit que ces pierres celtiques sont
enchantées, qu'elles dansent à minuit et se déplacent pour livrer
les trésors qu'elles renferment. Cette vieille venait invoquer le
diable. Tu l'as mise en fureur et en fuite avec ton saint
cantique. C'est bien fait, mais ne chante plus, mon petit père; il
y a peut-être autour de nous d'autres sorciers esprits forts qui
croiraient que tu es un prêtre déguisé et que tu dis la messe.
Le lendemain, nous trouvâmes près de notre porte une peau
d'anguille contenant sept gros clous. C'est une offrande aux
mauvais esprits, bien connue dans nos campagnes. La sorcière
l'avait laissé tomber en entendant le noël de Dumont. Il fit de la
peau d'anguille une bourse, et mit à profit les clous qui
n'étaient pas une trouvaille à dédaigner. Quelques jours après,
Dumont rencontra un des derniers carriers qui avaient travaillé
autour de la _Parelle, _et qui lui avait vu louer la baraque. Il
lui apprit que notre propriétaire avait trouvé de l'ouvrage à La
Châtre pour le démolissage du clocher des Carmes.
-- Ils étaient en retard de ce côté-là, ajouta ce carrier, on les a
démolis partout; c'est de l'ouvrage pour nous quand on les
rebâtira. Alors, nous retournerons casser vos grosses pierres de
là-haut.
-- Même la _Parelle?_ lui demanda Dumont, qui voulait savoir à quoi
s'en tenir sur les vertus de cette pierre.
-- Oh! celle-là, non, répondit le carrier, elle est trop grosse, et
puis elle a le diable dans le ventre. Vous avez bien vu, si vous
avez pu monter dessus, ce qui n'est pas commode à un homme de
votre âge (Dumont se faisait toujours plus vieux et plus cassé
qu'il n'était), qu'elle est toute couverte de croix et de devises
que les prêtres y ont fait tailler pour en chasser les esprits du
temps passé? Eh bien, vous m'en croirez si vous voulez, mais, la
nuit de Noël, toutes ces croix s'en vont et la pierre est aussi
lisse que mon genou; elles ne reparaissent qu'au petit jour.
-- Vous avez vu cela? dit Dumont sans marquer d'incrédulité.
-- Non pas moi, dit le carrier, je n'y ai pas été voir à la
_mauvaise heure;_ mais mon père, qui n'avait crainte de rien, l'a
vu comme je vous le dis.
-- Alors, les sorciers ont beau jeu à la mauvaise heure?
-- Depuis la République, ils n'y vont plus. La loi défend ça, parce
qu'elle dit que ça fâche la Bonne Dame Raison, qui est la nouvelle
Sainte Vierge. Mais, il y a encore quelques vieilles femmes qui
viennent de loin, et en se cachant bien, pour chercher le trésor;
elles auront beau flairer autour, allez! elles ne l'auront pas.
-- Parce qu'il n'existe pas?
-- Si fait! mais les esprits le gardent bien, et vous devez le
savoir.
-- Ma foi, non; ne voulant pas les fâcher, je n'approche jamais de
la _Parelle._
-- Et bien vous faites! c'est une mauvaise pierre.
-- Avez-vous demeuré auprès?
-- Oui bien! Dans la baraque dont vous avez fait, m'a-t-on dit, une
bonne maison, j'ai souventes fois dormi avec le vieux qui vous l'a
louée; mais, comme je suis bon chrétien, je n'ai jamais été ennuyé
par les fades. Savez-vous qu'il sera content, le père Breuillet,
quand vous lui rendrez son bien si amendé? Il est capable d'y
demeurer hiver comme été, puisque vous y avez mis une cheminée. Il
ne s'en souciait pas, à cause du froid et des esprits qui l'ont
bien molesté quelquefois; mais, si vous lui dites qu'il n'y en a
point..., dame! vous serez le seul, car personne, même en plein
jour, n'aime à passer par là. L'endroit est réputé très mauvais
depuis le lit du ruisseau jusqu'à l'endroit appelé le _bois de
Bassoule, _et, comme il y a l'autre ruisseau qui coule de l'autre
côté, ça fait quasiment une lieue de terrain qu'on appelle _l'île
aux Fades._
Après avoir ainsi expliqué à Dumont la cause de la solitude dont
nous jouissions, cet homme lui fit quelques questions sur son
pays, sur ses deux enfants, sur le genre d_'estropiaison _de
l'aîné. Dumont lui fit les réponses dont nous avions arrêté le
programme, afin d'être d'accord ensemble en cas de recherches;
mais il vit bien que nous étions en lieu sûr, car le carrier, sans
aucune méfiance d'un pauvre homme comme lui, lui dit en le
quittant:
-- C'est un bonheur pour votre pauvre gars qu'il soit abîmé comme
il est. J'en ai un qui est un homme superbe, et, depuis six mois,
je le cache à la maison en le faisant passer pour malade; et le
garçon s'ennuie de ne point sortir. Il était fiancé avec une fille
qu'il ne peut plus aller voir. Que voulez-vous! quand ils me
l'auront fait tuer ou mourir de froid et de misère, qui est-ce qui
me cultivera mon bien?
-- C'est juste, répondit Dumont; mais ne craignez-vous point les
gendarmes?
-- Quels gendarmes? il n'y en a plus.
-- Mais les volontaires qui se mettent en chasse pour faire plaisir
aux maires?
-- Bah! bah! ils font semblant de chercher, ils n'oseraient
trouver! Depuis que M. Millard de Crevant a fait couper la tête
aux Bigut, on se le montre au doigt, et il craint le temps où les
royalistes se _revengeront. _Il n'est plus si fier, il dit que
tout va bien chez nous, que nous sommes tous bons patriotes, et on
nous laisse tranquilles.
-- Vous croyez donc que la République ne tiendra pas? En savez-vous
quelques nouvelles?
-- J'ai été aux forges de Crozon l'autre semaine; ils disent qu'on
a fait périr la reine et beaucoup d'autres. Vous voyez bien que ça
ne peut pas durer, et que les émigrés feront périr tous les
jacobins.
-- Eh bien, oui; mais les ennemis, qu'est-ce qu'ils feront à nous,
bonnes gens, qui n'avons tué personne? ils nous ravageront comme
loups dans un troupeau?
-- Oh! alors, on se battra comme il faut! on défendra ce qu'on a!
Dumont eut envie de lui dire qu'il vaudrait mieux les empêcher
d'arriver que de les attendre; mais il était sage de n'avoir pas
d'opinion politique à mettre en circulation: il quitta le carrier
et vint nous rendre compte de sa conversation avec lui.
La mort de la reine fut ce qui me frappa le plus dans la
Révolution.
-- Pourquoi faire mourir une femme? disais-je, quel mal peut-elle
avoir fait? N'était-ce pas à elle d'obéir à son mari et de penser
comme lui?
Émilien me répondait que c'est souvent le mari qui obéit à la
femme.
-- Quand la femme voit plus juste, disait-il, c'est un bien, et je
crois que celui qui t'épousera aura raison de te consulter sur
toute chose: mais on a toujours dit que la reine voulait attirer
l'ennemi, ou emmener le roi. Elle lui a donc fait grand mal, et
elle est peut-être la première cause des fureurs où la Révolution
s'est jetée. Je déteste la facilité avec laquelle on fait tomber
les têtes, et la peine de mort m'a toujours révolté; mais, puisque
les hommes en sont encore là dans un siècle de philosophie et de
lumières comme le nôtre, je trouve qu'une reine la mérite
davantage qu'une pauvre servante que l'on met en jugement pour un
mot dont elle ne sait pas la portée. La reine a bien su ce qu'elle
faisait et ce qu'elle voulait. On a toujours dit qu'elle était
fière et courageuse; elle a dû mourir bravement en se disant que
c'est le sort des chefs de nation de jouer leur vie contre celle
des peuples, et qu'elle a perdu la partie. Tu sais bien que, dans
l'histoire, l'échafaud est une des prévisions qui se dressent en
face du pouvoir absolu. Cela n'a jamais empêché les hommes d'y
prétendre, et, en ce moment, dans aucun parti, personne ne
s'arrête devant la mort.
XVIII
Nous fûmes contents d'apprendre que notre solitude ne serait point
troublée, mais, en entendant Dumont parler de ce réfractaire qui
se cachait, Émilien s'indigna. Il trouvait très mal qu'on refusât
le service et il nous dit que le plus grand reproche qu'il avait à
faire à la Terreur, ce n'était pas de l'avoir fait souffrir en
prison, mais de l'avoir empêché de faire son devoir.
-- C'est donc bien décidé, lui dis-je, que, quand vous pourrez
sortir d'ici sans être arrêté, vous partirez pour l'armée?
-- Est-ce que tu m'estimerais, reprit-il, si j'agissais autrement?
Il n'y avait rien à dire, il avait l'esprit si net et le coeur si
droit! Je travaillai à m'habituer à l'idée de le voir partir sans
lui rendre, par mes larmes, la séparation trop dure. Je voyais
bien qu'il m'aimait plus que toute autre personne, mais je n'avais
pas été élevée à croire que quelqu'un au monde dût me préférer à
son devoir.
Le temps se passait pour moi à m'occuper de la vie matérielle. Je
voulais que mes compagnons fussent bien portants et soignés comme
il faut. J'y mettais mon amour-propre et mon plaisir. Ils ne
manquèrent de rien, grâce à moi. Je pensais à tout. Je lavais, je
raccommodais le linge et les habits, je faisais les repas, je
tenais la maison propre, je tendais et relevais les nasses, je
coupais la fougère et la bruyère pour les fagots, je raccommodais
les _saulnées, _c'est-à-dire les cordelettes garnies de noeuds
coulants en crin, avec lesquelles on prend les oiseaux en temps de
neige. Je soignais les chèvres et faisais les fromages. Je n'avais
pas le temps de beaucoup réfléchir. J'étais contente de ne pas
l'avoir.
De leur côté, Émilien et Dumont ne se reposaient pas non plus. Ils
s'étaient occupés de cultiver le coin de terre que nous avions
loué; mais c'était si petit et si sableux, que, sauf quelques
légumes, ils n'en espéraient pas grand profit. Émilien se mit
alors en tête de défricher une lande qui était de l'autre côté du
ruisseau et qui lui parut avoir un fond de bonne terre. Nous ne
savions à qui elle appartenait; mais, comme elle ne produisait
absolument rien et qu'elle ne servait même pas de pacage en
l'absence d'habitants et de bétail, il nous dit:
-- Je crois qu'en cultivant cette terre, nous ne ferons pas une
usurpation et un vol; ce sera, au contraire, une bonne action. Si,
comme je le crois, nous obtenons une récolte et qu'on vienne le
constater, nous nous arrangerons avec le propriétaire pour qu'il y
ait part. Il sera content, lui qui n'aurait rien tiré de son bien,
d'en recevoir quelque chose. S'il ne vient pas réclamer, nous lui
laisserons une terre en état de rapport, et peut-être notre
premier essai sera-t-il le commencement de la fortune de ce pays
abandonné.
Il ne croyait pas si bien prédire, et il se mit à l'oeuvre. On
arracha les mauvaises herbes, on bêcha tout l'automne. On utilisa
le fumier de nos bêtes. On fit des rigoles pour l'écoulement des
eaux. On brisa les rochers; enfin, on sema du seigle, de l'orge et
même un peu de blé, le tout acquis à grand'peine, et placé par
espèces dans les différentes régions de cette lande inclinée, afin
d'essayer les propriétés de la terre. Au mois de janvier, tout
cela avait germé à souhait et on voyait un beau tapis vert briller
au loin comme une émeraude au milieu des plantes sauvages
desséchées par l'hiver.
La chose fut remarquée et quelques personnes se hasardèrent à
venir voir nos travaux. Le paysan qui avait acheté l'endroit s'en
émut et arriva des premiers. Quand Dumont lui eut dit qu'il
reconnaissait son droit et s'en remettait à lui pour le partage,
il s'apaisa et on s'arrangea à l'amiable. Le paysan était content,
mais il disait:
-- Je vois bien ce qui pousse, mais Dieu sait ce qui mûrira!
-- Craignez-vous que le pays ne soit trop froid? lui dit Dumont.
-- Non, mais je vois bien que les fades vous ont laissé faire, et
je ne sais pas si elles auront le caprice de vous laisser
continuer.
-- Je me moque des fades, je saurai bien les tenir en respect.
-- Peut-être! répondit le bonhomme en lui jetant un regard de
méfiance: si vous savez les paroles pour les contenter, je ne dis
pas! mais, moi, je les ignore et ne souhaite point les apprendre.
-- Oui, vous me prenez pour un sorcier! Et pourtant, si la récolte
est aussi bonne qu'elle promet de l'être, vous ne refuserez pas
votre part?
-- Bien sûr que non! mais en avoir une autre quand vous n'y serez
plus?
Il regarda longtemps son terrain verdoyant, d'un air de surprise,
de doute et d'espérance. Puis il s'en alla tout absorbé, comme un
homme qui a vu un prodige.
Nous eûmes donc la réputation d'être bien avec les fades et on
nous évita d'autant plus. Ce n'était plus à nous de craindre;
c'est nous que l'on redoutait. Émilien se reprochait de nous voir
condamnés à entretenir la superstition; mais l'effet fut meilleur
qu'il ne pensait. Nous avons su que, peu après notre départ, on
avait pris courage au point de cultiver tous les alentours de
l'île aux Fades et que le succès avait réconcilié ces bonnes gens
avec les doux esprits qui avaient protégé notre refuge et notre
travail.
L'hiver aussi fut doux et notre demeure était si bien entretenue,
nous étions d'ailleurs si bien habitués à ne point nous écouter,
que nous ne souffrîmes aucunement. La provision de châtaignes, le
laitage et le gibier nous permirent de nous passer de farine, et
peu à peu les nombreux petits achats de sel nous avaient assuré
une provision suffisante. Nous n'avions plus besoin de rien
chercher au dehors et Dumont n'était plus forcé de s'aventurer au
loin. Les dernières nouvelles qu'il avait recueillies étaient si
tristes, que nous ne désirions plus d'en avoir. Seulement, nous
eussions bien voulu savoir ce qui se passait au moutier et
rassurer nos amis qui pouvaient nous croire arrêtés et mis à mort.
Mais sortir du pays était une trop grande témérité. Émilien jurait
que, si Dumont ou moi voulions faire cette tentative pour lui
apporter des nouvelles de sa soeur, il nous suivrait.
-- Vous m'avez forcé, disait-il, à vous mettre dans la position
qu'on appelle _être hors la loi, _c'est-à-dire bons pour la
guillotine. Eh bien, c'est dit! Il faut nous sauver ensemble ou
périr ensemble.
Quand vint le printemps, l'année s'annonçait si belle, que
l'espérance repoussait en nous comme les fleurs dans les buissons.
Nous n'avions plus guère de travail, nous n'avions qu'à regarder
croître nos semences et les légumes plantés autour de notre
bergerie. J'avais renouvelé les vêtements, et le linge durait
encore. Levés et couchés avec le jour, nous n'usions pas de
luminaire; nous eussions pu passer là notre vie sans nous trouver
pauvres.
Quant à être malheureux, nous ne pouvions nous y résoudre. Nous
n'étions pas dans l'âge, Émilien et moi, où l'on croit à l'éternel
désastre, à la vie brisée, à l'impossibilité trop prolongée de
réagir contre le sort. Dumont n'était pas un grand raisonneur;
Émilien d'ailleurs était son oracle, et j'étais tous les jours
plus frappée du bon sens que donnait à ce jeune homme la droiture
et la fermeté de son âme. Il avait la simplicité d'un enfant dans
l'habitude de sa vie, et la raison d'un homme quand on l'excitait
à penser. Alors il n'avait pas besoin de réfléchir pour dire des
choses qui nous paraissaient si vraies que nous nous imaginions
les avoir pensées en même temps que lui. Quelquefois, il lui
arriva de deviner les événements qui se passaient en France et à
l'étranger, et plus tard, en nous rappelant ses paroles, nous nous
sommes dit qu'il avait été_ _visité dans ses rêves par les fades.
Il faut dire aussi que, dans cette solitude, nos imaginations se
montaient un peu et que tout nous paraissait pronostic ou
avertissement. Sans lui, qui avait un fonds de froideur dans le
jugement, nous fussions devenus un peu fous, le vieux et moi. Le
spectacle de la guillotine m'avait laissé quelque tendance à
l'hallucination. Émilien, qui avait regardé cela avec calme, me
reprenait doucement et me tranquillisait.
Un soir que je lui disais entendre toujours tomber le couperet
quand je me trouvais seule:
-- Eh bien, me dit-il, il tombe peut-être à l'heure où tu crois
l'entendre; c'est le moment d'élever ton coeur à Dieu et de lui
dire: «Père, voici une âme de moins sur la terre. Si c'était une
bonne âme, ne faites point qu'elle soit perdue pour nous. Donnez-
nous sa justice et son courage pour que nous fassions en ce monde
le bien qu'elle aurait fait.» C'est que, vois-tu, Nanette, ce
n'est pas une tête de plus ou de moins qui changera le cours des
destinées; meurtre inutile, fatalité plus pesante; la guillotine
fait plus de mal à ceux qu'elle épargne qu'à ceux qu'elle
supprime. Si on ne faisait que de tuer des hommes! mais on tue le
sens humain! on cherche à persuader au peuple qu'il doit voir
sacrifier une partie de lui-même déclarée mauvaise, pour sauver
une autre partie réputée bonne. Rappelle-toi ce que nous disait le
prieur: c'est avec cela qu'on recommence l'inquisition et la
Saint-Barthélemy, et ce sera comme cela dans toutes les
révolutions, tant que régnera la loi du talion. Moïse avait dit:
«OEil pour oeil et dent pour dent»; le Christ a dit: «Tendez la
joue aux insultes et les bras à la croix.» Il faudrait bien une
troisième révélation pour mettre d'accord les deux premières. Se
venger, c'est faire le mal; se livrer, c'est l'autoriser. Il
faudra trouver le moyen de réprimer sans punir et de combattre
avec des armes qui ne blessent point. Tu souris? eh bien, ces
armes sont trouvées et il n'est besoin que d'en connaître l'usage:
c'est la discussion libre qui éclaire les esprits, c'est la force
de l'opinion qui déjoue les complots fratricides, c'est la sagesse
et la justice qui règnent au fond du coeur de l'homme et qu'une
bonne éducation développerait, tandis que l'ignorance et la
passion les étouffent. Il y a donc un remède à chercher, une
espérance à entretenir. Aujourd'hui, nous n'avons que des moyens
barbares et nous les employons. La cause de la Révolution n'en est
pas moins bonne en elle-même, puisqu'elle a pour but de nous
donner ces choses, et peut-être Robespierre, Couthon et Saint-Just
rêvent-ils encore la paix fraternelle après ces sacrifices
humains. En cela, ils se trompent; on ne purifie pas l'autel avec
des mains souillées, et leur école sera maudite, car ceux qui les
auront admirés sans réserve garderont leur férocité sans
comprendre leur patriotisme; mais ils n'auront pu persuader le
grand nombre, et le besoin de se tolérer et de s'aider
mutuellement renaîtra toujours à tout prix dans le peuple. Il
perdra plutôt la liberté que la charité, et_ _il appellera cela
vouloir la paix. Les jacobins sont puissants aujourd'hui, tu as vu
rendre à leurs fantaisies religieuses un culte imbécile; eh bien,
il n'y a rien de vrai et de durable au fond de cette prétendue
rénovation. À l'heure qu'il est, je suis bien sûr que d'autres
partis ruinent la toute-puissance de ces hommes, et le peuple,
épouvanté de leur cruauté et de celle de leurs agents, est prêt à
acclamer leur chute. Il y aura une réaction tout aussi sanguinaire
et elle se fera au nom de l'humanité. Le mal engendre le mal, il
faut toujours en revenir à l'idée du prieur. Mais après cela
viendra le besoin de s'entendre et de sacrifier les sophismes de
la fièvre à la voix de la nature. Peut-être qu'en ce moment
Robespierre fait mourir Danton, il écrase son parti; mais
souviens-toi de ce que je te dis: l'année ne se passera pas sans
qu'on fasse mourir Robespierre. Forcés d'attendre, attendons!
Puisse-t-il ne pas emporter la République! mais, si cela arrive,
ne nous étonnons pas. Il faudra, pour qu'elle renaisse, qu'elle
soit humaine avant tout et que le meurtre soit devenu un crime aux
yeux de tous les hommes.
Quand je demandais à Émilien comment, étant si jeune et si occupé
dans ces derniers temps au travail de la terre, il avait tant de
réflexion sur les événements qu'il_ _n'avait fait qu'entrevoir:
-- J'ai pris des années durant mes jours de prison, répondait-il.
D'abord, j'ai cru que j'allais mourir sans rien comprendre, et mon
parti en était pris comme si je fusse tombé d'un toit sans aucune
chance de me retenir; mais, quand je me suis trouvé seul avec ce
pauvre prêtre, dont je ne sais pas, dont personne n'a su le nom et
qu'on a guillotiné anonyme, je me suis éclairé vite en causant
avec lui. Nous ne pensions pas de même, mais il était si
tranquille, si poli, si instruit et si honnête homme, que je
pouvais aller au fond de sa pensée et de la mienne sans risquer de
détruire l'affection que nous sentions l'un pour l'autre.
Royaliste et catholique, il me donnait les meilleures raisons de
sa croyance et je n'avais à discuter avec lui que sur des choses
sérieuses dites de bonne foi, ce qui faisait faire à mon esprit de
grandes enjambées. Alors, n'ayant à combattre en lui aucun
enfantillage de superstition et aucune passion d'intérêt
personnel, je voyais clair en moi-même. Je trouvais des idées que
je crois vraies, et je voyais ces idées très nettes à travers la
tempête qui nous emportait tous les deux. Je devenais calme comme
lui, je n'en voulais à personne, je ne m'étonnais de rien, je ne
me comptais même plus pour rien. Je me sentais petite feuille
sèche dans la forêt dévorée par le grand incendie. Je n'ai
retrouvé l'amour de moi-même que quand je t'ai vue à cette lucarne
de grenier et que je t'ai reconnue à ton chant. Alors je me suis
souvenu d'avoir été heureux, d'avoir aimé la vie, et j'ai pleuré
en secret nos belles années, j'ai pleuré l'avenir que j'avais rêvé
avec toi.
-- Et que nous ne devons plus rêver, croyez-vous?
-- Et que je rêve toujours, mon enfant. Quand j'aurai servi mon
pays (il faut toujours supposer qu'on reviendra de la guerre), je
ne te quitterai plus.
-- Plus jamais?
-- Plus jamais, et, comme tu es tout pour moi, c'est à toi-même que
je te confierai en mon absence.
-- Qu'est-ce que cela veut donc dire?
-- Cela veut dire qu'il faut te conserver en courage et en santé,
en confiance et en joie, quoi qu'il arrive, pour que je te
retrouve comme je t'aurai quittée. Que veux-tu, Nanon! tu m'as
gâté et je ne pourrai jamais me passer de toi; tu m'as appris à
être heureux, ce qui est une grande chose. On m'avait élevé à ne
plus exister, à ne pas compter en ce monde, à ne rien vouloir, à
ne rien désirer, et tu sais que je m'y soumettais. Avec tes
petites remontrances, avec tes courtes et justes réflexions, avec
ton désir d'apprendre, avec ton habitude d'agir, la netteté de ton
vouloir et ton dévouement absolu, sans bornes, sans exemple, tu
m'as renouvelé, tu m'as réveillé d'un triste et lâche sommeil.
Tiens, dans les plus petites choses, tu m'as rendu aux instincts
vrais que l'homme doit avoir; tu m'as enseigné le soin qu'on doit
prendre de son corps et de son âme. Je courais et je mangeais au
hasard comme une bête, je ne pensais que par moments, je
n'étudiais que par boutades. Le désordre et la malpropreté des
moines m'étaient indifférents. J'étais dur à moi-même, mais par
paresse et non par vertu. Tu m'as donné des idées d'ordre, de
régularité et de suite dans l'esprit. Tu m'as enseigné qu'il faut
achever tout ce que l'on commence et ne rien commencer qu'on ne
veuille achever. C'est pour cela que j'ai compris que ce qu'on
aime, on le doit aimer toute sa vie. Dans cette existence de
sauvages où nous voilà jetés, tu nous fais une vie de famille tout
à fait douce, tu nous procures un bien-être qui paraissait
impossible, et, par la peine que tu y prends, tu nous fais un
devoir d'en profiter et même d'en jouir. Quelquefois je raille tes
petites recherches, et tout aussitôt je suis attendri de tes
inventions délicates pour nous cacher notre dénûment; je t'admire,
toi qui n'es pas une machine, mais un esprit très prompt, très
étonnant, très cultivé déjà et capable de tout comprendre. Si j'ai
souvent eu l'air de trouver tes soins tout naturels, ne crois pas,
Nanon, que je ne connaisse pas l'immensité de ton dévouement.
C'est comme une source toujours pleine dont on n'aperçoit jamais
le fond. Je ne mérite d'en être l'objet que par la reconnaissance
que j'en ai. Ce sentiment sera aussi une source qui ne tarira pas,
et, puisque ta récompense sera de me voir heureux, je gouvernerai
mon esprit et mon caractère de façon à te contenter. Je veux être
persévérant comme toi et me rendre si sage et si bon, qu'en
voulant savoir ce que je pense et ce que je suis, tu n'aies qu'à
regarder en toi-même.
En me parlant ainsi, Émilien se promenait avec moi sous ces
châtaigniers reverdis qui couvraient de leur ombre encore claire
des tapis d'herbe nouvelle toute remplie de fleurs. Il connaissait
plusieurs de ces plantes, il les avait un peu étudiées avec le
prieur, et, sachant qu'il les aimait, je lui avais apporté du
moutier son petit livre de botanique. Il m'enseignait à mesure
qu'il apprenait à en connaître de nouvelles, et l'île aux Fades en
était si riche, que nous avions de quoi nous instruire. Nous
apprenions à les trouver aussi jolies qu'elles sont, car on ne
s'aperçoit de la beauté des choses que par l'examen et la
comparaison. Et puis ce singulier pays, qui d'abord nous avait
plus étonnés que charmés, se révélait à nous avec le printemps,
et, qui sait? peut-être aussi avec le contentement que nous avions
d'y être ensemble et de nous aimer chaque jour davantage.
XIX
Un jour, nous sentant plus confiants que de coutume, et ne pouvant
nous défendre du plaisir d'explorer, nous montâmes dans une région
qui nous sembla, d'après le cours des ruisseaux, devoir être la
plus élevée du Berry et confiner à notre pays marchois. Il n'y
avait plus guère de rochers à fleur de terre. Le terrain se
moulait par-dessus en grosses buttes, et, sur une des plus hautes,
qui était couverte d'arbres énormes, nous vîmes enfin autour de
nous, une grande étendue de pays. Ce qui nous frappa fut que
c'était partout la même chose. S'il y avait quelques chaumières au
loin, on ne les voyait pas, cachées qu'elles étaient sous les
arbres ou dans des creux pleins de grands buissons. On
n'apercevait même presque pas les nombreux ruisseaux qui
sillonnent ce terrain tout déchiré, ils se perdaient sous les
feuillages. Le sol se creusait en mille petits vallons qui
formaient en somme une grande vallée, et ensuite il se relevait en
buttes arrondies comme celle où nous étions et montait très haut
dans le ciel, sans qu'on pût dire qu'il devînt montagne ou forêt.
Et, à l'horizon comme au milieu du paysage, comme derrière nous,
comme sur les côtés, c'était toujours pareil, toujours un désert
de belle et grande verdure, des arbres monstrueux, de l'herbe
fraîche, des bruyères roses, des digitales pourpres, des genêts en
fleur, des hêtres dans les fonds, des châtaigniers dans les hauts,
un horizon tout bleu à force d'être vert, et noir à force d'être
bleu. On n'entendait que le chant des oiseaux, pas un bruit
humain. On n'apercevait pas même la fumée d'une habitation.