-- Sais-tu, me dit Émilien, que c'est un pays surprenant? Dans
notre pauvre Creuse si aride, dès qu'il y a un petit vallon tant
soit peu fertile, un coin où le rocher ne perce pas la terre, on
voit un chaume, une étable, un misérable petit verger avec ses
arbres tortillés par le vent; et voici une terre profonde, légère,
noire, excellente puisqu'elle nourrit cette profusion d'arbres,
ces châtaigniers dont la souche se renouvelle depuis trois mille
ans, peut-être davantage, car tu sais bien que le plant du vieux
châtaignier ne meurt jamais à moins d'accident comme le feu du
ciel: et pourtant ce pays est comme inconnu au reste du monde.
Nous avons pu y vivre plus de six mois sans relations avec
personne. Il ne s'y est rien construit, il n'y a pas seulement de
chemins tracés sur des espaces qui échappent à la vue. Qu'est-ce
que cela veut dire, Nanon? Y as-tu songé, toi qui, en cherchant
tes chèvres, avait déjà vu comme notre désert est grand et beau?
-- Oui, lui dis-je, j'y ai songé et je me suis dit que ce pays a
des habitants qui n'ont pas le courage et l'industrie que la
misère donne à ceux de chez nous. Ces gens du Berry sont trop
heureux: leurs grands arbres leur donnent de quoi manger la moitié
de l'année; leurs grands pâturages toujours ombragés et jamais
desséchés leur permettent d'avoir du lait; la solitude fait
pulluler le gibier autour d'eux; ils vivent tous comme nous vivons
dans l'île aux Fades, mais sauvages et sans idée. Je suis sûre
qu'ils auraient peur d'être mieux, comme ce bonhomme a eu peur en
voyant que vous aviez fait pousser du blé_ _dans sa lande.
-- Tu me fais songer à la vraie raison, reprit Émilien, c'est la
peur des esprits! Je parie qu'ils sont restés Celtes sans le
savoir, puisque leur dévotion d'aujourd'hui ne les empêche pas de
trembler devant les anciens dieux de la Gaule. Et, vois-tu, depuis
le règne de ces dieux-là, le pays n'a pas changé; ce sont les
mêmes arbres qui ont caché la retraite sacrée des mystérieuses
druidesses; ces tapis d'herbes sauvages se sont renouvelés d'année
en année depuis des centaines de siècles, sans que l'homme ait osé
y planter la bêche et y creuser des lignes de démarcation. La
terre, à force d'être en commun, n'est à personne. L'homme n'ose
peut-être pas la posséder; en tout cas, il n'ose pas en jouir. Il
n'y demeure pas, il s'y hasarde en tremblant. Eh bien, Nanette,
sais-tu où nous sommes? nous sommes dans la Gaule celtique. Rien
n'y est changé, nous la voyons telle qu'elle était, il n'y manque
que les druides. Et, en pensant à cela, il me semble que ce vieux
pays est plus imposant et plus beau que tout ce que nous avons pu
voir ailleurs. Ne te semble-t-il pas?
-- Oui, lui dis-je, depuis le printemps, il me semble que c'est
beau et que j'aurai du regret de m'en aller; et même en hiver, je
suis venue ici, et ces grands arbres dépouillés, ces troncs si
gros et si tourmentés de bosses et de noeuds me faisaient peur
avec leurs chevelures de lierre et de mousses. Pourtant je me
disais: «Je n'ai jamais rien vu de si grand, et ici la nature est
bien au-dessus de l'homme.»
Tels étaient, sinon nos discours que je résume comme je peux, du
moins les idées que nous échangions en nous promenant dans cette
solitude. Je m'exprime un peu mieux aujourd'hui que je ne
m'exprimais peut-être alors, mais je dirai ingénument que je
sentais beaucoup d'idées me venir en tête dans cette vie
d'isolement exceptionnel, au milieu d'une tourmente qui mûrissait
forcément ceux qu'elle atteignait, quelque simples qu'ils fussent.
Il y avait dans ce temps-là, des généraux de vingt ans qui
faisaient des prodiges. Il pouvait bien y avoir des philosophes de
vingt et un ans, comme Émilien, qui raisonnaient largement, et des
filles de dix-huit ans, comme moi, qui comprenaient ce qu'elles
étaient à même d'entendre.
Nous revînmes, ce jour-là, par le bois de la Bassoule, et, comme
nous étions en train d'admirer, nous fûmes frappés de l'étrangeté
de ce bois. Il était traversé par un joli ruisseau qui s'arrêtait
dans le côté creux et formait un marécage plein de plantes folles:
le terrain était si frais et si bon, que tout voulait pousser
pêle-mêle. À de grands arbres que le trop d'humidité avait forcés
de perdre pied et qui vivaient encore tout couchés à terre, de
belles fougères avaient monté sur le corps; et puis, se trouvant
bien là, elles s'étaient ressemées sur les arbres voisins qui
étaient encore hauts et droits, elles les avaient couverts
jusqu'au faîte et s'y épanouissaient comme des palmiers. Sur la
hauteur du bois, de grandes éclaircies s'étaient faites toutes
seules, car les arbres morts n'avaient point été enlevés et rien
n'était entretenu ni recueilli. Les gros cailloux reparaissaient
dans cette région. Il y en avait que d'antiques châtaigniers
avaient enlevés de terre en étendant leur chair à l'entour, et
qu'ils portaient fièrement dans leur ventre ouvert, montrant cet
oeuf monstrueux avec orgueil, comme pour accuser la force de leur
sève.
Mais le plus beau, c'était la partie moyenne du bois, qui, n'ayant
ni trop de rochers ni trop d'eau, avait produit des hêtres d'une
taille colossale, droits comme des cierges et tellement feuillus à
la cime, que la clarté du jour semblait verte sous leur ombrage,
comme un clair de lune. Un moment, Émilien en fut saisi.
-- Est-ce que c'est la nuit? me dit-il; il me semble que nous
sommes dans une forêt enchantée. Peut-être que les forêts vierges
dont j'ai ouï parler sont faites comme cela, et que, si nous
allions bien loin pour les voir, nous serions surpris d'en avoir
déjà vu un échantillon au coeur de la France.
Ce bois merveilleux a existé longtemps encore après la Révolution.
À présent, hélas! il n'existe plus qu'à l'état de taillis; mais le
pays est cultivé, habité, et les terres y sont aussi chères et
aussi recherchées que dans le Fromental. Il y a cependant encore
des collines et des vallons assez étendus dont les arbres, d'un
âge incalculable, peuvent présenter un spécimen de la Gaule
primitive dans son intégralité. Les carriers ont repris possession
des pierres druidiques et la grande parelle est entamée; mais il y
a encore tant de blocs entassés sur le lit du ruisseau qu'on n'en
verra pas de longtemps la fin. Le grand _Durderin _(corruption de
_Druiderin) _est encore debout et l'ensemble de l'île aux Fades
n'a pas trop changé; mais elle a perdu son nom, les fées se sont
envolées et le voyageur qui chercherait leur ancien séjour serait
forcé de demander à la ferme voisine du Petit-Pommier, le chemin
des Grosses-Pierres. Moins de poésie à présent, mais plus de
travail et moins de superstition.
Comme nous rentrions gaiement de cette promenade, nous eûmes une
grande alerte. Nous vîmes, sur la partie découverte de notre île
aux Fades, Dumont entre deux hommes armés de piques, qui avaient
des écharpes rouges sur leur veste et de grandes cocardes à leur
bonnet de laine.
-- Restons là, ne nous montrons pas, dis-je à Émilien en l'attirant
dans les buissons; c'est vous qu'on cherche!
-- C'est aussi bien toi et Dumont, que moi, répondit-il, puisque
vous cachez le fugitif et le réfractaire! Observons-les, car,
s'ils font mine d'emmener Dumont, je le défendrai. Deux contre
deux et la solitude!
-- Dites trois contre deux, car je vous aiderai, ne fût-ce qu'à
coups de pierres. Je me souviens de mon jeune temps où je savais
comme les autres tuer les oiseaux avec des cailloux et viser
juste.
Nous en fûmes quittes pour nos préparatifs de défense. Ces hommes
quittèrent tranquillement Dumont et passèrent au-dessous de nous
sans nous voir.
-- Nous l'échappons belle, nous dit Dumont, dès que nous l'eûmes
rejoint: ce sont des garnisaires qui recherchent le fils du
carrier et qui m'ont demandé le chemin de sa maison. Ils ont bien
examiné la nôtre, mais ils n'y pouvaient rien trouver qui ne
convînt à de véritables paysans, sauf les livres que j'avais
cachés en les voyant venir. En comptant trois lits, ils m'ont
demandé le sexe et l'âge de mes enfants. J'ai fait les réponses
convenues et ils n'ont pas insisté. Ils n'avaient aucun ordre en
ce qui nous concerne; et même ils ne m'ont pas paru fort pressés
d'exécuter ceux qui concernent les réfractaires signalés à leurs
perquisitions. Ils ne sont pas rassurés d'avoir à parcourir ce_
_pays sauvage, et, comme je leur ai donné des indications fausses,
ils vont s'y égarer de plus en plus. N'importe, il faut qu'Émilien
tienne sa jambe de bois toute prête et ne s'éloigne plus tant de
la maison.
-- J'ai honte et horreur de ce mensonge, dit Émilien; mais, à cause
de vous, je m'y soumettrai encore. Dis-nous donc si tu as pu
savoir d'eux quelque nouvelle.
-- Ils ont dit qu'on _vidait les prisons _dans les grandes villes,
c'est-à-dire qu'on envoie tous les prisonniers à l'échafaud. À
présent, cela se fait avec beaucoup d'ordre, disent-ils. Il n'y a
plus besoin de procédure ni de preuves. Un accusateur suffit et le
premier juge venu prononce. Cependant le Berry et la Marche sont
tranquilles. On n'y est pas méchant, on ne dénonce plus, on n'a
fait mourir personne depuis le pauvre prêtre que personne n'a osé
réclamer. La misère est si grande, qu'on n'a plus le courage de se
haïr, et la peur empêche les disputes. Voilà ce que j'ai pu
comprendre, car ces hommes n'étaient guère bien renseignés et je
ne voulais pas paraître curieux.
Quand je_ _me trouvai seule avec Dumont, il me dit que madame
Élisabeth avait été guillotinée et que le dauphin était
prisonnier.
-- Ne parlons pas de cela à Émilien, me dit-il; il s'est toujours
refusé à croire que les enfants pussent être victimes de ces
persécutions. Il ne veut pas voir la République aussi méchante
qu'elle l'est. Ne lui donnons pas à penser que sa soeur peut être
arrêtée à cause de lui.
-- Mon Dieu, Dumont, est-ce qu'il nous serait impossible de savoir
si Louise est toujours en sûreté, et, dans le cas contraire, de
l'amener ici? Voilà les nuits belles et encore assez longues; on
peut faire dix lieues d'un soleil à l'autre, arriver de grand
matin au moutier, s'y reposer jusqu'au soir et repartir la nuit
suivante. J'ai déjà fait des courses plus difficiles. Si vous me
disiez bien les chemins, vous qui les connaissez...
-- Ah! Nanette, s'écria Dumont, je vois bien que tu n'as plus de
confiance en moi; tu ne me crois plus capable de rien, tu me
méprises, et je l'ai bien mérité!
-- Ne parlons pas de cela, mon cher oncle. Si vous avez eu quelque
tort, je ne m'en souviens plus. Nous tirerons à la courte paille,
si vous voulez, à qui fera le voyage; mais, comme il faudra
tromper Émilien, partir la nuit durant son sommeil et se trouver
très loin quand il s'éveillera, cela me sera plus facile qu'à vous
qui couchez dans la même chambre, lit contre lit.
-- Pas du tout, reprit Dumont. Il a le sommeil qu'on doit avoir à
son âge, et je sortirai très aisément sans l'éveiller. Cela m'est
arrivé vingt fois. Le jour venu, tu lui diras que tu manquais de
quelque chose, et que j'ai été aux environs pour me le procurer.
Quand ce sera le soir, tu lui diras la vérité, mais en lui jurant
que je serai revenu le matin suivant, et je te jure que je serai
revenu. Je sais bien qu'Émilien passera une mauvaise nuit à
m'attendre, mais cela vaudra mieux que de laisser la petite en
danger, et il me pardonnera de lui avoir désobéi. Allons, ne dis
plus rien. Je partirai la nuit prochaine. Il faut que je fasse
cette chose-là, vois-tu, et que je la mène à bien. J'ai une grande
faute à réparer, et je ne me la pardonnerai que quand j'aurai
prouvé que je suis encore un homme.
Je cédai. Je savais bien qu'Émilien rêvait de sa soeur toutes les
nuits, et que, s'il ne se fût regardé comme engagé d'honneur à ne
pas nous donner le moindre sujet d'inquiétude, il eût dès
longtemps tout risqué pour savoir ce que Louise devenait au_
_milieu de la persécution de toute la race noble.
Je feignis d'être lasse, afin qu'on se couchât encore plus tôt
qu'à l'ordinaire, et bientôt j'entendis partir Dumont. Mon coeur
fut bien gros; il allait peut-être à la_ _mort, et je ne pus
fermer l'oeil: si Émilien venait à découvrir sa fuite, il courrait
après lui. Il l'aimait tant, son pauvre Dumont! Et comme il me
reprocherait de l'avoir laissé partir!
La bonne chance était pour nous: Dumont n'alla pas bien loin pour
avoir des nouvelles. En voulant prendre au plus court, il se
perdit dans les bois et fut forcé d'attendre le jour pour
s'orienter. Il se trouva près d'un village appelé Bonnat, et, ne
jugeant pas à propos de s'y montrer inutilement, il résolut de
revenir chez nous pour ne point nous causer d'inquiétude en
faisant trop durer son voyage, et de le remettre à une autre nuit
avec des mesures mieux prises.
Il revenait donc quand il se trouva face à face avec un ancien
garde de Franqueville qui s'appelait Boucherot, et qui était pour
lui un vieil ami, très honnête homme et très sûr. Ils
s'embrassèrent de grand coeur, et Boucherot, qui venait de passer
la nuit dans ce village où il avait une soeur mariée, lui apprit
tout ce qu'il voulait savoir.
Le_ _marquis de Franqueville était mort à l'étranger peu de temps
après sa femme. On n'avait pas de nouvelles du fils aîné. Les
biens confisqués avaient été vendus, même le parc et le château,
que M. Costejoux avait achetés à vil prix. Il y avait installé sa
mère et une petite demoiselle qu'elle appelait sa petite-nièce,
qui se montrait fort peu, mais que plusieurs personnes du hameau
environnant disaient être mademoiselle Louise de Franqueville,
très grandie et embellie.
Quant à lui, Boucherot, il l'avait vue de près, il en était sûr;
mais il disait à ceux qui se souvenaient d'avoir détesté la petite
Louise que ce n'était pas elle. Au reste, elle ne courait pas
grand danger, eût-elle été nommée tout haut. M. Costejoux était
devenu très puissant dans le village depuis qu'il avait déjoué les
intrigues de Prémel et accusé publiquement Pamphile de rançonner
les prisonniers et de vivre de concussions. Il avait mis tant de
fermeté à les démasquer, qu'on les avait mis en jugement et
envoyés à la guillotine. Boucherot ajouta que, si Émilien était
encore en prison, il serait prochainement délivré par M. Costejoux
qui était le plus juste et le plus généreux des hommes.
Dumont ne crut pas devoir confier d'abord tous nos secrets à son
ami. Il lui demanda s'il n'avait pas ouï-dire qu'Émilien se fût
échappé de quelque prison. Personne n'en savait rien, les détenus
étaient si nombreux partout, qu'il _s'en perdait _dans les
déplacements qu'on était forcé de faire. Pamphile en avait bien
réclamé plusieurs qu'on ne retrouvait plus que sur les registres
d'écrou; mais M. Costejoux avait débarrassé le pays de ce méchant
homme et_ _on ne recherchait plus que les personnes qui se
prononçaient ouvertement contre la République ou dont les menées
royalistes étaient bien prouvées. Une extrême rigueur était
maintenue à l'égard de ces personnes, mais l'influence d'un
honnête homme avait remplacé dans la province celle d'un coquin,
et on n'inventait plus de conspirations pour faire périr des
ennemis personnels ou pour spéculer sur la peur des suspects.
Quand Dumont se vit bien informé de la situation, il crut pouvoir
se fier entièrement à son ami et il nous l'amena. Émilien fut bien
heureux d'apprendre que sa soeur était en sûreté, et il chargea
Boucherot, qui retournait à Franqueville, d'une lettre de
remercîments pour M. Costejoux, mais tournée de manière à ne pas
le compromettre. Il lui demandait en même temps s'il pouvait
reparaître et satisfaire à la loi militaire, comme il en avait eu,
comme il en avait toujours l'intention. Il demandait aussi si les
compagnons de sa retraite pouvaient retourner chez eux sans être
inquiétés.
La réponse de M. Costejoux nous arriva huit jours après le retour
de ce brave Boucherot, qui s'intéressait à Émilien comme s'il eût
été de sa famille.
«Mon cher enfant, disait M. Costejoux, restez où vous êtes,
bientôt vous serez libre d'en sortir et de faire votre devoir. Il
nous faut encore effrayer et contenir, et nous avons beau épurer
autant que possible le personnel employé aux recherches, nous ne
pouvons faire que tous nos agents soient probes et intelligents.
Une situation aussi tendue peut encore donner lieu à de fatales
méprises. La révision de l'affaire Prémel vous a entièrement
disculpé de toute tentative ou intention blâmable, mais nous avons
tant d'affaires sur les bras, que je ne voudrais pas avoir à vous
sauver une seconde fois. Je passerais décidément pour le
protecteur avoué de votre famille. C'est assez que ma mère se soit
dévouée à votre soeur. Restez donc effacés encore et comptez que,
dans bien peu de temps, le règne de la justice refleurira en
France: Robespierre et Saint-Just n'ont plus que quelques
obstacles à vaincre pour faire que la République, débarrassée de
tous ses ennemis, devienne ce qu'elle doit être, ce qu'ils veulent
qu'elle soit, une tendre mère qui rassemble tous ses enfants dans
ses bras et leur donne à tous le bonheur et la sécurité. Oui, mon
jeune ami, attendez encore quelques semaines, vous verrez punir
les excès de rigueur féroce commis par des traîtres qui voulaient
vendre et flétrir notre cause. J'ai commencé dans la mesure de mes
moyens d'action et j'espère contribuer à purger la nation des
intrigants et des infâmes, comme les Prémel et les Pamphile.
Alors, la France sauvée inaugurera le règne de la sainte
fraternité.»
Il y avait en post-scriptum:
«Vos deux amis n'ont pas été signalés comme ayant favorisé votre
fuite, puisque cette évasion a pu rester ignorée ou tout au moins
douteuse. Rien ne les empêche donc de reparaître à Valcreux, où le
citoyen prieur n'est point inquiété et continue à résider sans
trouble. La République protège les assermentés et ne sévit que
contre les prêtres qui prêchent la guerre civile.»
Ainsi M. Costejoux, cet homme si humain et si intelligent, en
était venu à croire que Robespierre et Saint-Just pouvaient
régénérer la France après l'avoir saignée aux quatre veines! Il
espérait la voir pacifiée tout d'un coup après tant de haines
amassées. Ce n'était pas mon avis, ni celui de Dumont, et nous
aspirions à la chute de ce parti terrible. Émilien ne disait rien
et réfléchissait. Enfin il sortit de sa rêverie.
-- Vous avez raison, nous dit-il: c'est Costejoux qui se trompe.
C'est un homme passionné qui a cru servir sa patrie et qui l'a
servie en effet, au prix de tant de remèdes violents, qu'elle
meurt dans les mains de ces fanatiques opérateurs. Ils l'ont
divisée en deux races, la race guerrière qui l'opprimera après
l'avoir délivrée, et la race politique qui n'atteindra pas son but
et qui restera un foyer de haines et de vengeances peut-être
pendant plus de cent ans! Pauvre France! c'est raison de plus pour
l'aimer et la servir!
XX
Puisque nous étions libres, Dumont et moi, je résolus de
m'absenter trois jours pour aller voir si M. le prieur était bien
soigné, car M. Costejoux ne nous disait rien de sa santé, et
Boucherot n'en pouvait rien savoir. Nous l'avions laissé de plus
en plus asthmatique et je craignais que le dévouement de Mariotte
ne se fût refroidi. Émilien m'approuva et je partis avec Boucherot
pour le moutier. Il promettait de me ramener. Comme personne ne
m'en voulait, les complices de l'évasion n'étant pas recherchés,
je n'avais rien à craindre. J'emmenai l'âne, afin de pouvoir
rapporter du linge, des habits et des livres.
J'eus soin de n'arriver qu'à la nuit bien close à Valcreux, afin
de n'être pas reconnue en habits d'homme, et j'envoyai Boucherot
en avant pour que la Mariotte m'ouvrît discrètement et sans
exclamations de surprise. Tout se passa bien. Je pus monter à ma
chambre sans être observée, y revêtir le costume de mon sexe, et
me présenter devant le prieur sans l'abasourdir.
Je le trouvai bien affaibli, quoique toujours gros et coloré; il
ne pouvait plus marcher dehors ni exercer la moindre surveillance.
Mes deux cousins avaient été emmenés à l'armée, on avait pris des
vieux pour cultiver les terres et ils ne cultivaient rien du tout;
le jardin était à l'abandon, la prairie était livrée à tous les
troupeaux qui voulaient y entrer. Pour ne pas se donner la peine
de les garder, les enfants avaient ôté les barrières et crevé les
haies. De sa chambre, le prieur voyait les chèvres ravager ce
jardin qu'Émilien avait mis en si bon état et rendu si joli. Le
pauvre homme se dépitait et s'agitait en vain sur son vieux
fauteuil. Il grondait la Mariotte, qui, malgré son activité, ne
pouvait suffire à tout à elle seule. Le moutier ainsi dévasté
était navrant, et, puisque je n'y pouvais rien, je regrettai
presque d'y être venue. Il fallait se résigner à voir détériorer
le bien que M. Costejoux nous avait confié, mais il était trop
juste pour ne pas reconnaître qu'il y avait force majeure et que
notre dispersion n'était pas l'effet de notre caprice.
J'essayai de démontrer la chose au prieur pour le calmer, mais je
n'y réussis point.
-- Tu me prends pour un avare, disait-il. Je ne l'ai jamais été, et
je sais plaindre la misère; mais ces pillards de paysans abîment
pour le plaisir de détruire et cela me fait mal à voir. Je mourrai
dans un accès de colère, je le sens bien, et l'état de colère
n'est pas l'état de grâce. Ah! Nanette, je suis bien seul pour
être si malade! Depuis que vous m'avez quitté, je n'ai pas eu un
jour de contentement. Si, au moins, tu rentrais au bercail, toi
qui le peux sans danger! Ne saurais-tu maintenant laisser Émilien
avec Dumont dans cet endroit où tu dis qu'ils sont bien et qu'ils
pourront bientôt quitter? Leur es-tu si nécessaire, à présent que
la belle saison est venue et qu'ils n'ont plus tant à se cacher?
Que peuvent-ils craindre? Le frère Pamphile n'est plus; que Dieu
me pardonne d'avoir appris sa mort avec joie! Les hommes sont
fous, lui seul était méchant! Il ne vous eût pas pardonné de
m'avoir tiré du cachot. Le voilà où il a plu à Dieu de l'envoyer,
vous ne risquez plus rien, et, moi, je risque de mourir ici sans
amis, sans secours, sans personne à qui je puisse dire: «Adieu, je
m'en vais!» C'est bien malheureux pour moi!
-- Avez-vous donc à vous plaindre de la Mariotte?
-- Non certes, mais je ne peux pas causer avec cette brave femme.
Elle est trop dévote pour moi. À mes derniers moments, elle est
capable de ne me dire que des bêtises. Réfléchis, Nanon, toi qui
es toute à la pensée du devoir, et vois qui a le plus besoin de
tes secours, d'Émilien ou de moi.
Je fus fortement ébranlée, et, bien que je fusse fatiguée du
voyage, je ne dormis guère. Mon coeur se brisait à l'idée de
quitter Émilien. Je ne m'imaginais plus comment je pourrais vivre
sans avoir à m'occuper de lui à toute heure.
Une fois il m'avait appelée sa mère, et il est bien vrai que je
le_ _considérais comme mon enfant, en même temps que comme le
maître de ma vie et la lumière de mon âme. Jamais je n'avais été
si heureuse que dans cette solitude où je ne le perdais presque
pas de vue, où je n'avais de devoirs qu'envers lui, et, quand
Costejoux avait écrit: «Restez encore là-bas quelques semaines,»
j'avais eu un grand mouvement de joie en me disant: «J'ai encore
quelques semaines à être heureuse.»
Mais le prieur avait dit la vérité. La vie d'Émilien n'était plus
menacée. Il ne restait dans les bois que par prudence;
l'installation était faite; Dumont pouvait aller et venir. Leur
bourse était encore bien garnie, ils ne pouvaient manquer de rien,
sitôt que je leur aurais porté quelques effets.
Et le prieur était seul, malade et désespéré, avec une femme
écrasée d'ouvrage qui pouvait tomber malade aussi, mourir ou se
lasser de sa tâche. Je voyais bien que, tout en lui rendant
justice, il la rudoyait malgré lui et qu'elle en prenait du dépit.
Certainement je lui étais plus nécessaire qu'à Émilien, et, en
choisissant de servir celui que je préférais, je contentais mon
coeur plutôt que ma conscience.
Dès le matin, je m'en allai prier dans la chapelle du couvent. On
n'y entrait plus. Bien que Robespierre eût aboli le culte de la
Raison et permis le libre exercice des autres cultes, les églises
restaient fermées. Personne n'osait se dire catholique. On avait
emporté les cloches; sans cloches, le paysan n'est plus d'aucune
église. Le prieur ne pouvait plus dire ses offices que dans sa
chambre à cause de sa mauvaise santé.
J'eus de la peine à ouvrir la porte rouillée et déjetée. On avait
mis des fagots dans le choeur pour masquer l'autel et le préserver
de profanations que, du reste, personne de chez nous n'avait songé
à commettre. La voûte dégradée était toute noircie par l'humidité.
La grêle avait cassé les carreaux. Les pigeons étaient entrés et
s'étaient réfugiés là contre les enfants du village que la faim
poussait à les poursuivre à coups de pierres. Ils y avaient fait
leurs nids, ils y roucoulaient imprudemment et joyeusement; mais,
en me voyant, ils eurent peur, ils ne me connaissaient plus.
Je passai entre les fagots, j'approchai du sanctuaire. Je vis le
grand Christ par terre dans un coin, la figure tournée contre la
muraille. Cet ami des pauvres, cette victime des puissants n'eût
pas trouvé grâce devant les prétendus apôtres de l'égalité et les
ennemis de la tyrannie. On l'avait caché.
Quand je sortis de la chapelle, mon coeur était brisé, mais ma
résolution était prise. J'allai trouver le prieur.
-- Je partirai demain, lui dis-je, il faut que je prévienne mes
amis et que je leur dise adieu. Je me reposerai un jour, car c'est
loin; mais, le jour suivant, je reviendrai. Promettez-moi d'avoir
patience, me voilà décidée à vous servir et à vous bien soigner,
puisqu'il ne vous reste que moi.
-- Va, ma fille, répondit-il. Dieu te bénira et te tiendra compte
de ce que tu fais pour moi.
Je tins parole, je partis le jour suivant, et, à deux lieues de
l'île aux Fades, je remerciai Boucherot et pris congé de lui. Je
savais mon chemin pour revenir et je ne voulais pas le détourner
plus longtemps du service de M. Costejoux.
Je m'apprêtais à un grand chagrin, à des adieux bien cruels pour
moi; mais je savais qu'Émilien m'approuverait et m'estimerait
d'autant plus; cela me donnait des forces. J'étais loin de
m'attendre à une douleur plus profonde encore.
Comme je traversais le bois de la Bassoule, je vis venir à moi
Dumont avec un paquet à l'épaule au bout de son bâton, comme s'il
se mettait en voyage. Je doublai le pas.
-- Vous alliez me chercher? lui dis-je, vous étiez inquiet de moi?
Je n'ai pourtant pas dépassé le temps fixé?
-- J'allais te rejoindre, ma pauvre Nanon, répondit-il, et
t'avertir de rester au moutier. Émilien... Voyons, prends ton
grand courage! ...
-- On l'a arrêté! m'écriai-je, prête à tomber; les jambes me
manquaient.
-- Non, non, reprit-il, il est libre et bien portant, Dieu merci!
seulement... il est parti!
-- Pour l'armée?
-- Oui. Il l'a voulu, il m'a dit: «J'ai relu la lettre de
Costejoux, et je l'ai tout à fait comprise. Il m'apprend que je
n'ai plus d'ennemis personnels, que mon évasion est ignorée, et,
s'il me dit de rester _effacé, _ce qui ne veut pas dire _caché,
_c'est parce que je le compromettrais en me rapprochant de lui et
en invoquant sa protection. Eh bien, en passant dans une autre
province, je n'expose ni lui ni moi, et je me dérobe à la honte de
rester inutile. À la première ville où je me présenterai inconnu,
muni du certificat de civisme que Costejoux m'a donné à
Châteauroux, sous un nom qui n'est pas le mien, j'explique aux
autorités qu'une maladie m'a empêché de satisfaire à la loi et je
demande à m'engager, ce qui n'est certes pas imprudent ni
difficile; enfin, je rejoins l'armée n'importe où et je rentre en
possession de mon honneur et de ma liberté.» -- J'ai voulu
l'accompagner, continua Dumont: il m'a démontré que je ne ferais
que l'embarrasser dans les explications qu'il aurait à donner; que
je ne pouvais passer pour son père sans un surcroît de mensonges
inutiles et dangereux, et pour son serviteur sans révéler sa
position. Il compte se donner pour un jeune paysan orphelin et il
m'a donné tant de bonnes raisons et montré tant de volonté que
j'ai dû me soumettre; mais je n'en suis pas moins cassé en quatre,
et j'allais te retrouver, mon enfant, pour que tu m'empêches de
mourir de chagrin.
-- Vous croyez donc que je suis bien solide? lui dis-je en me
laissant tomber sur l'herbe; eh bien, si vous êtes cassé en
quatre, je suis brisée en miettes, moi, et je voudrais pouvoir
mourir ici!
Je manquais tout à fait de coeur et ce pauvre homme si affligé
fut, pour la première fois, obligé de me consoler. Je ne me
révoltais pas contre la décision d'Émilien, elle était depuis
longtemps prévue et acceptée avec le respect que je devais à son
caractère. Je savais bien qu'il devait s'en aller, que mon bonheur
devait finir, que je n'en avais plus que pour une petite saison;
mais qu'il fût parti comme cela sans me dire adieu, qu'il eût
douté à ce point de mon courage et de ma soumission, voilà ce que
je trouvais plus cruel que tout le reste, et si humiliant pour
moi, que je ne pus me résoudre de m'en plaindre à Dumont.
-- Allons, lui dis-je en me relevant, voilà qui est accompli, il
l'a voulu! S'il voyait notre abattement, il nous en blâmerait.
Revenez à la maison. Je ne suis pas en état de repartir pour le
moutier avant demain, et je ne suis pas fâchée, moi, de dire adieu
à cette pauvre île aux Fades, où nous aurions pu rester encore un
peu de temps, plus heureux qu'auparavant, puisque nous nous y
serions connus en sûreté. Il n'a pas voulu de ce reste de bonheur.
Sa volonté soit faite!
-- Retournons à l'île aux Fades, reprit Dumont; nous avons
plusieurs objets à emballer, et il faudra que nous causions encore
ensemble; mais il faut être plus rassis que nous ne le sommes.
Aussitôt arrivée à notre maison de cailloux, je rentrai l'âne, je
rallumai le feu, je préparai le repas du soir, je m'occupai comme
si de rien n'était. J'avais la tranquillité du désespoir dont on
ne cherche pas la fin. Je me forçai pour manger. Dumont essayait
de me distraire en me parlant des chèvres et des poules qu'il
avait déjà vendues pour ne pas les laisser mourir de faim, et
d'une petite charrette qu'il fallait peut-être louer pour
transporter tous nos effets, augmentés de ceux que je venais
d'apporter. J'examinai ce que nous devions prendre et laisser,
Dumont reconnut que l'âne porterait bien le tout, et qu'ayant payé
notre loyer d'avance, nous pouvions mettre la barre et le cadenas
sur les portes et nous en aller le lendemain, sans rien dire à
personne, comme nous étions venus.
Après souper, ne me sentant pas capable de dormir, je m'en allai
au bord du ruisseau. À force d'y marcher, nous y avions tracé un
sentier qui serpentait dans les roches parmi ces jolies campanules
à feuilles de lierre, ces parnassies, ces menyanthes, ces droseras
et tout ce monde de menues fleurettes qu'Émilien m'avait appris à
connaître et que nous aimions tant. Le ruisseau se perdait souvent
sous les blocs et on l'entendait jaser sous les pieds sans le
voir; un taillis de chêne ombrageait cette lisière de notre île,
dont l'escarpement se relevait brusquement et formait là une
ravine bien cachée: c'était là qu'Émilien, forcé de ne pas
s'éloigner, aimait à marcher avec moi quand notre journée de
travail était finie. En furetant, nous avions découvert une grotte
qui s'enfonçait sous le _Druiderin, _dolmen moins important que la
_Parelle, _mais remarquable encore par son gros champignon posé en
équilibre sur de petits supports. Nous avions déblayé cette grotte
de manière à nous y cacher au besoin. J'y entrai, et, mettant ma
tête dans mes mains, j'éclatai en sanglots. Personne ne pouvait
m'entendre, et j'avais tant besoin de pleurer!
Mais ce brave Dumont était inquiet de la tranquillité que je lui
avais montrée, il me cherchait, il m'entendit et m'appela:
-- Viens, Nanette, me dit-il; ne reste pas dans cette cave, montons
sur le _Druiderin. _La nuit est belle et il vaut mieux regarder
les étoiles que le sein de la terre. J'ai des choses sérieuses à
te dire et peut-être qu'elles te donneront le courage qu'il te
faut.
Je le suivis, et, quand nous fûmes assis sur l'autel des druides:
-- Je vois bien, me dit-il, que ce qui t'afflige le plus, c'est
qu'il n'ait pas voulu t'avertir et te voir une dernière fois.
-- Eh bien, oui, lui dis-je, c'est cela qui me blesse et me fait
penser qu'il me regarde comme une enfant sans coeur et sans
raison.
-- Alors, Nanette, il faut que tu saches tout et que je te parle
comme un père à sa fille. Tu sais qu'Émilien t'aime comme si tu
étais sa soeur, sa mère et sa fille en même temps. Voilà comment
il parle de toi; mais sais-tu encore une chose? c'est qu'il t'aime
d'amour. Il jure, lui, que tu ne le sais pas.
Je restai interdite et confuse. L'amour!
Jamais Émilien ne m'avait dit ce mot-là, jamais je ne me l'étais
dit à moi-même. Je croyais qu'il me respectait trop et qu'aussi il
me protégeait trop pour vouloir faire de moi sa maîtresse.
-- Taisez-vous, Dumont, répondis-je, Émilien n'a jamais eu de
mauvaises idées sur moi; il m'a trop juré qu'il m'estimait pour
que j'en puisse douter.
-- Tu ne comprends pas, Nanette; l'amour qu'il a pour toi est la
plus grande preuve de son estime, puisqu'il veut t'épouser. Il ne
te l'a donc jamais dit?
-- Jamais! il a eu l'air de me dire qu'il ne se marierait pas,
plutôt que de faire un choix qui me déplairait ou m'éloignerait de
lui; mais m'épouser, moi, une paysanne, lui qui est fils de
marquis? ... Non, cela ne s'est jamais vu et cela ne se peut pas.
Il ne faut pas parler de pareilles choses, Dumont.
-- Il n'y a plus de marquis, Nanette, reprit-il, et, s'il y en a
encore, si la noblesse et le clergé reviennent jamais sur l'eau,
Émilien n'aura rien à attendre de sa famille. Il devra se faire
moine ou paysan. Moine avec un_ _petit capital, entrer en
religion; ou paysan à ses risques et périls. Crois-tu que la
Révolution aura corrigé les nobles? Que conseillerais-tu alors à
ton ami?
-- D'être paysan comme il l'est de fait depuis des années. Vous
direz comme moi, je pense?
-- Certainement. Eh bien, son choix est fait depuis longtemps, tu
n'en peux pas douter, et, quels que soient les événements, le
travail et la pauvreté sont le lot de ce cadet de famille. Il n'a
qu'un bonheur à espérer en ce monde, c'est d'épouser la femme
qu'il aime, et il y est bien résolu. Il va faire une campagne ou
deux pour recevoir ce qu'il appelle le baptême de l'honneur, et,
tout aussitôt après, il te dira ce que je te dis de sa part, ce
qu'il ne pouvait pas te dire lui-même; -- ne demande pas pourquoi,
tu le comprendras plus tard; Émilien est jeune et pur, mais il est
homme et il ne lui a pas été facile de vivre si près de toi,
confiante et dévouée, en te laissant croire qu'il était aussi
calme que toi. -- Enfin, il m'a dit: «Je ne pourrais pas continuer
cette vie-là. Ma tête éclaterait, mon coeur déborderait. Je
n'aurais plus le courage de m'en aller et je ne serais pas digne
du bonheur que je veux me donner comme une récompense et non comme
un entraînement.» Oui, Nanette, voilà ses paroles. Tu les
comprendras mieux en y réfléchissant; je te les dis pour que tu ne
te croies pas dédaignée, pour que tu saches, au contraire, combien
tu es aimée, et pour que tu aies le courage et l'espérance qu'il a
voulu emporter purs de tout reproche envers lui-même.
Je dirai plus tard comment mon coeur et mon esprit reçurent cette
révélation, j'ai fini de raconter le poème de ma première
jeunesse. Je quittai l'île aux Fades avec beaucoup de larmes;
elles ne furent point amères comme celles de la veille et je
rentrai au moutier pour y mener une vie de réalités souvent bien
dures; mais j'eus dès lors un but bien déterminé qu'il m'a été
accordé d'atteindre. Ce sera la troisième partie de mon récit.
XXI
Je n'ai pas besoin de dire avec quelle joie le pauvre prieur me
vit revenir. Il osait à peine compter sur un si prompt retour. Son
grand contentement me fit un peu oublier le chagrin que j'avais.
-- Ne me sachez point de gré de ce que je fais pour vous, lui dis-
je; puisque Émilien est parti, je ne vous fais point de sacrifice.
-- Et cela me console, dit-il, de t'en avoir demandé un. Ton mérite
n'en est pas moindre, ma fille, car tu croyais me sacrifier une
saison de bonheur avec ton ami, et tu t'y soumettais résolument.
Les paroles du prieur me firent rougir, et, comme il avait l'oeil
bon, il s'en aperçut.
-- Ne sois pas confuse, reprit-il, de cette grande amitié que tu
lui portes. Il y a longtemps que je la sais bonne et honnête, car
je ne dormais pas toujours si dru que vous pensiez, quand vous
lisiez et causiez ensemble près de moi à la veillée. J'entendais
bien que vous vous montiez la tête pour l'histoire et la
philosophie et je savais que vous vous aimiez selon la morale et
la vérité, c'est-à-dire que vous comptiez être mari et femme quand
l'âge de pleine raison vous le permettrait.
-- Ah! mon cher prieur, moi, je n'y comptais pas, je n'y songeais
guère; souvenez-vous bien! Je n'ai jamais dit un mot d'amour ni de
mariage.
-- C'est la vérité, il ne t'en parlait pas non plus; mais il me
parlait, à moi, car je n'ai pas été si égoïste et si grossier que
de ne pas m'inquiéter un peu pour toi, et je sais que ses
intentions sont droites, je sais qu'il n'aura jamais d'autre femme
que toi, et j'approuve son dessein.
J'étais heureuse de voir le prieur au courant et de pouvoir lui
ouvrir mon coeur pour qu'il en résolût les doutes.
-- Écoutez, lui dis-je; depuis deux jours que je les connais aussi,
ses bonnes intentions pour moi, je ne sais que penser. Je suis
toute troublée, je ne dors plus. Je souffre moins de son départ,
car je mentirais si je vous disais que son amour me fâche; mais je
me demande si je ne lui ferai pas un grand tort en l'acceptant.
-- Quel tort pourrais-tu lui faire? Le voilà orphelin, et, si ce
n'est plus son père, c'est la loi qui le déshérite.
-- Vous en êtes sûr? On fait tant de lois, à présent! Ce que l'une
a fait, une autre peut le défaire. Si les émigrés reviennent
triomphants? ...
-- Eh bien, alors, le droit d'aînesse remet Émilien où la
Révolution l'a pris.
-- Et si son frère meurt avant lui, sans être marié, sans avoir
d'enfants?... J'ai pensé à tout cela, moi!
-- Il faut faire bien des suppositions pour admettre q'Émilien
puisse recouvrer les biens de sa famille; faisons-les, j'y
consens; je ne vois pas que votre mariage pût être un empêchement
à ce qu'il fût indemnisé par l'État, si quelque jour cette
indemnité est jugée nécessaire.
-- J'ai pensé à cela aussi. Je me suis dit qu'il était bien
difficile de faire que ce qui a été vendu par l'État pût être
repris par l'État. Mais vous parlez d'indemnité et ce sera dû aux
enfants dont les parents ont émigré. Ils ne peuvent pas, en bonne
justice, payer la faute de leurs pères. Émilien sera donc
dédommagé si la Révolution est étouffée. Il sera alors en position
de faire un bon mariage qui le rendra tout à fait riche, et je ne
dois pas accepter qu'il perde cette chance en m'épousant, moi qui
n'ai rien et n'aurai jamais rien. Je suppose qu'elle lui
apparaisse quand nous serons mariés: je sais bien qu'il ne voudra
pas en avoir de regrets et qu'il ne me fera pas de reproches; mais
je m'en ferai, moi! Et_ _puis il a toute une famille de cousins,
oncles et neveux qu'il ne connaît pas, mais qu'il connaîtra si
tout cela rentre en_ _France. Ce grand monde-là aura du mépris
pour moi et_ _du blâme pour lui. Vrai! je crains que ce qu'il
croit possible ne le soit pas, à moins que je n'accepte pour lui
des pertes et des chagrins que je pourrais lui épargner en le
faisant changer de résolution à mon égard.
Je vis que mes raisons ébranlaient le prieur et j'en eus un
chagrin mortel, car j'avoue que j'avais espéré être réfutée par
des raisons meilleures. Depuis la confidence de Dumont, je n'avais
fait que rêver et raisonner, me sentir folle de joie et tremblante
de crainte. J'avais résolu de soumettre tous mes scrupules au
prieur et je ne pouvais me calmer qu'en me flattant qu'il n'en
tiendrait pas plus de compte que Dumont. Je vis bien qu'il en
était frappé et que je faisais apparaître à ses yeux les
conséquences d'un avenir sur lequel il s'était endormi pour son
compte. Il me dit que j'avais beaucoup de sagesse et un bon
raisonnement, ce qui ne me consola point. Je pleurai toute la nuit
qui suivit cette conversation et n'osai plus y revenir, craignant
de l'amener à trop penser comme moi, et de me forcer moi-même à
prendre une résolution trop douloureuse.
Huit jours après mon retour au moutier, je reçus enfin une lettre
d'Émilien. Il s'était engagé à Orléans, il partait pour l'armée.
Huit jours après, il en vint une seconde.
«Me voilà soldat, disait-il; je sais que tu m'approuves, et je
suis content de moi. N'aie aucune inquiétude. Le métier de soldat
est rude en ce moment-ci, mais personne n'y songe, personne ne se
plaint, personne ne sait s'il souffre. On est enragé de se battre
et de repousser l'ennemi. On manque de tout, hormis de coeur, et
cela tient lieu de tout. Le mien est, en outre, rempli de ton
souvenir, ma Nanon: l'amour d'un ange comme toi et l'amour de la
patrie, il n'en faut pas tant pour se sentir capable de vivre quoi
qu'il arrive.»
Ses autres lettres furent courtes aussi, et à peu près toujours
les mêmes. On voyait bien qu'il n'était pas en situation d'écrire,
qu'il manquait de tout, à commencer par le temps de raconter. Il
ne voulait pas non plus donner d'inquiétude et ne parlait de
fatigues, de marches forcées et de batailles que quand c'était
fini pour un peu de temps. Il en parlait en quatre mots, pour dire
seulement qu'il était content d'en avoir été, et je voyais bien
qu'il était déjà au plus fort du danger et de la peine. Toujours
dans ses lettres, il y avait une seule fois, mais une belle fois,
le mot d'amour, et jamais il ne changeait d'idées: se battre pour
son pays et revenir m'épouser. Pauvre Émilien! il était cent fois
plus malheureux en fait qu'il ne voulait le dire; nos troupes
souffraient ce que jamais hommes n'ont souffert; nous le savions
par ceux qui nous revenaient blessés ou malades. Mon coeur en
était si gros, qu'il m'étouffait, et, par moment, je craignais de
devenir asthmatique comme le prieur; mais, dans le peu de lettres
que je pouvais faire parvenir à Émilien, je me gardais bien de
montrer ma douleur.
Je me disais confiante et résolue comme lui. Je ne parlais que
d'espérance et d'affections et je ne pouvais pas me résoudre à
contrarier son projet de mariage. Il me semblait que je l'aurais
tué, et que je n'avais pas le droit de lui ôter la pensée qui le
soutenait dans des épreuves si dures. Pourtant, je ne pouvais pas
non plus me résoudre à écrire le mot d'amour. Ç'aurait été comme
un engagement, et ma conscience me tourmentait trop.
Mais j'anticipe sur les événements, car je n'avais encore reçu que
deux lettres de lui, quand une grande nouvelle nous arriva dans
les premiers jours d'août. C'est le prieur qui me l'annonça.
Il venait de recevoir des lettres de sa famille.
-- Eh bien, Nanon, me dit-il, je l'avais prédit, que Robespierre et
ses amis ne viendraient pas à bout de leur ouvrage! Le moyen ne
valait rien et le moyen a tué le but. Les voilà tous tombés, tous
morts. On a retourné contre eux le droit de supprimer ce qui gêne.
Des gens qui se disent meilleurs patriotes les ont condamnés pour
avoir été trop doux. Qu'est-ce que cela va donc être? On ne peut
rien faire de plus que ce qu'ils faisaient, à moins de rétablir la
torture, ou de mettre le feu aux quatre coins de la France.
L'ancien maire, qui se trouvait là, se réjouissait. Républicain en
90, il était devenu royaliste depuis qu'on avait fait mourir le
roi et la reine; mais il ne disait sa pensée que devant nous en
qui il avait pleine confiance, et il la disait à demi-voix, car,
dans ce temps-là, on ne parlait plus tout haut. On n'entendait ni
disputes ni discussions dans les campagnes. On avait peur de
laisser tomber une parole, comme si c'eût été une monnaie faite
pour tenter les malheureux et les porter à la dénonciation.
-- Croyez-moi si vous voulez, disait ce brave homme, mais il me
semble que nos malheurs vont prendre fin avec le Robespierre:
c'était un homme qui travaillait pour l'étranger et qui lui
vendait le sang de nos pauvres soldats.
-- Vous vous trompez, citoyen Chenot, reprit le prieur. L'homme
était honnête, et c'est peut-être pour cela que de plus mauvais
que lui l'ont tué.
-- Plus mauvais n'est point possible! on dit qu'il était malin et
entendu; ceux qui le remplaceront seront peut-être plus
maladroits, et les personnes raisonnables viendront à bout de nous
en débarrasser.
C'était l'opinion de toute la commune et bientôt chacun se la
confia à l'oreille. Peu à peu on se mit en groupe de cinq à six
personnes pour causer. On ne savait rien encore du nouveau
système, et ce que l'on en apprenait tant bien que mal, ne le
comprenait guère, mais il y avait dans l'air comme un souffle
nouveau. La terreur s'effaçait, la terreur allait finir. Bien ou
mal employée, la liberté est un bien.
C'est à la fin d'août que je reçus la troisième lettre d'Émilien.
Je fus bien étonnée de voir qu'il semblait regretter Robespierre
et les jacobins. Il ne les aimait pourtant pas, mais il disait que
la France devenait royaliste et que l'armée avait peur d'être
trahie. Lui si doux et si patient, il était en colère contre les
gens qui se disputaient le pouvoir au lieu de songer à la défense
du pays. Il ne semblait plus aller à la bataille pour son honneur
seulement; on eût dit qu'il y allait pour son plaisir et que la
rage des armées lui était entrée dans le coeur comme aux autres.
Il m'annonçait qu'il avait déjà obtenu un petit grade pour avoir
bien fait son devoir. Quelques semaines plus tard, il nous apprit
qu'il était officier.
-- Voyez-vous ça? s'écria le prieur. Il est capable de revenir
général.
Cette réflexion me donna bien à penser. Il n'y avait rien
d'impossible à ce qu'Émilien eût une brillante carrière militaire
comme tant d'autres dont j'entendais parler. Alors, il ne se
soucierait plus, pour son compte, du sort réservé à la noblesse;
il serait au-dessus de ses désastres ou de ses dédains. Il
deviendrait riche et puissant. Il ne devait donc pas épouser une
paysanne! Son bon coeur le lui conseillait; mais la paysanne ne
devait pas consentir à ce sacrifice.
Je me sentis d'abord très abattue, et puis je m'habituai à cette
idée que je garderais son estime plus haute et lui prouverais un
attachement plus noble en me sacrifiant. Je ne m'accordai pas le
droit d'être faible et de faire l'amoureuse qui souffre et se
plaint: cela me parut au-dessous de moi, et j'avoue que j'étais
très fière pour moi-même, depuis que je me savais aimée si
grandement. Je résolus de me contenter de ce bonheur-là dans ma
vie. C'était bien assez de pouvoir garder une si douce idée, un si
beau souvenir. Le reste de mes jours serait employé à récompenser
Émilien de la joie que j'en ressentais et à me dévouer à lui sans
plus jamais songer à moi-même. Un jour, Dumont me dit:
-- Il faut que j'aille revoir l'île aux Fades. Notre défrichement a
donné, paraît-il, une récolte superbe. Notre ami Boucherot, qui a
des parents de ce côté-là, s'y est rendu et a surveillé la
moisson. Il a donné au propriétaire le compte de gerbes qui était
convenu et a engrangé le reste dans notre maison de cailloux. Les
gens du pays sont très honnêtes, et, d'ailleurs, ils craindraient
de fâcher les fades en brisant le cadenas que Boucherot a posé sur
leur aire. Pourtant, il faut prendre un parti, car notre loyer
expire dans quelques jours. Nous n'avons pas les moyens d'apporter
ici ce tas de paille et de grain. Je vais aller voir s'il ne vaut
pas mieux le battre et le vendre là-bas.
-- Allez, lui dis-je, c'est bien vu. Ce sera de l'argent qui
appartiendra à Émilien et à vous. Moi, je n'ai pas travaillé, je
n'y prétends rien.
-- Tu n'as pas travaillé? quand tu n'étais occupée qu'à nous
procurer la nourriture et le gîte? Sans cela, certes, nous
n'eussions pas fait grand ouvrage; nous partagerons donc, Nanon;
mais, comme ce que j'ai est destiné à Émilien, et que... sans le
vouloir..., sans le savoir, je pourrais le dépenser, c'est toi qui
seras la gardienne des trois parts.
-- Je ferai ce que vous voudrez, répondis-je; allez donc, je vous
envie ce voyage. À présent, j'aurais été contente de revoir ce
pauvre endroit que j'ai quitté sans savoir ce que je faisais et
sans songer à lui dire adieu. Voulez-vous me faire un grand
plaisir, mon père Dumont? apportez-moi un gros bouquet des fleurs
qui poussent au bord du ruisseau, du côté où il y a un rocher à
fleur de terre qui est fait comme un grand canapé. C'est par là
qu'il y a les fleurs qu'Émilien aimait, et c'est sur ce rocher-là
qu'il les étudiait.
Dumont me rapporta l'argent de notre grain et un bouquet gros
comme une gerbe. Quoique la récolte eût été très belle dans notre
pays, le grain était très cher, personne ne savait pourquoi.
Dumont avait porté le nôtre au marché. Il en avait tiré trois
cents francs en assignats de trois mille francs qu'il avait vite
échangés contre de l'argent, car, d'un jour à l'autre, la monnaie
de papier perdait de sa valeur et le moment allait venir où
personne n'en voudrait plus pour rien.