Mais pourquoi ne pas admettre qu'un homme qui vit au sein des forêts,
qui peut, à toutes les heures du jour et de la nuit, surprendre et
observer les moeurs des animaux sauvages, aurait pu découvrir, par
hasard, ou par un certain génie d'induction, le moyen de les soumettre
et de s'en faire aimer? J'irai plus loin: pourquoi n'aurait-il pas un
certain fluide sympathique à certaines espèces? Nous avons vu, de nos
jours, de si intrépides et de si habiles dompteurs d'animaux forcées
en cage, qu'un effort de plus, et on peut admettre la domination de
certains hommes sur les animaux sauvages en liberté.
Mais pourquoi ces hommes cacheraient-ils leur secret, et ne
tireraient-ils pas profit et vanité de leur puissance?
Parce que le paysan, en obtenant d'une cause naturelle, un effet tout
aussi naturel, ne croit pas lui-même qu'il obéit aux lois de la nature.
Donnez-lui un remède dont vous lui démontrerez simplement l'efficacité,
il n'y aura aucune confiance; mais joignez-y quelque parole
incompréhensible en le lui administrant, il en aura la foi. Confiez-lui
le _secret_ de guérir le rhume avec la racine de guimauve, et dites-lui
qu'il faut l'administrer après trois signes cabalistiques, ou après
avoir mis un de ses bas à l'envers, il se croira sorcier, tous le
croiront sorcier à l'endroit du rhume. Il guérira tout le monde par la
foi autant que par la guimauve, mais il se gardera bien de dire le nom
de la plante vulgaire qui produit ce miracle. Il en fera un mystère, le
mystère est son élément.
Je ne parlerai pas ici de ce qu'un appelle chez nous et ailleurs le
_secret_, ce serait une digression qui me mènerait trop loin. Je me
bornerai à dire qu'il y a un _secret_ pour tout, et que presque tous les
paysans un peu graves et expérimentés ont le _secret_ de quelque chose,
sont sorciers par conséquent, et croient l'être. Il y a le secret des
boeufs que possèdent tous les bons métayers; le secret des vaches, qui
est celui des bonnes métayères; le secret des bergères, pour faire
foisonner la laine; le secret des potiers, pour empêcher les pots de se
fendre au fond; le secret des curés qui charment les cloches pour la
grêle; le secret du mal de tête, le secret du mal de ventre, le secret
de l'entorse et de la foulure; le secret des braconniers pour faire
venir le gibier; le secret du feu, pour arrêter l'incendie; le secret de
l'eau, pour retrouver les cadavres des noyés, ou arrêter l'inondation;
que sais-je? Il y a autant de secrets que de fléaux dans la nature, et
de maladies chez les hommes et les animaux. Le secret passe de père en
fils, ou s'achète à prix d'argent. Il n'est jamais trahi. Il ne le sera
jamais, tant qu'on y croira. Le secret du meneur de loups en est un
comme un autre, peut-être.
Une des scènes de la nuit dont la croyance est la plus répandue, c'est
la chasse fantastique; elle a autant de noms qu'il y a de cantons dans
l'univers. Chez nous, elle s'appelle la _chasse à baudet_, et affecte
les bruits aigres et grotesques d'une incommensurable troupe d'ânes qui
braient. On peut se la représenter à volonté; mais dans l'esprit de nos
paysans, c'est quelque chose que l'on entend et qu'on ne voit pas, c'est
une hallucination ou un phénomène d'acoustique. J'ai cru l'entendre
plusieurs fois, et pouvoir l'expliquer de la façon la plus vulgaire.
Dans les derniers jours de l'automne, quand les grands ouragans
dispersent les bandes d'oiseaux voyageurs, on entend, dans la nuit,
l'immense clameur mélancolique des grues et des oies sauvages en
détresse. Mais les paysans, que l'on croit si crédules et si peu
observateurs, ne s'y trompent nullement. Ils savent très-bien le nom et
connaissent très-bien le cri des divers oiseaux étrangers à nos climats
qui se trouvent perdus et dispersés dans les ténèbres. La _chasse à
baudet_ n'est rien de tout cela. Ils l'entendent souvent; moi, qui ai
longtemps vécu et erré comme eux dans la rafale et dans le nuage, je
ne l'ai jamais rencontrée. Quelquefois son passage est signalé par
l'apparition de deux lunes. Mais je n'ai pas de chance, car je n'ai
jamais vu que la vieille lune que nous connaissons tous.
Le taureau blanc, le veau d'or, le dragon, l'oie, la poule noire, la
truie blanche, et je ne sais combien d'autres animaux fantastiques,
gardent, comme l'on sait, en tous pays les trésors cachés. A l'heure
de minuit, le jour de Noël, aussitôt que sonne la messe, ces gardiens
infernaux perdent leur puissance jusqu'au dernier son de la cloche
qui en annonce la fin. C'est la seule heure dans toute l'année où la
conquête du trésor soit possible. Mais il faut savoir où il est, et
avoir le temps d'y creuser et de s'en saisir. Si vous êtes surpris dans
le gouffre à l'_ite missa est_, il se referme à jamais sur vous; de
même que si, en ce moment, vous avez réussi à rencontrer l'animal
fantastique, la soumission qu'il vous a montrée pendant le temps de la
messe fait place à la fureur, et c'est fait de vous.
Cette tradition est universelle. Il y a peu de ruines, châteaux ou
monastères, peu de monuments celtiques qui ne recèlent leur trésor. Tous
sont gardés par un animal diabolique. M. Jules Canougo, dans un charmant
recueil de contes méridionaux, a rendu gracieuse et bienfaisante la
poétique apparition de la chèvre d'or, gardienne des richesses cachées
au sein de la terre.
Dans nos climats moins riants, autour des dolmens qui couronnent les
collines pelées de la Marche, c'est un boeuf blanc, ou un veau d'or, ou
une génisse d'argent qui font rêver les imaginations avides; mais ces
animaux sont méchants et terribles à rencontrer. On y court tant de
risques, que personne encore n'a osé les saisir par les cornes. Et
cependant il y a des siècles que les grosses pierres druidiques dansent
et grincent sur leurs frêles supports pendant la messe de minuit, pour
éveiller la convoitise des passants.
Dans nos vallées ombragées, coupées de grandes plaines fertiles,
un animal indéfinissable se promené la nuit à de certaines époques
indéterminées, va tourmenter les boeufs au pâturage et rôder autour des
métairies, qu'il met en grand émoi. Les chiens hurlent et fuient à son
approche, les balles ne l'atteignent pas. Cette apparition et la terreur
qu'elle inspire n'ont encore presque rien perdu dans nos alentours.
Tous nos fermiers, tous nos domestiques y croient et ont vu la bête. On
l'appelle la _grand'bête_, par tradition, quoique souvent elle paraisse
de la taille et de la forme d'un blaireau. Les uns l'ont vue en forme
de chien de la grandeur d'un boeuf énorme, d'autres en levrette blanche
haute comme un cheval, d'autres encore en simple lièvre ou en simple
brebis. Ceux qui en parlent avec le plus de sang-froid l'ont poursuivie
sans succès, sans trop de frayeur, ne lui attribuant aucun pouvoir
fantastique, la décrivant avec peine, parce qu'elle appartient à une
espèce inconnue dans le pays, disent-ils, et assurant que ce n'est
précisément ni une chienne, ni une vache, ni un blaireau, ni un cheval,
mais quelque chose comme tout cela, arrangez-vous! Cependant cette bête
apparaît, j'en suis certain, soit à l'état d'hallucination, soit à
l'état de vapeur flottante, et condensée sous de certaines formes. Des
gens trop sincères et trop raisonnables l'ont vue pour que j'ose dire
qu'il n'y a aucune cause à leur vision. Les chiens l'annoncent par
des hurlements désespérés et s'enfuient dès qu'elle parait; cela est
certain. Les chiens sont-ils hallucinés aussi? Pourquoi non? Sont-ce des
voleurs qui s'introduisent sous ce déguisement? Jamais la bête n'a rien
dérobé, que l'on sache. Sont-ce de mauvais plaisants? On a tant tiré de
coups de fusil sur la bête, qu'on aurait bien, par hasard, et en dépit
de la peur qui fait trembler la main, réussi à tuer ou à blesser
quelqu'un décès prétendus fantômes. Enfin, ce genre d'apparition, s'il
n'est que le résultat de l'hallucination, est éminemment contagieux.
Pendant quinze ou vingt nuits, les vingt ou trente habitants d'une
métairie le voient et le poursuivent; il passe à une autre petite
colonie qui le voit absolument le même, et il fait le tour du pays,
ayant produit cette contagion sur un très-grand nombre d habitants.
Mais voici la plus effrayante des visions de la nuit. Autour des mares
stagnantes, dans les bruyères comme au bord des fontaines ombragées dans
les chemins creux, sous les vieux saules comme dans la plaine nue, on
entend au milieu de la nuit le battoir précipité et le clapotement
furieux des lavandières. Dans beaucoup de provinces, on croit qu'elles
évoquent la pluie et attirent l'orage, en faisant voler jusqu'aux nues
avec leur battoir agile l'eau des sources et des marécages. Chez nous,
c'est bien pire, elles battent et tordent quelque objet qui ressemble
à du linge, mais qui, vu de près, n'est autre chose que des cadavres
d'enfants. Il faut se garder de les observer ou de les déranger, car
eussiez-vous six pieds de haut et des muscles en proportion, elles vous
saisiraient, vous battraient et vous tordraient dans l'eau ni plus ni
moins qu'une paire de bas.
Nous avons entendu souvent le battoir des lavandières fantastiques
résonner dans le silence de la nuit autour des mares désertes. C'est
à s'y tromper. C'est une espèce de grenouille qui produit ce bruit
formidable. Mais c'est bien triste de faire cette puérile découverte, et
de ne plus espérer l'apparition des terribles sorcières tordant leurs
haillons immondes à la brume des nuits de novembre, aux premières
clartés d'un croissant blafard reflété par les eaux. Un mien ami, homme
de plus d'esprit que de sens, je dois l'avouer, sujet à l'ivresse,
très-brave cependant devant les choses réelles, mais facile à
impressionner par les légendes du pays, fit deux rencontres de
lavandières qu'il ne racontait qu'avec une grande émotion.
Un soir, vers onze heures, dans une traîne charmante qui court en
serpentant et en bondissant, pour ainsi dire, sur le flanc ondulé du
ravin d'Ormous, il vit, au bord d'une source, une vieille qui battait et
tordait en silence. Quoique la fontaine soit mal famée, il ne vit rien
là de surnaturel, et dit à cette vieille:--Vous lavez bien tard, la
mère!--Elle ne répondit point. Il la crut sourde et approcha. La
lune était brillante et la source éclairait comme un miroir. Il vit
distinctement les traits de la vieille: elle lui était complètement
inconnue, et il en fut étonné, parce qu'avec sa vie de cultivateur, de
chasseur et de flâneur dans la campagne, il n'y avait pas pour lui de
visage inconnu à plusieurs lieues à la ronde. Voici comme il me raconta
lui-même ses impressions en face de cette laveuse singulièrement
vigilante: «Je ne pensai à la tradition des lavandières de nuit
que lorsque je l'eus perdue de vue. Je n'y pensais pas avant de la
rencontrer, je n'y croyais pas et je n'éprouvais aucune méfiance
en l'abordant. Mais dès que je fus auprès d'elle, son silence, son
indifférence à l'approche d'un passant, lui donnèrent l'aspect d'un
être absolument étranger à notre espèce. Si la vieillesse la privait de
l'ouïe et de la vue, comment était-elle assez robuste pour être venue de
loin, toute seule, laver à cette heure insolite, à cette source glacée
où elle travaillait avec tant de force et d'activité? Cela était au
moins digne de remarque. Mais ce qui m'étonna encore plus, ce fut ce
que j'éprouvai en moi-même: je n'eus aucun sentiment de peur, mais une
répugnance, un dégoût invincible. Je passai mon chemin sans qu'elle
tournât la tête. Ce ne fut qu'en arrivant chez moi que je pensai
aux sorcières des lavoirs, et alors j'eus très-peur, j'en conviens
franchement, et rien au monde ne m'eût décidé à revenir sur mes pas.»
Une seconde fois, le même ami passait auprès des étangs de Thevet vers
deux heures du matin. Il venait de Limières, où il assure qu'il n'avait
ni mangé ni bu, circonstance que je ne saurais garantir; il était seul,
en cabriolet, suivi de son chien. Son cheval étant fatigué, il mit pied
à terre à une montée et se trouva au bord de la route, près d'un fossé
ou trois femmes lavaient, battaient et tordaient avec une grande
activité, sans rien dire. Son chien se serra tout à coup contre lui sans
aboyer. Il passa sans trop regarder; mais à peine eut-il fait quelques
pas, qu'il entendit marcher derrière lui et que la lune dessina à ses
pieds une ombre très-allongée. Il se retourna et vit une de ces femmes
qui le suivait. Les deux autres venaient à quelque distance comme
pour appuyer la première. «Cette fois, dit-il, je pensai bien aux
lavandières, mais j'eus une autre émotion que la première fois. Ces
femmes étaient d'une taille si élevée et celle qui me suivait avait
tellement les proportions, la figure et la démarche d'un homme, que je
ne doutai pas un instant d'avoir affaire à des plaisants de village,
mal intentionnés peut-être. J'avais une bonne trique à la main. Je me
retournai en disant: Que me voulez-vous?--Je ne reçus point de réponse;
et, ne me voyant pas attaqué, n'ayant pas de prétexte pour attaquer
moi-même, je fus forcé de regagner mon cabriolet, qui était assez loin
devant moi, avec cet être désagréable sur mes talons. Il ne me disait
rien et semblait se faire un malin plaisir de me tenir sous le coup
d'une attaque. Je tenais toujours mon bâton prêt à lui casser la
mâchoire au moindre attouchement; et j'arrivai ainsi à mon cabriolet
avec mon poltron de chien qui ne disait mot et qui y sauta avec moi. Je
me retournai alors, et quoique j'eusse entendu jusque-là des pas sur
les miens et vu une ombre marcher à côté de moi je ne vis personne.
Seulement je distinguai, à trente pas environ en arrière, à la place où
je les avais vues laver, ces trois grandes diablesses sautant, dansant
et se tordant comme des folles sur le revers du fossé.»
Je vous donne cette histoire pour ce qu'elle vaut; mais elle m'a été
racontée de très-bonne foi, et je vous la garantis. Mettez cela
en partie au chapitre des hallucinations. _L'Orme Râteau_, arbre
magnifique, qui existait, dit-on, déjà grand et fort, au temps de
Charles VII. Comme un orme qu'il est, il n'a pas de loin une grande
apparence et son branchage affecte assez la forme du râteau, dont il
porte le nom. Mais ce n'est là qu'une coïncidence fortuite avec la
légende traditionnelle qui l'a baptisé. De près il devient imposant
par sa longue tige élancée, sillonnée de la foudre et plantée comme un
monument à un vaste carrefour de chemins communaux. Ces chemins, larges
comme des prairies, incessamment tondus par les troupeaux du prolétaire,
sont couverts d'un herbe courte, où la ronce et le chardon croissent en
liberté. La plaine est ouverte à une grande distance, fraîche quoique
nue, mais triste et solennelle malgré sa fertilité. Une croix de bois
est plantée sur un piédestal de pierre qui est le dernier vestige de
quatre statues fort anciennes disparues depuis la révolution de 93.
Cette décoration monumentale dans un lieu si peu fréquenté atteste un
respect traditionnel; et les paysans des environs ont une telle opinion
de l'orme Râteau qu'ils prétendent qu'on ne peut l'abattre, parce
qu'il est sur la carte de Cassini. Mais ce chemin communal, abandonné
aujourd'hui aux piétons, et que traverse à de rares intervalles le
cheval d'un meunier ou d'un gendarme, était jadis une des grandes voies
de communication de la France centrale. On l'appelle encore aujourd'hui
le chemin des Anglais. C'était la route militaire, le passage des armées
que franchit l'invasion, et que Du Guesclin leur fit repasser l'épée
dans le dos, après avoir délivré Sainte-Sévère, la dernière forteresse
de leur occupation.
Ce détail n'est consigné dans aucune histoire, mais la tradition est là
qui en fait foi; et maintenant voici la légende de l'Orme Râteau qui est
jolie, malgré la nature des animaux qui y jouent leur rôle.
Un jeune garçon gardait un troupeau de porcs autour de l'Orme Râteau. Il
regardait du coté de la Châtre, lorsqu'il vit accourir une grande bande
armée qui dévastait les champs, brûlait les chaumières, massacrait les
paysans et enlevait les femmes. C'étaient les Anglais qui descendaient
de la Marche sur le Berry et qui s'en allaient ravager Saint-Chartier.
Le porcher éloigna son troupeau, se tint à distance, et vit passer
l'ennemi comme un ouragan. Quand il revint sous l'orme avec son
troupeau, la peur qu'il avait ressentie fit place à une grande colère
contre les Anglais et contre lui-même. «Quoi! pensa-t-il, nous nous
laissons abîmer ainsi sans nous défendre! Nous sommes trop lâches! Il y
faut aller!» Et, s'approchant de la statue de saint Antoine, qui était
une des quatre autour de l'orme: «Bon saint Antoine, lui dit-il, il faut
que j'aille contre ces Anglais, et je n'ai pas le temps de rentrer mes
bêtes. Pendant ce temps-là, ces méchants-là nous feraient trop de mal.
Prends mon bâton, bon saint, et veille sur mes porcs pendant trois jours
et trois nuits; je te les donne en garde.»
Là-dessus, le jeune gars mit sa binette de porcher (qui est un court
bâton avec un triangle de fer au bout) dans les mains de la statue, et,
jetant là ses sabots, _s'en, courut_ à Saint-Chartier, où, pendant trois
jours et trois nuits, il fit rage contre les Anglais avec les bons
garçons de l'endroit, soutenus des bons hommes d'armes de France. Puis,
quand l'ennemi fut chassé, il s'en revint à son troupeau; il compta ses
porcs et pas un ne manquait; et cependant il avait passé là bien des
traînards, bien des pillards et bien des loups attirés par l'odeur du
carnage. Le jeune porcher reprit à saint Antoine son sceptre rustique,
le remercia à genoux, et sans rêver les hautes destinées et la grande
mission de Jeanne d'Arc, content d'avoir au moins donné son coup de main
à l'oeuvre de délivrance, il garda ses cochons comme devant.
Une autre tradition plus confuse attribue à l'Orme Râteau une moins
bénigne influence. Des enfants, saisis de vertige, auraient eu
l'horrible idée de jouer leur vie aux petits palets et auraient enterré
vivant le perdant sous la pierre de saint Antoine.
Mais voici la légende principale et toujours en crédit de l'Orme Râteau.
Un _monsieur_ s'y promène la nuit; il en fait incessamment le tour. On
le voit là depuis que le monde est monde. Quel est-il? Nul ne le sait.
Il est vêtu de noir, et il a vingt pieds de haut. C'est un _monsieur_,
car _il suit les modes_; on l'a vu au siècle dernier, en habit noir
complet, culotte courte, souliers à boucles, l'épée au côté; sous
le Directoire, on l'a vu en oreilles de chien et en large cravate.
Aujourd'hui, il s'habille comme vous et moi; mais il porte toujours son
grand râteau sur l'épaule, et gare aux jambes des gens ou des bêtes qui
passent dans son ombre. Du reste, pas méchant homme, et ne se faisant
connaître qu'à ceux qui ont _le secret_.
Si vous n'y croyez, allez-y voir. Nous y avons été à l'heure solennelle
du lever du la lune; nous l'avons appelé par tous les noms possibles,
en lui disant toujours _monsieur_, très-poliment, mais nous n'avons pas
trouvé le nom auquel il lui plaît de répondre, car il n'est pas venu,
et, d'ailleurs, il n'aime pas la plaisanterie, et, pour le voir, il faut
avoir peur de lui.
L'Allemagne passe pour être la terre classique du fantastique. Cela
tient à ce que des écrivains anciens et modernes ont fixé la légende
dans le poëme, le conte et la ballade. Notre littérature française,
depuis le siècle de Louis XIV surtout, a rejeté cet élément comme
indigne de la raison humaine et de la dignité philosophique. Le
romantisme a fait de vains efforts pour dérider notre scepticisme; nous
n'avons su qu'imiter la fantaisie allemande. Le merveilleux slave, bien
autrement grandiose et terrifiant, nous a été relevé par des traductions
incomplètes qui ne sont pas devenues populaires. On n'a pas osé
imiter chez nous des sabbats lugubres et sanglants comme ceux d'Adam
Mickiewicz.
La France populaire des campagnes est tout aussi fantastique cependant
que les nations slaves ou germaniques; mais il lui a manqué, il lui
manquera probablement un grand poëte pour donner une forme précise et
durable aux élans, déjà affaiblis, de son imagination.
Une seule province de France est à la hauteur, dans sa poésie, de ce que
le génie des plus grands poëtes et celui des nations les plus poétiques
ont jamais produit; nous oserons dire qu'elle les surpasse. Nous voulons
parler de la Bretagne. Mais la Bretagne, il n'y a pas longtemps que
c'est la France. Quiconque a lu les _Barza-Breiz_, recueillis et
traduits par M. de la Villemarqué, doit être persuadé avec moi,
c'est-à-dire pénétré intimement, de ce que j'avance. Le _Tribut de
Nomenoé_ est un poëme de cent quarante vers, plus grand que l'_Iliade_,
plus complet, plus beau, plus parfait qu'aucun chef-d'oeuvre sorti de
l'esprit humain. La _Peste d'Eliant_, les _Nains_, _Lesbreiz_ et vingt
autres diamants de ce recueil breton attestent la richesse la plus
complète à laquelle puisse prétendre une littérature lyrique. Il est
même fort étrange que cette littérature, révélée à la nôtre par une
publication qui est dans toutes les mains depuis plusieurs années,
n'y ait pas fait une révolution. Macpherson a rempli L'Europe du nom
d'Ossian; avant Walter Scott, il avait mis l'Écosse à la mode. Vraiment
nous n'avons pas assez fêté notre Bretagne, et il y a encore des lettrés
qui n'ont pas lu les chants sublimes devant lesquels, convenons-en, nous
sommes comme des nains devant des géants. Singulières vicissitudes que
subissent le beau et le vrai dans l'histoire de l'art!
Qu'est-ce donc que cette race armoricaine qui s'est nourrie, depuis le
druidisme jusqu'à la chouannerie, d'une telle moelle? Nous la savions
bien forte et fière, mais pas grande à ce point avant qu'elle eût chanté
à nos oreilles. Génie épique, dramatique, amoureux, guerrier, tendre,
triste, sombre, moqueur, naïf, tout est là! Et au-dessus de ce monde de
l'action et de la pensée plane le rêve: les sylphes, les gnômes, les
djiins de l'Orient, tous les fantômes, tous les génies de la mythologie
païenne et chrétienne voltigent sur ces têtes exaltées et puissantes. En
vérité, aucun de ceux qui tiennent une plume ne devrait rencontrer un
Breton sans lui ôter son chapeau.
Nous voici bien loin de notre humble Berry, où j'ai pourtant retrouvé,
dans la mémoire des chanteurs rustiques, plusieurs romances et ballades,
exactement traduites en vers naïfs et bien berrichons, des textes
bretons publiés par M. de la Villemarqué. Revendiquerons-nous la
propriété de ces créations, et dirons-nous qu'elles ont été traduites du
berrichon dans la langue bretonne? Non.--Elles portent clairement leur
brevet d'origine en tête. Le texte dit: _En revenant de Nantes_, etc._
Et ailleurs: _Ma famille de Nantes_, etc.
Le Berry a sa musique, mais il n'a pas sa littérature, ou bien elle
s'est perdue comme aurait pu se perdre la poésie bretonne si M. de
la Villemarqué ne l'eût recueillie à temps. Ces richesses inédites
s'altèrent insensiblement dans la mémoire des bardes illettrés qui les
propagent. Je sais plusieurs complaintes et ballades berrichonnes qui
n'ont plus ni rime ni raison, et où, ça et là, brille un couplet d'une
facture charmante, qui appartient évidemment à un texte original
affreusement corrompu quant au reste.
Pour être privée de ses archives poétiques, l'imagination de nos paysans
n'est pas moins riche que celle des Allemands, et ce sens particulier de
l'hallucination dont j'ai parlé précédemment, l'atteste suffisamment.
Une des plus singulières apparitions est celle des _meneurs de nuées_,
autour des mares ou au beau milieu des étangs. Ces esprits nuisibles
se montrent aux époques des débordements de rivières, et provoquent le
fléau des pluies torrentielles intempestives. Autant qu'on peut saisir
leurs formes vagues dans la trombe qu'ils soulèvent, ou reconnaît parmi
eux, assez souvent, des gens mal famés dans le pays, des gens qui ne
possèdent rien, bien entendu, sur ta terre du bon Dieu, et qui ne
souhaitent que le mal des autres. Réunis aux génies des nuages, armés
de pelles ou de balais, vêtus de haillons fangeux et incolores, ils
s'agitent frénétiquement, _ils dansent et enragent_, comme disent les
ballades bretonnes; et le voyageur attardé qui les aperçoit sur les
flaques brumeuses semées dans les landes désertes, doit se hâter de
gagner son gîte, sans les déranger et sans leur montrer qu'il les a vus.
Certainement ils se mettraient, en bourrasque, à ses trousses, et il n'y
ferait pas bon.
On est étonné de voir combien les scènes de la nature impressionnent le
paysan. Il semblerait qu'elles doivent agir davantage sur l'imagination
des habitants des villes, et que l'homme, accoutumé dès son enfance à
errer ou à travailler le jour et la nuit dans une même localité, en
connaît si bien les détails et les différents aspects qu'il ne puisse
plus y ressentir ni étonnement ni trouble. C'est tout le contraire: le
braconnier qui, depuis quarante ans, chasse au collet ou à l'affût, à la
nuit tombante, voit les animaux mêmes dont il est le fléau prendre, dans
le crépuscule, des formes effrayantes pour la menacer. Le pêcheur de
nuit, le meunier qui vit sur la rivière même, peuplent de fantômes les
brouillards argentés par la lune; l'éleveur de bestiaux qui s'en va lier
les boeufs ou conduire les chevaux au pâturage, après la chute du jour
ou avant son lever, rencontre dans sa haie, dans son pré, sur ses bêtes
mêmes, des êtres inconnus, qui s'évanouissent à son approche, mais
qui le menacent en fuyant. Heureuses, selon nous, ces organisations
primitives, à qui sont révélés les secrets du monde surnaturel, et qui
ont le don de voir et d'entendre de si étranges choses! Nous avons beau
faire, nous autres, écouter des histoires à faire dresser les cheveux
sur la tête, nous battre les flancs pour y croire, courir la nuit
dans les lieux hantés par les esprits, attendre et chercher la peur
inspiratrice, mère des fantômes, le diable nous fuit comme si nous
étions des saints: Lucifer défend à ses milices de se montrer aux
incrédules.--Les animaux sorciers ne sont pas rares: c'est pourquoi il
faut faire attention à ce qu'on dit devant certains d'entre eux. Un
métayer de de nos environs voyait tous les jours un vieux lièvre
s'arrêter à peu de distance de lui, se lécher les pattes, et le regarder
d'un air narquois: or ce métayer finit, en y faisant bien attention, par
reconnaître son propriétaire sous le déguisement dudit lièvre. Il lui
ôta son chapeau, pour lui faire entendre qu'il n'était point sa dupe, et
que la plaisanterie était inutile. Mais le bourgeois, qui était malin,
parut ne pas comprendre, et continua à le surveiller sous cette
apparence.
Cela fâcha le métayer, qui était honnête homme, et que le soupçon
blessait d'autant plus, que son maître, lorsqu'il venait chez lui sous
figure de chrétien, ne lui marquait aucune méfiance. Il prit son fusil
un beau soir, comptant bien lui faire peur, et le corriger de cette
manie de faire le lièvre. Il essaya même de le coucher en joue; mais la
preuve que cet animai n'était pas plus lièvre que vous et moi, c'est
que le fusil ne l'inquiéta nullement, et qu'il se mit, à rire.--Ah ça,
écoutez, not' maître! s'écria le brave homme perdant patience, ôtez-vous
de là, ou, aussi vrai que j'ai reçu le baptême, je vous flanque mon coup
de fusil.
M. _Trois-Étoiles_ ne se le fit pas dire deux fois: il vit que le paysan
était _émalicé_ tout de bon, et, prenant la fuite, il ne reparut plus.
On a vu souvent des animaux de ce genre, frappés et blessés, disparaître
également; mais le lendemain, la personne soupçonnée ne se montrait pas,
et, si on allait chez elle, on la trouvait au lit, fort endommagée. On
aurait pu retirer de son corps le plomb qui était entré dans celui de la
bête, car aussi vrai que ces choses se sont vues, c'était le même plomb.
Un animal plus incommode encore que ceux qui espionnent l'ouvrier
des champs, c'est celui _qui se fait porter_. Celui-là est un ennemi
déclaré, qui n'écoute rien, et qui se montre sous diverses formes,
quelquefois même sous celle d'un homme tout pareil à celui auquel il
s'adresse. En se voyant ainsi face à face avec son sosie, on est fort
troublé; et, quelque résistance qu'on fasse, il nous saute sur les
épaules. D'autres fois, on sent son poids qui est formidable, sans rien
voir et sans rien entendre. La plus mauvaise de ces apparitions est
celle de la levrette blanche. Quand on l'aperçoit d'abord, elle est
toute petite; mais elle grandit peu à peu, elle vous suit, elle arrive
à la taille d'un cheval et vous monte sur le dos. Il est avéré qu'elle
pèse deux ou trois mille livres; mais il n'y a point à s'en défendre, et
elle ne vous quitte que quand vous apercevez la porte de votre maison.
C'est quand on s'est attardé au cabaret qu'on rencontre cette bête
maudite. Bien heureux quand elle n'est pas accompagnée de deux ou trois
feux follets qui vous entraînent dans quelque marécage ou rivière pour
vous y faire noyer. La cocadrille, bien connue au moyen âge, existe
encore dans les mines des vieux manoirs. Elle erre sur les ruines la
nuit, et se tient cachée le jour dans la vase et les roseaux. Si on
l'aperçoit alors, on ne s'en méfie point, car elle a la mine d'un petit
lézard; mais ceux qui la connaissent ne s'y trompent guère et annoncent
de grandes maladies dans l'endroit, si on ne réussit à la tuer ayant
qu'elle ait vomi son venin. Cela est plus facile à dire qu'à faire. Elle
est à l'épreuve de la balle et du boulet, et, prenant des proportions
effrayantes d'une nuit à l'autre, elle répand la peste dans tous les
endroits où elle passe. Le mieux est de la faire mourir de faim, ou
de la dégoûter du lieu qu'elle habite en desséchant les fossés et les
marais à eaux croupissantes. La maladie s'en va avec elle.
Le follet, fadet ou farfadet n'est point un animal, bien qu'il lui
plaise d'avoir des ergots et une tête de coq; mais il a le corps d'un
petit homme, et, en somme, il n'est ni vilain ni méchant, moyennant
qu'on ne le contrariera pas. C'est un pur esprit, un bon génie connu en
tous pays, un peu fantasque, mais fort actif et soigneux des intérêts de
la maison. En Berry, il n'habite pas le foyer, il ne fait pas l'ouvrage
des servantes, il ne devient pas amoureux des femmes. Il hante
quelquefois les écuries comme ses confrères d'une grande partie de la
France; mais c'est la nuit, au pâturage, qu'il prend particulièrement
ses ébats. Il y rassemble les chevaux par troupes, se cramponne à leur
crinière, et les fait galoper comme des fous à travers les prés. Il
ne parait pas se soucier énormément des gens à qui ces chevaux
appartiennent. Il aime l'équitation par elle-même; c'est sa passion, et
il prend en amitié les animaux les plus ardents et les plus fougueux.
Il les fatigue beaucoup, car on les trouve en sueur quand il s'en est
servi; mais il les frotte et les panse avec tant de soin, qu'ils ne
s'en portent que mieux. Chez nous, on connaît parfaitement les chevaux
_pansés du follet_. Leur crinière est nouée par lui de milliards de
noeuds inextricables.
C'est une maladie du crin, une sorte de plique chevaline, assez
fréquente dans nos pâturages. Ce crin est impossible à démêler, cela
est certain; mais il est certain aussi qu'on peut le couper sans que
l'animal en souffre, et que c'est le seul parti à prendre.
Les paysans s'en gardent bien. Ce sont les étriers du follet; et, s'il
ne les trouvait plus pour y passer ses petites jambes, il pourrait
tomber; et, comme il est fort colère, il tuerait immédiatement la pauvre
bête tondue.
La nuit de Noël est, en tous pays, la plus solennelle crise du monde
fantastique. Toujours par suite de ce besoin qu'éprouvent les hommes
primitifs de compléter le miracle religieux par le merveilleux de leur
vive imagination dans tous les pays chrétiens, comme dans toutes les
provinces de France, le coup de minuit de la messe de Noël ouvre les
prodiges du sabbat, en même temps qu'il annonce la commémoration de
l'ère divine. Le ciel pleut de bienfaits à cette heure sacrée; aussi
l'enfer vaincu, voulant disputer encore au Sauveur la conquête de
l'humanité, vient-il s'offrir à elle pour lui donner les biens de la
terre, sans même exiger en échange le sacrifice du salut éternel: c'est
une flatterie, une avance gratuite que Satan fait à l'homme. Le paysan
pense qu'il peut en profiter. Il est assez malin pour ne pas se laisser
prendre au piège; il se croit bien aussi rusé que le diable, et il ne se
trompe guère.
Dans notre vallée noire, le _métayer fin_, c'est-à-dire savant dans la
cabale et dans l'art de faire prospérer le _bestiau_ par tous les moyens
naturels et surnaturels, s'enferme dans son étable au premier coup de la
messe; il allume sa lanterne, ferme toutes ses _huisseries_ avec le plus
grand soin, prépare certains charmes, que le _secret_ lui révèle, et
reste là, _seul de chrétien_, jusqu'à la fin de la messe.
Dans ma propre maison, moi qui vous raconte ceci, la chose se passe
ainsi tous les ans, non pas sous nos yeux, mais au su de tout le monde,
et de l'aveu même des métayers.
Je dis: non pas sous nos yeux, car le charme est impossible si un regard
indiscret vient le troubler. Le métayer, plus défiant qu'il n'est
possible d'être curieux, se barricade de manière à ne pas laisser
une fente; et d'ailleurs, si vous êtes là quand il veut entrer dans
l'étable, il n'y entrera point; il ne fera pas sa conjuration, et gare
aux reproches et aux contestations s'il perd des bestiaux dans l'année:
c'est vous qui lui aurez causé le dommage.
Quant à sa famille, à ses serviteurs, à ses amis et voisins, il n'y a
pas de risque qu'ils le gênent dans ses opérations mystérieuses. Tous
convaincus de l'utilité souveraine de la chose, ils n'ont garde d'y
apporter obstacle. Ils s'en vont bien vite à la messe, et ceux que leur
âge ou la maladie retient à la maison ne se soucient nullement d'être
initiés aux terribles émotions de l'opération. Ils se barricadent de
leur côté, frissonnant dans leur lit si quelque bruit étrange fait
hurler les chiens et mugir les troupeaux.
Que se passe-t-il donc alors entre le _métayer fin_ et le bon compère
_Georgeon_? Qui peut le dire? Ce n'est pas moi; mais bien des versions
circulent dans les veillées d'hiver, autour des tables où l'on casse
les noix pour le pressoir; bien des histoires sont racontées, qui font
dresser les cheveux sur la tête.
D'abord, pendant la messe de minuit, les bêtes parlent, et le métayer
doit s'abstenir d'entendre leur conversation. Un jour, le père
Casseriot, qui était faible à l'endroit de la curiosité, ne put se
tenir d'écouter ce que son boeuf disait à son âne. «--Pourquoi que t'es
triste, et que tu ne manges point? disait le boeuf.--Ah! mon pauvre
vieux, j'ai un grand chagrin, répondit l'âne. Jamais nous n'avons eu si
bon maître, et nous allons le perdre!--Ce serait grand dommage, reprit
le boeuf, qui était un esprit calme et philosophique.--Il ne sera plus
de ce monde dans trois jours, reprit l'âne, dont la sensibilité était
plus expansive, et qui avait des larmes dans la voix.--C'est grand
dommage, grand dommage! répliqua le boeuf en ruminant.--Le père
Casseriot eut si grand peur, qu'il oublia de faire son charme, courut
se mettre au lit, y fut pris de fièvre chaude, et mourut dans les trois
jours.
Le valet de charrue à Jean de Chassignoles, a vu une fois, au coup de
l'élévation de la messe, les boeufs sortir de l'étable en faisant grand
bruit, et se jetant les uns contre les autres, comme s'ils étaient
pousses d'un aiguillon vigoureux: mais il n'y avait personne pour les
conduire ainsi, et ils se rendirent seuls à l'abreuvoir, d'où, d'après
avoir bu d'une soif qui n'était pas ordinaire, ils rentrèrent à l'étable
avec la même agitation et la même obéissance. Curieux et sceptique, il
voulut en savoir le fin mot. Il attendit sous le portail de la grange,
et en vit sortir, au dernier coup de la cloche, le métayer, son maître,
reconduisant un homme qui ne ressemblait à aucun autre homme, et qui
lui disait «_Bonsoir, Jean, a l'an prochain!_» Le valet de charrue
s'approcha pour le regarder de plus près; mais qu'était-il devenu? Le
métayer était tout seul, et, voyant l'imprudent: «--Par grand bonheur,
mon gars, lui dit-il, que tu ne lui as point parlé; car s'il avait
seulement regardé de ton côté, tu ne serais déjà plus vivant à cette
heure!» La valet eut si grand'peur, que jamais plus il ne s'avisa de
regarder quelle main mène boire les boeufs pendant la nuit de Noël.
GEORGE SAND
LA VALLÉE-NOIRE
I.
Un habitant de la Brenne, en m'adressant des paroles trop flatteuses, me
demandait, il y a quelque temps, où je prenais la Vallée-Noire.
Cette question me pique, je l'avoue. Je viens dire aux gens de
Mézières-en-Brenne, aussi bien qu'à ceux de La Châtre, où je prends la
Vallée-Noire.
Eh, mes chers compatriotes, je la prends où elle est! N'y a-t-il pas une
géographie naturelle dont ne peuvent tenir compte les dénominations et
les délimitations administratives? Cette géographie de fait existera
toujours, et chacun a le droit de la rétablir dans la logique de ses
regards et de sa pensée. Si c'est un pur caprice de romancier qui m'a
fait donner un nom quelconque (un nom très-simple, et le premier venu,
je le confesse), à cette admirable région que nous avons le bonheur
d'habiter, ce n'en est pas moins après un examen raisonné que j'ai fait,
de ce coin du Berry, un point particulier, ayant sa physionomie, ses
usages, son costume, sa langue, ses moeurs et ses traditions. Je pensais
devoir garder pour moi-même cette découverte innocente. Il me plaisait
seulement de ramener souvent l'action de mes romans dans ce cadre de
prédilection. Mais puisqu'on veut que la Vallée-Noire n'existe que dans
ma cervelle, je prétends prouver qu'elle existe, distincte de toutes les
régions environnantes, et qu'elle méritait un nom propre.
Elle fait partie de l'arrondissement de La Châtre; mais cet
arrondissement s'étend plus loin, vers Eguzon et l'ancienne Marche. Là,
le pays change tellement d'aspect, que c'est bien réellement un autre
pays, une autre nature. La Vallée-Noire s'arrête par là à Cluis. De
cette hauteur on plonge sur deux versants bien différents. L'un sombre
de végétation, fertile, profond et vaste, c'est la Vallée-Noire: l'autre
maigre, ondulé, semé d'étangs, de bruyères et de bois de châtaigniers.
Ce pays-là est superbe aussi pour les yeux, mais superbe autrement.
C'est encore le ressort du tribunal de La Châtre, mais ce n'est plus la
Vallée-Noire. Plus vous avancez vers le Pin et le cours de la Creuse
et de la Gargilesse, plus vous entrez dans la Suisse du Berry. La
Vallée-Noire en est le bocage, comme la Brenne en est la steppe.
Je veux d'abord, pour me débarrasser de toute chicane, tracer la carte
de cette vallée. Faites courir une ligne circulaire, partant, si vous
voulez, de Cluis-Dessus, qui est le point de mire de tous les horizons
de la Vallée-Noire, et faites-la passer par toutes les hauteurs qui
enferment et protègent notre bocage. Du côté de Cluis, toutes les
hauteurs sont boisées, c'est ce qui donne à nos lointains cette belle
couleur bleue qui devient violette et quasi noire dans les jours
orageux. C'est, d'un côté, le bois Fonteny; de l'autre, le bois Mavoye,
le bois Gros, le bois Saint-George. Dirigez votre ligne d'enceinte vers
les plateaux d'Aigurande, de Sazeray, Vijon, les sources de l'Indre,
les bois de Vicher, la forêt de Maritet, Château-meillant, le bois de
Boulaise, Thevet, Verneuil, Vilchère, Corlay. De là vous dirigez votre
vol d'oiseau vers les bois du Magnié, où la vallée s'abaisse et se perd
avec le cours de l'Indre dans les brandes d'Ardentes. Si vous voulez la
retrouver, il faut vous éloigner de ces tristes steppes et remonter vers
le Lys-Saint-George, d'où vous la verrez se perdre à votre droite,
avec le cours de la Bouzanne, dans la direction de Jeu-les-Bois et des
brandes d'Arthon. A votre gauche, elle se creuse majestueusement, pour
se relever vers Neuvy-Saint-Sépulchre et vous ramener au clocher de
Cluis, votre point de départ, que, dans toute cette tournée, vous n'avez
guère perdu de vue.
Si vous traversez cette vallée, qui comprend une grande partie de
l'arrondissement de La Châtre, vous trouverez des détails charmants à
chaque pas. Mais ne vous étonnez pourtant point, voyageurs exigeants,
si vous avez à traverser certaines régions plates et nues. De loin, ces
clairières fromentales mêlaient admirablement leurs grandes raies jaunes
à la verdure des prairies bocagères. De près, se trouvant presque
de niveau avec de légers relèvements de terrain, elles offrent peu
d'horizon, peu d'ombrage, et l'on ne se croirait plus dans ce pays
enchanté qu'on va bientôt retrouver. C'est qu'il est impossible de ne
pas traverser des veines de ce genre sur une aussi grande étendue de
terrain. La Vallée-Noire, a, selon moi, une quarantaine de lieues de
superficie, quarante-cinq à cinquante mille habitants, et une vingtaine
de petites rivières formant affluents aux principales, qui sont l'Indre,
la Bouzanne, la Vauvre, et l'Igneraie.
Ces courants d'eau partent du sud, c'est-à-dire des limites élevées du
département de la Creuse, et viennent aboutir au pied des hauteurs de
Verneuil et de Corlay, pour se perdre plus loin dans les brandes. Par
leur inclinaison naturelle, ils creusent et fécondent cette vallée
riante et fertile, où tout est semé sur des plans inégaux et ondulés.
Si le voyageur veut bien me prendre pour guide, je lui conseille de se
faire d'abord une idée de l'ensemble à Corlay ou à Vilchère, sommets
qui, par les routes de Châteauroux et d'Issoudun, marquent l'entrée de
ce paradis terrestre au sortir des tristes plateaux d'Ardentes et de
Saint-Aoust. Qu'il visite Saint-Chartier, cette antique demeure des
princes du bas Berry, d'où relevaient toutes les châtellenies de la
Vallée-Noire, et que Philippe-Auguste disputa et reprit aux Anglais.
Qu'il aille ensuite chercher le cours de l'Indre à Ripoton ou à
Barbotte, sans s'inquiéter de ces noms barbares. Barbotte a été illustré
par la beauté des filles du meunier, quatre madones qu'on appelait
naïvement les _Barbottines_, et qui sont aujourd'hui mariées aux
alentours. Que mon voyageur ne les cherche pas; qu'il cherche son
chemin, ce qui n'est pas facile et ne souffre guère de distraction; ou
bien qu'il suive la rivière, en remontant ses rives herbues, et qu'il la
quitte au moulin de la Beauce, pour se diriger (s'il le peut), en droite
ligne, sur la Vauvre.
Je lui recommande là, tout près du gué, le moulin d'Angibault, hélas!
bien ébranché et bien éclairci depuis l'année dernière. Puis il
reprendra le chemin de Transault. Il s'arrêtera un instant au petit
étang de Lajon, où les poules d'eau gloussent au printemps parmi les
nénuphars blancs et les joncs serrés. Il traversera Transault, et, s'il
prend le plus long pour arriver au Lys-Saint-George, c'est-à-dire
s'il oblique par le chemin de gauche, il verra le vallon de Neuvy se
présenter sous un aspect enchanteur. Au Lys, il visitera le château et
l'affreux cachot où Ludovic Sforce a langui dix-huit mois. Il déjeunera
en plein air, je le lui conseille, pour admirer le pays environnant, et
ensuite il ira gagner le Magnié par Fourche et la grande prairie.
Du Lys à Fourche, le pays change d'aspect. C'est là que la vallée
s'ouvre sur des landes tourmentées, et commence à cesser d'être
Vallée-Noire. Les arbres deviennent plus rares, les horizons moins
harmonieux, les terres plus froides. Mais l'aspect de cette région
transitoire et grandiose, quand le soleil fait étinceler les flaques
d'eau en s'abaissant derrière les buttes inégales où la bruyère commence
à se montrer, plante folle et charmante, qui s'étale fièrement à côté
du dernier sillon tracé par le laboureur sur cette limite du fromental
généreux et de la brande inféconde.
Bon voyageur, tu tâcheras de ne pas te tromper de chemin, car tu
pourrais courir longtemps avant de trouver l'Indre guéable. Pour rentrer
dans la Vallée-Noire, tu demanderas Fourche; car si tu prends par Mers
(et je te conseille Mers et Presles pour le lendemain), tu ne verrais
pas ce soir un coin de bois qu'il faut traverser avant Fourche, et qui
est, sur ma parole, un joli coin de bois. Le petit castel du Magnié, les
jardins et les bois si bien plantés et si bien situés qui l'entourent,
son air d'abandon, son silence et sa poésie, ont bien aussi leur mérite.
Mais, dans cette tournée, où mangeras-tu, où dormiras-tu, où
trouveras-tu du café, des journaux, des cigares, et quelqu'un à qui
parler? Nulle part, je t'en préviens. Tu feras comme tu pourras, et
même, pour te diriger à travers ce labyrinthe de chemins verdoyants
et perfides, tu trouveras peu d'aide. Les passants sont rares, les
métairies sont vides à la saison des travaux d'été, seule saison où le
pays ne soit pas inondé et impraticable. Tu n'es pas ici en Suisse; si
tu demandes à un paysan de te servir de guide, il te répondra en riant:
«Bah! est-ce que j'ai le temps? J'ai mes boeufs, mes blés ou mes foins à
rentrer.» Si tu demandes à Angibault le chemin du Lys-Saint-George, on
te dira: «Ma foi! c'est quelque part par là. Je n'y ai jamais été.» Le
meunier peut connaître le pays à une lieue à la ronde, mais sa femme et
ses enfants n'ont certes jamais voyagé que dans le rayon d'un kilomètre
autour de leur demeure. Tu rencontreras partout des gens polis et
bienveillants, mais ils ne peuvent rien pour toi, et ils ne comprendront
pas que tu veuilles voir leur pays.
Et, au fait, pourquoi voudrait-on venir de loin pour le voir, ce pays
modeste qui n'appelle personne, et dont l'humble et calme beauté n'est
pas faite pour piquer la curiosité des oisifs? Dans les pays à grands
accidents, comme les montagnes élevées, la nature est orgueilleuse
et semble dédaigner les regards, comme ces fières beautés qui sont
certaines de les attirer toujours. Dans d'autres contrées moins
grandioses, elle se fait coquette dans les détails, et inspire des
passions au paysagiste. Mais elle n'est ni farouche ni prévenante dans
la Vallée-Noire elle est tranquille, sereine, et muette sous un sourire
de bonté mystérieuse. Si l'on comprend bien sa physionomie, on peut être
sûr que l'on connaît le caractère de ses habitants. C'est une nature
qui ne se farde en rien et qui s'ignore elle-même. Il n'y a pas là
d'exubérance irréfléchie, mais une fécondité patiente et inépuisable.
Point de luxe, et pourtant la richesse; aucun détail qui mérite de fixer
l'attention, mais un vaste ensemble dont l'harmonie vous pénètre peu à
peu, et fait entrer dans l'âme le sentiment du repos. Enfin on peut dire
de cette nature qu'elle possède une aménité grave, une majesté forte
et douce, et qu'elle semble dire à l'étranger qui la contemple:
«Regarde-moi si tu veux, peu m'importe. Si tu passes, bon voyage; si tu
restes, tant mieux pou toi.»
J'ai dit que comprendre la physionomie de cette contrée, c'était
connaître le caractère de ses habitants, et j'ai dit là une grande
naïveté. Le sol ne communique-t-il pas à l'homme des instincts et une
organisation analogue à ses propriétés essentielles? La terre, et le
bras et le cerveau de l'homme qui la cultive ne réagissent-ils pas
continuellement l'un sur l'autre? A intensité égale de soleil, le plus
ou moins de vertu du sol fait un air plus ou moins souple et sain, plus
ou moins pur et vivifiant. L'air est admirablement doux et respirable
dans la Vallée-Noire. Point de grandes rivières, conducteurs électriques
des ouragans et des maladies; point d'eaux stagnantes, de marécages
conservateurs perfides des germes pestilentiels. Partout des mouvements
de terrain dont la science agricole pourrait tirer sans doute un
meilleur parti, mais qui du moins facilitent naturellement un rapide
écoulement aux inondations; des terres qui ne sèchent pas vite, mais qui
ne s'imbibent pas vite non plus, et qui ne communiquent pas de brusques
transitions à l'atmosphère. L'homme qui naît dans cet air tranquille ne
connaît ni l'excitation fébrile des pays des montagnes, ni l'accablement
des régions brûlantes. Il se fait un tempérament pacifique et soutenu.
Ses instincts manquent d'élan; mais s'il ignore les mouvements impétueux
de l'imagination, il connaît les douceurs de la méditation, et la
puissance de l'entêtement, cette force du paysan, qui raisonne à sa
manière, et s'arrange, en dépit du progrès, pour l'espèce de bonheur et
de dignité qu'il conçoit. Les gens civilisés parlent bien à leur aise de
bouleverser tout cela, oubliant qu'il y a bien des choses à respecter
dans ces antiques habitudes de sobriété morale et physique, et que le
paysan ne fera jamais bien que ce qu'il fera de bonne grâce.
Si le sol agit lentement et mystérieusement sur le tempérament et le
caractère de l'homme, l'homme, à son tour, agit ostensiblement sur la
physionomie du sol. Son action paraît plus prompte, il faut moins de
temps pour ébrancher un arbre, ou creuser un fossé, que pour faire des
dents de sagesse: mais cette action du bras humain étant moins soutenue,
est soumise à des lois moins fixes; celle du sol reste victorieuse à
la longue, et l'homme ne change pas plus dans la Vallée-Noire, que le
système du labourage et l'aspect des campagnes.