George Sand
NANON
(1872)
Table des matières
I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
XI
XII
XIII
XIV
XV
XVI
XVII
XVIII
XIX
XX
XXI
XXII
XXIII
XXIV
XXV
XXVI
XXVII
XXVIII
I
J'entreprends, dans un âge avancé, en 1850, d'écrire l'histoire de
ma jeunesse.
Mon but n'est pas d'intéresser à ma personne; il est de conserver
pour mes enfants et petits-enfants le souvenir cher et sacré de
celui qui fut mon époux.
Je ne sais pas si je pourrai raconter par écrit, moi qui, à douze
ans, ne savais pas encore lire. Je ferai comme je pourrai.
Je vais prendre les choses de haut et tâcher de retrouver les
premiers souvenirs de mon enfance. Ils sont très confus, comme
ceux des enfants dont on ne développe pas l'intelligence par
l'éducation. Je sais que je suis née en 1775, que je n'avais ni
père ni mère dès l'âge de cinq ans, et je ne me rappelle pas les
avoir connus. Ils moururent tous deux de la petite vérole dont je
faillis mourir avec eux, l'inoculation n'avait pas pénétré chez
nous. Je fus élevée par un vieux grand-oncle qui était veuf et qui
avait deux petits-fils orphelins comme moi et un peu plus âgés que
moi.
Nous étions parmi les plus pauvres paysans de la paroisse. Nous ne
demandions pourtant pas l'aumône; mon grand-oncle travaillait
encore comme journalier, et ses deux petits-fils commençaient à
gagner leur vie; mais nous n'avions pas une seule pelletée de
terre à nous et on avait bien de la peine à payer le loyer d'une
méchante maison couverte en chaume et d'un petit jardin où il ne
poussait presque rien sous les châtaigniers du voisin, qui le
couvraient de leur ombre. Heureusement, les châtaignes tombaient
chez nous et nous les aidions un peu à tomber; on ne pouvait pas
le trouver mauvais, puisque les maîtresses branches venaient chez
nous et faisaient du tort à nos raves.
Malgré sa misère, mon grand-oncle qu'on appelait Jean le Pic,
était très honnête, et, quand ses petits-fils maraudaient sur les
terres d'autrui, il les reprenait et les corrigeait ferme. Il
m'aimait mieux, disait-il, parce que je n'étais pas née chipeuse
et ravageuse. Il me prescrivait l'honnêteté envers tout le monde
et m'enseignait à dire mes prières. Il était très sévère, mais
très bon, et me caressait quelquefois le dimanche quand il restait
à la maison.
Voilà tout ce que je peux me rappeler jusqu'au moment où ma petite
raison s'ouvrit d'elle-même, grâce à une circonstance qu'on
trouvera certainement bien puérile, mais qui fut un grand
événement pour moi, et comme le point de départ de mon existence.
Un jour, le père Jean me_ _prit entre ses jambes, me donna une
bonne claque sur la joue et me dit:
-- Petite Nanette, écoutez-moi bien et faites grande attention à ce
que je vais vous dire. Ne pleurez pas. Si je vous ai frappée, ce
n'est pas que je sois fâché contre vous: au contraire, c'est pour
votre bien.
J'essuyai mes yeux, je rentrai mes sanglots et j'écoutai.
-- Voilà, reprit mon oncle, que vous avez onze ans, et vous n'avez
pas encore travaillé hors de la maison. Ce n'est pas votre faute;
nous ne possédons rien et vous n'étiez pas assez forte pour aller
en journée. Les autres enfants ont des bêtes à garder et ils les
mènent sur le communal; nous, nous n'avons jamais eu le moyen
d'avoir des bêtes; mais voilà que j'ai pu enfin mettre de côté
quelque argent, et je compte aller aujourd'hui à la foire pour
acheter un mouton. Il faut que vous me juriez par le bon Dieu
d'avoir soin de lui. Si vous le faites bien manger, si vous ne le
perdez pas, si vous tenez bien sa bergerie, il deviendra beau, et,
avec l'argent qu'il me revaudra l'an qui vient, je vous en
achèterai deux, et, l'année suivante quatre; alors vous
commencerez à être fière et à marcher de pair avec les autres
jeunesses qui ont de la raison et qui font du profit à leur
famille. M'avez-vous entendu et ferez-vous comme je vous dis?
J'étais si émue que je pus à peine répondre; mais mon grand-oncle
comprit que j'avais bonne intention et il partit pour le marché en
me disant qu'il serait de retour avant le coucher du soleil.
C'est la première fois que je me rendis compte de la durée d'une
journée et que mes occupations eurent un sens pour moi. Il paraît
que j'étais déjà bonne à quelque chose, puisque je savais balayer,
ranger la maison et cuire les châtaignes; mais je faisais ces
choses machinalement, sans m'en apercevoir et sans savoir qui me
les avait apprises. Ce jour-là, je vis arriver la Mariotte, une
voisine plus à l'aise que nous, qui m'avait sans doute élevée et
que je voyais venir tous les jours sans m'être jamais demandé
pourquoi elle prenait soin de notre pauvre maison et de moi. Je la
questionnai, tout en lui racontant ce que m'avait dit le père
Jean, et je compris qu'elle s'occupait de notre ménage en échange
du travail que mon grand-oncle faisait pour elle en cultivant son
jardin et en fauchant son pré. C'était une très bonne et honnête
femme qui me donnait sans doute depuis longtemps des leçons et des
conseils, et à qui j'obéissais aveuglément, mais dont les paroles
commencèrent à me frapper.
-- Ton grand-oncle, me dit-elle, se décide donc enfin à acheter du
bétail! Il y a longtemps que je le tourmente pour ça. Quand vous
aurez des moutons, vous aurez de la laine; je t'apprendrai à la
dégraisser, à la filer et à la teindre en bleu ou en noir; et
puis, en allant aux champs avec les autres petites bergères, tu
apprendras à tricoter, et je gage que tu seras fière de pouvoir
faire des bas au père Jean qui va les jambes quasi nues, pauvre
cher homme, jusqu'au milieu de l'hiver, tant ses chausses sont mal
rapiécées; moi, je n'ai pas le temps de tout faire. Si vous
pouviez avoir une chèvre, vous auriez du lait. Tu m'as vu faire
des fromages et tu en ferais aussi. Allons, il faut continuer à
avoir bon courage. Tu es une fille propre, raisonnable et
soigneuse des pauvres nippes que tu as sur le corps. Tu aideras le
père Jean à sortir de peine. Tu lui dois bien ça, à lui qui a
augmenté sa misère en te prenant à sa charge.
Je fus très touchée des compliments et encouragements de la
Mariotte. Le sentiment de l'amour-propre s'éveilla en moi et il me
sembla que j'étais plus grande que la veille de toute la tête.
C'était un samedi; ce jour-là à souper, et le lendemain à
déjeuner, nous mangions du pain. Le reste de la semaine, comme
tous les pauvres gens du pays marchois, nous ne vivions que de
châtaignes et de bouillie de sarrasin. Je vous parle d'il y a
longtemps; nous étions, je crois, en 1787. Dans ce temps-là,
beaucoup de familles ne vivaient pas mieux que nous. À présent,
les pauvres gens sont un peu mieux nourris. On a des chemins pour
pouvoir échanger ses denrées, et les châtaignes procurent quelque
peu de froment.
Le samedi soir, mon grand-oncle apportait du marché un pain de
seigle et un petit morceau de beurre. Je résolus de lui faire sa
soupe toute seule et je me fis bien expliquer comment la Mariotte
s'y prenait. J'allai au jardin arracher quelques légumes et je les
épluchai bien proprement avec mon méchant petit couteau. La
Mariotte, me voyant devenir adroite, me prêta pour la première
fois le sien, qu'elle n'avait jamais voulu me confier, craignant
que je ne me fisse du mal avec.
Mon grand cousin Jacques arriva du marché avant mon oncle; il
apportait le pain, le beurre et le sel. La Mariotte nous laissa et
je me mis à l'oeuvre. Jacques se moqua beaucoup de mon ambition de
faire la soupe toute seule et prétendit qu'elle serait mauvaise.
Je me piquai d'honneur, ma soupe fut trouvée bonne et me valut des
compliments.
-- Puisque te voilà une femme, me dit mon oncle en la dégustant, tu
mérites le plaisir que je vais te faire. Viens avec moi au-devant
de ton petit cousin Pierre, qui s'est chargé de ramener l'_ouaille
_et qui ne tardera pas d'arriver.
Ce mouton, ardemment désiré, était donc une brebis, et elle était
probablement des plus laides, car elle avait coûté trois livres.
Comme la somme me parut énorme, la bête me sembla belle. Certes,
j'avais eu sous les yeux bien des objets de comparaison depuis que
j'existais; mais je n'avais jamais songé à examiner le bétail des
autres, et mon mouton me plut tant, que je m'imaginai avoir le
plus bel animal de la terre. Sa figure me revint tout de suite. Il
me sembla qu'il me regardait avec amitié, et, quand il vint manger
dans ma petite main les feuilles et le déchet des légumes que
j'avais gardés pour lui, j'eus bien de la peine à me retenir de
crier de joie.
-- Ah! mon oncle, dis-je, frappée d'une idée qui ne m'était pas
encore venue, voilà bien un beau mouton, mais nous n'avons pas de
bergerie pour le mettre!
-- Nous lui en ferons une demain, répondit-il; en attendant, il
couchera là dans un coin de la chambre. Il n'a pas grand'faim ce
soir, il a marché et il est las. Au petit jour, tu le mèneras au
chemin d'en bas, où il y a de l'herbe, et il mangera son saoul.
Attendre au lendemain pour faire manger Rosette (je l'avais déjà
baptisée) me parut bien long. J'obtins la permission d'aller avant
la nuit _faire de la feuille _le long des haies. Je passais dans
mes mains les branches d'ormille et de noisetier sauvage, et je
remplissais mon tablier de feuilles vertes. La nuit vint et je me
mis les mains en sang dans les épines; mais je ne sentais rien et
je n'avais peur de rien, quoique je ne me fusse jamais trouvé
seule si tard après le soleil couché.
Quand je rentrai, tout le monde dormait chez nous, malgré les
bêlements de Rosette, qui sans doute s'ennuyait d'être seule et
regrettait ses anciennes camarades. Elle se trouvait _étrange,
_comme on disait chez nous, c'est-à-dire dépaysée. Elle ne voulut
pas manger, ni boire. J'en eus beaucoup d'inquiétude et de
chagrin. Le lendemain, elle parut très contente de sortir et de
manger l'herbe fraîche. Je voulais que mon grand-oncle lui fît
vitement un abri où elle pût dormir sur de la litière, et je me
hâtai, aussitôt après la messe, d'aller couper de la fougère sur
le communal. Comme chacun en faisait autant, il n'y en avait
guère; heureusement il n'en fallait pas beaucoup pour un seul
mouton.
Mais mon grand-oncle, qui n'était plus bien leste, avait à peine
commencé sa bâtisse, et je dus l'aider à battre et à délayer de la
terre. Enfin, vers le soir, Jacques lui ayant apporté des grandes
pierres plates, des branches, des mottes de gazon et une grosse
charge de genêts, la bergerie fut à peu près debout et couverte.
La porte était si basse et si petite, que moi seule pouvais y
entrer en me baissant beaucoup.
-- Tu vois, me dit le père Jean, la bête est bien à toi, car il n'y
a que toi pour entrer dans sa maison. Si tu oublies de lui faire
son lit et de lui donner l'herbe du jour et le boire de la nuit,
elle sera malade, elle dépérira, et tu en auras du regret.
-- Il n'y a pas de danger que ça arrive! répondis-je avec orgueil,
et, dès ce moment, je sentis que j'étais quelqu'un. Je distinguai
ma personne de celle des autres. J'avais une occupation, un
devoir, une responsabilité, une propriété, un but, dirai-je une
maternité, à propos d'un mouton?
Ce qu'il y a de sûr, c'est que j'étais née pour soigner, c'est-à-
dire pour servir et protéger quelqu'un, quelque chose, ne fût-ce
qu'un pauvre animal, et que je commençais ma vie par le souci d'un
autre être que moi-même. J'eus d'abord une grande joie de voir
Rosette bien logée; mais, bientôt, entendant dire que les loups
dont nos bois étaient remplis rôdaient jusqu'auprès de nos
maisons, je ne pus dormir, m'imaginant toujours que je les
entendais gratter et ronger le pauvre abri de Rosette. Mon grand-
oncle se moquait de moi, disant qu'ils n'oseraient. J'insistai si
bien, qu'il consolida la petite bâtisse avec de plus grosses
pierres et garantit le toit avec de plus grosses branches bien
serrées.
Ce mouton m'occupa tout l'automne. L'hiver venu, il fallut bien
quelquefois le mettre dans la maison par les grandes nuits de
gelée. Le père Jean aimait la propreté, et, au contraire des
paysans de ce temps-là, qui volontiers logeaient leurs bêtes et
même leurs porcs avec eux, il répugnait à leur mauvaise odeur et
ne les souffrait guère sous son nez. Mais je m'arrangeai pour
tenir Rosette si propre et sa litière si fraîche, qu'il me passa
ma petite volonté. Il faut dire qu'en même temps que je
m'attachais si fort à Rosette, je prenais mieux à coeur mes autres
devoirs. Je voulais si bien complaire à mon oncle et à mes cousins
qu'ils n'eussent plus le courage de me rien refuser pour ma
brebis. Je faisais à moi seule tout le ménage et tous les repas.
La Mariotte ne m'aidait plus que pour les gros ouvrages. J'appris
vite à laver et à rapiécer. J'emportais de l'ouvrage aux champs et
je m'accoutumais à faire deux choses à la fois, car, tout en
cousant, j'avais toujours l'oeil sur Rosette. J'étais _bonne
bergère _dans toute l'acception du mot. Je ne la laissais pas
longtemps à la même place, afin de la tenir en appétit, je ne lui
permettais pas d'épuiser la nourriture d'un même endroit, je la
promenais tout doucement et lui choisissais son petit bout de
pâturage au bord des chemins; car les moutons n'ont pas grand
jugement, il faut bien le dire; ils broutent où ils se trouvent et
ne quittent la place que lorsqu'il n'y a plus que de la terre à
mordre. C'est bien d'eux qu'on peut dire qu'ils ne voient pas plus
loin que leur nez, à cause de leur paresse à regarder. J'avais
soin aussi de ne pas la presser, à l'heure où je la rentrais à
l'étable, sur le chemin rempli de la poussière soulevée par les
troupeaux. Je l'avais vue tousser en avalant cette poussière et je
savais que les brebis ont la poitrine délicate. J'avais soin
encore de ne pas mettre dans sa litière des herbes nuisibles comme
la folle avoine dont la graine quand elle est mûre, entre dans les
narines ou pique les yeux et cause des enflures ou des plaies.
Pour la même raison, je lui lavais la figure tous les jours, et
c'est ce qui m'apprit à me laver et à me tenir propre moi-même,
chose qu'on ne m'avait pas enseignée et que j'imaginai, avec
raison, être aussi nécessaire à la santé des gens qu'à celle des
bêtes. En devenant active et en me sentant nécessaire, je pris la
crainte de la maladie, et, quoique maigre et chétive d'apparence,
je devins vite très forte et presque infatigable.
Ne croyez pas que j'aie fini de parler de mon mouton. Il était
écrit que mon amitié pour lui déciderait du reste de ma vie. Mais,
pour l'intelligence de ce qui va suivre, il faut que je vous parle
de notre paroisse et de ses habitants.
Nous n'étions guère plus de deux cents âmes, c'est-à-dire environ
cinquante feux répartis sur un espace d'une demi-lieue en
longueur, car nous habitions en montagne, le long d'une gorge très
étroite qui s'élargissait au milieu et formait un joli vallon
rempli par le moutier de Valcreux et ses dépendances. Ce moutier
était très grand et bien bâti, entouré de hauts murs avec des
portes en arcades cintrées défendues par des tours. L'église était
ancienne, petite, mais très haute et assez richement ornée en
dedans. On y entrait par la grande cour, sur les côtés et au fond
de laquelle il y avait de beaux bâtiments, réfectoire, salle de
chapitre et logements pour douze religieux, sans compter les
écuries, étables, granges et remises aux ustensiles; car les
moines étaient propriétaires de presque toute la paroisse et ils
faisaient cultiver leurs terrains et rentrer leurs récoltes par
corvées; moyennant quoi, ils louaient à bas prix les maisons
occupées par leurs paysans. Toutes ces maisons leur appartenaient.
Malgré cette grande richesse, les religieux de Valcreux étaient
fort gênés. C'est une chose singulière que les gens qui n'ont
point de famille ne sachent pas tirer bon parti de leur avoir.
J'ai vu des vieux garçons entasser leurs écus en se privant de
tout et mourir sans avoir songé à faire leur testament, comme
s'ils n'avaient jamais aimé ni eux ni les autres. J'en ai vu aussi
qui se laissaient piller pour avoir la paix et non pour faire le
bien; mais j'ai vu surtout ces derniers moines, et je vous assure
qu'ils n'avaient aucun esprit d'aménagement. Ils ne songeaient ni
à la famille qu'ils ne devaient point avoir, ni à l'avenir de leur
communauté dont ils ne pouvaient avoir aucun souci. Ils ne se
souciaient pas non plus du bon rendement de la terre et des soins
qu'elle mérite. Ils vivaient au jour le jour comme des voyageurs
dans un campement, faisant trop de culture sur un point, pas assez
sur un autre, épuisant le sol qui se trouvait à leur convenance,
négligeant celui qu'ils ne pouvaient pas ou ne savaient pas
surveiller. Ils avaient dans le pays de plaine de grands étangs
qu'ils auraient bien pu dessécher et ensemencer; mais il aurait
fallu acheter du poisson pour leur carême et ils avaient beaucoup
de paresse et coupaient le bois qui se trouvait dans leur
voisinage, laissant détériorer tout le reste. On les pillait
beaucoup, et ils eussent rendu service au pauvre monde en lui
apprenant l'honnêteté et en ne souffrant pas la paresse, qui rend
voleur. Ils étaient trop indolents ou trop craintifs, ils ne
disaient rien.
Il faut dire aussi que le temps ne leur était pas bien commode
pour se faire respecter. Les gens de chez nous n'avaient pas à se
plaindre de ces moines, qui n'étaient, pour la plupart, ni bons,
ni méchants, qui n'eussent pas demandé mieux que de faire le bien,
mais qui ne savaient pas le faire. Eh bien! quelque doux qu'ils
fussent, on s'en plaignait, on ne voulait plus les supporter, on
ne les respectait plus, on commençait même à les mépriser. C'est
assez la coutume du paysan, de faire peu de cas des gens qui
gouvernent mal leurs affaires. Je peux dire comment le paysan voit
les choses, puisque je suis de cette race-là. Il considère avant
tout, la terre qui le nourrit, et le peu qu'il en a est pour lui
comme la moitié de son âme; celle qu'il n'a pas, il la convoite,
et, qu'elle soit à lui ou non, il la respecte, car c'est toujours
de la terre, une chose où il croit voir et toucher le bienfait du
Ciel. Dans mon jeune temps, il ne se souciait pas beaucoup de
l'argent. Il ne savait pas s'en servir. Faire rouler, suer et
produire les écus, c'était une science à l'usage des bourgeois.
Chez nous autres, pour qui tout était échange, travail d'une part,
payement en denrées, de l'autre, l'argent n'était pas un grand
rêve. On en voyait si peu, on en maniait si rarement, qu'on n'y
songeait point; on ne pensait qu'à avoir un pré, un bois, un
jardin à soi, et on disait:
-- C'est un droit pour ceux qui travaillent et qui mettent des
enfants au monde.
La dévotion seule retenait le paysan, mais elle ne retenait plus
le bourgeois, et il y avait déjà longtemps qu'elle était une risée
pour les nobles. Il n'y avait plus ni dons, ni offrandes, ni legs
pour les couvents; les grandes familles n'y envoyaient plus leurs
derniers nés, que par rare exception; le fonds ne se renouvelait
donc pas, et la propriété se détériorait. L'état religieux n'était
plus de mode quand il s'agissait de donner à l'église; on aimait
mieux être abbé et recevoir de l'État.
Aussi le moutier de Valcreux n'avait plus que six religieux au
lieu de douze, et, quand, plus tard, la communauté fut dissoute,
il n'en restait plus que trois.
Je reviens, je ne veux pas dire à mes moutons, puisque je n'en
avais qu'un, mais à ma chère Rosette. L'été était venu et l'herbe
se faisait si rare, même au revers des fossés, que je ne savais
plus quoi inventer pour la nourrir. J'étais obligée d'aller loin
dans la montagne, et je craignais les loups. J'étais désolée, la
pluie n'arrivait point et Rosette se faisait maigre. Le père Jean,
voyant le chagrin que j'en avais, ne me faisait pas de reproches,
mais il était mécontent d'avoir mis son argent, ses trois livres
tournois, à un achat qui coûtait tant de peine et annonçait si peu
de profit.
Un jour que je passais le long d'un petit pré qui appartenait au
moutier et qui était resté vert et touffu à cause de la rivière
qui le traversait, Rosette s'arrêta devant la barrière et se mit à
bêler si piteusement, que j'en fus comme affolée de chagrin et de
pitié. La barrière était non fermée, mais poussée au ras du
poteau, et même elle ne joignait point, car Rosette y fourra sa
tête, et puis son corps et fit si bien qu'elle passa.
Je fus d'abord toute saisie en la voyant dans un enclos où je ne
pouvais pas la suivre, moi qui avais du raisonnement, moi qui,
étant une personne, savais qu'elle n'avait pas le droit de faire
ce qu'elle faisait, la pauvre innocente! Je commençais à sentir ma
bonne conscience et à être fière de n'avoir jamais fait de
pillerie, ce qui me valait toujours les compliments de mon oncle
et le respect de mes cousins, encore que ceux-ci ne fussent pas
aussi scrupuleux que moi. Je me demandais donc si mon devoir
n'était pas de mettre ma religion à la place de celle qui manquait
à Rosette. Je l'appelai, elle fit la sourde. Elle mangeait de si
bon coeur, elle avait l'air si content!
Je la rappelai au bout d'un moment, d'un bon moment, je dois
l'avouer, quand, tout à coup, je vis, de l'autre côté de la
barrière, une jeune et douce figure de novice qui me regardait en
riant.
II
Je me sentis bien honteuse; pour sûr, ce garçon se moquait de moi,
et il faut croire que j'avais beaucoup d'amour-propre, car cette
honte me peina le coeur et je ne pus me retenir de pleurer.
Alors, le jeune religieux s'étonna et me dit d'une voix aussi
douce que sa figure:
-- Tu pleures, petite? quel chagrin as-tu donc?
-- C'est, lui répondis-je, à cause de mon ouaille qui s'est sauvée
dans votre pré.
-- Eh bien, elle n'est pas perdue pour ça. Elle est contente
puisqu'elle mange?
-- Elle est contente, je le sais bien; mais, moi, je suis fâchée,
parce qu'elle est en maraude.
-- Qu'est-ce que ça veut dire, en maraude?
-- Elle mange sur le bien d'autrui.
-- Le bien d'autrui! tu ne sais ce que tu dis, ma petite. Le bien
des moines est à tout le monde.
-- Ah! c'est donc qu'il n'est plus aux moines? Je ne savais pas.
-- Est-ce que tu n'as pas de religion?
-- Si fait, je sais dire ma prière.
-- Eh bien, tu demandes tous les matins à Dieu ton pain quotidien,
et l'Église, qui est riche, doit donner à ceux qui demandent au
nom du Seigneur. Elle ne servirait à rien si elle ne servait à
répandre la charité.
J'ouvrais de grands yeux et ne comprenais guère, car, sans être
bien méchants, les moines de Valcreux se défendaient tant qu'ils
pouvaient contre les pillards, et il y avait le père Fructueux qui
remplissait les fonctions d'économe, et qui faisait grand bruit et
de grosses menaces aux pâtours pris en faute. Il les poursuivait
avec une houssine, pas bien loin, il est vrai, il était trop gras
pour courir; mais il faisait peur tout de même et on le disait
méchant, encore qu'il n'eût pas battu un chat.
Je demandai au jeune garçon si le père Fructueux serait
_consentant _de voir mon mouton manger son herbe.
-- Je n'en sais rien, répondit-il; mais je sais que l'herbe n'est
point à lui.
-- Et à qui donc est-elle?
-- Elle est à Dieu, qui la fait pousser pour tous les troupeaux. Tu
ne me crois pas?
-- Dame! je ne sais. Mais ce que vous me dites là m'arrangerait
bien! Si ma pauvre petite Rosette pouvait manger sa faim chez vous
pendant la grande sécheresse, je vous réponds que je ne ferais pas
la paresseuse pour ça. Sitôt les gazons repoussés dans la
montagne, je me remettrais à l'y conduire, je vous dis la vérité.
-- Eh bien, laisse-la où elle est, et viens la chercher ce soir.
-- Ce soir? oh! nenni! Si les moines la voient, ils la mettront
chez eux, en fourrière, et mon grand-oncle sera forcé d'aller la
redemander et d'endurer leurs reproches: et moi, il me grondera et
me dira que je suis une vilaine comme les autres, ce qui me fera
beaucoup de peine.
-- Je vois que tu es une enfant bien élevée. Où donc demeure-t-il,
ton grand-oncle?
-- Là-haut, la plus petite maison à la moitié du ravin. La voyez-
vous? celle après les trois gros châtaigniers?
-- C'est bien, je te conduirai ton mouton quand il aura assez
mangé.
-- Mais si les moines vous grondent?
-- Ils ne me gronderont pas. Je leur expliquerai leur devoir.
-- Vous êtes donc maître chez eux?
-- Moi? pas du tout. Je ne suis rien qu'un élève. On m'a confié à
eux pour être instruit et pour me préparer à être religieux quand
je serai en âge.
-- Et quand est-ce que vous serez en âge?
-- Dans deux ou trois ans. J'en ai bientôt seize.
-- Alors, vous êtes novice, comme on dit?
-- Pas encore, je ne suis ici que depuis deux jours.
-- C'est donc ça que je ne vous ai jamais vu? Et de quel pays êtes-
vous?
-- Je suis de ce pays; as-tu entendu parler de la famille et du
château de Franqueville?
-- Ma foi, non. Je ne connais que le pays de Valcreux. Est-ce que
vos parents sont pauvres, pour vous renvoyer comme ça d'avec eux?
-- Mes parents sont très riches; mais nous sommes trois enfants,
et, comme ils ne veulent pas diviser leur fortune, ils la gardent
pour le fils aîné. Ma soeur et moi, nous n'aurons qu'une part une
fois faite, pour entrer chacun dans un couvent.
-- Quel âge est-ce qu'elle a, votre soeur?
-- Onze ans: et toi?
-- Je n'ai pas encore treize ans faits.
-- Alors, tu es grande, ma soeur est plus petite que toi de toute
la tête.
-- Sans doute que vous l'aimez, votre petite soeur?
-- Je n'aimais qu'elle.
-- Ah bah! et vos père et mère?
-- Je ne les connais presque pas.
-- Et votre frère?
-- Je le connais encore moins.
-- Comment ça se fait-il?
-- Nos parents nous ont fait élever à la campagne, ma soeur et moi,
et ils n'y viennent pas souvent, ils vivent avec le fils aîné à
Paris. Mais tu n'as jamais entendu parler de Paris, puisque tu ne
connais pas seulement Franqueville.
-- Paris où il y a le roi?
-- Justement.
-- Et vos parents demeurent chez le roi!
-- Oui, ils servent dans sa maison.
-- Ils sont les domestiques du roi?
-- Ils sont officiers; mais tu ne comprends rien à tout cela et
cela ne peut t'intéresser. Parle de ton mouton. Est-ce qu'il
t'obéit quand tu l'appelles?
-- Pas trop, quand il est affamé comme aujourd'hui.
-- Alors, quand je voudrai te le ramener, il ne m'obéira pas?
-- Ça se peut bien. J'aime mieux attendre, puisque vous le souffrez
un peu chez vous.
-- Chez moi? Je n'ai pas de chez moi, ma petite, et je n'en aurai
jamais. On m'a élevé dans cette idée-là que rien ne devait
m'appartenir, et toi qui as un mouton, tu es plus riche que moi.
-- Et ça vous fait de la peine de ne rien avoir?
-- Non, pas du tout; je suis content de n'avoir pas à me donner de
mal pour des biens périssables.
-- _Périssables?_ Ah! oui, mon mouton peut périr!
-- Et vivant, il te donne du souci?
-- Sans doute, mais je l'aime et ne regrette pas mon soin. Vous
n'aimez donc rien, vous?
-- J'aime tout le monde.
-- Mais pas les moutons?
-- Je ne les aime ni ne les hais.
-- C'est pourtant des bêtes bien douces. Est-ce que vous aimez les
chiens?
-- J'en ai eu un que j'aimais. On n'a pas voulu qu'il me suive au
couvent.
-- Alors vous avez du chagrin d'être comme ça tout seul de chez
vous, en pénitence chez les autres?
Il me regarda d'un air étonné, comme s'il n'avait pas encore pensé
à ce que je lui disais, et puis, il répondit:
-- Je ne dois me faire de peine à propos de rien. On m'a toujours
dit: «Ne vous mêlez de rien, ne vous attachez à rien, apprenez à
ne vous affecter de rien. C'est votre devoir et vous n'aurez de
bonheur qu'en faisant votre devoir.»
-- C'est drôle, ça! mon grand-oncle me dit tout à fait la même
chose; mais il dit que mon devoir est de m'occuper de tout, d'être
bonne à tout dans la maison et d'avoir du coeur pour toute sorte
d'ouvrages. Sans doute qu'on dit ça aux enfants des pauvres et
qu'on dit autrement aux enfants riches.
-- Non! on dit cela aux enfants qui doivent entrer dans les
couvents. Mais voilà l'heure de me rendre aux offices de la
vêprée. Tu rappelleras ton mouton quand tu voudras, et, si tu veux
le ramener demain...
-- Oh! je n'oserais!
-- Tu peux le ramener, je parlerai à l'économe.
-- Il fera votre volonté?
-- Il est très bon, il ne me refusera pas.
Le jeune homme me quitta et je le vis qui rentrait par les
jardins, au son de la cloche. Je laissai encore un peu pâturer
Rosette, et puis je la rappelai et la ramenai à la maison. Depuis
ce jour-là, je me suis très bien souvenue de tout ce qui est
survenu dans ma vie. Je ne fis d'abord pas de grandes réflexions
sur mon entretien avec ce jeune moine. J'étais toute à l'idée
riante que peut-être il m'obtiendrait un permis de pâturage de
temps en temps pour Rosette. Je me serais contentée de peu.
J'étais comme portée naturellement à la discrétion, mon oncle
m'ayant donné en tout des exemples de politesse et de sobriété.
Je n'étais pas grande conteuse, mes cousins, très moqueurs, ne m'y
encourageaient point; mais, le permis de pâturage me trottant par
la tête, je racontai ce soir-là à souper tout ce que je viens de
raconter, et je le fis même assez exactement pour attirer
l'attention de mon grand-oncle.
-- Ah! oui-dà! fit-il, ce jeune monsieur qu'ils ont amené au
couvent lundi soir et que personne n'avait encore vu, c'est le
petit Franqueville! un cadet de grande maison, c'est comme cela
qu'on dit. -- Vous connaissez bien Franqueville, mes gars? un beau
manoir, da!
-- J'y ai passé une fois, dit le plus jeune. C'est loin, loin du
côté de Saint-Léonard en Limousin.
-- Bah! douze lieues, dit Jacques, en riant, ça n'est pas si loin!
j'y ai été une fois aussi, la fois que le supérieur de Valcreux
m'a donné une lettre à porter et qu'il m'a prêté la bourrique du
moutier pour gagner du temps. Sans doute que c'était affaire
pressante, car il ne la prête pas volontiers, la grand'bourrique!
-- Ignorant! reprit mon grand-oncle, ce que tu appelles bourrique
c'est une mule.
-- Ça ne fait rien, grand-père! j'ai bien vu la cuisine du château
et j'ai parlé à l'homme d'affaires, qui s'appelle M. Prémel. J'ai
bien vu aussi le jeune monsieur, et à présent je comprends que la
lettre, c'était pour manigancer son entrée au couvent.
-- C'était une affaire manigancée depuis qu'il est au monde, reprit
le père Jean. On n'attendait que l'âge, et moi, qui vous parle,
j'ai eu ma défunte nièce, la mère à la petite que voilà, vachère
dans le château en question. Je peux très bien dire ce qui en est
de la famille. C'est des gens qui ont pour deux cent mille bons
écus de terre au soleil, et des terres bien en rapport. Ça n'est
pas négligé et pillé comme celles du moutier d'ici. L'homme
d'affaires, l'intendant, comme ils l'appellent, est un homme
entendu et très dur; mais c'est comme ça qu'il faut être quand on
est chargé d'une grosse régie.
Pierre observa que ce n'était pas la peine d'être si riche, quand
on mettait de côté deux enfants sur trois. Il blâma, au point de
vue des idées nouvelles qui commençaient à pénétrer jusque dans
nos chaumières, le parti que prenaient encore certains nobles à
l'égard de leurs cadets.
Mon oncle était un paysan de la vieille roche; il défendit le
droit d'aînesse, disant que, sans cela, tous les grands biens
seraient gaspillés.
On se querella un peu. Pierre, qui avait la tête vive, parla haut
à son grand-père et finit par lui dire:
-- C'est bien heureux que les pauvres n'aient rien à se partager,
car voilà mon frère aîné que j'aime beaucoup et que je serais
forcé de détester si je savais qu'il y a chez nous quelque chose
dont je n'aurai rien.
-- Vous ne savez pas ce que vous dites, répondit le vieux; c'est
des idées de gueux que vous avez là. Dans la noblesse, on pense
plus haut, on ne regarde qu'à la conservation de la grandeur, et
les plus jeunes se font l'honneur de se sacrifier pour conserver
les biens et les titres dans la famille.
Je demandai ce que cela voulait dire _se_ _sacrifier._
-- Tu es trop petite pour savoir ça, répondit le père Jean.
Et il alla se coucher en marmottant tout bas sa prière.
Comme je répétais entre mes dents _sacrifier, _qui était un mot
tout nouveau pour moi, Pierre qui aimait à faire l'entendu, me
dit:
-- Je sais, moi, ce que veut dire le grand-père. Il a beau défendre
les moines, et les moines ont beau avoir des biens et le plaisir
de ne rien faire, on sait qu'il n'y a pas de gens plus malheureux.
-- Pourquoi sont-ils malheureux?
-- Parce qu'on les méprise, répondit Jacques en haussant les
épaules.
Et il alla se coucher aussi.
Je restai un petit moment après avoir rangé le souper tout
doucement pour ne point éveiller le père Jean, qui ronflait déjà,
et, comme Pierre couvrait le feu qui était notre seule clarté dans
la chambre, je m'approchai de lui pour causer tout bas. J'étais
tourmentée de savoir pourquoi les moines étaient méprisés et
malheureux.
-- Tu vois bien, me dit-il, que c'est des hommes qui n'ont ni
femmes ni enfants. On ne sait pas seulement s'ils ont père et
mère, frères ou soeurs. Sitôt qu'ils sont _encagés, _leur famille
les oublie ou les abandonne. Ils perdent jusqu'à leur nom, c'est
comme s'ils étaient tombés de la lune. Ils deviennent tous gras et
laids, et sales dans leurs grandes robes, encore qu'ils aient le
moyen de se tenir propres. Et puis ça s'ennuie à marmotter des
prières à toute heure. Il est bon de prier Dieu, mais j'ai dans
mon idée qu'il n'en demande pas tant, et que ces moines lui
cassent la tête avec leurs cloches et leur latin. Enfin, c'est du
monde qui ne sert à rien. On devrait les renvoyer chez eux, et
donner leurs terres à ceux qui sauraient les travailler.
Ce n'était pas la première fois que j'entendais faire cette
réflexion, mais elle me paraissait oiseuse. J'avais appris le
respect de la propriété. Il me semblait impossible d'y rien
changer et inutile de le désirer,
-- Tu dis des bêtises, répondis-je au petit Pierre. On ne peut pas
empêcher les riches d'être riches; mais qu'est-ce que tu penses de
ce jeune apprenti moine qui m'a permis de faire manger Rosette
dans le pré du moutier? Est-ce que tu crois qu'on l'écoutera?
-- On ne l'écoutera pas, dit Pierre; c'est un poulain qui ne sait
pas encore tirer la charrue. Les vieux qui connaissent leur métier
te prendront ton ouaille s'ils la voient chez eux, et le novice
ira en punition pour avoir désobéi.
-- Oh! alors, je n'y retournerai plus. Je ne veux pas le faire
punir, lui qui est si bon et si honnête!
-- Tu peux y retourner pendant les offices du matin. Le père
Fructueux ne quitte pas l'église à ces heures-là.
-- Non, non! m'écriai-je, je ne veux pas m'apprendre à voler!
Je m'endormis toute préoccupée. Je ne songeais plus tant à Rosette
qu'à ce garçon de si bon coeur qui était condamné à être
malheureux, méprisé, _sacrifié, _comme disait mon grand-oncle. Il
vint, dans la nuit, un gros orage avec des éclairs à tout embraser
et des roulements de tonnerre à faire dresser les cheveux. Du
moins, voilà ce que le grand-oncle nous dit au matin, car il était
le seul de la maison qui eût entendu le bruit: la jeunesse dort si
bien, même dans une masure mal close! mais quand j'ouvris le
contrevent qui servait de fenêtre, -- nous ne connaissions pas
l'usage des vitres, -- je vis la terre toute trempée et l'eau qui
ruisselait encore autour du rocher par mille petits sillons
qu'elle s'était creusés dans le sable. Je courus voir si le vent
n'avait pas emporté ma bergerie. Elle avait tenu bon, et je fus
joyeuse, car la pluie, c'était de l'herbe avant peu de jours.
Sur le midi, le soleil se montra et je partis avec Rosette pour un
petit endroit bien abrité dans les grosses roches, où il y avait
toujours quelque peu de verdure et où les autres pâtours
n'allaient guère, la descente étant mal commode et non sans
danger. Je m'y trouvai seule et je m'assis au bord de l'eau
troublée et toute écumeuse du torrent. J'y étais depuis un bout de
temps quand je m'entendis appeler par mon nom, et bientôt je vis
le jeune moine qui descendait le ravin et venait à moi. Il était
très propre dans sa robe neuve; il avait l'air content, il sautait
hardiment de pierre en pierre. Il me parut le plus joli du monde.
Et pourtant il n'était pas beau, mon pauvre cher Franqueville;
mais son air était si bon, il avait des yeux si clairs et un
visage si doux, que jamais sa figure n'a fait déplaisir ou
répugnance à personne.
J'étais bien surprise:
-- Comment donc, lui dis-je, avez-vous fait pour me trouver, et qui
est-ce qui vous a dit mon nom?
-- Je te dirai cela tout à l'heure, répondit-il. Déjeunons, j'ai
grand'faim.
Et il tira de sa robe un petit panier où il y avait du pâté et une
bouteille contenant deux choses auxquelles je n'avais jamais
goûté, de la viande et du vin! Je me fis beaucoup prier pour
manger de la viande. Moitié discrétion, moitié méfiance, je
n'avais que du dégoût pour cet aliment nouveau, que je trouvai
pourtant bon; mais le vin me sembla détestable et ma grimace fit
beaucoup rire mon nouvel ami.
Tout en mangeant il m'apprit ce qui suit:
Il ne fallait plus l'appeler ni Monsieur, ni Franqueville; il
était désormais frère Émilien, Émilien étant son nom de baptême.
Il avait demandé à l'économe la permission de pâturage pour
Rosette et, à sa grande surprise, il ne l'avait point obtenue. Le
père Fructueux lui avait donné toute sorte de raisons qu'il
n'avait pas comprises; mais, le voyant fâché, il lui avait permis
de me donner à manger quand il voudrait, et, sans se le faire dire
deux fois, frère Émilien avait mis son dîner dans un panier et
s'était rendu à la maison que je lui avais montrée la veille. Il
n'y avait trouvé personne, mais une vieille femme qu'il rencontra,
qu'il me décrivit et en qui je reconnus la Mariotte, lui avait à
peu près indiqué l'endroit où je devais être, en lui disant que je
m'appelais Nanette Surgeon. Il s'était bien dirigé et paraissait
être habitué à courir la montagne. En somme, c'était, comme je
l'ai bien vu par la suite, un paysan plus qu'un monsieur. On ne
lui avait rien appris, il s'était enseigné lui-même. On ne lui
avait point permis de suivre les chasses des autres gentilshommes,
il s'était fait braconnier sur ses propres terres et il tuait bien
adroitement des perdrix et des lièvres; mais, comme cela lui était
défendu, il les donnait aux paysans qui lui enseignaient les
remises et lui gardaient le secret. Il avait appris avec eux à
nager, à se tenir à cheval, à grimper aux arbres et même à
travailler comme eux, car il était fort, quoique d'apparence assez
chétive.
On peut croire que tout ce que je vais dire de lui pour faire
connaître son caractère et sa situation ne me fut pas dit ce jour-
là et dans cet endroit-là; je n'en eusse pas compris le quart, il
m'a fallu des années pour me rendre compte de ce que je résume
ici.
Émilien de Franqueville était né intelligent et résolu. Pour
l'empêcher de prétendre au premier rang dans la famille, on avait
travaillé à tuer son âme et son esprit. Son frère n'était pas, à
ce qu'il paraît, aussi bien doué que lui, mais il était l'aîné,
et, dans cette famille de Franqueville, tous les cadets avaient
été dans les ordres. C'était une loi à laquelle on n'avait jamais
manqué et qui se transmettait de père en fils. Le marquis père
d'Émilien trouvait cela fort bien vu; c'était une mesure d'ordre
qui renchérissait sur la loi de l'État. Il disait que cela
simplifiait les affaires d'héritage où les procureurs, en mettant
le nez et en suscitant des procès, trouvaient toujours moyen de
démanteler la propriété. Un garçon doté pour le cloître n'avait
plus rien à prétendre. Il n'avait pas de descendance, partant il
ne laissait pas d'éléments de chicane pour l'avenir. Enfin c'était
réglé, et le petit Émilien sut à peine connaître sa main droite de
sa main gauche, qu'on lui enseigna la chose sans lui permettre de
la discuter.
On peut penser qu'il y eut en lui quelques révoltes. Elles furent
si vite et si bien étouffées, qu'il entra dans la vie déjà mort à
bien des choses et aussi naïf à seize ans qu'un autre à huit. On
lui avait donné pour précepteur une espèce d'idiot qui eut pour
tout esprit celui de comprendre qu'il fallait tâcher de rendre son
élève idiot comme lui. N'en venant pas à bout, car Émilien avait
naturellement de l'esprit et du bon sens, il fit semblant de
l'instruire et de le surveiller, tout en le laissant complètement
à lui-même. Aussi l'enfant savait-il à peine lire et écrire quand
il vint au couvent; mais il avait beaucoup réfléchi et beaucoup
raisonné à sa guise, et il s'était refait une âme à lui seul.
Il avait donné son coeur à Dieu, comme sont portés à le faire ceux
qui n'ont que lui pour ami et pour soutien; mais, plus son
précepteur voulait lui expliquer Dieu à sa manière, plus l'élève
le comprenait à la sienne. Il ne regimbait point contre l'Église.
Il se contentait de la regarder comme une chose de ce monde qu'il
ne faut point placer trop haut et qu'on peut blâmer et critiquer
quand elle ne marche pas dans le vrai chemin du Ciel. Ce qu'il
m'avait dit dès le premier jour, il le pensa toute sa vie.
L'Église, selon lui, ne devait servir qu'à faire aimer Dieu, à
consoler les peines et à secourir le malheur. Pour tout le reste,
il ne s'en souciait guère, ne querellait point, laissait dire et
agissait selon sa conscience. Enfin, à force d'être négligé et
abandonné à lui-même, en même temps qu'on le plaçait en dehors de
tout, il s'était fait un monde à part selon ses rêves et il avait
pris un goût d'indépendance sauvage. Il ne résistait à personne et
cédait même à tout par complaisance ou par ennui; mais il ne se
laissait convaincre de rien et se dépêchait d'échapper à toute
contrainte aussitôt qu'on ne faisait plus attention à lui. À force
d'être privé de tout ce que l'on envie, il méprisait tout ce qui
lui était refusé.
III
Quand nous eûmes déjeuné, il fit un somme sur le rocher que le
soleil chauffait. Il me demanda en s'éveillant à quoi je pensais
en tricotant et en surveillant mon ouaille.
À l'ordinaire, lui dis-je, je pense à cinquante choses dont je ne
me souviens pas après; mais, aujourd'hui, je n'ai pensé qu'à
m'étonner de vous. Vous faites donc tout ce que vous voulez avec
les moines, que vous passez comme ça la journée où vous voulez et
comme il vous plaît?
-- Je ne sais pas si les moines me tourmenteront pour cela,
répondit-il. Je ne le crois pas, je leur apporte une jolie petite
somme si je prononce mes voeux, et ils n'ont point envie de me
dégoûter de leur compagnie avant de tenir mon argent; j'ai déjà vu
cela. Quant à m'instruire, ils ne doivent pas y tenir beaucoup.
-- Pourquoi donc?
-- Pour une raison bien simple, c'est qu'ils n'en savent guère plus
long que moi, et que, s'ils ne faisaient pas durer ce qu'ils ont à
m'apprendre, ils seraient trop vite au bout.
-- Vous les méprisez donc aussi, vous, vos moines?
-- Je ne les méprise pas, je ne méprise personne. Ils me paraissent
très doux et je ne leur ferai pas plus de peine qu'ils ne m'en
feront.
-- Alors, vous viendrez quelquefois me voir aux champs?
-- Je ne demande pas mieux, je t'apporterai à manger tant que tu
voudras.
Je devins rouge de dépit.
-- Je n'ai pas besoin que vous me fassiez manger, lui dis-je: j'ai
tout ce qu'il faut chez nous et j'aime mieux nos châtaignes que
vos pâtés.
-- Alors, c'est pour le plaisir de me voir que tu me dis de
revenir.
-- C'était pour ça; mais, si vous croyez...
-- Je ne crois que ce que tu dis: tu es une bonne petite fille, et
puis tu me rappelles ma soeur; j'aurai du plaisir à te revoir.
Depuis ce jour, nous nous vîmes très souvent. Il avait très bien
jugé comment les moines de Valcreux agiraient avec lui; ils le
laissèrent libre d'employer son temps comme il l'entendait et ne
lui demandèrent que d'assister à certains offices, ce à quoi il se
soumit. Il eut bientôt fait connaissance avec mes deux cousins, et
il nous fit rire un jour en nous racontant que le prieur l'avait
mandé pour lui dire qu'après avoir réfléchi à son jeune âge, il
avait cru devoir prendre le parti de le dispenser des offices de
matines.
-- Croirez-vous, ajouta Émilien, que j'ai eu la simplicité de le
remercier et de lui dire qu'ayant l'habitude de me lever avec le
jour, il ne me fâchait point d'assister aux matines? il a insisté,
et moi j'insistais aussi pour lui marquer ma soumission. C'était
une bonne scène. Enfin, le frère Pamphile m'a poussé le coude, et
je l'ai suivi dans le préau où il m'a dit: «Mon garçon, si vous
voulez absolument aller à matines, vous irez seul, car il y a plus
de dix ans qu'aucun de nous n'y a été, et le père prieur serait
bien embarrassé pour nous y contraindre, lui qui nous a invité à
supprimer cette mortification inutile.» Je lui ai demandé alors
pourquoi on sonnait cet office. Il m'a répondu qu'il fallait bien
laisser le sonneur gagner sa vie, parce que c'est un pauvre homme
de la paroisse qui ne sait rien faire autre chose.
Jacques prétendit qu'il y avait une meilleure raison.
-- Les moines, dit-il, sont des cafards; ils veulent laisser croire
aux paroissiens qu'ils disent leurs prières, tandis qu'ils dorment
la grasse matinée sur leurs gros lits de plume.
Jacques ne perdait pas l'occasion d'abîmer les religieux et il ne
se gênait pas pour dire à Émilien qu'il avait tort de s'engager
dans ce régiment de fainéants. Quand mon grand-oncle l'entendait,
il le faisait taire, mais le petit frère -- c'est comme cela que
nous appelions Émilien -- répondait au père Jean:
-- Laissez dire; les moines ont le devoir d'être jugés comme les
autres hommes. Je les connais, je dois m'arranger pour vivre avec
eux. Je ne les accuse pas, mais je ne me crois pas obligé de les
défendre. Si leur métier paraît inutile, c'est leur faute.
Quand nous étions entre nous dans la famille, nous parlions
presque toujours du _petit frère. _Notre pauvre vie n'était pas
assez variée pour que les fréquentes visites d'un nouveau venu et
les heures qu'il passait quelquefois avec nous ne nous semblassent
point de gros événements. Petit Pierre l'aimait à plein coeur et
le défendait contre Jacques, qui le considérait fort peu. En cela,
il se trouvait assez d'accord avec mon grand-oncle, qui reprochait
à Émilien de ne pas savoir tenir son rang, d'oublier qu'il était
un Franqueville, enfin de n'être pas aussi recueilli qu'un futur
religieux devait l'être.
-- C'est une tête légère, disait-il, et ça ne fera jamais ni un bon
noble ni un bon moine. Ça n'est pas méchant, ça n'est même que
trop bon; ça paraît honnête, ça ne songe pas encore aux filles,
mais ça ne se tourmente ni de ce monde ni de l'autre, et pourtant
quand on n'est pas bon pour l'épée, il faudrait être bon pour
l'autel.
-- Qu'est-ce qui vous dit qu'il n'aurait pas été bon pour l'épée?
s'écriait Pierre tout ému. Il n'a peur de rien, et ça n'est pas sa
faute si on n'en a pas fait un bon soldat au lieu d'en faire un
_cheti'moine._
J'écoutais tous ces jugements sans bien savoir lequel croire.
J'avais d'abord rêvé une grande amitié avec le petit frère; mais
il ne faisait pas à moi l'attention que je faisais à lui. Toujours
bon, prêt à obliger, à passer son temps au hasard avec le premier
venu, il ne pensait à moi que quand il me voyait. Je m'étais
imaginé lui remplacer sa petite soeur et le consoler de ses peines
à confier mais il n'avait plus de peines à confier. Il disait sa
position à tout le monde sans faire de réflexions, et racontait
les malheurs de son enfance sans paraître les avoir sentis; cela
tenait peut-être à une espèce de sourire continuel qui paraissait
augmenter quand il disait des choses tristes et qu'il lui donnait
un air de niaiserie indifférente. Enfin il n'était pas l'enfant
_sacrifié _dont je m'étais fait je ne sais quelle idée, et je me
remis à lui préférer Rosette, qui avait besoin de moi, tandis que
lui n'avait besoin de personne.
L'hiver, un rude hiver, celui de_ _88 se passa ainsi, de même que
le printemps de 89. On s'occupait bien peu de politique à
Valcreux. Nous ne savions pas lire, nous étions encore pour la
plupart, sinon en droit, du moins en fait, serfs mainmortables de
l'abbaye. Les moines ne nous foulaient pas trop pour les corvées,
mais ils ne nous passaient rien sur les dîmes, et, comme on
regimbait toujours, ils causaient avec nous le moins possible.
S'ils savaient des nouvelles du dehors, ils ne nous en disaient
rien. Notre province était des plus tranquilles et les personnes
des environs qui avaient affaire au moutier ne s'arrêtaient guère
à nous parler. Un paysan de ce temps-là était si peu de chose!
La révolution était donc commencée et nous ne le savions pas.
Pourtant le bruit de la prise de la Bastille se répandit un jour
de marché, et comme cela causait quelque émotion dans la paroisse,
je fus envieuse de savoir ce que cela pouvait être: la Bastille!
Les explications de mon grand-oncle ne me satisfaisaient pas,
parce qu'elles étaient toujours contredites par mes cousins;
quelquefois devant lui, ce qui le fâchait beaucoup. Je guettai
donc le petit frère pour le questionner, et, quand j'eus réussi à
le joindre au milieu de son école buissonnière, je le priai, lui
qui devait connaître plus de choses que nous, de me dire pourquoi
les uns se réjouissaient, et pourquoi les autres s'inquiétaient de
la Bastille. Dans mon idée, c'était une personne qu'on avait mise
en prison.