Je mis de côté cette petite épargne et je remplis ma chambre des
fleurs qui me rappelaient mon bonheur passé. Peut-être ne
reverrais-je plus Émilien, peut-être était-il tué au moment où je
respirais ces petits oeillets sauvages et ces chèvrefeuilles qui
faisaient apparaître son image devant moi. Je riais et je pleurais
toute seule, et puis j'embrassais les fleurs, j'en faisais un
bouquet de mariée. Je me donnais permission de me figurer que je
me promenais parée comme cela, au bras de mon ami, qu'il me
conduisait au bord de la rivière qui coule au bas du moutier et
qu'il me montrait le vieux saule, l'endroit où il m'avait dit
autrefois: «Regarde cet arbre-là, cette eau remplie d'iris, ces
pierres où j'ai souvent jeté l'épervier de pêche, et souviens-toi
du serment que je te fais de ne jamais te causer de chagrin.»
Alors, moi, je lui montrais les feuilles desséchées du saule que
j'avais mises ce jour-là dans la bavette de mon tablier et que
j'avais conservées ensuite avec beaucoup de soin, comme une
relique très précieuse.
Après ces rêveries, dernier contentement que je voulais me donner
pour n'y plus revenir, je me remis à mes occupations qui n'étaient
pas peu de chose, car tout était en désarroi au moutier, et il me
fallait prendre une autorité qui n'était point facile à faire
accepter à l'âge que j'avais. Comme tout était au pillage et que
tout le monde s'autorisait de la misère qui allait en augmentant,
je dus agir d'adresse pour commencer. Je fis un choix parmi les
plus pauvres habitants, et je leur permis le pâturage chez nous
jusqu'à nouvel ordre; mais je fis relever les barrières et
reboucher avec de l'épine les brèches faites aux clôtures, et,
quand on vint pour les arracher, je déclarai qu'on entrerait par
les barrières et non autrement. On m'envoya naturellement
promener. Alors, ne reculant pas devant la dispute, je fis
connaître à ceux qui voulurent m'écouter, que je distinguais les
vrais nécessiteux de ceux qui, feignant de l'être et ne l'étant
point, me volaient l'aumône que je voulais faire aux premiers.
Cela me fit tout de suite un parti qui m'aida à intimider les faux
pauvres et à les expulser. Ils revinrent bien dans la nuit
arracher mes clôtures, mais je les fis réparer patiemment, et ils
s'en lassèrent, voyant qu'on leur donnait tort et que le plus
grand nombre se tournait contre eux.
Peu à peu je fis le triage des paresseux vraiment pauvres, mais
plus pauvres par leur faute. Je leur persuadai d'aller chercher le
pâturage dans des endroits plus éloignés, plus difficiles, mais
beaucoup mieux fournis que nos herbes épuisées par trop d'usage.
Enfin, aux approches de l'hiver, ayant procuré quelque ouvrage et
rendu quelques services, je me trouvai en droit de faire respecter
la propriété qui m'était confiée, et j'en vins à peu près à bout.
M. Costejoux, à qui j'écrivis pour lui donner des nouvelles de
notre jeune officier et pour lui dire que je veillais autant qu'il
m'était possible à ses intérêts, me répondit qu'il était content
de la belle conduite d'Émilien, et que, quant à lui, il était bien
tranquille sur les soins que je donnerais à son avoir.
«Quelque pillage qu'il y ait eu, me disait-il, il ne peut pas
dépasser celui qui règne à Franqueville et que je suis forcé
d'endurer, puisque je n'y puis résider à poste fixe. Ce n'est pas
ma vieille mère et ma _jeune pupille _qui peuvent s'y opposer. Il
ne serait même pas prudent pour elles de le tenter, car voici le
paysan qui, après avoir pillé par haine des nobles et des riches,
recommence de plus belle pour les venger, dit-il, des crimes de la
République. Je ne sais comment on pense à Valcreux; je ne veux pas
le savoir, je crains bien que partout la réaction royaliste ne se
produise aveuglément et ne l'emporte sur les débris agonisants de
la liberté, sur les ruines de l'honneur et de la patrie.»
M. Costejoux me chargeait de faire savoir à Émilien que sa soeur
était en bonne santé et ne manquait de rien. Il me demandait son
adresse pour le lui écrire lui-même. Il finissait en m'appelant sa
chère citoyenne et en me demandant pardon de m'avoir traitée
jusqu'à ce jour comme une enfant. Il connaissait à ma lettre,
disait-il, et bien plus encore à ce qu'il avait vu de ma
résolution, de mon intelligence et de mon dévouement, que j'étais
une personne digne de son respect et de son amitié.
Cette lettre me flatta et ramena en moi quelques velléités
d'accepter l'amour d'Émilien. Je n'étais pas la première venue. Je
pouvais lui faire honneur. -- Mais la pauvreté, pouvais-je conjurer
un danger si redoutable dans les temps troublés et incertains où
nous nous trouvions? À supposer qu'il revînt petit officier sans
avenir, comment élèverait-il une famille, si la femme ne lui
apportait que son travail au jour le jour!
C'est alors qu'une idée singulière, sans doute une inspiration de
l'amour, s'empara de moi. Ne pouvais-je pas devenir, sinon riche,
du moins pourvue d'une petite fortune qui me permettrait
d'accepter sans scrupule et sans humiliation la condition bonne ou
mauvaise d'Émilien?
J'avais ouï parler de gens très honnêtes qui de rien étaient
devenus quelque chose par la force de leur volonté et la durée de
leur patience. Je me mis à faire des calculs et je reconnus qu'au
prix où l'on avait la terre dans ce moment-là, on pouvait en peu
d'années, se faire un revenu qui triplerait la valeur du capital.
Il ne s'agissait que de bien connaître l'aménagement et les
ressources de l'agriculture, et je m'en fis des idées assez justes
en me rappelant ce qui réussissait ou échouait autour de moi
depuis plusieurs années. Je pris conseil de l'ancien maire, car le
prieur voyait ces choses-là petitement et au jour le jour. Le père
Chenot était plus entendu et plus prévoyant. Il manquait de
hardiesse; il avait fait lentement sa fortune sous la monarchie,
et, devant la situation nouvelle, il eût pu faire de meilleures
affaires; mais il les exposait et les démontrait fort bien;
seulement, il avait peur, et n'osait rien pour son compte, la
politique l'empêchait de dormir. Il rêvait avec épouvante la
restitution des biens nationaux, et, dans ces moments-là, il
redevenait démocrate et regrettait M. de Robespierre.
Je fis le compte de mon argent. Déduction faite de ce qui m'avait
été prêté par M. Costejoux et de ce qui lui était dû encore pour
les profits de son domaine, mon encaisse personnelle résultant de
la récolte de Crevant, des leçons que j'avais données et que je
donnais encore, des petits profits sur mes bêtes et sur la
location de ma maison depuis que mes cousins ne l'habitaient plus,
était de trois cents livres quatorze sous six deniers. C'est avec
cette belle somme que je me mis en tête de racheter le moutier et
ses dépendances, de l'augmenter d'achats de détails successifs, et
de reconstituer une terre aussi importante et de meilleur rapport
que celle que les moines avaient possédée. Je ne confiai mon rêve
à personne. La raillerie tue l'inspiration et on ne vient à bout
que de ce dont on ne permet ni aux autres ni à soi de douter. Je
commençai par acheter avec le tiers de mon capital un terrain
inculte, qu'avec le second tiers je fis cultiver, enclore, semer
et fumer. On déclara que j'étais folle et que je prenais le _vrai
bon chemin _pour perdre le tout. Le paysan de ce temps-là donnait
à la terre son temps et sa sueur, mais son argent, jamais. Quand
il n'avait pas d'engrais, la terre s'en passait. La terre
rapportait en conséquence. Avec beaucoup de temps, elle
s'améliorait quelque peu, mais je voyais venir le moment où tout
l'argent caché viendrait se jeter dans l'achat des terres, et je
voulais faire marcher de compagnie l'acquisition et le plein
rapport, afin d'arriver à doubler tout d'un coup la valeur du
capital. La chose me réussit; en 93, on m'offrit de ma terre
environ deux cents francs.
-- Non pas, répondis-je, ce serait rentrer sans profit dans ma
dépense. J'attendrai.
En 95, j'ai vendu ce lopin cinq cent quatre-vingts francs.
D'autres achats me rendirent beaucoup plus; mais je n'entrerai pas
dans un détail fastidieux. Tous ceux qui à cette époque ont fait
leurs affaires savent qu'il a fallu, pour réussir, la confiance
qu'ils ont eue dans les événements. Dans nos campagnes, ce fut
d'abord le petit nombre. Jusqu'à la fin de la Convention, ceux qui
avaient acheté voulaient pour la plupart revendre et ils
revendaient avec perte. Sous le Directoire, ils commencèrent à
racheter, ce qui constitua beaucoup de pertes sèches au
commencement; et, malgré tout, ils trouvèrent encore leur compte
plus tard, à plus forte raison, ceux qui, comme moi, ne se
laissaient pas épouvanter par les menaces et les colères des
partis, firent-ils en peu d'années des profils réels et très
légitimes.
XXII
Je fis aussi un bon profit sur les laines. Elles étaient fort
chères, bien que le bétail fût devenu très abondant. Dans les
commencements, la libre pâture sur les terres en séquestre avait
fait prospérer les troupeaux. Tout le monde avait doublé et triplé
le nombre d'animaux qu'il pouvait nourrir, mais le gaspillage ne
profita pas longtemps. La pâture épuisée, on vit dépérir les
moutons, et on s'empressa de s'en défaire à vil prix. J'en
achetai, un par un, à diverses personnes et à crédit, une certaine
quantité que j'envoyai au pays de Crevant sous la garde d'un vieux
homme malheureux en qui j'avais reconnu beaucoup d'intelligence et
d'activité. Je l'associai à mon profit, et, après qu'il eut loué
une cabane et un pâturage dans les environs de l'île aux Fades, il
s'établit par là. Le droit de pâture était d'un prix minime. Notre
produit de tondaille nous mit à même de payer toutes nos dépenses
et d'encaisser une somme ronde. Les agneaux nous vinrent en
abondance vers la Noël et nous promirent d'autres profits.
En même temps que j'opérais pour mon compte, je rétablissais les
affaires de la gestion du prieur, à la grande surprise de
M. Costejoux, qui, dans ses lettres, m'appelait son cher
régisseur. Il est certain que, sans moi, il n'eût rien tiré de son
domaine.
Pour moi, je voyais bien que la propriété était excellente, mais
il eût fallu y mettre de l'argent, et je l'engageais beaucoup à
venir s'assurer par lui-même de ce qu'il y avait à faire. Il s'y
décida dans le courant de l'hiver qui fut encore un rude et cruel
hiver, accompagné d'une disette infâme. Je dis infâme parce
qu'elle fut l'ouvrage des spéculateurs. M. Costejoux, en voyant
nos belles récoltes, le comprit bien et me le fit comprendre.
Quand nous eûmes bien parlé d'Émilien, qui lui avait écrit,
disait-il, des lettres brûlantes de patriotisme, quand il m'eut
dit que Louise devenait chaque jour plus jolie et qu'elle était
l'enfant gâtée de sa maison, je me décidai, voyant qu'à tous
égards il me prenait au sérieux, à lui ouvrir mon coeur et à lui
confier mon grand projet. Mais je ne le lui présentai pas comme
une chose arrêtée dans mon esprit. Je ne lui désignai pas le
moutier comme le but principal de mon ambition, et je le consultai
d'une manière générale sur la possibilité de faire fortune avec
rien, en face d'une occasion comme celle que présentait la vente
des biens nationaux et la situation générale des affaires.
Il m'écouta avec attention, me regarda d'un air pénétrant, me fit
encore quelques questions de détail et enfin me répondit comme il
suit:
-- Ma chère amie, votre idée est très bonne et il faut la réaliser.
Il faut m'acheter le moutier et ses dépendances. Je ne veux pas
gagner sur cette acquisition, je l'ai faite par pur patriotisme,
et mon but est rempli si elle sert à créer l'existence d'une
famille laborieuse et honnête comme sera la vôtre. Il faut épouser
le jeune Franqueville et lui apporter cette dot.
-- Fort bien; mais comment faire si vous ne me donnez du temps?
-- Je vous donne vingt ans pour vous acquitter. Est-ce assez?
-- À mille francs par an, plus les intérêts, c'est bien assez.
-- Je ne veux pas d'intérêts.
-- Oh! alors, nous ne ferons pas d'affaires. Émilien est fier et
regarderait cela comme une aumône.
-- Alors, j'accepte l'intérêt; mais à deux pour cent. C'est le
revenu des terres affermées dans notre pays.
-- Pardon: deux et demi!
-- Je me trouverai très bien payé avec deux, puisque Franqueville,
en ce moment, ne me rapporte rien. Je suis très étonné du tour de
force que vous avez fait pour que le moutier ne me fût pas un
placement stérile. J'en avais fait mon deuil pour plusieurs
années, je vous dois donc de prendre la somme que vous me remettez
comme un payement anticipé sur votre achat de la propriété. À
partir de ce jour, elle est à vous. Comme vous êtes mineure, nous
ne pouvons faire le contrat, mais notre mutuelle parole suffit, et
je prendrai des mesures pour que, dans le cas où je mourrais avant
votre majorité, ma volonté, à laquelle je donnerai la forme d'un
legs s'il le faut, reçoive son entière exécution. Au besoin,
Dumont pourrait endosser le rôle d'acquéreur. J'arrangerai cela,
ne vous en inquiétez pas. Et, maintenant, laissez-moi vous dire
que vous ne me devez pas de reconnaissance. J'estime que c'est_
_vous qui me rendez service. Je désire concentrer sur la terre de
Franqueville les dépenses que j'aurai à faire pour la remettre en
état de rapport. Vous m'avez fait voir, et j'ai vu très clairement
qu'ici rien ne marchera sans d'assez sérieux sacrifices. J'aurais
donc à me priver de revenus pendant plusieurs années, et c'est
vous qui m'allégez le fardeau en m'offrant l'intérêt de mon
capital. Je crains même qu'à ce point de vue l'affaire ne soit
onéreuse pour vous et avantageuse pour moi seul. Pensez-y bien
avant de vous en charger.
-- C'est tout pensé et tout réglé d'avance, répondis-je. Une terre
qui, pour le bourgeois qui n'y réside point, n'est qu'un placement
d'agrément est, pour le paysan, une vraie richesse. Il y vit et il
en vit. Il n'a point vos besoins, vos devoirs de grande
hospitalité, vos habitudes de bien-être et de dépenses. Pour
demeurer ici, vous parliez, dans le temps, de grosses réparations
et de constructions nouvelles. Votre consommation y serait
coûteuse, le pays ne produisant point ce qu'il faudrait seulement
pour votre table. Nous autres, avec nos gros habits de droguet et
de toile fabriqués dans la commune et cousus par nous-mêmes, avec
nos pieds nus l'été et nos sabots l'hiver, avec notre nourriture
de raves, de sarrasin et de châtaignes que nous trouvons
suffisante, avec notre piquette de prunelles que nous trouvons
bonne, avec notre travail personnel qui nous épargne celui de
plusieurs domestiques et qui nous conserve la santé; avec notre
surveillance de tous les instants, notre travail de jour que ne
pourrait point remplacer votre travail de nuit, enfin, avec nos
mille petites économies dont vous n'avez pas même idée, nous
faisons rendre à la terre tout ce qu'elle peut rendre. Donc, en
vous payant un intérêt de deux pour cent, j'aurai encore de quoi
amasser pour vous payer le capital. Ainsi l'affaire est bonne pour
nous deux et la voilà conclue.
-- Il faut pourtant nous occuper du prieur, reprit M. Costejoux; le
pauvre homme ne peut plus rien faire et ne saurait vivre ailleurs
que dans un couvent. Je pense bien que vous voudrez l'y garder;
mais son entretien...
-- Oh! je m'en charge! N'en ayez aucun souci!
-- Ma chère Nanette, c'est encore une dépense pour vous. Si nous
consacrions à cela les intérêts que vous comptez me servir?
-- Ce n'est pas nécessaire.
-- Mais ce serait utile. Vous commencez avec rien une grosse
entreprise...
-- Si je la commençais avec un père infirme, il me faudrait bien le
faire entrer en ligne de compte dans mes dépenses, et je prendrais
sur ma nourriture s'il le fallait, pour assurer la sienne, ce qui
serait tout simple pour moi comme pour bien d'autres.
-- Mais, moi, j'ai bien le droit de considérer aussi le prieur
comme un vieux parent infirme dont j'ai le devoir de m'occuper.
Voyons, ma brave Nanette, nous nous partagerons le plaisir. Vous
ne me payerez l'intérêt qu'à raison d'un pour cent, tant que vivra
le prieur; je le veux ainsi, et voilà qui est convenu en dernier
ressort.
Il fut convenu en outre que notre marché serait tenu secret. Je ne
voulus même pas en faire part au prieur, dont la fierté se fût
peut-être révoltée, car il se regardait encore comme le gérant de
la maison, à cause de quelques écritures que je lui donnais à
faire, bien que je les eusse faites moi-même mieux et plus vite.
Je ne pris pour confident que Dumont, dont la joie fut grande et
qui voulut tout aussitôt me libérer de plusieurs annuités
d'intérêt, en versant à M. Costejoux les trois mille francs
d'économies qu'il possédait et qui étaient déposés chez le
banquier, frère de notre ami. Pour cela, il n'y avait que quelques
mots d'écrit à échanger, et j'y consentis, n'ayant pas le droit
d'empêcher ce digne ami d'assurer en partie l'avenir d'Émilien;
car tout se fit en vue de ce dernier. J'aurais voulu que la vente
fût en son nom et à son profit. M. Costejoux n'y consentit point.
-- On ne sait ce qui peut arriver, dit-il; Franqueville est le plus
probe des êtres, et je le sais laborieux; mais j'ignore s'il a
votre sagesse et votre persévérance. Je ne vois l'affaire sûre
qu'entre vos mains, et c'est avec vous seule que je traite dans
son intérêt le mieux pesé et le mieux entendu.
Quand j'eus servi à M. Costejoux le meilleur souper qu'il me fût
possible de lui accommoder, et quand le prieur et Dumont se furent
retirés, nous eûmes un autre entretien qui me frappa beaucoup.
Comme je lui demandais ingénument si le caractère de Louise
s'était un peu amélioré:
-- Ma chère amie, répondit-il, ce caractère-là sera toujours
fantasque, et je plains le mari qui aura à le supporter... à moins
que ce mari n'ait plus d'esprit qu'elle, et plus de fermeté qu'une
femme n'en saurait avoir. Vous êtes une exception, vous, une très
remarquable exception. Vous n'êtes ni une femme ni un homme, vous
êtes l'un et l'autre avec les meilleures qualités des deux sexes.
Louise de Franqueville est une femme, une vraie femme, avec toutes
les séductions et toutes les fantaisies de la faiblesse. La
faiblesse est une grâce. C'est pour cela que nous nous attachons
aux enfants et que bien souvent nous augmentons leur tyrannie par
l'amusement que nous prenons à la subir. Je vous dirai plus; dans
une vie comme celle que je mène depuis deux ans, lutte ardente,
autorité nécessaire, souvent rigoureuse, combat acharné et
profondément douloureux entre ma bienveillance naturelle et ma
méfiance imposée par le fait du devoir politique, il y a comme un
irrésistible besoin d'abdiquer dans l'intimité de la famille et
d'oublier que l'on est terroriste, pour se laisser terroriser à
son tour, ne fût-ce que par les coups de bec d'un petit oiseau.
Mes domestiques me sont aveuglément soumis. Mon excellente mère ne
voit que par mes yeux. Elle ne changerait pas de bonnet ou de
tabatière sans me demander mon avis. J'ai une vie très austère;
les jacobins doivent protester par leurs bonnes moeurs contre les
débauches de la jeunesse dorée et les coupables tolérances des
girondins. Dans cette solitude où je me plonge après l'agitation
des affaires et le bruit de la discussion, il me faut trouver un
tyran qui repose ma volonté en m'imposant la sienne, et c'est
Louise qui se charge de ce rôle. Coquette de naissance, elle
m'agace et me force d'oublier tout pour ne m'occuper que d'elle.
Elle me contredit, me raille, me rudoie: quelquefois même, elle
m'injurie et me blesse. La forcer de se repentir de son
ingratitude et de me demander pardon de son injustice est la tâche
que s'impose ma patience, et, en somme, je remporte toujours la
victoire dans ce duel sans cesse renouvelé, dont l'excitation me
fait à la fois du mal et du bien. Mais ce mal et ce bien, c'est
autre chose que les émotions de la politique, et j'ai besoin
d'oublier les intérêts généraux qui me semblent gravement
compromis, sinon perdus!
-- Parlez-moi de cela, monsieur Costejoux, et nous reparlerons de
Louise. Je veux d'abord comprendre comment et pourquoi tout vous
semble perdu, à vous que j'ai vu si plein d'espoir quand vous
disiez et quand vous écriviez: «Encore quelques semaines d'énergie
et de rigueur, et puis nous entrerons dans le règne de la justice
et de la fraternité.» Avez-vous cru réellement que vous pourriez
vous réconcilier avec les timides, après les avoir tant effrayés,
et avec les royalistes, après les avoir tant fait souffrir? Moi,
je crois que les hommes ne pardonnent jamais la peur qu'on leur a
faite.
-- Je le sais, reprit-il vivement. Je ne le sais que trop à
présent! Les modérés nous haïssent plus mortellement encore que
les royalistes, car ceux-ci ne sont point lâches. Ils montrent, au
contraire, une audace que l'on croyait avoir vaincue. Costumés
ridiculement et affectant, pour se distinguer de nous, des airs
efféminés, ils s'intitulent _muscadins _et _jeunesse dorée; _à
l'heure qu'il est, ils se montrent dans Paris avec de grosses
cannes qu'ils feignent de porter mollement et avec lesquelles ils
engagent chaque jour des rixes sanglantes avec les patriotes. Ils
sont cruels, plus cruels que nous! ils assassinent dans les rues,
sur les chemins; ils massacrent dans les prisons. Ils poussent à
l'anarchie par le crime, le vice, la débauche et le vol à main
armée. Ils espèrent ramener la monarchie en égorgeant la
République, et ne se cachent guère du dessein d'égorger la France
pour la forcer de leur appartenir à tout prix.
-- Hélas! monsieur Costejoux, vous ne raisonniez pas comme cela, je
le sais bien, mais comment agissiez-vous? La violence a autorisé
la violence. Vous ne l'aimiez pas, vous; mais vos amis l'aimaient
et vous le savez bien, à présent que l'on connaît ce qui s'est
passé à Nantes, à Lyon et ailleurs. Vrai! vous aviez donné des
pouvoirs atroces à des monstres, vous avez ouvert les yeux trop
tard et vous en portez la peine. Le peuple déteste les jacobins
parce qu'ils ont pesé sur tout le monde, tandis qu'il s'occupe peu
des royalistes d'à présent qui ne s'attaquent qu'à vous. S'ils
font les crimes que votre parti a faits, s'ils égorgent des
innocents et massacrent des prisonniers, j'entends dire chez nous
que c'est pour tuer la Terreur qui leur a donné l'exemple et que
tous les moyens sont bons pour en finir. N'est-ce point ce que
vous disiez, vous autres, et ne vous êtes-vous pas imaginé que,
pour épurer la République, il fallait abattre les trois quarts de
la France par l'échafaud, la guerre, l'exil, et la misère qui a
fait périr encore plus de monde? Ne vous fâchez pas contre moi; si
je me trompe, reprenez-moi; mais je vous dis ce que j'entends dire
et ce à quoi je n'ai rien trouvé à répondre.
Je vis que je lui faisais de la peine, car il ne dit rien pendant
un moment, et puis, tout à coup, il reprit le ton de colère que je
lui avais vu prendre à Limoges au milieu de la Terreur.
-- Oui! dit-il, c'est notre destinée d'être jugés comme cela! Nous
avons assumé sur nous tous les reproches, toutes les malédictions,
toutes les hontes de la Révolution. Je le sais, je le sais! Nous
serons des infâmes, des bêtes féroces, des tyrans, pour avoir
voulu sauver la France. Notre châtiment est commencé! le peuple, à
qui nous avons tout sacrifié, pour qui nous avons forcé notre
nature jusqu'à être sans scrupule et sans pitié, cette cause
sublime à laquelle nous avons immolé nos sentiments d'humanité,
notre réputation, et jusqu'à notre conscience légale, c'est là ce
qui se tourne contre nous; c'est le peuple qui nous livrera à nos
ennemis implacables, c'est lui qui, dans l'avenir, maudira notre
mémoire et haïra en nous le nom sacré de la République. Voilà ce
que nous aurons gagné à vouloir donner aux hommes une société
fondée sur l'égalité fraternelle et une religion basée sur la
raison.
-- Eh bien, cela vous étonne, monsieur Costejoux, parce que, vous,
grand coeur d'homme, vous n'avez pas eu d'autre idée. Mais, pour
trois ou quatre qui pensent comme cela, il y a eu trois et quatre
mille, peut-être plus, qui n'ont pas songé à autre chose que
contenter leur vieille haine et leur ancienne jalousie contre la
noblesse... Ah! laissez-moi dire, je n'attaque pas ceux que vous
estimez, vous les connaissez, vous répondriez d'eux. Le mot de
votre parti n'est pas la haine et la vengeance, je le veux bien,
je ne sais pas, moi! La chose dont je suis sûre, c'est que, si on
eût fait la Révolution sans se détester les uns les autres, elle
aurait réussi. Nous la comprenions, nous l'aimions et nous
l'aidions au commencement. Vous l'auriez fait durer si vous
n'aviez pas permis les persécutions et tout ce qui a troublé la
conscience des simples. Vous avez cru qu'il le fallait. Eh bien,
vous vous êtes trompés, et, à présent que vous le sentez, vous
tâchez de vous en consoler en disant que l'indulgence eût tout
perdu. Vous n'en savez rien, puisque vous n'en avez point essayé.
C'est l'effet de vos colères qui a tout perdu, et vous ne pouvez
pas vous résigner comme nous autres, bonnes gens du peuple, qui
n'avons haï et maltraité personne.
Il voulait riposter; mais, quand il était fâché, les lèvres lui
tremblaient comme aux personnes vives qui ont le coeur bon. Moi,
je voulais lui dire tout ce que j'avais dans la conscience, afin
que, si mes idées le blessaient, il pût défaire notre marché.
-- Vous voulez me dire, repris-je, que c'est la rage du peuple qui
vous a emportés et poussés à la vengeance des longues misères
qu'il avait endurées. Je sais, pour l'avoir entendu assez déplorer
chez nous, que c'est le peuple de Paris et des grandes villes qui
vous pousse et vous mène, parce que vous demeurez dans les villes,
vous autres gens d'esprit et de savoir. Vous croyez connaître le
paysan quand vous connaissez l'ouvrier des faubourgs et des
banlieues, et, dans le nombre de ces ouvriers moitié paysans,
moitié artisans, vous ne faites attention qu'à ceux qui crient et
remuent. Cela vous suffit; vous pensez pouvoir les compter quand
ils sont dehors comme un troupeau s'excitant les uns les autres.
Vous ne les voyez point rentrés chez eux et parlant des choses
qu'ils ont faites sans les comprendre. Vous causez avec quelques-
uns qui vous suivent parce qu'ils veulent de vous quelque chose,
des emplois, des récompenses, ou ce qu'ils aiment mieux que tout
parce que ces gens sont vaniteux, de l'autorité sur les autres.
J'ai vu cela, moi; j'ai vu à Châteauroux comme on entourait les
représentants envoyés de Paris, et Dumont entendait comme on les
jugeait, ces quémandeux de pouvoir, dans la rue et sur la porte
des maisons. Tout ça, voyez-vous, c'était une cour et un cortège
que l'on faisait aux maîtres de la République pour en obtenir ce
qu'on voulait, et, si un archevêque ou un prince fût venu à la
place, c'eût été les mêmes cris et les mêmes flatteries. Vous qui
avez cent fois plus d'esprit que nous, vous avez été tout de même
dupe de ces intrigants d'en bas que vous receviez, non sans
dégoût, à votre table, et que vous supportiez parce qu'ils vous
disaient: «Je réponds de ma rue, de mon faubourg, de ma
corporation.» Ils vous trompaient pour se rendre importants et
nécessaires. Ils ne pouvaient répondre de rien et vous l'avez bien
vu, quand, outrés de leur méchanceté et de leurs pilleries, vous
avez dû les punir pour contenter la justice de votre coeur et
celle du peuple indigné. Voilà votre malheur et celui de vos amis,
monsieur Costejoux; vous croyez connaître le peuple parce que vous
vous jetez résolument au beau milieu de ce qu'il a de plus mauvais
et de plus terrible, et vous n'en connaissez que la lie, et vous
croyez que le peuple tout entier est féroce et affamé de
vengeance. Alors, vous travaillez pour le contentement des pires
et vous ne vous doutez pas du blâme des meilleurs. Vous jugez
ceux-ci timides et mauvais patriotes parce qu'ils ne vont pas en
bonnets rouges vous tutoyer et vous caresser. Moi, je dis que ces
modérés si méprisés ont été meilleurs patriotes que les autres,
puisqu'ils vous ont supportés pour ne point nuire à la défense du
pays. Ce qu'il faudrait connaître, ce qu'il faudrait entendre,
voyez-vous, c'est ce qui se dit tout bas, et c'est là ce que vous
ne savez jamais, puisque vous ne vivez qu'au milieu des
déclamations ou des hurlements. Quand vous l'apprenez, il est trop
tard. Aujourd'hui, voilà que les hurleurs et les malfaiteurs du
parti ennemi prennent la place des vôtres, et le peuple triste et
silencieux vous abandonne à leur colère. C'est alors que vous êtes
forcés de compter les têtes et de voir que le grand nombre est
contre vous, et cela vous étonne! Vous dites que le peuple est
lâche et ingrat. Eh bien, moi qui en suis, de ce pauvre peuple,
moi qui vous aime et qui vous dois la vie d'Émilien, c'est-à-dire
plus que la mienne, je vous dis: Vous vous êtes égaré dans une
forêt où la nuit nous a surpris et où vous avez pris le sentier
d'épines pour le grand chemin. Pour en sortir, il vous a fallu
vous battre avec les loups et vous arrivez au jour, tout étonné de
voir que vous avez reculé au lieu d'avancer, que vous avez marché
avec les bêtes sauvages et que la foule des hommes s'est rangée de
l'autre côté. À présent, les royalistes auront beau jeu; plus
méchants que vous, je ne dis pas non, ils ne feront pourtant pas
pire que vous. Ils auront leurs flatteurs, leurs intrigants, leurs
égorgeurs, leur vilain monde à part, qui les trompera comme vous
avez été trompés: et, à leur tour, ils perdront la partie. Qui la
gagnera? Ce sera le premier venu, pourvu que la guerre civile
finisse et que chacun puisse vivre chez lui sans craindre d'être
dénoncé, emprisonné et guillotiné le lendemain. Et ce n'est pas
parce que le monde est royaliste ou girondin, ou égoïste, ou
poltron; ce n'est pas non plus parce qu'on a besoin de repos que
cela arrivera. Les bons soldats n'ont pas manqué pour les armées,
parce que, de ce côté-là, le devoir est net et la cause bonne. Ce
dont on est las, c'est d'être forcé de se méfier, de se haïr et de
voir périr des innocents sans pouvoir les assister. On est fatigué
aussi de ne point travailler. Pour le paysan, c'est la pire
fatigue, et ce ne sont point vos secours, vos allégements et vos
aumônes qui le consolent et le dédommagent du temps perdu. Il a un
grand courage et, une grande bonté de coeur dont vous n'avez pas
connu l'emploi. Pris séparément, il a bien des défauts, mais je
vais vous parler comme il parle: si vous pouviez mettre en un tas
ce qu'il y a de moralité, plus ou moins, dans le coeur de chacun,
vous verriez une montagne qui vous ferait peur, parce que vous
n'avez point voulu la voir et parce qu'il vous faut renoncer à
l'abattre.
J'avais parlé vivement, en marchant par la chambre, en tisonnant
le feu, en prenant et quittant mon ouvrage; je m'étais montée plus
que je ne l'avais prévu, et je ne voulais point regarder
M. Costejoux pour ne pas perdre le courage d'aller jusqu'au bout
de mes idées. Je crois que j'en aurais trouvé encore à dire, mais
il en avait assez, lui. Il se leva, me prit le bras et le serra
jusqu'à me faire mal, en disant:
-- Tais-toi, paysanne! tu ne vois donc pas que tu m'assassines?
XXIII
-- Ce n'est pas vous que je voudrais tuer, lui dis-je. Je vous aime
et vous estime trop pour ça; mais je voudrais tuer le mensonge
auquel vous vous êtes laissé prendre.
-- Et ce mensonge, c'est la patrie, la liberté, la justice?
-- Non! c'est votre fameuse idée que la fin justifie le moyen!
Il alla se rasseoir au bout de la salle et ne s'avoua point
vaincu. Il resta pensif; puis revenant à moi:
-- Est-ce que tu aimes passionnément Franqueville?
-- Je ne sais pas bien ce que veut dire le mot passionnément. Je
l'aime plus que moi-même, voilà tout ce que je sais.
-- Et tu ne pourrais pas en aimer un autre, moi, par exemple?
Je fus si étonnée, que je ne répondis point.
-- Ne sois pas surprise, reprit-il; je veux me marier, quitter la
France, abandonner la politique. Je ne dois rien à Louise que
l'aumône du château de ses pères. Elle partagera ce débris de
fortune avec Émilien. Ils redeviendront seigneurs de ces paysans
qui ne demandent qu'à redevenir serfs... Ne discutons plus! Je
suis dégoûté d'eux, du peuple des villes et de toutes choses. Je
hais la noblesse, tu devrais la haïr aussi, car Émilien ne pourra
ni ne voudra t'épouser si la monarchie recommence: je ne suis pas
plus aristocrate que toi par ma naissance. La fortune que j'ai, je
la dois au travail de mon père et au mien. Ne me crains pas, je ne
suis pas épris de toi, Nanette! Si j'écoutais mon penchant, je
serais amoureux de Louise. Mais je sais qu'elle est une
femmelette, et je vois en toi un esprit supérieur, un caractère
admirable. Tu es assez belle pour que l'on te désire, et, si tu
m'encourageais, j'oublierais facilement tout ce qui n'est pas toi.
Tiens! ne me réponds pas. Réfléchis. La nuit porte conseil. Tu
seras plus utile à Émilien en devenant ma femme qu'en songeant à
être la sienne. Tu sais que je l'aime beaucoup. À nous deux nous
lui referons une existence; je te permettrai de le regarder comme
ton frère. Je ne serai pas jaloux, on ne doit pas l'être de la
droiture en personne... L'homme qui épousera Louise sera dévoré
d'inquiétude, celui à qui tu auras dit _oui _pourra compter sur
toi comme sur Dieu. C'est te dire que tu seras appréciée comme tu
le mérites... Tais-toi! attends à demain! Plus de discussion, plus
de récriminations. Décide de ton sort et du mien.
Il prit son flambeau et se retira vivement sans me regarder. Je
restai abasourdie, mais non indécise. Quand même j'eusse pu avoir
de l'inclination pour lui, je voyais de reste qu'il était
follement amoureux de Louise et qu'il ne m'eût épousée que pour
s'en guérir. En supposant qu'il n'y eût pas réussi, combien
j'aurais été malheureuse? M. Costejoux était un homme exalté, tout
de premier mouvement, et capable de tomber d'un excès dans
l'autre. Certainement il méritait qu'on eût le dévouement de
s'attacher à lui, mais on risquait fort d'y faire son propre
malheur et le sien. Son idée ne m'enivra donc pas. Si je le
sentais au-dessus de moi par son éducation et ses grands talents,
je le sentais faible et indécis de caractère. Ses moments de
violence ne m'eussent point effrayée, mais son agitation
intérieure m'eût troublée moi-même et je n'aimais pas le trouble,
qui est une incertitude. Combien Franqueville, avec sa simplicité
de coeur et sa droiture d'intention, me paraissait plus digne de
mes soins et de mon attachement! Il n'y avait rien en lui qui ne
fût clair pour moi, et chacune de ses paroles entrait dans mon âme
comme une lumière d'en haut. Certes, il n'aurait jamais l'habileté
de faire sa fortune, comme M. Costejoux: il se contentait de si
peu de chose en ce monde! C'était à moi d'y songer pour lui,
tandis qu'il me dirigerait dans les choses plus élevées. Et puis
je l'aimais uniquement, je l'avais aimé toute ma vie, je n'aurais
pu seulement essayer d'en aimer un autre, ne fût-ce que moitié
moins.
Le lendemain matin, M. Costejoux, qui se disposait à partir et à
qui je servais son déjeuner, voyant que j'étais aussi calme qu'à
l'ordinaire et que je ne cherchais point à être seule avec lui,
comprit bien que je n'avais pas changé d'idée et parut se repentir
de ce qu'il m'avait dit la veille.
-- J'étais très animé, me dit-il, vous m'avez troublé avec vos
idées où il y a du vrai, mais qui pèchent par la base, car vous
supposez que la situation où nous nous sommes trouvés avait été
faite et choisie par nous, tandis que nous avons été forcés de la
subir. Dans cette discussion, un petit secret que j'ai dans un
recoin du coeur m'a échappé, et le sot dépit qu'il me cause, mince
blessure à ajouter à toutes celles qui me déchirent l'âme, m'a
porté, je ne sais comment, à vous dire des choses folles, dont
vous vous moqueriez si vous n'étiez une personne généreuse et
sage. Puis-je compter que vous les garderez pour vous seule et
qu'Émilien même... Émilien surtout, n'en sera pas instruit?
-- Comme je n'ai pas eu seulement l'idée de vous faire dire ces
choses, et que vous les avez dites vous-même sans réflexion, ma
conscience ne m'oblige pas à les lui rapporter. Comptez,
d'ailleurs, qu'elles seront oubliées de moi aussi vite qu'elles
ont été conçues par vous.
-- Je vous en remercie, Nanette, et je compte sur votre parole. Un
moment peut venir où j'aurai à demander à Franqueville la main de
sa soeur. La confidence que vous lui auriez faite de mes
irrésolutions pourrait le mal disposer. Il est plus sérieux que
moi parce qu'il est naïf. Il ne me comprendrait pas.
-- C'est vrai! Que ces irrésolutions soient donc bien enterrées,
monsieur Costejoux. Si vous aimez vraiment Louise, vous la
corrigerez de ses petits travers que vous encouragez trop, c'est
vous-même qui le dites. Faites-vous aimer, une femme donne
toujours raison et autorité à celui qu'elle aime. Maintenant, mon
cher monsieur, réfléchissez à l'affaire qui était convenue entre
nous. Si elle ne vous satisfait pas entièrement...
-- Elle me satisfait, elle est conclue, je ne la regrette pas.
Croyez bien, Nanette, que je suis plus que jamais votre ami et
très fier de l'être.
Il me serra cordialement la main, et, le prieur étant venu se
mettre à table, il causa librement et avec une sorte de
résignation moqueuse des choses qui se passaient à Paris et qui
nous parurent bien étonnantes, à nous autres. Il nous apprit que,
pendant que nous étions encore tout ébranlés et comme brisés par
les émotions de la veille, les privations et les souffrances du
présent avec les appréhensions du lendemain, le beau monde était
en joie et semblait devenu fou. Il nous raconta les fêtes que
donnaient madame Tallien et madame Beauharnais, les costumes grecs
de ces dames, les bals des victimes où l'on saluait en faisant la
pantomime de laisser tomber sa tête, où l'on dansait en robe
blanche et ceinture de deuil, où l'on se coiffait en cheveux
courts dits toilette de guillotine, où l'on n'était admis enfin
que lorsqu'on avait eu au moins un guillotiné dans sa famille.
Cela me parut si atroce et si lugubre, que j'eus peur et que j'en
rêvai la nuit suivante. J'aurais compris des réunions de
royalistes où l'on eût fait quelque simulacre funèbre avec des
larmes en commun ou des serments de vengeance; mais danser sur la
tombe des parents et des amis, c'était du délire, et Paris en fête
m'épouvantait l'esprit encore plus que Paris se ruant autour de
l'échafaud.
Pendant qu'on faisait ces réjouissances cyniques dans le beau
monde, nos pauvres et sublimes armées prenaient la Hollande. Aux
premiers jours de février 95, je reçus une lettre d'Émilien:
«Nous sommes entrés aujourd'hui 20 janvier à Amsterdam, sans
souliers, sans vêtements et couvrant notre nudité avec des tresses
en paille, mais en bon ordre et musique en tête. On ne nous
attendait pas si tôt, rien n'était prêt pour nous recevoir. Nous
avons attendu six heures dans la neige, qu'on pût nous donner du
pain et nous caserner. Pas un murmure n'est sorti de la poitrine
de nos héroïques soldats, et les vaincus les contemplaient avec
admiration. Ah! mon amie, qu'on est fier de conduire de tels
hommes et d'appartenir à cette armée où l'âme de la France, égarée
et meurtrie, s'est réfugiée, pure et sublime, libre de toute
pensée personnelle, enivrée de l'amour de la République et de la
patrie! Que je suis heureux de t'aimer et de me sentir digne de
toi après des souffrances inouïes acceptées joyeusement! Ne plains
pas ton ami, sois heureuse aussi, et compte que, aussitôt la paix
faite, il ira chercher dans tes bras sa récompense. Dis à mon père
Dumont que je le chéris, et à Mariotte que je l'embrasse. Dis à
notre cher prieur que j'ai pensé à ses paroles à tous les moments
de mon épreuve. En souffrant le froid, la fatigue, la faim, je me
disais: «On a fait le mal, et le mal a fait tous les maux. Il faut
pourtant forcer le bien à renaître. Pour cela, il faut souffrir,
et le soldat est la victime expiatoire qui réconciliera le_ _ciel
avec la France.»
Il y avait en post-scriptum:
«J'allais oublier de vous dire que j'ai été nommé capitaine à
l'affaire de Dueren, sur le champ de bataille.»
Rassemblés tous les quatre, le prieur, Dumont, Mariotte et moi
autour de cette chère lettre, nous pleurions de plaisir et de
douleur. Il ne disait pas quand il reviendrait: nous ne savions
pas s'il ne serait pas bientôt aux prises avec de nouvelles
souffrances et de nouveaux dangers; mais il nous voulait contents
et fiers de son martyre; nous nous efforcions d'oublier le chagrin
pour ne sentir que la joie.
Aux approches du printemps, le prieur qui avait, grâce à nos
soins, assez bien supporté ce rude hiver, se trouva tout à coup
plus malade. Je ne le quittais presque plus, ce qui gênait bien ma
surveillance et mes occupations; mais j'étais décidée à tout
perdre plutôt que de l'abandonner à lui-même. Sa maladie était de
celles où le courage fait défaut. Il ne se sentait point
souffrant, il mangeait bien et il aurait eu de la force s'il eût
pu respirer. Cet étouffement lui causait une sorte de colère
suivie de profonds découragements. Moi seule pouvais alors le
consoler.
Un jour qu'il se sentait mieux, il m'engagea à prendre l'air et
j'en profitai pour aller voir un autre malade, une pauvre femme à
laquelle je m'intéressais aussi et qui demeurait assez loin.
J'allai et revins vite; mais les jours étaient encore courts.
Partie à midi, je me trouvai en un bois à la nuit, et, comme les
loups ne manquaient point, ce fut plaisir pour moi d 'entendre
parler et marcher à peu de distance, sur un chemin qui traversait
le bois par le milieu, tandis que je me dirigeais en biaisant vers
la lisière. L'idée me vint de prendre le plus long et de suivre
ces gens qui me rassuraient contre les mauvaises bêtes. Pourtant,
ils n'étaient pas de chez nous, car ils allaient dans un autre
sens, et, comme j'étais une trop grande fille pour faire ronde
avec des étrangers, je les suivis sans faire de bruit.
J'étais assez près pour entendre leurs voix, et il me sembla
distinguer quelques paroles; entre autres: _le prieur _-- _moutier
de Valcreux _-- _minuit!_
Ceci me donna de l'inquiétude, je doublai le pas légèrement, sans
me faire entendre, et me trouvai bientôt à portée de ne rien
perdre.
Ils s'étaient arrêtés et, autant que je pus compter les voix, car
la nuit ne me permettait pas de voir à travers les branches, ils
n'étaient que trois. Je compris qu'ils en attendaient d'autres qui
arrivèrent un moment après, et puis d'autres encore, et ils se
comptèrent mystérieusement, à demi-voix, en se donnant des noms
dont aucun ne m'était connu et qui me firent l'effet d'une
convention entre eux: _Trompe-la-Mort, Gargousse, Franc-Limier,
_etc. Ils parlaient aussi en mots convenus comme une espèce
d'argot.
Je compris pourtant, ou plutôt je devinai. C'était une bande de
ces malfaiteurs inconnus qui, sous prétexte de royalisme,
surprenaient les châteaux ou les fermes durant la nuit et
torturaient les gens qui s'y trouvaient pour avoir leur argent. On
en parlait dans le pays et on en avait grand'peur. On racontait
d'eux des cruautés effroyables et des vols audacieux. On nous
avait tant annoncé, d'année en année, des brigands qui n'avaient
jamais paru chez nous, que je n'y croyais plus. Force me fut de
voir le danger et de l'apprécier.
Ils étaient sept et ne se jugeaient point en nombre suffisant pour
attaquer l'abbaye de Beaulieu, qui était devenue une ferme habitée
et bien gardée. À Valcreux, disaient-ils, il n'y avait que le
vieux prieur, deux vieux ouvriers et deux femmes. Ils étaient bien
renseignés; seulement, ils ne comptaient pas Dumont, ce qui me
prouva qu'il n'y en avait aucun de notre commune. Cela me fit
plaisir.
S'emparer du moutier n'était donc pas difficile; mais y avait-il
là quelque chose à prendre qui en valût la peine? On ne
connaissait aucune économie au prieur, et la République s'était
emparée de tout l'argent des moines. Il n'y avait qu'un plaisir à
espérer, celui de dévaster la propriété du jacobin Costejoux.
Un de ces hommes insista sur l'argent que devait avoir le prieur.
Il dit que ces gens-là étaient plus malins que la République et
qu'ils avaient constamment trouvé le moyen de lui soustraire
quelque chose. Il paraît qu'il ne faisait pas plus de cas des gens
d'Église que des jacobins.
Le dernier avis parut l'emporter et on parla de la manière de
s'introduire. Deux de ces hommes devaient se présenter dans la
soirée comme mendiants et demander à coucher dans la grange. À
minuit, ils ouvriraient la porte aux deux autres. Ils ne
paraissaient pas ignorer que les brèches avaient été réparées et
qu'il n'était pas facile d'entrer par-dessus les murs. En
attendant, ces bandits parlèrent de souper chez le garde de la
forêt, qui était un homme à eux, une manière de complice et de
receleur.
Je jugeai que je n'avais pas de temps à perdre pour contrarier ces
beaux projets. Je m'apprêtais à quitter ma cachette pour
m'éloigner, lorsque je heurtai une souche dans l'obscurité et fis
quelque bruit en tombant. Tous firent silence et j'entendis armer
des fusils. Je restai à terre immobile. On chercha autour de moi;
je pensais que c'était ma dernière heure, car ils ne faisaient
point de grâce à ceux qui découvraient leur secret. Ils ne me
trouvèrent pas et s'imaginèrent n'avoir entendu que le bruit d'une
branche morte tombant d'un arbre. Je profitai, pour m'échapper, du
bruit qu'ils firent eux-mêmes en retournant à leur carrefour.
Mais, forcée de percer dans le taillis, car toutes les routes que
j'aurais pu prendre aboutissaient à ce carrefour d'où ils auraient
pu me voir, je ne pus savoir où j'étais et je m'égarai pendant une
bonne demi-heure, tremblant de revenir sur mes pas et de me
retrouver auprès d'eux.
Enfin, après m'être heurtée à bien des arbres et déchirée à toutes
les épines, je me retrouvai à la lisière du bois, et je m'enfuis à
travers la lande jusqu'à ce que j'eusse rejoint le chemin de
Valcreux. J'y arrivai baignée de sueur malgré le froid qu'il
faisait, et si essoufflée que j'avais peine à m'expliquer. J'allai
au plus pressé, qui était de courir chez notre ancien maire,
lequel était réélu depuis deux jours, et de lui raconter
l'aventure. Il savait que je n'étais ni peureuse, ni visionnaire,
et, sur-le-champ, il manda le garde champêtre pour rassembler le
monde et avertir du danger qui menaçait le moutier. Nous n'avions
plus guère d'hommes valides, tous les jeunes étaient à l'armée,
mais les vieux ne manquaient pas de courage, et, quand on sut que
les brigands n'étaient pas plus de sept, on résolut de tâcher de
les prendre, car on soupçonnait plus d'une personne mal famée des
environs de faire partie de la bande et on leur en voulait plus
que s'ils eussent été des étrangers.
On s'arma comme on put. On avait encore quelques vieux fusils
cachés qui avaient échappé aux réquisitions; et puis on avait les
fameuses piques et hallebardes prises au moutier en 89 et qui
faisaient le fond de l'armement de la garde nationale de la
commune. On m'engagea à bien recevoir les faux mendiants et à leur
laisser ouvrir la porte à minuit. On convint que vingt des nôtres
se tiendraient cachés dans le pli de terrain autour de la fontaine
aux Miracles; douze autres seraient cachés d'avance dans la
chapelle du moutier, de manière à prendre les bandits par devant
et par derrière.
Je courus donc avertir le prieur, et je l'engageai à se tenir bien
tranquille dans sa chambre, que je chargeai Dumont de garder avec
la Mariotte. Celle-ci mit en riant une broche derrière la porte,
bien résolue à s'en armer au besoin. Les deux ouvriers veillèrent
dans la cuisine et je m'en retournai à la grande porte pour
recevoir les faux mendiants, qui ne tardèrent pas à se présenter
et que je fis entrer sans leur témoigner de défiance.
Je leur demandai s'ils avaient faim. Ils répondirent que non,
qu'ils avaient beaucoup marché et ne souhaitaient qu'un coin pour
dormir. Je les conduisis à l'endroit que je leur destinais et ils
se jetèrent sur un tas de fougères, comme des gens harassés. J'eus
à veiller à ce que nos amis du village fussent assez prudents pour
s'introduire sans bruit un à un dans la chapelle. Mais j'eus beau
faire et beau dire, ils ne purent se tenir d'y causer à voix basse
et bientôt je vis que les deux bandits ne dormaient pas, qu'ils se
méfiaient et se glissaient dans la cour pour observer. Il était
déjà onze heures du soir quand tous les préparatifs de nos
défenseurs furent terminés, et nous fûmes surpris d'entendre les
chouettes du donjon crier plus que de coutume. Je fis grande
attention, et tout à coup, je dis à nos gens:
-- Ce ne sont pas de vrais cris d'oiseau. Les chouettes elles-mêmes
s'en aperçoivent, elles ne disent plus rien. Ce sont nos deux
bandits qui ont grimpé au faîte du grenier et qui avertissent
leurs camarades de ne pas approcher, parce que le moutier est en
état de défense. Je serais bien étonnée si, dans un moment, ils
n'essayaient pas de sortir du moutier pour les rejoindre.
-- En ce cas, me répondit-on, il faut les guetter, leur tomber
dessus et les arrêter.